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Gilles Deleuze Un prodigieux bégaiement « sur le style
! »
Extrait de Gille Deleuze / Claire Parnet : Dialogues (Flammarion,
1977)
Je voudrais dire ce que c’est qu’un style. C’est
la propriété de ceux dont on dit d’habitude
"ils n’ont pas de style... ".
Ce n’est pas une structure signifiante, ni une organisation
réfléchie, ni une inspiration spontanée ni
une orchestration, ni une petite musique. C’est un agencement,
un agencement d’énonciation.
Un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre
langue. C’est difficile parce qu’il faut qu’il
y ait nécessité d’un tel bégaiement.
Non pas être bègue dans sa parole, mais être
bègue du langage lui-même. Etre comme un étranger
dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite. Les exemples les
plus frappants pour moi: Kafka, Beckett, Gherasim Luca, Godard.
Gherasim Luca est un grand poète parmi les plus grands:
il a inventé un prodigieux bégaiement, le sien. Il
lui est arrivé de faire des lectures publiques de ses poèmes;
deux cents personnes, et pourtant c’était un événement,
c’est un événement qui passera par ces deux
cents, n’appartenant à aucune école ou mouvement.
Jamais les choses ne se passent là où on croit, ni
par les chemins qu’on croit.
On peut toujours objecter que nous prenons des exemples favorables,
Kafka juif tchèque écrivant en allemand, Beckett irlandais
écrivant anglais et français, Luca d’origine
roumaine, et même Godard Suisse. Et alors? Ce n’est
le problème pour aucun d’eux.
Nous devons être bilingue même en une seule langue,
nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur
de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage
mineur. Le multilinguisme n’est pas seulement la possession
de plusieurs systèmes dont chacun serait homogène
en lui-même; c’est d’abord la ligne de fuite ou
de variation qui affecte chaque système en l’empêchant
d’être homogène. Non pas parler comme un Irlandais
ou un Roumain dans une autre langue que la sienne, mais au contraire
parler dans sa langue à soi comme un étranger.
Proust dit: "Les beaux livres sont écrits dans une
sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun
de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens.
Mais dans les beaux livres tous les contresens qu’on fait
sont beaux."
C’est la bonne manière de lire: tous les contresens
sont bons, à condition toutefois qu’ils ne consistent
pas en interprétations, mais qu’ils concernent l’usage
du livre, qu’ils en multiplient l’usage, qu’ils
fassent encore une langue à l’intérieur de sa
langue. " Les beaux livres sont écrits dans une sorte
de langue étrangère..."
C’est la définition du style. Là aussi c’est
une question de devenir. Les gens pensent toujours à un avenir
majoritaire (quand je serai grand, quand j’aurai le pouvoir...).
Alors que le problème est celui d’un devenir-minoritaire:
non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l’enfant,
le fou, la femme, l’animal, le bègue ou l’étranger,
mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de
nouvelles armes.
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