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Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1353
Désir et plaisir par Gilles Deleuze
Ce texte est une lettre de Deleuze à Michel Foucault, datant
de 1977 (La volonté de savoir date de 1976), et composée
d’un ensemble de notes (de A à H). Paru d’abord
dans Le magazine littéraire, n°325, octobre 1994, et
repris dans G. Deleuze, Deux régimes de fous, Minuit, 2003.
A
Une des thèses essentielles de Surveiller et Punir [1] concernait
les dispositifs de pouvoir. Elle me semblait essentielle à
trois égards :
1/ en elle-même et par rapport au « gauchisme »
: profonde nouveauté politique de cette conception du pouvoir,
par opposition à toute théorie de l’État.
2/ Par rapport à Michel, puisqu’elle lui permettait
de dépasser la dualité des formations discursives
et des formations non-discursives, qui subsistait dans A.S. [2],
et d’expliquer comment les deux types de formations se distribuaient
ou s’articulaient segment par segment (sans se réduire
l’un à l’autre ni se ressembler... etc.). Il
ne s’agissait pas de supprimer la distinction, mais de trouver
une raison de leurs rapports.
3/ Pour une conséquence précise : les dispositifs
de pouvoir ne procédaient ni par répression ni par
idéologie. Donc rupture avec une alternative que tout le
monde avait plus ou moins acceptée. Au lieu de répression
ou idéologie, S. et P. formait un concept de normalisation,
et de disciplines.
B
Cette thèse sur les dispositifs de pouvoir me semblait avoir
deux directions, pas du tout contradictoires, mais distinctes. De
toute manière, ces dispositifs étaient irréductibles
à un appareil d’État. Mais d’après
une direction, ils consistaient en une multiplicité diffuse,
hétérogène, micro-dispositifs. D’après
une autre direction, ils renvoyaient à un diagramme, à
une sorte de machine abstraite immanente à tout le champ
social (ainsi le panoptisme, défini par la fonction générale
de voir sans être vu, applicable à une multiplicité
quelconque). C’était comme deux directions de micro-analyse,
également importantes, puisque la seconde montrait que Michel
ne se contentait pas d’une dissémination ».
C
V.S. [3] fait un nouveau pas, par rapport à S. et P. Le
point de vue reste exactement : ni répression ni idéologie.
Mais, pour aller vite, les dispositifs de pouvoir ne se contentent
plus d’être normalisants, ils tendent à être
constituants (de la sexualité). Ils ne se contentent plus
de former des savoirs, ils sont constitutifs de vérité
(vérité du pouvoir). Ils ne se réfèrent
plus à des « catégories » malgré
tout négatives (folie, délinquance comme objet d’enfermement),
mais à une catégorie dite positive (sexualité).
Ce dernier point est confirmé par l’interview de la
Quinzaine [4], début p. 5. A cet égard, je crois donc
à une nouvelle avancée de l’analyse dans VS.
Le danger est : est-ce que Michel revient à un analogue de
« sujet constituant », et pourquoi éprouve-t-il
le besoin de ressusciter la vérité, même s’il
en fait un nouveau concept ? Ce ne sont pas mes questions à
moi, mais je pense que ces deux fausses questions se poseront, tant
que Michel n’aura pas davantage expliqué.
D
Une première question pour moi, c’était la
nature de la micro-analyse que Michel établissait dès
S. et P. Entre « micro » et « macro », la
différence n’était évidemment pas de
taille, au sens où les micro-dispositifs auraient concerné
des petits groupes (la famille n’a pas moins d’extension
que tout autre formation). Il ne s’agit pas non plus d’un
dualisme extrinsèque, puisqu’il y a des micro-dispositifs
immanents à l’appareil d’État, et que
des segments d’appareil d’État pénètrent
aussi les micro-dispositifs - immanence complète des deux
dimensions. Faut-il comprendre, alors, que la différence
est d’échelle ? Une page de VS. (132) récuse
explicitement cette interprétation. Mais cette page semble
renvoyer le macro au modèle stratégique, et le micro,
au modèle tactique. Ce qui me gène ; puisque les micro-dispositifs
me semblent bien chez Michel avoir toute une dimension stratégique
(surtout si l’on tient compte de ce diagramme dont ils sont
inséparables) -. Une autre direction serait celle des «
rapports de force » comme déterminant le micro : et
notamment interview dans la Quinzaine. Mais Michel, je crois, n’a
pas encore développé ce point : sa conception originale
des rapports de force, ce qu’il appelle rapport de force,
et qui doit être un concept aussi nouveau que tout le reste.
En tout cas il y a différence de nature, hétérogénéité
entre micro et macro. Ce qui n’exclut nullement l’immanence
des deux. Mais ma question serait celle-ci, à la limite :
cette différence de nature permet-elle encore qu’on
parle de dispositifs de pouvoir ? La notion d’État
n’est pas applicable au niveau d’une micro-analyse,
puisque, comme dit Michel, il ne s’agit pas de miniaturiser
l’État. Mais la notion de pouvoir est-elle davantage
applicable, n’est-elle pas elle aussi la miniaturisation d’un
concept global ?
D’où j’en viens à ma première
différence avec Michel actuellement. Si je parle avec Félix
Guattari [5] d’agencement de désir, c’est que
je ne suis pas sûr que les micro-dispositifs puissent être
décrits en termes de pouvoir. Pour moi, agencement de désir
marque que le désir n’est jamais une détermination
« naturelle », ni « spontanée ».
Par exemple féodalité est un agencement qui met enjeu
de nouveaux rapports avec l’animal (le cheval), avec la terre,
avec la déterritorialisation (la course du chevalier, la
Croisade), avec les femmes (l’amour chevaleresque)... etc.
Des agencements tout à fait fous, mais toujours historiquement
assignables. Je dirais pour mon compte que le désir circule
dans cet agencement d’hétérogènes, dans
cette espèce de « symbiose » : le désir
ne fait qu’un avec un agencement déterminé,
un co-fonctionnement. Bien sûr un agencement de désir
comportera des dispositifs de pouvoir (par exemple les pouvoirs
féodaux), mais il faudra les situer parmi les différentes
composantes de l’agencement. Suivant un premier axe, on peut
distinguer dans les agencements de désir les états
de choses et les énonciations (ce qui serait conforme à
la distinction des deux types de formations ou de multiplicités
selon Michel). Suivant un autre axe, on distinguerait les territorialités
ou re-territoralisations, et les mouvements de déterritorialisation
qui entraînent un agencement (par exemple tous les mouvements
de déterritorialisation qui entraînent l’Église,
la chevalerie, les paysans). Les dispositifs de pouvoir surgiraient
partout où s’opèrent des re-territorialisations,
même abstraites. Les dispositifs de pouvoir seraient donc
une composante des agencements. Mais les agencements comporteraient
aussi des pointes de déterritorialisation. Bref, ce ne serait
pas les dispositifs de pouvoir qui agenceraient, ni qui seraient
constituants, mais les agencements de désir qui essaimeraient
des formations de pouvoir suivant une de leurs dimensions. Ce qui
me permettrait de répondre à la question, nécessaire
pour moi, pas nécessaire pour Michel : comment le pouvoir
peut-il être désiré ? La première différence
serait donc que, pour moi, le pouvoir est une affection du désir
(étant dit que le désir n’est jamais «
réalité naturelle »). Tout cela est très
approximatif : rapports plus compliqués que je ne dis entre
les deux mouvements, de déterritorialisation et de re-territorialisation.
Mais c’est en ce sens que le désir me semblerait premier,
et être l’élément d’une micro-analyse.
E
Je ne cesse pas de suivre Michel sur un point qui me paraît
fondamental : ni idéologie ni répression - par exemple,
les énoncés ou plutôt les énonciations
n’ont rien à voir avec de l’idéologie.
Les agencements de désir n’ont rien à voir avec
de la répression. Mais évidemment, pour les dispositifs
de pouvoir, je n’ai pas la fermeté de Michel, je tombe
dans le vague, vu le statut ambigu qu’ils ont pour moi : dans
S. et P. , Michel dit qu’ils normalisent et disciplinent ;
je dirais qu’ils codent et reterritorialisent (je suppose
que, là aussi, il y a là autre chose qu’une
distinction de mots). Mais vu mon primat du désir sur le
pouvoir, ou le caractère secondaire que prennent pour moi
les dispositifs de pouvoir, leurs opérations gardent un effet
répressif, puisqu’ils écrasent non pas le désir
comme donnée naturelle, mais les pointes des agencements
de désir. Je prends une des thèses les plus belles
de V.S. : le dispositif de sexualité rabat la sexualité
sur le sexe (sur la différence des sexes... etc. ; et la
psychanalyse est en plein dans le coup de ce rabattement). J’y
vois un effet de répression, précisément à
la frontière du micro et du macro : la sexualité,
comme agencement de désir historiquement variable et déterminable,
avec ses pointes de déterritorialisation, de flux et de combinaisons,
va être rabattu sur une instance molaire, « le sexe
», et même si les procédés de ce rabattement
ne sont pas répressifs, l’effet (non-idéologique)
est répressif, pour autant que les agencements sont cassés,
pas seulement dans leurs potentialités, mais dans leur micro-réalité.
Alors ils ne peuvent plus exister que comme fantasmes, qui les changent
et les détournent complètement, ou comme choses honteuses...
etc. Petit problème qui m’intéresse beaucoup
: pourquoi certains « troublés », sont-ils plus
accessibles à la honte, et même dépendants de
la honte, que d’autres (par exemple l’énurésique,
l’anorexique sont peu accessibles à la honte). J’ai
donc besoin d’un certain concept de répression non
pas au sens où la répression porterait sur une spontanéité,
mais où les agencements collectifs auraient beaucoup de dimensions,
et que les dispositifs de pouvoir ne seraient qu’une de ces
dimensions.
F
Autre point fondamental : je crois que la thèse «
ni répression - ni idéologie » a un corrélat,
et peut-être dépend elle-même de ce corrélat.
Un champ social ne se définit pas par ses contradictions.
La notion de contradiction est une notion globale, inadéquate,
et qui implique déjà une forte complicité des
« contradictoires » dans les dispositifs de pouvoir
(par exemple les deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat).
Et. en effet, il me semble qu’une grande nouveauté
encore de la théorie du pouvoir chez Michel, ce serait :
une société ne se contredit pas, ou guère.
Mais sa réponse, c’est : elle se stratégise,
elle stratégise. Et je trouve ça très beau,
je vois bien la différence immense (stratégie - contradiction),
il faudrait que je relise Clausewitz à cet égard.
Mais je ne me sens pas à l’aise dans cette idée.
Je dirais pour mon compte : une société, un champ
social ne se contredit pas, mais ce qui est premier, c’est
qu’il fuit, il fuit d’abord de partout, ce sont les
lignes de fuite qui sont premières (même si «
premier » n’est pas chronologique). Loin d’être
hors du champ social ou d’en sortir, les lignes de fuite en
constituent le rhizome ou la cartographie. Les lignes de fuite sont
à peu près la même chose que les mouvements
de déterritorialisation : elles n’impliquent aucun
retour à la nature, ce sont les pointes de déterritorialisation
dans les agencements de désir. Ce qui est premier dans la
féodalité, ce sont les lignes de fuite qu’elle
suppose ; de même pour les Xe-XIIe, siècles ; de même
pour la formation du capitalisme. Les lignes de fuite ne sont pas
forcément « révolutionnaires », au contraire,
mais c’est elles que les dispositifs de pouvoir vont colmater,
ligaturer. Autour du XIe siècle, toutes les lignes de déterritorialisation
qui se précipitent : les dernières invasions, les
bandes de pillage, la déterritorialisation de l’Église,
les émigrations paysannes, la transformation de la chevalerie,
la transformation des villes qui abandonnent de plus en plus des
modèles territoriaux, la transformation de la monnaie qui
s’injecte dans de nouveaux circuits, le changement de la condition
féminine avec des thèmes d’amour courtois qui
déterritorialisent même l’amour chevaleresque...
etc. La stratégie ne pourra être que seconde par rapport
aux lignes de fuite, à leurs conjugaisons, à leurs
orientations, à leurs convergences ou divergences. Là
encore, je retrouve le primat du désir, puisque le désir
est précisément dans les lignes de fuites, conjugaison
et dissociation de flux Il se confond avec elles.
II me semble, alors, que Michel rencontre un problème qui
n’a pas du tout le même statut pour moi. Car si les
dispositifs de pouvoir sont en quelque manière constituants,
il ne peut y avoir contre eux que des phénomènes de
« résistance », et la question porte sur le statut
de ces phénomènes. En effet, ils ne seront, eux non
plus, ni idéologiques ni anti-répressifs. D’où
l’importance des deux pages de V.S. où Michel dit :
qu’on ne me fasse pas dire que ces phénomènes
sont un leurre... Mais quel statut va-t-il leur donner ? Ici, plusieurs
directions :
1/ celle de V.S. (126-127) où les phénomènes
de résistance seraient comme une image inversée des
dispositifs, ils auraient les mêmes caractères, diffusion,
hétérogénéité... etc., ils seraient
« vis à vis » ; mais cette direction me parait
boucher les issues autant qu’en trouver une ;
2/ la direction de l’interview Politique Hebdo [6] : si les
dispositifs de pouvoir sont constitutifs de vérité,
s’il y a une vérité du pouvoir, il doit y avoir
comme contre-stratégie une sorte de pouvoir de la vérité,
contre les pouvoirs. D’où le problème du rôle
de l’intellectuel chez Michel ; et sa manière de réintroduire
la catégorie de vérité, puisque, la renouvelant
complètement en la faisant dépendre du pouvoir, il
trouvera dans ce renouvellement une matière retournable contre
le pouvoir ? Mais là, je ne vois pas comment. Il faut attendre
que Michel dise cette nouvelle conception de la vérité,
au niveau de sa micro-analyse ;
3/ troisième direction, ce serait les plaisirs, le corps
et ses plaisirs. Là aussi, même attente pour moi, comment
les plaisirs animent-ils des contre-pouvoirs, et comment conçoit-il
cette notion de plaisir ?
Il me semble qu’il y a trois notions que Michel prend en
un sens complètement nouveau, mais sans les avoir encore
développés : rapports de force, vérités,
plaisirs.
Certains problèmes se posent pour moi, qui ne se posent
pas pour Michel parce qu’ils sont d’avance résolus
par ses recherches à lui. Inversement, pour m’encourager,
je me dis que d’autres problèmes ne se posent pas pour
moi, qui se posent pour lui par nécessité de ses thèses
et sentiments. Les lignes de fuite, les mouvements de déterritorialisation
ne me semblent pas avoir d’équivalent chez Michel,
comme déterminations collectives historiques. Pour moi, il
n’y a pas de problème d’un statut des phénomènes
de résistance : puisque les lignes de fuite sont les déterminations
premières, puisque le désir agence le champ social,
ce sont plutôt les dispositifs de pouvoir qui, à la
fois, se trouvent produits par ces agencements, et les écrasent
ou les colmatent. Je partage l’horreur de Michel pour ceux
qui se disent marginaux : le romantisme de la folie, de la délinquance,
de la perversion, de la drogue, m’est de moins en moins supportable.
Mais les lignes de fuite, c’est-à-dire les agencements
de désir, ne sont pas pour moi créées par les
marginaux. Ce sont au contraire des lignes objectives qui traversent
une société, où les marginaux s’installent
ici ou là, pour faire une boucle, un tournoiement, un recodage.
Je n’ai donc pas besoin d’un statut des phénomènes
de résistance : si la première donnée d’une
société est que tout y fuit, tout s’y déterritorialise.
D’où le statut de l’intellectuel, et le problème
politique ne seront pas théoriquement les mêmes pour
Michel et pour moi (j’essaierai de dire tout à l’heure
comment je vois cette différence).
G
La dernière fois que nous nous sommes vus, Michel me dit,
avec beaucoup de gentillesse et affection, à peu près
: je ne peux pas supporter le mot désir ; même si vous
l’employez autrement, je ne peux pas m’empêcher
de penser ou de vivre que désir = manque, ou que désir
se dit réprimé. Michel ajoute : alors moi, ce que
j’appelle « plaisir », c’est peut-être
ce que vous appelez « désir » ; mais de toute
façon j’ai besoin d’un autre mot que désir.
Évidemment, encore une fois, c’est autre chose qu’une
question de mot. Puisque moi, à mon tour, je ne supporte
guère le mot « plaisir ». Mais pourquoi ? Pour
moi, désir ne comporte aucun manque ; ce n’est pas
non plus une donnée naturelle ; il ne fait qu’un avec
un agencement d’hétérogènes qui fonctionne
; il est processus, contrairement à structure ou genèse
; il est affect, contrairement à sentiment ; il est «
haecceité » (individualité d’une journée,
d’une saison, d’une vie), contrairement à subjectivité
; il est événement, contrairement à chose ou
personne. Et surtout il implique la constitution d’un champ
d’immanence ou d’un « corps sans organes »,
qui se définit seulement par des zones d’intensité,
des seuils, des gradients, des flux Ce corps est aussi bien biologique
que collectif et politique ; c’est sur lui que les agencements
se font et se défont, c’est lui qui porte les pointes
de déterritorialisation des agencements ou les lignes de
fuite. Il varie (le corps sans organes de la féodalité
n’est pas le même que celui du capitalisme). Si je l’appelle
corps sans organes, c’est parce qu’il s’oppose
à toutes les strates d’organisation, celle de l’organisme,
mais aussi bien aux organisations de pouvoir. C’est précisément
l’ensemble des organisations du corps qui briseront le plan
ou le champ d’immanence, et imposeront au désir un
autre type de « plan », stratifiant à chaque
fois le corps sans organes.
Si je dis tout cela tellement confus, c’est parce que plusieurs
problèmes se posent pour moi par rapport à Michel
:
1 /je ne peux donner au plaisir aucune valeur positive, parce que
le plaisir me paraît interrompre le procès immanent
du désir ; le plaisir me paraît du côté
des strates et de l’organisation ; et c’est dans le
même mouvement que le désir est présenté
comme soumis du dedans à la loi et scandé du dehors
par les plaisirs ; dans les deux cas, il y a négation d’un
champ d’immanence propre au désir. Je me dis que ce
n’est pas par hasard si Michel attache une certaine importance
à Sade, et moi au contraire à Masoch [7]. Il ne suffirait
pas de dire que je suis masochiste, et Michel, sadique. Ce serait
bien, mais ce n’est pas vrai. Ce qui m’intéresse
chez Masoch, ce ne sont pas les douleurs, mais l’idée
que le plaisir vient interrompre la positivité du désir
et la constitution de son champ d’immanence (de même,
ou plutôt d’une autre façon, dans l’amour
courtois, constitution d’un plan d’immanence ou d’un
corps sans organes où le désir ne manque de rien,
et se garde autant que possible de plaisirs qui viendraient interrompre
son processus). Le plaisir me paraît le seul moyen pour une
personne ou un sujet de « s’y retrouver » dans
un processus qui la déborde. C’est une re-territorialisation.
Et de mon point de vue, c’est de la même façon
que le désir est rapporté à la loi du manque
et à la norme du plaisir.
2/ En revanche, l’idée de Michel que les dispositifs
de pouvoir ont avec le corps un rapport immédiat et direct
est essentielle. Mais pour moi, c’est dans la mesure où
ils imposent une organisation aux corps. Alors que le corps sans
organes est lieu ou agent de déterritorialisation (et par
là plan d’immanence du désir), toutes les organisations,
tout le système de ce que Michel appelle le « bio-pouvoir
» opère des reterritorialisations du corps.
3/ Est-ce que je pourrais penser à des équivalences
du type : ce qui pour moi est « corps sans organes-désirs
» correspond à ce qui, pour Michel, est « corps-plaisirs
» ? La distinction dont Michel me parlait « corps-chair
», est-ce que je peux la mettre en rapport avec « corps
sans organes-organisme » ? Page très importante de
VS., 190, sur la vie comme donnant un statut possible aux forces
de résistance. Cette vie, pour moi, celle-là même
dont parle Lawrence, n’est pas du tout Nature, elle est exactement
le plan d’immanence variable du désir, à travers
tous les agencements déterminés. Conception du désir
chez Lawrence, en rapport avec les lignes de fuite positives. (Petit
détail : la manière dont Michel se sert de Lawrence
à la fin de VS., opposée à la manière
dont je m’en sers).
H
Est-ce que Michel a avancé dans le problème qui nous
occupait : maintenir les droits d’une micro-analyse (diffusion,
hétérogénéité, caractère
parcellaire), et pourtant trouver une sorte de principe d’unification
qui ne soit pas du type « État », « parti
», totalisation, représentation ? D’abord du
côté du pouvoir lui-même : je reviens aux deux
directions de S. et P., d’une part caractère diffus
et parcellaire des micro-dispositifs, mais d’autre part aussi
diagramme ou machine abstraite qui couvre l’ensemble du champ
social. restait un problème dans S. et P., il me semble :
le rapport entre ces deux instances de la micro-analyse. Je crois
que la question change un peu dans VS. : là, les deux directions
de la micro-analyse seront plutôt les micro-disciplines d’une
part, et d’autre part les processus bio-politiques (pp. 183
sq.). C’est ce que je voulais dire dans le point C de ces
notes. Or le point de vue de S. et P. suggérait que le diagramme,
irréductible à l’instance globale de l’État,
opérait peut-être une micro-unification des petits
dispositifs. Faut-il comprendre maintenant que ce seront les processus
bio-politiques qui auront cette fonction ? J’avoue que la
notion de diagramme me paraissait très riche : est-ce que
Michel la retrouvera sur ce nouveau terrain ?
Mais du côté des lignes de résistance, ou de
ce que j’appelle lignes de fuite, comment concevoir les rapports
ou les conjugaisons, les conjonctions, les processus d’unification
? Je dirais que le champ d’immanence collectif où se
font à un moment donné les agencements, et où
ils tracent leurs lignes de fuite, ont aussi un véritable
diagramme. Il faut alors trouver l’agencement complexe capable
d’effectuer ce diagramme, en opérant la conjonction
des lignes ou des pointes de déterritorialisation. C’est
en ce sens que je parlais d’une machine de guerre, tout à
fait différente et de l’appareil d’État
et des institutions militaires, mais aussi des dispositifs de pouvoir.
On aurait donc d’une part : État - diagramme du pouvoir
(l’État étant l’appareil molaire qui effectue
les micro-données du diagramme comme plan d’organisation)
; d’autre part machine de guerre - diagramme des lignes de
fuite (la machine de guerre étant l’agencement qui
effectue les micro-données du diagramme comme plan d’immanence).
Je m’arrête à ce point, puisque ça mettrait
enjeu deux types de plans très différents, une espèce
de plan transcendant d’organisation contre le plan immanent
des agencements, et qu’on retomberait sur les problèmes
précédents. Et là, je ne sais plus comment
me situer par rapport aux recherches actuelles de Michel.
(Addition : ce qui m’intéresse dans les deux états
opposés du plan ou du diagramme, c’est leur affrontement
historique et sous des formes très diverses. dans un cas,
on a un plan d’organisation et de développement, qui
est caché par nature, mais qui donne à voir tout ce
qui est visible ; dans l’autre cas, on a un plan d’immanence,
où il n’y a plus que des vitesses et des lenteurs,
pas de développement, et où tout est vu, entendu...
etc. Le premier plan ne se confond pas avec l’État,
mais lui est lié ; le deuxième au contraire est lié
à une machine de guerre, à une rêverie de machine
de guerre. Au niveau de la nature, par exemple, Cuvier, mais aussi
Goethe conçoivent le premier type de plan ; Hölderlin
dans Hypérion, mais plus encore Kleist conçoivent
le deuxième type. Du coup, deux types d’intellectuels,
et ce que dit Michel à cet égard, comparer avec ce
que dit Michel sur la position de l’intellectuel. Ou bien
en musique, les deux conceptions du plan sonore s’affrontent.
Le lien pouvoir-savoir tel que Michel l’analyse pourrait-il
s’expliquer ainsi : les pouvoirs impliquent un plan-diagramme
du premier type (par exemple la cité grecque et la géométrie
euclidienne). Mais inversement, du côté des contre-pouvoirs
et plus ou moins en rapport avec des machines de guerre, il y a
l’autre type de plan, des espèces de savoirs «
mineurs » (la géométrie archimédienne
; ou la géométrie des cathédrales qui va être
contrebattue par l’État) ; tout un savoir propre à
des lignes de résistance, et qui n’a pas la même
forme que l’autre savoir ?)
Notes :
[1] S. et P. pour Surveiller et punir
[2] A.S. pour Archéologie du savoir.
[3] V.S. pour Volonté de savoir.
[4] « Les Rapports de pouvoir passent à l’intérieur
des corps » (entretien avec Lucette Finas), La Quinzaine littéraire,
n° 247, 1°-15 janvier 1977, pp. 4-6 ; cf. Dits et Écrits,
n° 197, III, p. 228.
[5] Félix Guattari.
[6] « La Fonction politique de l’intellectuel »,
Politique Hebdo, 29 novembre-5 décembre 1976, cf. Dits et
Ecrits, n° 184, t.II, p. 109.
[7] Deleuze a consacré un livre à Sacher-Masoch,
Présentation de Sacher-Masoch : la Vénus à
la fourrure (éd. de Minuit, 1967).
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