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Désir et plaisir par Gilles Deleuze
lettre de Deleuze à Michel Foucault en 1977

Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1353

Désir et plaisir par Gilles Deleuze

Ce texte est une lettre de Deleuze à Michel Foucault, datant de 1977 (La volonté de savoir date de 1976), et composée d’un ensemble de notes (de A à H). Paru d’abord dans Le magazine littéraire, n°325, octobre 1994, et repris dans G. Deleuze, Deux régimes de fous, Minuit, 2003.

A

Une des thèses essentielles de Surveiller et Punir [1] concernait les dispositifs de pouvoir. Elle me semblait essentielle à trois égards :

1/ en elle-même et par rapport au « gauchisme » : profonde nouveauté politique de cette conception du pouvoir, par opposition à toute théorie de l’État.

2/ Par rapport à Michel, puisqu’elle lui permettait de dépasser la dualité des formations discursives et des formations non-discursives, qui subsistait dans A.S. [2], et d’expliquer comment les deux types de formations se distribuaient ou s’articulaient segment par segment (sans se réduire l’un à l’autre ni se ressembler... etc.). Il ne s’agissait pas de supprimer la distinction, mais de trouver une raison de leurs rapports.

3/ Pour une conséquence précise : les dispositifs de pouvoir ne procédaient ni par répression ni par idéologie. Donc rupture avec une alternative que tout le monde avait plus ou moins acceptée. Au lieu de répression ou idéologie, S. et P. formait un concept de normalisation, et de disciplines.

B

Cette thèse sur les dispositifs de pouvoir me semblait avoir deux directions, pas du tout contradictoires, mais distinctes. De toute manière, ces dispositifs étaient irréductibles à un appareil d’État. Mais d’après une direction, ils consistaient en une multiplicité diffuse, hétérogène, micro-dispositifs. D’après une autre direction, ils renvoyaient à un diagramme, à une sorte de machine abstraite immanente à tout le champ social (ainsi le panoptisme, défini par la fonction générale de voir sans être vu, applicable à une multiplicité quelconque). C’était comme deux directions de micro-analyse, également importantes, puisque la seconde montrait que Michel ne se contentait pas d’une dissémination ».

C

V.S. [3] fait un nouveau pas, par rapport à S. et P. Le point de vue reste exactement : ni répression ni idéologie. Mais, pour aller vite, les dispositifs de pouvoir ne se contentent plus d’être normalisants, ils tendent à être constituants (de la sexualité). Ils ne se contentent plus de former des savoirs, ils sont constitutifs de vérité (vérité du pouvoir). Ils ne se réfèrent plus à des « catégories » malgré tout négatives (folie, délinquance comme objet d’enfermement), mais à une catégorie dite positive (sexualité). Ce dernier point est confirmé par l’interview de la Quinzaine [4], début p. 5. A cet égard, je crois donc à une nouvelle avancée de l’analyse dans VS. Le danger est : est-ce que Michel revient à un analogue de « sujet constituant », et pourquoi éprouve-t-il le besoin de ressusciter la vérité, même s’il en fait un nouveau concept ? Ce ne sont pas mes questions à moi, mais je pense que ces deux fausses questions se poseront, tant que Michel n’aura pas davantage expliqué.

D

Une première question pour moi, c’était la nature de la micro-analyse que Michel établissait dès S. et P. Entre « micro » et « macro », la différence n’était évidemment pas de taille, au sens où les micro-dispositifs auraient concerné des petits groupes (la famille n’a pas moins d’extension que tout autre formation). Il ne s’agit pas non plus d’un dualisme extrinsèque, puisqu’il y a des micro-dispositifs immanents à l’appareil d’État, et que des segments d’appareil d’État pénètrent aussi les micro-dispositifs - immanence complète des deux dimensions. Faut-il comprendre, alors, que la différence est d’échelle ? Une page de VS. (132) récuse explicitement cette interprétation. Mais cette page semble renvoyer le macro au modèle stratégique, et le micro, au modèle tactique. Ce qui me gène ; puisque les micro-dispositifs me semblent bien chez Michel avoir toute une dimension stratégique (surtout si l’on tient compte de ce diagramme dont ils sont inséparables) -. Une autre direction serait celle des « rapports de force » comme déterminant le micro : et notamment interview dans la Quinzaine. Mais Michel, je crois, n’a pas encore développé ce point : sa conception originale des rapports de force, ce qu’il appelle rapport de force, et qui doit être un concept aussi nouveau que tout le reste.

En tout cas il y a différence de nature, hétérogénéité entre micro et macro. Ce qui n’exclut nullement l’immanence des deux. Mais ma question serait celle-ci, à la limite : cette différence de nature permet-elle encore qu’on parle de dispositifs de pouvoir ? La notion d’État n’est pas applicable au niveau d’une micro-analyse, puisque, comme dit Michel, il ne s’agit pas de miniaturiser l’État. Mais la notion de pouvoir est-elle davantage applicable, n’est-elle pas elle aussi la miniaturisation d’un concept global ?

D’où j’en viens à ma première différence avec Michel actuellement. Si je parle avec Félix Guattari [5] d’agencement de désir, c’est que je ne suis pas sûr que les micro-dispositifs puissent être décrits en termes de pouvoir. Pour moi, agencement de désir marque que le désir n’est jamais une détermination « naturelle », ni « spontanée ». Par exemple féodalité est un agencement qui met enjeu de nouveaux rapports avec l’animal (le cheval), avec la terre, avec la déterritorialisation (la course du chevalier, la Croisade), avec les femmes (l’amour chevaleresque)... etc. Des agencements tout à fait fous, mais toujours historiquement assignables. Je dirais pour mon compte que le désir circule dans cet agencement d’hétérogènes, dans cette espèce de « symbiose » : le désir ne fait qu’un avec un agencement déterminé, un co-fonctionnement. Bien sûr un agencement de désir comportera des dispositifs de pouvoir (par exemple les pouvoirs féodaux), mais il faudra les situer parmi les différentes composantes de l’agencement. Suivant un premier axe, on peut distinguer dans les agencements de désir les états de choses et les énonciations (ce qui serait conforme à la distinction des deux types de formations ou de multiplicités selon Michel). Suivant un autre axe, on distinguerait les territorialités ou re-territoralisations, et les mouvements de déterritorialisation qui entraînent un agencement (par exemple tous les mouvements de déterritorialisation qui entraînent l’Église, la chevalerie, les paysans). Les dispositifs de pouvoir surgiraient partout où s’opèrent des re-territorialisations, même abstraites. Les dispositifs de pouvoir seraient donc une composante des agencements. Mais les agencements comporteraient aussi des pointes de déterritorialisation. Bref, ce ne serait pas les dispositifs de pouvoir qui agenceraient, ni qui seraient constituants, mais les agencements de désir qui essaimeraient des formations de pouvoir suivant une de leurs dimensions. Ce qui me permettrait de répondre à la question, nécessaire pour moi, pas nécessaire pour Michel : comment le pouvoir peut-il être désiré ? La première différence serait donc que, pour moi, le pouvoir est une affection du désir (étant dit que le désir n’est jamais « réalité naturelle »). Tout cela est très approximatif : rapports plus compliqués que je ne dis entre les deux mouvements, de déterritorialisation et de re-territorialisation. Mais c’est en ce sens que le désir me semblerait premier, et être l’élément d’une micro-analyse.

E

Je ne cesse pas de suivre Michel sur un point qui me paraît fondamental : ni idéologie ni répression - par exemple, les énoncés ou plutôt les énonciations n’ont rien à voir avec de l’idéologie. Les agencements de désir n’ont rien à voir avec de la répression. Mais évidemment, pour les dispositifs de pouvoir, je n’ai pas la fermeté de Michel, je tombe dans le vague, vu le statut ambigu qu’ils ont pour moi : dans S. et P. , Michel dit qu’ils normalisent et disciplinent ; je dirais qu’ils codent et reterritorialisent (je suppose que, là aussi, il y a là autre chose qu’une distinction de mots). Mais vu mon primat du désir sur le pouvoir, ou le caractère secondaire que prennent pour moi les dispositifs de pouvoir, leurs opérations gardent un effet répressif, puisqu’ils écrasent non pas le désir comme donnée naturelle, mais les pointes des agencements de désir. Je prends une des thèses les plus belles de V.S. : le dispositif de sexualité rabat la sexualité sur le sexe (sur la différence des sexes... etc. ; et la psychanalyse est en plein dans le coup de ce rabattement). J’y vois un effet de répression, précisément à la frontière du micro et du macro : la sexualité, comme agencement de désir historiquement variable et déterminable, avec ses pointes de déterritorialisation, de flux et de combinaisons, va être rabattu sur une instance molaire, « le sexe », et même si les procédés de ce rabattement ne sont pas répressifs, l’effet (non-idéologique) est répressif, pour autant que les agencements sont cassés, pas seulement dans leurs potentialités, mais dans leur micro-réalité. Alors ils ne peuvent plus exister que comme fantasmes, qui les changent et les détournent complètement, ou comme choses honteuses... etc. Petit problème qui m’intéresse beaucoup : pourquoi certains « troublés », sont-ils plus accessibles à la honte, et même dépendants de la honte, que d’autres (par exemple l’énurésique, l’anorexique sont peu accessibles à la honte). J’ai donc besoin d’un certain concept de répression non pas au sens où la répression porterait sur une spontanéité, mais où les agencements collectifs auraient beaucoup de dimensions, et que les dispositifs de pouvoir ne seraient qu’une de ces dimensions.

F

Autre point fondamental : je crois que la thèse « ni répression - ni idéologie » a un corrélat, et peut-être dépend elle-même de ce corrélat. Un champ social ne se définit pas par ses contradictions. La notion de contradiction est une notion globale, inadéquate, et qui implique déjà une forte complicité des « contradictoires » dans les dispositifs de pouvoir (par exemple les deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat). Et. en effet, il me semble qu’une grande nouveauté encore de la théorie du pouvoir chez Michel, ce serait : une société ne se contredit pas, ou guère. Mais sa réponse, c’est : elle se stratégise, elle stratégise. Et je trouve ça très beau, je vois bien la différence immense (stratégie - contradiction), il faudrait que je relise Clausewitz à cet égard. Mais je ne me sens pas à l’aise dans cette idée.

Je dirais pour mon compte : une société, un champ social ne se contredit pas, mais ce qui est premier, c’est qu’il fuit, il fuit d’abord de partout, ce sont les lignes de fuite qui sont premières (même si « premier » n’est pas chronologique). Loin d’être hors du champ social ou d’en sortir, les lignes de fuite en constituent le rhizome ou la cartographie. Les lignes de fuite sont à peu près la même chose que les mouvements de déterritorialisation : elles n’impliquent aucun retour à la nature, ce sont les pointes de déterritorialisation dans les agencements de désir. Ce qui est premier dans la féodalité, ce sont les lignes de fuite qu’elle suppose ; de même pour les Xe-XIIe, siècles ; de même pour la formation du capitalisme. Les lignes de fuite ne sont pas forcément « révolutionnaires », au contraire, mais c’est elles que les dispositifs de pouvoir vont colmater, ligaturer. Autour du XIe siècle, toutes les lignes de déterritorialisation qui se précipitent : les dernières invasions, les bandes de pillage, la déterritorialisation de l’Église, les émigrations paysannes, la transformation de la chevalerie, la transformation des villes qui abandonnent de plus en plus des modèles territoriaux, la transformation de la monnaie qui s’injecte dans de nouveaux circuits, le changement de la condition féminine avec des thèmes d’amour courtois qui déterritorialisent même l’amour chevaleresque... etc. La stratégie ne pourra être que seconde par rapport aux lignes de fuite, à leurs conjugaisons, à leurs orientations, à leurs convergences ou divergences. Là encore, je retrouve le primat du désir, puisque le désir est précisément dans les lignes de fuites, conjugaison et dissociation de flux Il se confond avec elles.

II me semble, alors, que Michel rencontre un problème qui n’a pas du tout le même statut pour moi. Car si les dispositifs de pouvoir sont en quelque manière constituants, il ne peut y avoir contre eux que des phénomènes de « résistance », et la question porte sur le statut de ces phénomènes. En effet, ils ne seront, eux non plus, ni idéologiques ni anti-répressifs. D’où l’importance des deux pages de V.S. où Michel dit : qu’on ne me fasse pas dire que ces phénomènes sont un leurre... Mais quel statut va-t-il leur donner ? Ici, plusieurs directions :

1/ celle de V.S. (126-127) où les phénomènes de résistance seraient comme une image inversée des dispositifs, ils auraient les mêmes caractères, diffusion, hétérogénéité... etc., ils seraient « vis à vis » ; mais cette direction me parait boucher les issues autant qu’en trouver une ;

2/ la direction de l’interview Politique Hebdo [6] : si les dispositifs de pouvoir sont constitutifs de vérité, s’il y a une vérité du pouvoir, il doit y avoir comme contre-stratégie une sorte de pouvoir de la vérité, contre les pouvoirs. D’où le problème du rôle de l’intellectuel chez Michel ; et sa manière de réintroduire la catégorie de vérité, puisque, la renouvelant complètement en la faisant dépendre du pouvoir, il trouvera dans ce renouvellement une matière retournable contre le pouvoir ? Mais là, je ne vois pas comment. Il faut attendre que Michel dise cette nouvelle conception de la vérité, au niveau de sa micro-analyse ;

3/ troisième direction, ce serait les plaisirs, le corps et ses plaisirs. Là aussi, même attente pour moi, comment les plaisirs animent-ils des contre-pouvoirs, et comment conçoit-il cette notion de plaisir ?

Il me semble qu’il y a trois notions que Michel prend en un sens complètement nouveau, mais sans les avoir encore développés : rapports de force, vérités, plaisirs.

Certains problèmes se posent pour moi, qui ne se posent pas pour Michel parce qu’ils sont d’avance résolus par ses recherches à lui. Inversement, pour m’encourager, je me dis que d’autres problèmes ne se posent pas pour moi, qui se posent pour lui par nécessité de ses thèses et sentiments. Les lignes de fuite, les mouvements de déterritorialisation ne me semblent pas avoir d’équivalent chez Michel, comme déterminations collectives historiques. Pour moi, il n’y a pas de problème d’un statut des phénomènes de résistance : puisque les lignes de fuite sont les déterminations premières, puisque le désir agence le champ social, ce sont plutôt les dispositifs de pouvoir qui, à la fois, se trouvent produits par ces agencements, et les écrasent ou les colmatent. Je partage l’horreur de Michel pour ceux qui se disent marginaux : le romantisme de la folie, de la délinquance, de la perversion, de la drogue, m’est de moins en moins supportable. Mais les lignes de fuite, c’est-à-dire les agencements de désir, ne sont pas pour moi créées par les marginaux. Ce sont au contraire des lignes objectives qui traversent une société, où les marginaux s’installent ici ou là, pour faire une boucle, un tournoiement, un recodage. Je n’ai donc pas besoin d’un statut des phénomènes de résistance : si la première donnée d’une société est que tout y fuit, tout s’y déterritorialise. D’où le statut de l’intellectuel, et le problème politique ne seront pas théoriquement les mêmes pour Michel et pour moi (j’essaierai de dire tout à l’heure comment je vois cette différence).

G

La dernière fois que nous nous sommes vus, Michel me dit, avec beaucoup de gentillesse et affection, à peu près : je ne peux pas supporter le mot désir ; même si vous l’employez autrement, je ne peux pas m’empêcher de penser ou de vivre que désir = manque, ou que désir se dit réprimé. Michel ajoute : alors moi, ce que j’appelle « plaisir », c’est peut-être ce que vous appelez « désir » ; mais de toute façon j’ai besoin d’un autre mot que désir.

Évidemment, encore une fois, c’est autre chose qu’une question de mot. Puisque moi, à mon tour, je ne supporte guère le mot « plaisir ». Mais pourquoi ? Pour moi, désir ne comporte aucun manque ; ce n’est pas non plus une donnée naturelle ; il ne fait qu’un avec un agencement d’hétérogènes qui fonctionne ; il est processus, contrairement à structure ou genèse ; il est affect, contrairement à sentiment ; il est « haecceité » (individualité d’une journée, d’une saison, d’une vie), contrairement à subjectivité ; il est événement, contrairement à chose ou personne. Et surtout il implique la constitution d’un champ d’immanence ou d’un « corps sans organes », qui se définit seulement par des zones d’intensité, des seuils, des gradients, des flux Ce corps est aussi bien biologique que collectif et politique ; c’est sur lui que les agencements se font et se défont, c’est lui qui porte les pointes de déterritorialisation des agencements ou les lignes de fuite. Il varie (le corps sans organes de la féodalité n’est pas le même que celui du capitalisme). Si je l’appelle corps sans organes, c’est parce qu’il s’oppose à toutes les strates d’organisation, celle de l’organisme, mais aussi bien aux organisations de pouvoir. C’est précisément l’ensemble des organisations du corps qui briseront le plan ou le champ d’immanence, et imposeront au désir un autre type de « plan », stratifiant à chaque fois le corps sans organes.

Si je dis tout cela tellement confus, c’est parce que plusieurs problèmes se posent pour moi par rapport à Michel :

1 /je ne peux donner au plaisir aucune valeur positive, parce que le plaisir me paraît interrompre le procès immanent du désir ; le plaisir me paraît du côté des strates et de l’organisation ; et c’est dans le même mouvement que le désir est présenté comme soumis du dedans à la loi et scandé du dehors par les plaisirs ; dans les deux cas, il y a négation d’un champ d’immanence propre au désir. Je me dis que ce n’est pas par hasard si Michel attache une certaine importance à Sade, et moi au contraire à Masoch [7]. Il ne suffirait pas de dire que je suis masochiste, et Michel, sadique. Ce serait bien, mais ce n’est pas vrai. Ce qui m’intéresse chez Masoch, ce ne sont pas les douleurs, mais l’idée que le plaisir vient interrompre la positivité du désir et la constitution de son champ d’immanence (de même, ou plutôt d’une autre façon, dans l’amour courtois, constitution d’un plan d’immanence ou d’un corps sans organes où le désir ne manque de rien, et se garde autant que possible de plaisirs qui viendraient interrompre son processus). Le plaisir me paraît le seul moyen pour une personne ou un sujet de « s’y retrouver » dans un processus qui la déborde. C’est une re-territorialisation. Et de mon point de vue, c’est de la même façon que le désir est rapporté à la loi du manque et à la norme du plaisir.

2/ En revanche, l’idée de Michel que les dispositifs de pouvoir ont avec le corps un rapport immédiat et direct est essentielle. Mais pour moi, c’est dans la mesure où ils imposent une organisation aux corps. Alors que le corps sans organes est lieu ou agent de déterritorialisation (et par là plan d’immanence du désir), toutes les organisations, tout le système de ce que Michel appelle le « bio-pouvoir » opère des reterritorialisations du corps.

3/ Est-ce que je pourrais penser à des équivalences du type : ce qui pour moi est « corps sans organes-désirs » correspond à ce qui, pour Michel, est « corps-plaisirs » ? La distinction dont Michel me parlait « corps-chair », est-ce que je peux la mettre en rapport avec « corps sans organes-organisme » ? Page très importante de VS., 190, sur la vie comme donnant un statut possible aux forces de résistance. Cette vie, pour moi, celle-là même dont parle Lawrence, n’est pas du tout Nature, elle est exactement le plan d’immanence variable du désir, à travers tous les agencements déterminés. Conception du désir chez Lawrence, en rapport avec les lignes de fuite positives. (Petit détail : la manière dont Michel se sert de Lawrence à la fin de VS., opposée à la manière dont je m’en sers).

H

Est-ce que Michel a avancé dans le problème qui nous occupait : maintenir les droits d’une micro-analyse (diffusion, hétérogénéité, caractère parcellaire), et pourtant trouver une sorte de principe d’unification qui ne soit pas du type « État », « parti », totalisation, représentation ? D’abord du côté du pouvoir lui-même : je reviens aux deux directions de S. et P., d’une part caractère diffus et parcellaire des micro-dispositifs, mais d’autre part aussi diagramme ou machine abstraite qui couvre l’ensemble du champ social. restait un problème dans S. et P., il me semble : le rapport entre ces deux instances de la micro-analyse. Je crois que la question change un peu dans VS. : là, les deux directions de la micro-analyse seront plutôt les micro-disciplines d’une part, et d’autre part les processus bio-politiques (pp. 183 sq.). C’est ce que je voulais dire dans le point C de ces notes. Or le point de vue de S. et P. suggérait que le diagramme, irréductible à l’instance globale de l’État, opérait peut-être une micro-unification des petits dispositifs. Faut-il comprendre maintenant que ce seront les processus bio-politiques qui auront cette fonction ? J’avoue que la notion de diagramme me paraissait très riche : est-ce que Michel la retrouvera sur ce nouveau terrain ?

Mais du côté des lignes de résistance, ou de ce que j’appelle lignes de fuite, comment concevoir les rapports ou les conjugaisons, les conjonctions, les processus d’unification ? Je dirais que le champ d’immanence collectif où se font à un moment donné les agencements, et où ils tracent leurs lignes de fuite, ont aussi un véritable diagramme. Il faut alors trouver l’agencement complexe capable d’effectuer ce diagramme, en opérant la conjonction des lignes ou des pointes de déterritorialisation. C’est en ce sens que je parlais d’une machine de guerre, tout à fait différente et de l’appareil d’État et des institutions militaires, mais aussi des dispositifs de pouvoir. On aurait donc d’une part : État - diagramme du pouvoir (l’État étant l’appareil molaire qui effectue les micro-données du diagramme comme plan d’organisation) ; d’autre part machine de guerre - diagramme des lignes de fuite (la machine de guerre étant l’agencement qui effectue les micro-données du diagramme comme plan d’immanence). Je m’arrête à ce point, puisque ça mettrait enjeu deux types de plans très différents, une espèce de plan transcendant d’organisation contre le plan immanent des agencements, et qu’on retomberait sur les problèmes précédents. Et là, je ne sais plus comment me situer par rapport aux recherches actuelles de Michel.

(Addition : ce qui m’intéresse dans les deux états opposés du plan ou du diagramme, c’est leur affrontement historique et sous des formes très diverses. dans un cas, on a un plan d’organisation et de développement, qui est caché par nature, mais qui donne à voir tout ce qui est visible ; dans l’autre cas, on a un plan d’immanence, où il n’y a plus que des vitesses et des lenteurs, pas de développement, et où tout est vu, entendu... etc. Le premier plan ne se confond pas avec l’État, mais lui est lié ; le deuxième au contraire est lié à une machine de guerre, à une rêverie de machine de guerre. Au niveau de la nature, par exemple, Cuvier, mais aussi Goethe conçoivent le premier type de plan ; Hölderlin dans Hypérion, mais plus encore Kleist conçoivent le deuxième type. Du coup, deux types d’intellectuels, et ce que dit Michel à cet égard, comparer avec ce que dit Michel sur la position de l’intellectuel. Ou bien en musique, les deux conceptions du plan sonore s’affrontent. Le lien pouvoir-savoir tel que Michel l’analyse pourrait-il s’expliquer ainsi : les pouvoirs impliquent un plan-diagramme du premier type (par exemple la cité grecque et la géométrie euclidienne). Mais inversement, du côté des contre-pouvoirs et plus ou moins en rapport avec des machines de guerre, il y a l’autre type de plan, des espèces de savoirs « mineurs » (la géométrie archimédienne ; ou la géométrie des cathédrales qui va être contrebattue par l’État) ; tout un savoir propre à des lignes de résistance, et qui n’a pas la même forme que l’autre savoir ?)


Notes :

[1] S. et P. pour Surveiller et punir

[2] A.S. pour Archéologie du savoir.

[3] V.S. pour Volonté de savoir.

[4] « Les Rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » (entretien avec Lucette Finas), La Quinzaine littéraire, n° 247, 1°-15 janvier 1977, pp. 4-6 ; cf. Dits et Écrits, n° 197, III, p. 228.

[5] Félix Guattari.

[6] « La Fonction politique de l’intellectuel », Politique Hebdo, 29 novembre-5 décembre 1976, cf. Dits et Ecrits, n° 184, t.II, p. 109.

[7] Deleuze a consacré un livre à Sacher-Masoch, Présentation de Sacher-Masoch : la Vénus à la fourrure (éd. de Minuit, 1967).