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Origine : http://www.philagora.net/philo-fac/index.htm
http://www.philagora.net/philo-fac/deleuze.htm
Peut-être ne peut-on poser la question qu’est-ce que
la philosophie que tard, quand vient la vieillesse, et l’heure
de parler concrètement. C’est une question qu’on
pose quand on n’a plus rien à demander, mais ses conséquences
peuvent être considérables.
Auparavant on la posait, on ne cessait pas de la poser, mais c’était
trop artificiel, trop abstrait, on l’exposait, on la dominait
plus qu’on n’était happé par elle. Il
y a des cas où la vieillesse donne, non pas une éternelle
jeunesse, mais au contraire une souveraine liberté, une nécessité
pure où l’on jouit d’un moment de grâce
entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de
la machine se combinent pour envoyer dans l’avenir un trait
qui traverse les âges Turner, Monet, Matisse. Turner vieux
a acquis ou conquis le droit de mener la peinture sur un chemin
désert et sans retour, qui ne se distingue plus d’une
dernière question. De même en philosophie, la Critique
du jugement, de Kant, est une œuvre de vieillesse, une œuvre
déchaînée derrière laquelle ne cesseront
de courir ses descendants.
Nous ne pouvons pas prétendre à un tel statut. Simplement,
l’heure est venue pour nous de demander ce que c’est
que la philosophie. Et nous n’avions pas cessé de le
faire précédemment, et nous avions déjà
la réponse, qui n’a pas varié la philosophie
est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts.
Mais il ne fallait pas seulement que la réponse recueille
la question, il fallait aussi qu’elle détermine une
heure, une occasion, des circonstances, des paysages et des personnages,
des conditions et des inconnues de la question. Il fallait pouvoir
la poser "entre amis", comme une confidence ou une confiance,
ou bien face à l’ennemi, comme un défi, et tout
à la fois atteindre à cette heure, entre chien et
loup, où l’on se méfie même de l’ami.
C’est que les concepts ont besoin de personnages conceptuels
qui contribuent à leur définition. "Ami"
est un tel personnage, dont on dit même qu’il témoigne
pour une origine grecque de la philosophie les autres civilisations
avaient des Sages, mais les Grecs présentent ces "amis",
qui ne sont pas simplement des sages plus modestes. Ce seraient
les Grecs qui auraient entériné la mort du Sage, et
l’auraient remplacé par les philosophes, les amis de
la sagesse, ceux qui cherchent la sagesse, mais ne la possèdent
pas formellement. Peu de penseurs pourtant se sont demandé
ce que signifiait "ami", même et surtout chez les
Grecs. Ami désignerait-il une certaine intimité compétente,
une sorte de goût matériel ou une potentialité,
comme celle du menuisier avec le bois le bon menuisier est en puissance
de bois, il est l’ami du bois La question est importante puisque
l’ami, tel qu’il apparaît dans la philosophie,
ne désigne plus un personnage extrinsèque, un exemple
ou une circonstance empirique, mais une présence intrinsèque
à la pensée, une condition de possibilité de
la pensée même, bref une catégorie vivante,
un vécu transcendantal, un élément constituant
de la pensée. Et en effet, dès la naissance de la
philosophie, les Grecs font subir un coup de force à l’ami
qui n’est plus en rapport avec un autre, mais avec une Entité,
une Objectivité, une Essence. Ce qu’exprime bien la
formule si souvent citée, qu’il faut traduire je suis
l’ami de Pierre, de Paul, ou même du philosophe Platon,
mais plus encore ami du Vrai, de la Sagesse ou du Concept. Le philosophe
s’y connaît en concepts, et en manque de concepts, il
sait lesquels sont inviables, arbitraires ou inconsistants, ne tiennent
pas un instant, lesquels au contraire sont bien faits et témoignent
d’une création, même inquiétante ou dangereuse.
Que veut dire ami, quand il devient personnage conceptuel, ou condition
pour l’exercice de la pensée ou bien amant, n’est-ce
pas plutôt amant. Et l’ami ne va-t-il pas réintroduire,
jusque dans la pensée, un rapport vital avec l’Autre
qu’on avait cru exclure de la pensée pure Ou bien encore
ne s’agit-il pas de quelqu’un d’autre que l’ami
ou l’amant Car, si le philosophe est l’ami ou l’amant
de la Sagesse, n’est-ce pas parce qu’il y prétend,
s’y efforçant en puissance plutôt que la possédant
en acte L’ami serait donc aussi le prétendant, et celui
dont il se dirait l’ami, ce serait la Chose sur laquelle porterait
la prétention, mais non pas le tiers, qui deviendrait au
contraire un rival L’amitié comporterait autant de
méfiance émulante à l’égard du
rival que d’amoureuse tension vers l’objet du désir.
Quand l’amitié se tournerait vers l’essence,
les deux amis seraient comme le prétendant et le rival (mais
qui les distinguerait). C’est par là que la philosophie
grecque coïnciderait avec l’apport des " cités
avoir promu entre elles et en chacune des rapports de rivalité,
opposant des prétendants dans tous les domaines, en amour,
dans les jeux, les tribunaux, les magistratures, la politique, et
jusque dans la pensée qui ne trouverait pas seulement sa
condition dans l’ami, mais dans le prétendant et dans
le rival (la dialectique que Platon définissait par l’amphisbetesis).
Un athlétisme généralisé. L’ami,
l’amant, le prétendant, le rival sont des déterminations
transcendantales qui ne perdent pas pour cela leur existence intense
et animée, dans un même personnage ou dans plusieurs.
Et quand, aujourd’hui, Maurice Blanchot, qui fait partie des
rares penseurs à considérer le sens du mot "
ami dans philosophie, reprend cette question intérieure des
conditions de la pensée comme telle, n’est-ce pas de
nouveaux personnages conceptuels encore qu’il introduit au
sein du plus pur Pensé, des personnages peu grecs cette fois,
venus d’ailleurs, qui entraînent avec eux de nouvelles
relations vivantes promues à l’état de figures
a priori une certaine fatigue, une certaine détresse entre
amis qui convertit l’amitié même à la
pensée du concept comme partage et patience infinis La liste
des personnages conceptuels n’est jamais close, et par là
joue un rôle important dans l’évolution ou les
mutations de la philosophie leur diversité doit être
comprise, sans être réduite à l’unité
déjà complexe du philosophe.
Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de
concept.
C’est dire que la philosophie n’est pas un simple art
de former, d’inventer ou de fabriquer des concepts, car les
concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles
ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline
qui consiste à créer des concepts. L’ami serait
l’ami de ses propres créations Créer des concepts
toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie.
C’est parce que le concept doit être créé,
qu’il renvoie au philosophe comme à celui qui l’a
en puissance, ou qui en a la puissance et la compétence.
On ne peut pas objecter que la création se dit plutôt
du sensible et des arts, tant l’art fait exister des entités
spirituelles, et tant les concepts philosophiques sont aussi des
" sensibilia. À dire vrai, les sciences, les arts, les
philosophies sont également créateurs, bien qu’il
revienne à la philosophie seule de créer des concepts
au sens strict. Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme
des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts.
Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt
créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux
qui les créent. Nietzsche a déterminé la tâche
de la philosophie quand il écrivit " Les philosophes
ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on
leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais
il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer,
les poser et persuader les hommes d’y recourir. Jusqu’à
présent, somme toute, chacun faisait confiance à ses
concepts, comme à une dot miraculeuse venue de quelque monde
également miraculeux, mais il faut remplacer la confiance
par la méfiance, et c’est des concepts que le philosophe
doit se méfier le plus, tant qu’il ne les a pas lui-même
créés (Platon le savait bien, quoiqu’il ait
enseigné le contraire…). Que vaudrait un philosophe
dont on pourrait dire il n’a pas créé de concept
Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas elle
n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communication,
même si elle a pu croire être tantôt l’une,
tantôt l’autre, en raison de la capacité de toute
discipline à engendrer ses propres illusions, et à
se cacher derrière un brouillard qu’elle émet
spécialement. Elle n’est pas contemplation, car les
contemplations sont les choses elles-mêmes en tant que vues
dans la création de leurs propres concepts. Elle n’est
pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie
pour réfléchir sur quoi que ce soit on croit donner
beaucoup à la philosophie en en faisant l’art de la
réflexion, mais on lui retire tout, car les mathématiciens
comme tels n’ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir
sur les mathématiques, ni les artistes, sur la peinture ou
la musique dire qu’ils deviennent alors philosophes est une
mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à
leur création respective. Et la philosophie ne trouve aucun
refuge ultime dans la communication, qui ne travaille en puissance
que des opinions, pour créer du " consensus et non du
concept.
La philosophie ne contemple pas, ne réfléchit pas,
ne communique pas, bien qu’elle ait à créer
des concepts de ces actions ou passions. La contemplation, la réflexion,
la communication ne sont pas des disciplines, mais des machines
à constituer des Universaux dans toutes les disciplines.
Les Universaux de contemplation, puis de réflexion, sont
comme les deux illusions que la philosophie a déjà
parcourues dans son rêve de dominer les autres disciplines
(idéalisme objectif et idéalisme subjectif), et la
philosophie ne s’honore pas en se rabattant maintenant sur
des universaux de la communication qui lui donneraient une maîtrise
imaginaire des marchés et des médias (idéalisme
intersubjectif). Toute création est singulière, et
le concept comme création proprement philosophique est toujours
une singularité. Le premier principe de la philosophie est
que les Universaux n’expliquent rien, ils doivent être
eux-mêmes expliqués. On peut considérer comme
décisive cette définition de la philosophie, connaissance
par purs concepts mais tombe le verdict nietzschéen vous
ne connaîtrez rien par concepts, si vous ne les avez d’abord
créés…
Philosopher, c’est créer des concepts. Les grands philosophes
sont donc très rares.
Se connaître soi-même — apprendre à penser
— faire comme si rien n’allait de soi — s’étonner,
" s’étonner que l’étant est…,
ces déterminations de la philosophie et beaucoup d’autres
forment des attitudes intéressantes, quoique lassantes à
la longue, mais ne constituent pas une occupation bien définie,
une véritable activité, même d’un point
de vue pédagogique. Créer des concepts, au moins,
c’est faire quelque chose. La question de l’usage ou
de l’utilité de la philosophie, ou même de sa
nocivité, doit en être changée.
Beaucoup de problèmes se pressent sous les yeux hallucinés
d’un vieil homme qui verrait s’affronter toute sorte
de concepts philosophiques et de personnages conceptuels. Et d’abord,
ces concepts sont et restent signés, substance d’Aristote,
cogito de Descartes, monade de Leibniz, condition de Kant, puissance
de Schelling, durée de Bergson… Mais aussi, certains
réclament un mot extraordinaire, parfois barbare ou choquant,
qui doit les désigner, tandis que d’autres se contentent
d’un mot courant très ordinaire qui se gonfle d’harmoniques
si lointaines qu’elles risquent d’être imperceptibles
à une oreille non philosophique. Certains sollicitent des
archaïsmes, d’autres des néologismes, traversés
d’exercices étymologiques presque fous l’étymologie
comme athlétisme proprement philosophique. Il doit y avoir
dans chaque cas une étrange nécessité de ces
mots et de leur choix, comme élément de style. Le
baptême du concept sollicite un goût proprement philosophique
qui procède avec violence ou avec insinuation, et qui constitue
dans la langue une langue de la philosophie, non seulement un vocabulaire,
mais une syntaxe atteignant au sublime ou à une grande beauté.
Or, quoique datés, signés et baptisés, les
concepts ont leur manière de ne pas mourir, et pourtant sont
soumis à des contraintes de renouvellement, de remplacement,
de mutation qui donnent à la philosophie une histoire et
aussi une géographie agitées, dont chaque moment,
chaque lieu se conservent, mais dans le temps, et passent, mais
en dehors du temps. Si les concepts ne cessent pas de changer, on
demandera quelle unité demeure pour les philosophies. Est-ce
la même chose pour les sciences, pour les arts, qui ne procèdent
pas par concepts Et qu’en est-il de leur histoire respective
Si la philosophie est cette création continuée de
concepts, on demandera évidemment ce qu’est un concept
comme Idée philosophique, mais aussi en quoi consistent les
autres Idées créatrices qui ne sont pas des concepts
qui reviennent aux sciences et aux arts, qui ont leur propre histoire
et leur propre devenir, et leurs propres rapports variables entre
elles et avec la philosophie. L’exclusivité de la création
des concepts assure à la philosophie une fonction, mais ne
lui donne aucune prééminence, aucun privilège,
tant il y a d’autres façons de penser et de créer,
d’autres modes d’idéation qui n’ont pas
à passer par les concepts, à commencer par la pensée
scientifique. Et l’on reviendra toujours à la question
de savoir à quoi sert cette activité de créer
des concepts, telle qu’elle se différencie de l’activité
scientifique ou artistique pourquoi faut-il créer des concepts,
et toujours de nouveaux concepts, sous quelle nécessité,
à quel usage Pour quoi faire La réponse d’après
laquelle la grandeur de la philosophie serait justement de ne servir
à rien est une stupide coquetterie. En tout cas, nous n’avons
jamais eu de problème concernant la mort de la métaphysique
ou le dépassement de la philosophie ce sont d’inutiles,
de pénibles radotages. On parle de la faillite des systèmes
aujourd’hui, alors que c’est seulement le concept de
système qui a changé. S’il y a lieu et temps
de créer des concepts, l’opération qui y procède
s’appellera toujours philosophie, ou ne s’en distinguerait
même pas si on lui donnait un autre nom. La philosophie céderait
volontiers la place à toute autre discipline qui remplirait
mieux la fonction de créer des concepts, mais tant que la
fonction subsiste, elle s’appelle encore philosophie, toujours
philosophie.
Nous savons pourtant que l’ami ou l’amant comme prétendant
ne va pas sans rivaux. Si la philosophie a une origine grecque autant
qu’on veut bien le dire, c’est parce que la cité,
à la différence des empires ou des États, invente
l’Agôn comme règle d’une société
des " amis, la communauté des hommes libres en tant
que rivaux (citoyens). C’est la situation constante que décrit
Platon si chaque citoyen prétend à quelque chose,
il rencontre nécessairement des rivaux, si bien qu’il
faut pouvoir juger du bien-fondé des prétentions.
Le menuisier prétend au bois, mais se heurte au forestier,
au bûcheron, au charpentier qui disent c’est moi, c’est
moi l’ami du bois. S’il s’agit de prendre soin
des hommes, il y a beaucoup de prétendants qui se présentent
comme l’ami de l’homme, le paysan qui le nourrit, le
tisserand qui l’habille, le médecin qui le soigne,
le guerrier qui le protège. Et si, dans tous ces cas, la
sélection se fait malgré tout dans un cercle quelque
peu restreint, il n’en est plus de même en politique,
où n’importe qui peut prétendre à n’importe
quoi, dans la démocratie athénienne telle que la voit
Platon. D’où la nécessité pour Platon
d’une remise en ordre, où l’on crée les
instances grâce auxquelles juger du bien-fondé des
prétentions ce sont les Idées comme concepts philosophiques.
Mais même là, ne va-t-on pas rencontrer toutes sortes
de prétendants pour dire le vrai philosophe, c’est
moi, c’est moi l’ami de la Sagesse ou du Bien-Fondé
La rivalité culmine avec celle du philosophe et du sophiste,
qui s’arrachent les dépouilles du vieux sage, mais
comment distinguer le faux ami du vrai, et le concept du simulacre
Le simulateur et l’ami c’est tout un théâtre
platonicien qui fait proliférer les personnages conceptuels
en les dotant des puissances du comique et du tragique.
Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup
de nouveaux rivaux. Ce furent d’abord les sciences de l’homme,
et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. Mais, comme
la philosophie avait de plus en plus méconnu sa vocation
de créer des concepts, pour se réfugier dans les universaux,
on ne savait plus très bien de quoi il était question.
S’agissait-il de renoncer à toute création de
concept au profit d’une stricte science de l’homme,
ou bien au contraire de transformer la nature des concepts en en
faisant tantôt des représentations collectives, tantôt
des conceptions du monde créées par les peuples, leurs
forces vitales, historiques et spirituelles Puis ce fut le tour
de l’épistémologie, de la linguistique, ou même
de la psychanalyse, et de l’analyse logique. D’épreuve
en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus
en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même
n’aurait pas imaginés dans ses moments les plus comiques.
Enfin, le fond de la honte fut atteint quand l’informatique,
la publicité, le marketing, le design s’emparèrent
du mot concept lui-même, et dirent c’est notre affaire,
c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs
C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs.
Information et créativité, concept et entreprise une
abondante bibliographie déjà… Le mouvement général
qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale n’a
pas manqué d’affecter la philosophie. Le simulacre,
la simulation d’un paquet de nouilles est devenu le vrai concept,
et le présentateur du produit, marchandise ou œuvre
d’art, est devenu le philosophe, le personnage conceptuel
ou l’artiste. Mais comment la philosophie, une vieille personne,
s’alignerait-elle avec des jeunes cadres dans une course aux
universaux de la communication pour déterminer une forme
marchande du concept, Merz Plus la philosophie se heurte à
des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre
sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir sa tâche,
créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt
que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes.
Ainsi donc, la question de la philosophie est le point singulier
où le concept et la création se rapportent l’un
à l’autre.
Les philosophes ne se sont pas suffisamment occupés de la
nature du concept comme réalité philosophique. Ils
ont préféré le considérer comme une
connaissance ou une représentation données, qui s’expliquaient
par des facultés capables de le former (abstraction, ou généralisation)
ou d’en faire usage (jugement). Mais le concept n’est
pas donné, il est créé, à créer
il n’est pas formé, il se pose lui-même en lui-même,
auto-position. Les deux s’impliquent, puisque ce qui est véritablement
créé, du vivant à l’œuvre d’art,
jouit par là même d’une auto-position de soi,
ou d’un caractère autopoïétique à
quoi on le reconnaît. D’autant plus le concept est créé,
d’autant plus il se pose. Ce qui dépend d’une
libre activité créatrice, c’est aussi ce qui
se pose en soi-même, indépendamment et nécessairement
le plus subjectif sera le plus objectif. Ce sont les post-kantiens
qui ont porté le plus d’attention en ce sens au concept
comme réalité philosophique, notamment Schelling et
Hegel. Hegel a défini puissamment le concept par les Figures
de sa création et les Moments de son auto-position les figures
constituent le côté sous lequel le concept est créé
par et dans la conscience, à travers la succession des esprits,
tandis que les moments dressent l’autre côté
suivant lequel le concept se pose lui-même et réunit
les esprits dans l’absolu du Soi. Hegel montrait ainsi que
le concept n’a rien à voir avec une idée générale
ou abstraite qui ne dépendrait pas de la philosophie même.
Mais c’était au prix d’une extension indéterminée
de la philosophie qui ne laissait guère subsister le mouvement
indépendant des sciences et des arts, parce qu’elle
reconstituait des universaux avec ses propres moments et ne traitait
plus qu’en figurants fantômes les personnages de sa
propre création. Les post-kantiens tournaient autour d’une
encyclopédie universelle du concept, qui renvoyait la création
de celui-ci à une pure subjectivité, au lieu de se
donner une tâche plus modeste, une pédagogie du concept,
qui devrait analyser les conditions de création comme facteurs
de moments restant singuliers. Si les trois âges du concept
sont l’encyclopédie, la pédagogie et la formation
professionnelle commerciale, seul le second peut nous empêcher
de tomber des sommets du premier dans le désastre absolu
du troisième, désastre absolu pour la pensée,
quels qu’en soient, bien entendu, les bénéfices
sociaux du point de vue du capitalisme universel.
Gilles Deleuze
Ce texte a été publié initialement
in Chimères, n° 8, mai 1990. Revue trimestrielle dirigée
par Gilles Deleuze et Félix Guattari
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