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Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=495
Dans votre vie intellectuelle le problème du politique semble
avoir été toujours présent. D’un côté,
la participation aux mouvements (prisons, homosexuels, autonomie
italienne, Palestiniens), de l’autre, la problématisation
constante des institutions se suivent et s’entremêlent
dans votre oeuvre, depuis le livre sur Hume jusqu’à
celui sur Foucault. D’où naît cette approche
continue à la question du politique et comment réussit-elle
à se maintenir toujours là, au fil de votre oeuvre
? Pourquoi le rapport mouvement-institutions est-il toujours problématique
?
Ce qui m’intéressait, c’étaient les créations
collectives plutôt que les représentations. Dans les
« institutions », il y a tout un mouvement qui se distingue
à la fois des lois, et des contrats. Ce que je trouvais chez
Hume, c’était une conception très créatrice
de l’institution et du Droit. Au début je m’intéressais
plus au Droit qu’à la politique. Ce qui me plaisait
même chez Masoch et Sade, c’était leur conception
tout à fait tordue du contrat selon Masoch, de l’institution
selon Sade, rapportés à la sexualité. Aujourd’hui
encore, le travail de François Ewald pour restaurer une philosophie
du Droit me semble essentiel. Ce qui m’intéresse, ce
n’est pas la loi ni les lois (l’une est une notion vide,
les autres, des notions complaisantes), ni même le Droit ou
les droits, c’est la jurisprudence. C’est la jurisprudence
qui est vraiment créatrice de droit : il faudrait qu’elle
ne reste pas confiée aux juges. On songe déjà
à établir le droit de la biologie moderne : mais tout,
dans la biologie moderne et les nouvelles situations qu’elle
crée, les nouveaux événements qu’elle
rend possibles, est affaire de jurisprudence. Ce n’est pas
un comité des sages, moral et pseudo-compétent, dont
on a besoin, mais de groupes d’usagers. C’est là
qu’on passe du droit à la politique. Une sorte de passage
à la politique, je l’ai fait pour mon compte, avec
mai 68, à mesure que je prenais contact avec des problèmes
précis, grâce à Guattari, grâce à
Foucault, grâce à Elie Sambar. L’Anti-OEdipe
fut tout entier un livre de philosophie politique.
Vous avez ressenti les événements de 68 comme étant
le triomphe de l’Intempestif, la réalisation de la
contreeffectuation. Déjà dans les années avant
68, dans le travail sur Nietzsche, de même qu’un peu
plus tard, dans Sacher Masoch, le politique est reconquis chez vous
comme possibilité, événement, singularité.
Il y a des courts-circuits qui ouvrent le présent sur le
futur. Et qui modifient, donc, les institutions mêmes ? Mais
après 68, votre évaluation semble se nuancer : la
pensée nomade se présente toujours, dans le temps,
sous la forme de la contre-effectuation instantanée ; dans
l’espace, seulement un « devenir minoritaire est universel
». Mais qu’est-ce donc que cette universalité
de l’intempestif ?
C’est que, de plus en plus, j’ai été
sensible à une distinction possible entre le devenir et l’histoire.
C’est Nietzsche qui disait que rien d’important ne se
fait sans une « nuée non-historique ». Ce n’est
pas une opposition entre l’éternel et l’historique,
ni entre la contemplation et l’action : Nietzsche parle de
ce qui se fait, de l’événement même ou
du devenir. Ce que l’histoire saisit de l’événement,
c’est son effectuation dans des états de choses, mais
l’événement dans son devenir échappe
à l’histoire. L’histoire n’est pas l’expérimentation,
elle est seulement l’ensemble des conditions presque négatives
qui rendent possible l’expérimentation de quelque chose
qui échappe à l’histoire. Sans l’histoire
l’expérimentation resterait indéterminée,
inconditionnée, mais l’expérimentation n’est
pas historique. Dans un grand livre de philosophie, Clio, Péguy
expliquait qu’il y a deux manières de considérer
l’événement, l’une qui consiste à
passer le long de l’événement, à en recueillir
l’effectuation dans l’histoire, le conditionnement et
le pourrissement dans l’histoire, mais l’autre à
remonter l’événement, à s’installer
en lui comme dans un devenir, à rajeunir et à vieillir
en lui tout à la fois, à passer par toutes ses composantes
ou singularités. Le devenir n’est pas de l’histoire
; l’histoire désigne seulement l’ensemble des
conditions si récentes soient-elles, dont on se détourne
pour « devenir », c’est-à-dire pour créer
quelque chose de nouveau. C’est exactement ce que Nietzsche
appelle l’Intempestif. Mai 68 a été la manifestation,
l’irruption d’un devenir à l’état
pur. Aujourd’hui la mode est de dénoncer les horreurs
de la révolution. Ce n’est même pas nouveau,
tout le romantisme anglais est plein d’une réflexion
sur Cromwell très analogue à celle sur Staline aujourd’hui.
On dit que les révolutions ont un mauvais avenir. Mais on
ne cesse pas de mélanger deux choses, l’avenir des
révolutions dans l’histoire et le devenir-révolutionnaire
des gens. Ce ne sont même pas les mêmes gens dans les
deux cas. La seule chance des hommes est dans le devenir révolutionnaire,
qui peut seul conjurer la honte, ou répondre à l’intolérable.
Il me semble que Mille Plateaux, que je considère comme
l’une des grandes oeuvres philosophiques de ce siècle,
est aussi un catalogue de problèmes irrésolus, surtout
dans le domaine de la philosophie politique. Les couples conflictuels
processus-projet, singularité-sujet, composition-organisation,
lignes de fuite, dispositifs et stratégies, micro-macro,
etc. - tout cela, non seulement reste toujours ouvert mais est sans
cesse réouvert, avec une volonté théorique
inouïe et avec une violence qui rappelle le ton des hérésies.
Je n’ai rien contre une telle subversion, bien au contraire...
Mais quelquefois il me semble entendre une note tragique, là
où on ne sait pas où amène la « machine
de guerre ».
Je suis touché de ce que vous me dites. Je crois que Félix
Guattari et moi, nous sommes restés marxistes, de deux manières
différentes peut-être, mais tous les deux. C’est
que nous ne croyons pas à une philosophie politique qui ne
serait pas centrée sur l’analyse du capitalisme et
de ses développements. Ce qui nous intéresse le plus
chez Marx, c’est l’analyse du capitalisme comme système
immanent qui ne cesse de repousser ses propres limites, et qui les
retrouve toujours à une échelle agrandie, parce que
la limite, c’est le Capital lui-même. Mille Plateaux
indique beaucoup de directions dont voici les trois principales
: d’abord une société nous semble se définir
moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite, elle fuit
de partout, et c’est très intéressant d’essayer
de suivre à tel ou tel moment les lignes de fuite qui se
dessinent. Soit l’exemple de l’Europe aujourd’hui
: les hommes politiques occidentaux se sont donné beaucoup
de mal pour la faire, les technocrates, beaucoup de mal pour uniformiser
régimes et règlements, mais d’une part ce qui
risque de surprendre, c’est les explosions qui peuvent se
faire chez les jeunes, chez les femmes, en fonction du simple élargissement
des limites (cela n’est pas « technocratisable »),
et d’autre part c’est assez gai de se dire que cette
Europe est déjà complètement dépassée
avant d’avoir commencé, dépassée par
les mouvements qui viennent de l’Est. Ce sont de sérieuses
lignes de fuite. Il y a une autre direction dans Mille Plateaux,
qui ne consiste plus seulement à considérer les lignes
de fuite plutôt que les contradictions, mais les minorités
plutôt que les classes. Enfin une troisième direction,
qui consiste à chercher un statut des « Machines de
guerre », qui ne se définiraient pas du tout par la
guerre, mais par une certaine manière d’occuper, de
remplir l’espace-temps, ou d’inventer de nouveaux espaces-temps
: les mouvements révolutionnaires (on ne considère
pas suffisamment par exemple comment l’OLP a dû inventer
un espace-temps dans le monde arabe), mais aussi les mouvements
d’art sont de telles machines de guerre.
Vous dites que tout cela n’est pas sans une tonalité
tragique, ou mélancolique. Je crois voir pourquoi. J’ai
été très frappé par toutes les pages
de Primo Levi où il explique que les camps nazis ont introduit
en nous « la honte d’être un homme ». Non
pas, dit-il, que nous soyons tous responsables du nazisme, comme
on voudrait nous le faire croire, mais nous avons été
souillés par lui : même les survivants des camps ont
dû passer des compromis, ne serait-ce que pour survivre. Honte
qu’il y ait eu des hommes pour être nazis, honte de
n’avoir pas pu ni su l’empêcher, honte d’avoir
passé des compromis, c’est tout ce que Primo Levi appelle
la « zone grise ». Et la honte d’être un
homme, il arrive aussi que nous l’éprouvions dans des
circonstances simplement dérisoires : devant une trop grande
vulgarité de penser, devant une émission de variétés,
devant le discours d’un ministre, devant des propos de bons-vivants.
C’est un des motifs les plus puissants de la philosophie,
ce qui en fait forcément une philosophie politique. Dans
le capitalisme, il n’y a qu’une chose qui soit universelle,
c’est le marché. Il n’y a pas d’État
universel, justement parce qu’il y a un marché universel
dont les Etats sont des foyers, des Bourses. Or il n’est plus
universalisant, homogénéisant, c’est une fantastique
fabrication de richesse et de misère. Il n’y a pas
d’État démocratique qui ne soit compromis jusqu’au
coeur dans cette fabrication de la misère humaine. La honte,
c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver,
et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris
en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera
dans l’histoire, c’est ce qui impose un perpétuel
« souci ». Nous ne disposons plus d’une image
du prolétaire duquel il suffirait de prendre conscience.
Comment le devenir minoritaire peut-il être puissant ? Comment
la résistance peut-elle devenir une insurrection ? En vous
lisant, je suis toujours dans le doute à propos des réponses
à donner à de telles questions, même si, dans
vos oeuvres, je trouve toujours l’impulsion qui m’oblige
à reformuler théoriquement et pratiquement de telles
questions. Et pourtant, quand je lis vos pages sur l’imagination
ou les notions communes chez Spinoza, ou quand je suis dans l’Image-Temps
votre description sur la composition du cinéma révolutionnaire
dans les pays du tiers monde, et que je saisis avec vous le passage
de l’image à la fabulation, à la praxis politique,
j’ai presque l’impression d’avoir trouvé
une réponse... Ou est-ce que je me trompe ? Existe-t-il donc
un mode pour que la résistance des opprimés puisse
devenir efficace et l’intolérable définitivement
effacé ? Existe-t-il un mode pour que la masse de singularités
et d’atomes que nous sommes tous puisse se présenter
comme pouvoir constituant, ou au contraire, devons-nous accepter
le paradoxe juridique d’après lequel le pouvoir constituant
ne peut être défini que par le pouvoir constitué
?
Les minorités et les majorités ne se distinguent
pas par le nombre. Une minorité peut être plus nombreuse
qu’une majorité. Ce qui définit la majorité,
c’est un modèle auquel il faut être conforme
: par exemple l’Européen moyen adulte mâle habitant
des villes... Tandis qu’une minorité n’a pas
de modèle, c’est un devenir, un processus. On peut
dire que la majorité, ce n’est Personne. Tout le monde,
sous un aspect ou un autre, est pris dans un devenir minoritaire
qui l’entraînerait dans des voies inconnues s’il
se décidait à le suivre. Quand une minorité
se crée des modèles, c’est parce qu’elle
veut devenir majoritaire, et c’est sans doute inévitable
pour sa survie ou son salut (par exemple avoir un Etat, être
reconnue, imposer ses droits). Mais sa puissance vient de ce qu’elle
a su créer, et qui passera plus ou moins dans le modèle,
sans en dépendre. Le peuple, c’est toujours une minorité
créatrice, et qui le reste, même quand elle conquiert
une majorité : les deux choses peuvent coexister parce qu’elles
ne se vivent pas sur le même plan. Les plus grands artistes
(pas du tout des artistes populistes) font appel à un peuple,
et constatent que « le peuple manque » : Mallarmé,
Rimbaud, Klee, Berg. Au cinéma, les Straub. L’artiste
ne peut que faire appel à un peuple, il en a besoin au plus
profond de son entreprise, il n’a pas à le créer
et ne le peut pas. L’art, c’est ce qui résiste
: il résiste à la mort, à la servitude, à
l’infamie, à la honte. Mais le peuple ne peut pas s’occuper
d’art. Comment un peuple se crée, dans quelles souffrances
abominables ? Quand un peuple se crée, c’est par ses
moyens propres, mais de manière à rejoindre quelque
chose de l’art (Garel dit que le musée du Louvre, lui
aussi, contient une somme de souffrance abominable), ou de manière
à ce que l’art rejoigne ce qui lui manquait. L’utopie
n’est pas un bon concept : il y a plutôt une «
fabulation » commune au peuple et à l’art. Il
faudrait reprendre la notion bergsonnienne de fabulation pour lui
donner un sens politique.
Dans votre livre sur Foucault et puis aussi dans l’interview
télévisuelle à l’INA, vous proposez d’approfondir
l’étude de trois pratiques du pouvoir - le Souverain,
le Disciplinaire - et surtout celui du Contrôle sur la «
communication » qui aujourd’hui est en train de devenir
hégémonique. D’un côté ce dernier
scénario renvoie à la plus haute perfection de la
domination qui touche aussi la parole et l’imagination, mais
de l’autre, jamais autant qu’aujourd’hui, tous
les hommes, toutes les minorités, toutes les singularités
sont potentiellement capables de reprendre la parole, et avec elle,
un plus haut degré de liberté. Dans l’utopie
marxienne des « Grundrisse », le communisme se configure
justement comme une organisation transversale d’individus
libres, sur une base technique qui en garantit les conditions. Le
communisme est-il encore pensable ? Dans la société
de la communication, peut-être est-il moins utopique qu’hier
?
C’est certain que nous entrons dans des sociétés
de « contrôle », qui ne sont plus exactement disciplinaires.
Foucault est souvent considéré comme le penseur des
sociétés de discipline, et de leur technique principale,
l’enfermement (pas seulement l’hôpital et la prison,
mais l’école, l’usine, la caserne). Mais en fait,
il est l’un des premiers à dire que les sociétés
disciplinaires, c’est ce que nous sommes en train de quitter,
ce que nous ne sommes déjà plus. Nous entrons dans
des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non
plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication
instantanée. Bien sûr on ne cesse de parler de prison,
d’école, d’hôpital : ces institutions sont
en crise. Mais si elles sont en crise, c’est précisément
dans des combats d’arrière-garde. Ce qui se met en
place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions,
d’éducation, de soin. Les hôpitaux ouverts, les
équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà
apparus depuis longtemps. On peut prévoir que l’éducation
sera de moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu
professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront
au profit d’une terrible formation permanente, d’un
contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen
ou le cadreuniversitaire. On essaie de nous faire croire à
une réforme de l’école, alors que c’est
une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n’en
a jamais fini avec rien. Vous-même, il y a longtemps que vous
avez analysé une mutation du travail en Italie, avec des
formes de travail intérimaire, à domicile, qui se
sont confirmées depuis (et de nouvelles formes de circulation
et de distribution des produits). A chaque type de société,
évidemment, on peut faire correspondre un type de machine
les machines simples ou dynamiques pour les sociétés
de souveraineté, les machines énergétiques
pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs
pour les sociétés de contrôle. Mais les machines
n’expliquent rien, il faut analyser les agencements collectifs
dont les machines ne sont qu’une partie. Face aux formes prochaines
de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les
plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé
délicieux et bienveillant. La recherche des « universaux
de la communication » a de quoi nous faire trembler. Il est
vrai que, avant même que les sociétés de contrôle
se soient réellement organisées, les formes de délinquance
ou de résistance (deux cas distincts) apparaissent aussi.
Par exemple les piratages ou les virus d’ordinateurs, qui
remplaceront les grèves et ce qu’on appelait au XIXe
siècle « sabotage » (le sabot dans la machine).
Vous demandez si les sociétés de contrôle ou
de communication ne susciteront pas des formes de résistance
capables de redonner des chances à un communisme conçu
comme « organisation transversale d’individus libres
». Je ne sais pas, peut-être. Mais ce ne serait pas
dans la mesure où les minorités pourraient reprendre
la parole. Peut-être la parole, la communication est-elle
pourrie. Elles sont entièrement pénétrées
par l’argent : non par accident, mais par nature. Il faut
un détournement de la parole. Créer a toujours été
autre chose que communiquer. L’important, ce sera peut-être
de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs,
pour échapper au contrôle.
Dans Foucault et dans Le Pli, il semble que les processus de subjectivation
soient observés avec davantage d’attention que dans
certaines de vos autres oeuvres. Le sujet est la limite d’un
mouvement continu entre un dedans et un dehors. Quelles conséquences
politiques cette conception du sujet a-t-elle ? Si le sujet ne peut
pas être résolu dans l’extériorité
de la citoyenneté, peut-il instaurer celle-ci dans la puissance
et la vie ? Peut-il rendre possible une nouvelle pragmatique militante,
à la fois « pietas » pour le monde et construction
très radicale ? Quelle politique pour prolonger dans l’histoire
la splendeur de l’événement et de la subjectivité
? Comment penser une communauté sans fondement mais puissante,
sans totalité, mais, comme chez Spinoza, absolue ?
On peut en effet parler de processus de subjectivation quand on
considère les diverses manières dont les individus
ou des collectivités se constituent comme sujets : de tels
processus ne valent que dans la mesure où, quand ils se font,
ils échappent à la fois aux savoirs constitués
et aux pouvoirs dominants. Même si par la suite ils engendrent
de nouveaux pouvoirs ou repassent dans de nouveaux savoirs. Mais,
sur le moment, ils ont bien une spontanéité rebelle.
Il n’y a là nul retour au « sujet », c’est-à-dire
à une instance douée de devoirs, de pouvoir et de
savoir. Plutôt que processus de subjectivation, on pourrait
parler aussi bien de nouveaux types d’événement
: des événements qui ne s’expliquent pas par
les états de choses qui les suscitent, ou dans lesquels ils
retombent. Ils se lèvent un instant, et c’est ce moment-là
qui est important, c’est la chance qu’il faut saisir.
Ou bien on pourrait parler simplement de cerveau : c’est le
cerveau qui est exactement cette limite d’un mouvement continu
réversible entre un dedans et un dehors, cette membrane entre
les deux. De nouveaux frayages cérébraux, de nouvelles
manières de penser ne s’expliquent pas par la micro-chirurgie,
c’est au contraire la science qui doit s’efforcer de
découvrir ce qu’il peut bien y avoir eu dans le cerveau
pour qu’on se mette à penser de telle ou telle manière.
Subjectivation, événement ou cerveau, il me semble
que c’est un peu la même chose. Croire au monde, c’est
ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu
le monde, on nous en a dépossédé. Croire au
monde, c’est aussi bien susciter des événements
même petits qui échappent au contrôle, ou faire
naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou
de volume réduits. C’est ce que vous appelez «
pietas ». C’est au niveau de chaque tentative que se
jugent la capacité de résistance, ou au contraire
la soumission à un contrôle. Il faut à la fois
création et peuple.
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