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Origine http : //www.france-mail-forum.de/index2b.html#Deleuze
Foucault, Historien du présent, Gilles Deleuze : Foucault,
Historien du présent.
Magazine littéraire 257 (Septembre 1988).
Ce texte est extrait de l'intervention de Gilles Deleuze au colloque
«Michel Foucault, philosophe» organisé les 9,
10 et 11 janvier par l'association pour le centre Michel Foucault.
Les actes de ce colloque seront intégralement publiés
en 1989 aux éditions du Seuil. Le titre de cet extrait est
de la rédaction.
La conséquence d'une philosophie des dispositifs est un
changement d'orientation, qui se détourne de l'Eternel pour
appréhender le nouveau. Le nouveau n'est pas censé
désigner la mode, mais au contraire la créativité
variable suivant les dispositifs : conformément à la
question qui commença à naître au XXe siècle,
comment est possible dans le monde la production de quelque chose
de nouveau? Il est vrai que, dans toute sa théorie de l'énonciation,
Foucault récuse explicitement «l'originalité»
d'un énoncé comme critère peu pertinent, peu
intéressant. Il veut seulement considérer la «régularité»
des énoncés. Mais ce qu'il entend par régularité,
c'est l'allure de la courbe qui passe par les points singuliers
ou les valeurs différentielles de l'ensemble énonciatif
(de même il définira les rapports de forces par des
distributions de singularités dans un champ social). Quand
il récuse l'originalité de l’énoncé,
il veut dire que l'éventuelle contradiction de deux énoncés
ne suffit pas à les distinguer, ni à marquer la nouveauté
de l'un par rapport à l'autre. Car ce qui compte, c'est la
nouveauté du régime d'énonciation lui-même,
en tant qu'il peut comprendre des énoncés contradictoires.
Par exemple on demandera quel régime d'énoncés
apparaît avec le dispositif de la Révolution française,
ou de la Révolution bolchevique : c'est la nouveauté
du régime qui compte, et non l'originalité de l'énoncé.
Tout dispositif se définit ainsi par sa teneur en nouveauté
et créativité, qui marque en même temps sa capacité
de se transformer, à moins au contraire d'être rabattu
de force sur ses lignes les plus dures, les plus rigides ou solides.
En tant qu'elles s'échappent des dimensions de savoir et
de pouvoir, les lignes de subjectivation semblent particulièrement
capables de tracer des chemins de création, qui ne cessent
d'avorter, mais aussi d'être repris, modifiés, jusqu'à
la rupture de l'ancien dispositif. Les études encore inédites
de Foucault sur les divers processus chrétiens ouvrent sans
doute des voies nombreuses à cet égard. On ne croira
pas pourtant que la production de subjectivité soit dévolue
à la religion : les luttes antireligieuses sont aussi créatrices,
de même que les régimes de lumière, d'énonciation
ou de domination passent par les domaines les plus divers. Les subjectivations
modernes ne ressemblent pas plus à celles des Grecs qu'à
celles des chrétiens, et la lumière de même,
et les énoncés et les pouvoirs.
Nous appartenons à des dispositifs, et agissons en eux.
La nouveauté d'un dispositif par rapport aux précédents,
nous l'appelons son actualité, notre actualité. Le
nouveau, c'est l'actuel. L'actuel n'est pas ce que nous sommes,
mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train
de devenir, c'est-à-dire l'Autre, notre devenir-autre. Dans
tout dispositif, il faut distinguer ce que nous sommes (ce que nous
ne sommes déjà plus), et ce que nous sommes en train
de devenir : la part de l'histoire, et la part de l'actuel. L'histoire,
c'est l'archive, le dessin de ce que nous sommes et cessons d'être,
tandis que l'actuel est l'ébauche de ce que nous devenons.
Si bien que l'histoire ou l'archive, c'est ce qui nous sépare
encore de nous-mêmes, tandis que l'actuel est cet Autre avec
lequel nous coïncidons déjà. On a cru parfois
que Foucault dressait le tableau des sociétés modernes
comme autant de dispositifs disciplinaires, par opposition aux vieux
dispositifs de souveraineté. Mais il n'en est rien : les disciplines
décrites par Foucault sont l'histoire de ce que nous cessons
d'être peu à peu, et notre actualité se dessine
dans des dispositifs de contrôle ouvert et continu, très
différents des récentes disciplines closes. Foucault
s'accorde avec Burroughs, qui annonce notre avenir contrôlé
plutôt que discipliné. La question n'est pas de savoir
si c'est pire. Car aussi nous faisons appel à des productions
de subjectivité capables de résister à cette
nouvelle domination, très différentes de celles qui
s'exerçaient naguère contre les disciplines. Un nouvelle
lumière, de nouvelles énonciations, une nouvelle puissance,
de nouvelles formes de subjectivation? Dans tout dispositif, nous
devons démêler les lignes du passé récent
et celles du futur proche : la part de l'archive et celle de l'actuel,
la part de l'histoire et celle du devenir, la part de l'analytique
et celle du diagnostic. Si Foucault est un grand philosophe, c'est
parce qu'il s'est servi de l'histoire au profit d'autre chose : comme
disait Nietzsche, agir contre le temps, et ainsi sur le temps, en
faveur je l'espère d'un temps à venir. Car ce qui
apparaît comme l'actuel ou le nouveau selon Foucault, c'est
ce que Nietzsche appelait l'intempestif, l'inactuel, ce devenir
qui bifurque avec l'histoire, ce diagnostic qui prend le relais
de l'analyse avec d'autres chemins. Non pas prédire, mais
être attentif à l'inconnu qui frappe à la porte.
Rien ne le montre mieux qu'un passage fondamental de l'Archéologie
du savoir, valable pour toute l'œuvre (p. 172). L'analyse de
l'archive comporte donc une région privilégiée :
à la fois proche de nous, mais différente de notre
actualité, c'est la bordure du temps qui entoure notre présent,
qui le surplombe et qui l'indique dans son altérité,
c'est ce qui, hors de nous, nous délimite. La description
de l'archive déploie ses possibilités (et la maîtrise
de ses possibilités) à partir des discours qui viennent
de cesser justement d'êtres les nôtres; son seuil d'existence
est instauré par la coupure qui nous sépare de ce
que nous ne pouvons plus dire, et de ce qui tombe hors de notre
pratique discursive; elle commence avec le dehors de notre propre
langage; son lieu, c'est l'écart de nos propres pratiques
discursives. En ce sens elle vaut pour notre diagnostic. Non point
parce qu'elle nous permettrait de faire le tableau de nos traits
distinctifs et d'esquisser par avance la figure que nous aurons
à l'avenir. Mais elle nous déprend de nos continuités;
elle dissipe cette identité temporelle où nous aimons
nous regarder nous-mêmes pour conjurer les ruptures de l'histoire;
elle brise le fil des téléologies transcendantales;
et là où la pensée anthropologique interrogeait
l'être de l'homme ou sa subjectivité, elle fait éclater
l'autre et le dehors. Le diagnostic ainsi entendu n'établit
pas le constat de notre identité par le jeu des distinctions.
Il établit que nous sommes différence, que notre raison
c'est la différence des discours, notre histoire la différence
des temps, notre moi la différence des masques».
Les différentes lignes d'un dispositif se répartissent
en deux groupes, lignes de stratification ou de sédimentation,
lignes d'actualisation ou de créativité. La dernière
conséquence de cette méthode concerne toute l'œuvre
de Foucault. Dans la plupart de ses livres, il assure une archive
bien délimitée, avec des moyens historiques extrêmement
nouveaux, sur l'hôpital général au XVIIe siècle,
sur la clinique au XVIIIe, sur la prison au XIXe, sur la subjectivité
dans la Grèce antique, puis dans la Christianisme. Mais c'est
la moitié de sa tâche. Car, par souci de rigueur, par
volonté de ne pas tout mélanger, par confiance dans
le lecteur, il ne formule pas l'autre moitié. Il la formule
seulement et explicitement dans les entretiens contemporains de
chacun des grands livres : qu'en est-il aujourd'hui de la folie,
de la prison, de la sexualité? Quels nouveaux modes de subjectivation
voyons-nous apparaître aujourd'hui, qui, certainement, ne
sont ni grecs ni chrétiens? Cette dernière question,
notamment, hante Foucault jusqu'à la fin (nous qui ne sommes
plus des Grecs ni même des chrétiens ...). Si Foucault
jusqu'à la fin de sa vie attacha tant d'importance à
ses entretiens, en France et plus encore à l'étranger,
ce n'est pas par goût de l'interview, c'est parce qu'il y
traçait ces lignes d'actualisation qui exigeaient un autre
mode d'expression que les lignes assignables dans les grands livres.
Les entretiens sont des diagnostics. C'est comme chez Nietzsche,
dont il est difficile de lire les œuvres sans y joindre le
Nachlass contemporain de chacune. L'œuvre complète de
Foucault, telle que la conçoivent Defert et Ewald, ne peut
pas séparer les livres qui nous ont tous marqués,
et les entretiens qui nous entraînent vers un avenir, vers
un devenir : les strates et les actualités.
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