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Origine :
http://www.generation-online.org/p/fpdeleuze9.htm
Ce texte de Gilles Deleuze a été publié comme Supplément au n°24,
mai 1977, de la revue bimestrielle Minuit, et distribué gratuitement.
- Que penses-tu des « nouveaux philosophes » ?
Rien. Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons
possibles à cette nullité. D'abord ils procèdent par gros concepts,
aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître,
LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des
mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle,
le pouvoir et l'ange. En même temps, plus le contenu de pensée est
faible, plus le penseur prend d'importance, plus le sujet d'énonciation
se donne de l'importance par rapport aux énoncés vides (« moi, en
tant que lucide et courageux, je vous dis..., moi, en tant que soldat
du Christ..., moi, de la génération perdue..., nous, en tant que
nous avons fait mai 68..., en tant que nous ne nous laissons plus
prendre aux semblants... »). Avec ces deux procédés, ils cassent
le travail. Car ça fait déjà un certain temps que, dans toutes sortes
de domaines, les gens
travaillent pour éviter ces dangers-là. On essaie de former des
concepts à articulation fine, ou très différenciée, pour échapper
aux grosses notions dualistes. Et on essaie de dégager des fonctions
créatrices qui ne passeraient plus par la fonction-auteur (en musique,
en peinture, en audio-visuel, en cinéma, même en philosophie). Ce
retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à
des concepts sommaires stéréotypés, représente une force de réaction
fâcheuse. C'est conforme à la réforme Haby : un sérieux allègement
du « programme » de la philosophie.
- Dis-tu cela parce que B.-H. Lévy vous attaque violemment, Guattari
et toi, dans son livre Barbarie à visage humain ?
Non, non, non. Il dit qu'il y a un lien profond entre L'Anti-Oedipe
et « l'apologie du pourri sur fumier de décadence » (c'est comme
cela qu'il parle), un lien profond entre L'Anti-Oedipe et les drogués.
Au moins, ça fera rire les drogués. Il dit aussi que le Cerfi est
raciste : là, c'est ignoble.
Il y a longtemps que je souhaitais parler des nouveaux philosophes,
mais je ne voyais pas comment. Ils auraient dit tout de suite :
voyez comme il est jaloux de notre succès. Eux, c'est leur métier
d'attaquer, de répondre, de répondre aux réponses. Moi, je ne peux
le faire qu'une fois. Je ne répondrai pas une autre fois. Ce qui
a changé la situation pour moi, c'est le livre d'Aubral et de Delcourt,
Contre la nouvelle philosophie. Aubral et Delcourt essaient vraiment
d'analyser cette pensée, et ils arrivent à des résultats très comiques.
Ils ont fait un beau livre tonique, ils ont été les premiers à protester.
Ils ont même affronté les nouveaux philosophes à la télé, dans l'émission
« Apostrophes ». Alors, pour parler comme l'ennemi, un Dieu m'a
dit qu'il fallait que je suive Aubral et Delcourt, que j'aie ce
courage lucide et pessimiste.
- Si c'est une pensée nulle, comment expliquer qu'elle semble avoir
tant de succès, qu'elle s'étende et reçoive des ralliements comme
celui de Sollers ?
Il y a plusieurs problèmes très différents. D'abord, en France
on a longtemps vécu sur un certain mode littéraire des « écoles
». Et c'est déjà terrible, une école : il y a toujours un pape,
des manifestes, des déclarations du type « je suis l'avant-garde
», (les excommunications, des tribunaux, des retournements politiques,
etc. En principe général, on a d'autant plus raison qu'on a passé
sa vie à se tromper, puisqu'on peut toujours dire « je suis passé
par là ». C'est pourquoi les staliniens sont les seuls à pouvoir
donner des leçons d'antistalinisme. Mais enfin, quelle que soit
la misère des écoles, on ne peut pas dire que les nouveaux philosophes
soient une école. Ils ont une nouveauté réelle, ils ont introduit
en France le marketing littéraire ou philosophique, au lieu de faire
une école. Le marketing a ses principes particuliers :
1. il faut qu'on parle d'un livre et qu'on en fasse parler, plus
que le livre lui-même ne parle ou n'a à dire. A la limite, il faut
que la multitude des articles de journaux, d'interviews, de colloques,
d'émissions radio ou télé remplacent le livre, qui pourrait très
bien` ne pas exister du tout.
C'est pour cela que le travail auquel se donnent les nouveaux philosophes
est moins au niveau des livres qu'ils font que des articles à obtenir,
des journaux et émissions à occuper, des interviews à placer, d'un
dossier à faire, d'un numéro de Playboy. Il y a là toute une activité
qui, à cette échelle et à ce degré d'organisation, semblait exclue
de la philosophie, ou exclure la philosophie.
2. Et puis, du point de vue d'un marketing, il faut que le même
livre ou le même produit aient plusieurs versions, pour convenir
à tout le monde une version pieuse, une athée, une heideggerienne,
une gauchiste, une centriste, même une chiraquienne ou néo-fasciste,
une « union de la gauche » nuancée, etc. D'où l'importance d'une
distribution des rôles suivant les goûts. Il y a du Dr Mabuse dans
Clavel, un Dr Mabuse évangélique, Jambet et Lardreau, c'est Spöri
et Pesch, les deux aides à Mabuse (ils veulent « mettre la main
au collet » de Nietzsche). Benoist, c'est le coursier, c'est Nestor.
Lévy, c'est tantôt l'imprésario, tantôt la script-girl, tantôt le
joyeux animateur, tantôt le dise-jockey. Jean Cau trouve tout ça
rudement bien ; Fabre-Luce se fait disciple de Glucksmann ; on réédite
Benda, pour les vertus du clerc. Quelle étrange constellation.
Sollers avait été le dernier en France à faire encore une école
vieille manière, avec papisme, excommunications, tribunaux. Je suppose
que, quand il a compris cette nouvelle entreprise, il s'est dit
qu'ils avaient raison, qu'il fallait faire alliance, et que ce serait
trop bête de manquer ça. Il arrive en retard, mais il a bien vu
quelque chose. Car cette histoire de marketing dans le livre de
philosophie, c'est réellement nouveau, c'est une idée, il « fallait
» l'avoir. Que les nouveaux philosophes restaurent une fonction-auteur
vide, et qu'ils procèdent avec des concepts creux, toute cette réaction
n'empêche pas un profond modernisme, une analyse très adaptée du
paysage et du marché. Du coup, je crois que certains d'entre nous
peuvent même éprouver une curiosité bienveillante pour cette opération,
d'un point de vue purement naturaliste ou entomologique. Moi, c'est
différent, parce que mon point de vue est tératologique : c'est
de l'horreur.
- Si c'est une question de marketing, comment expliques-tu qu'il
ait fallu les attendre, et que ce soit maintenant que ça risque
de réussir ?
Pour plusieurs raisons, qui nous dépassent et les dépassent eux-mêmes.
André Scala a analysé récemment un certain renversement dans les
rapports journalistes-écrivains, presse-livre. Le journalisme, en
liaison avec la radio et la télé, a pris de plus en plus vivement
conscience de sa possibilité de créer l'événement (les fuites contrôlées,
Watergate, les sondages ?). Et de même qu'il avait moins besoin
de se référer à des événements extérieurs, puisqu'il en créait une
large part, il avait moins besoin aussi de se rapporter à des analyses
extérieures au journalisme, ou à des personnages du type « intellectuel
», « écrivain » : le journalisme découvrait en lui-même une pensée
autonome et suffisante. C'est pourquoi, à la limite, un livre vaut
moins que l'article de journal qu'on fait sur lui ou l'interview
à laquelle il donne lieu. Les intellectuels et les écrivains, même
les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes s'ils veulent
se conformer aux normes. C'est un nouveau type de pensée, la pensée-interview,
la pensée-entretien, la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait
sur un article de journal, et non plus l'inverse.
Les rapports de force ont tout à fait changé, entre journalistes
et intellectuels. Tout a commencé avec la télé, et les numéros de
dressage que les interviewers ont fait subir aux intellectuels consentants.
Le journal n'a plus besoin du livre. je ne dis pas que ce retournement,
cette domestication de l'intellectuel, cette journalisation, soit
une catastrophe. C'est comme ça : au moment même où l'écriture et
la pensée tendaient à abandonner la fonction-auteur, au moment où
les créations ne passaient plus par la fonction-auteur, celle-ci
se trouvait reprise par la radio et la télé, et par le journalisme.
Les journalistes devenaient les nouveaux auteurs, et les écrivains
qui souhaitaient encore être des auteurs devaient passer par les
journalistes, ou devenir leurs propres journalistes. Une fonction
tombée dans un certain discrédit. retrouvait une modernité et un
nouveau conformisme, en changeant de lieu et d'objet. C'est cela
qui a rendu possible les entreprises de marketing intellectuel.
Est-ce qu'il y a d'autres usages actuels d'une télé, d'une radio
ou d'un journal ? Évidemment, mais ce n'est plus la question des
nouveaux philosophes. Je voudrais en parler tout à l'heure.Il y
a une autre raison. Nous sommes depuis longtemps en période électorale.
Or, les élections, ce n'est pas un point local ni un jour à telle
date. C'est comme une grille qui affecte actuellement notre manière
de comprendre et même de percevoir. On rabat tous les événements,
tous les problèmes, sur cette grille déformante. Les conditions
particulières des élections aujourd'hui font que le seuil habituel
de connerie monte. C'est sur cette grille que les nouveaux philosophes
se sont inscrits dès le début. Il importe peu que certains d'entre
eux aient été immédiatement contre l'union de la gauche, tandis
que d'autres auraient souhaité fournir un brain-trust de plus à
Mitterrand.
Une homogénéisation des deux tendances s'est produite, plutôt contre
la gauche, mais surtout à partir d'un thème qui était présent déjà
dans leurs premiers livres : la haine de 68. C'était à qui cracherait
le mieux sur mai 68. C'est en fonction de cette haine qu'ils ont
construit leur sujet d'énonciation : « Nous, en tant que nous avons
fait mai 68 ( ? ? ), nous pouvons vous dire que c'était bête, et
que nous ne le ferons plus. » Une rancoeur de 68, ils n'ont que
ça à vendre. C'est en ce sens que, quelle que soit leur position
par rapport aux élections, ils s'inscrivent parfaitement sur la
grille électorale. A partir de là, tout y passe, marxisme, maoïsme,
socialisme, etc., non pas parce que les luttes réelles auraient
fait surgir de nouveaux ennemis, de nouveaux problèmes et de nouveaux
moyens, mais parce que LA révolution doit être déclarée impossible,
uniformément et de tout temps. C'est pourquoi tous les concepts
qui commençaient à fonctionner d'une manière très différenciée (les
pouvoirs, les résistances, les désirs, même la « plèbe ») sont à
nouveau globalisés, réunis dans la fade unité du pouvoir, de la
loi, de l'État, etc. C'est pourquoi aussi le Sujet pensant revient
sur la scène, car la seule possibilité de la révolution, pour les
nouveaux philosophes, c'est l'acte pur du penseur qui la pense impossible.
Ce qui me dégoûte est très simple : les nouveaux philosophes font
une martyrologie, le Goulag et les victimes de l'histoire. Ils vivent
de cadavres. Ils ont découvert la fonction-témoin, qui ne fait qu'un
avec celle d'auteur ou de penseur (voyez le numéro de Playboy :
c'est nous les témoins...). Mais il n'y aurait jamais eu de victimes
si celles-ci avaient pensé comme eux, ou parlé comme eux. Il a fallu
que les victimes pensent et vivent tout autrement pour donner matière
à ceux qui pleurent en leur nom, et qui pensent en leur nom, et
donnent des leçons en leur nom. Ceux qui risquent leur vie pensent
généralement en termes de vie, et pas de mort, d'amertume et de
vanité morbide. Les résistants sont plutôt de grands vivants. Jamais
on n'a mis quelqu'un en prison pour son impuissance et son pessimisme,
au contraire. Du point de vue des nouveaux philosophes, les victimes
se sont fait avoir, parce qu'elles n'avaient pas encore compris
ce que les nouveaux philosophes ont compris. 5i je faisais partie
d'une association, je porterais plainte contre les nouveaux philosophes,
qui méprisent un peu trop les habitants du Goulag.
- Quand tu dénonces le marketing, est-ce que tu milites pour la
conception vieux-livre, ou pour les écoles ancienne manière ?
Non, non, non. Il n'y a aucune nécessité d'un tel choix : ou bien
marketing, ou bien vieille manière. Ce choix est faux. Tout ce qui
se passe de vivant actuellement échappe à cette alternative. Voyez
comme les musiciens travaillent, comme les gens travaillent dans
les sciences, comme certains peintres essaient de travailler, comment
des géographes organisent leur travail (cf. la revue Hérodote).
Le premier trait, c'est les rencontres. Pas du tout les colloques
ni les débats, mais, en travaillant dans un domaine, on rencontre
des gens qui travaillent dans un tout autre domaine, comme si la
solution venait toujours d'ailleurs. Il ne s'agit pas de comparaisons
ou d'analogies intellectuelles, mais d'intersections effectives,
de croisements de lignes. Par exemple (cet exemple est important,
puisque les nouveaux philosophes parlent beaucoup d'histoire de
la philosophie), André Robinet renouvelle aujourd'hui l'histoire
de la philosophie, avec des ordinateurs ; il rencontre forcément
Xenakis. Que des mathématiciens puissent faire évoluer ou modifier
un problème d'une tout autre nature ne signifie pas que le problème
reçoit une solution mathématique, mais qu'il comporte une séquence
mathématique qui entre en conjugaison avec d'autres séquences. C'est
effarant, la manière dont les nouveaux philosophes traitent « la
» science.
Rencontrer avec son propre travail le travail des musiciens, des
peintres ou des savants est la seule combinaison actuelle qui ne
se ramène ni aux vieilles écoles ni à un néo-marketing. Ce sont
ces points singuliers qui constituent des foyers de création, des
fonctions créatrices indépendantes de la fonction-auteur, détachées
de la' fonction-auteur. Et ça ne vaut pas seulement pour des croisements
de domaines différents, c'est chaque domaine, chaque morceau de
-domaine, si petit soit-il, qui est déjà fait de tels croisements.
Les philosophes doivent venir de n'importe où : non pas au sens
où la philosophie dépendrait d'une sagesse populaire un peu partout,
mais au sens où chaque rencontre en produit, en même temps qu'elle
définit un nouvel usage, une nouvelle position d'agencements - musiciens
sauvages et radios pirates. Eh bien, chaque fois que les fonctions
créatrices désertent ainsi la fonction-auteur, on voit celle-ci
se réfugier dans un nouveau conformisme de « promotion ». C'est
toute une série de batailles plus ou moins visibles : le cinéma,
la radio, la télé sont la possibilité de fonctions créatrices qui
ont destitué l'Auteur ; mais la fonction-auteur se reconstitue à
l'abri des usages conformistes de ces médias. Les grandes sociétés
de production se remettent à favoriser un « cinéma d'auteur » ;
Jean-Luc Godard trouve alors le moyen de faire passer de la création
dans la télé ; mais la puissante organisation de la télé a elle-même
ses fonctions-auteur par lesquelles elle empêche la création. Quand
la littérature, la musique, etc., conquièrent de nouveaux domaines
de création, la fonction-auteur se reconstitue dans le journalisme,
qui va étouffer ses propres fonctions créatrices et celles de la
littérature. Nous retombons sur les nouveaux philosophes : ils ont
reconstitué une pièce étouffante, asphyxiante, là où un peu d'air
passait. C'est la négation de toute politique, et de toute expérimentation.
Bref, ce que je leur reproche, c'est de faire un travail de cochon
; et que ce travail s'insère dans un nouveau type de rapport presse-livre
parfaitement réactionnaire : nouveau, oui, mais conformiste au plus
haut point. Ce ne sont pas les nouveaux philosophes qui importent.
Même s'ils s'évanouissent demain, leur entreprise de marketing sera
recommencée. Elle représente en effet la soumission de toute pensée
aux médias ; du même coup, elle donne à ces médias le minimum de
caution et de tranquillité intellectuelles pour étouffer les tentatives
de création qui les feraient bouger eux-mêmes. Autant de débats
crétins à la télé, autant de petits films narcissiques d'auteur
- d'autant moins de création possible dans la télé et ailleurs.
Je voudrais proposer une charte des intellectuels, dans leur situation
actuelle par rapport aux médias, compte tenu des nouveaux rapports
de force : refuser, faire valoir des exigences, devenir producteurs,
au lieu d'être des auteurs qui n'ont plus que l'insolence des domestiques
ou les éclats d'un clown de service. Beckett, Godard ont su s'en
tirer, et créer de deux manières très différentes : il y a beaucoup
de possibilités, dans le cinéma, l'audio-visuel, la musique, les
sciences, les livres... Mais les nouveaux philosophes, c'est vraiment
l'infection qui s'efforce d'empêcher tout ça. Rien de vivant ne
passe par eux, mais ils auront accompli leur fonction s'ils tiennent
assez la scène pour mortifier quelque chose.
5 juin 1977.
Ce texte a circulé sur la liste de la revue Multitudes
multitudes-infos@samizdat.fr
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