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Les vagues de Deleuze
Par Jean-Paul Jouary


Origine : Décembre 1995 - Les Idées http://www.regards.fr/archives/1995/199512/index.html#ide
Les vagues de Deleuze
Par Jean-Paul Jouary

La vie médiatique est ainsi faite que le grand public n'apprend le nom des philosophes qu'au lendemain de leur mort. Occasion, tout de même, d'appeler à lire et relire leur oeuvre, qui ne meurt pas. Gilles Deleuze s'est défenestré le 4 novembre dernier, à 70 ans, après plusieurs années de maladie respiratoire grave, quelques années après qu'ait disparu son complice Félix Guattari, avec qui il avait publié l'Anti-OEdipe, Capitalisme et schizophrénie en 1972, Mille Plateaux en 1979 et surtout, en 1991, Qu'est-ce que la philosophie ?, qui, n'en doutons pas, stimulera longtemps la pensée philosophique. Il n'aura pu achever l'ouvrage Grandeur de Marx dont il avait annoncé la mise en chantier. Faute d'une carrière universitaire prestigieuse, Deleuze aura passionné des milliers d'étudiants à Vincennes et Saint-Denis, et donné envie de philosopher joyeusement à d'innombrables lecteurs. Il ne cessa jamais de faire vivre la conception de la pensée qu'il résumait en 1965 dans son Nietzsche: " La joie surgit, comme le seul mobile à philosopher ", puisque " Le philosophe de l'avenir est artiste et médecin " (1). Après tout, lui qui, comme l'auteur du Gai Savoir, connut tant la maladie, considérait aussi celle-ci comme " un point de vue sur la santé ".

Sous sa plume, Hume et Bergson, Spinoza et Nietzsche, mais aussi Proust et Kafka, Masoch et le peintre Bacon continuaient de créer, de provoquer la pensée et les sens. Certes, nul ne peut commenter un philosophe sans se l'approprier, parce qu'entrer en lui c'est le faire entrer en soi et se contraindre à penser ensemble. Mais Deleuze en fit un art particulier, parce qu'il considérait les philosophies comme des flèches lancées contre la bêtise." Créer, c'est résister ", aimait-il à dire. Une philosophie qui ne dérange plus cesse d'être philosophie. Ce " fils de Diogène " (2) partageait avec lui la haine des systèmes qui pétrifient la vie. Comme son ami Michel Foucault, pour qui la marge pouvait être le centre de la page, Deleuze considérait que " le non-philosophique est peut-être plus au coeur de la philosophie que la philosophie elle-même " (3). Il sautait donc des mots aux choses et d'un champ culturel à l'autre, moins soucieux d'enseigner ce que pensaient les auteurs que d'apprendre à penser avec eux, ce qui est la forme ultime du respect; il n'avait ainsi d'autre souci que de répandre la jubilation de penser, d'enrichir ce qu'avec Foucault il appelait la " boîte à outils " des concepts, pour enrichir la vie, faire bouillir les idées sur les " marmites de l'avenir ". L'image est de Nietzsche, et c'est à Deleuze que nous devons tous la redécouverte (au-delà de quelques spécialistes) de cet extraordinaire poète philosophe (4).

Deleuze fut de moins en moins " saisissable ", de plus en plus occupé à renouveler les objets philosophiques. Après les deux volumes de Capitalisme et schizophrénie de 1972, qui enlaçait de nouveaux concepts aux souffles de mai 1968, il sauta de la littérature au cinéma et de la peinture à la musique, jusqu'au magnifique Qu'est-ce que la philosophie ?, composé avec Félix Guattari.

Après plus de vingt ans de travail commun, Deleuze et Guattari se vouvoyaient toujours, condition peut-être de la distance nécessaire pour penser en commun, c'est-à-dire en conflit fécond. Ils parlaient d'abord, en désordre, des heures durant, cernant des questions sans réponse et découvrant des solutions à des problèmes inconnus. De ce bégaiement, chacun tirait quelques textes, que l'autre réécrivait. Ils en parlaient encore, réécrivaient, tant et si bien qu'à la fin nul ne pouvait savoir ce qui venait de chacun. Comment penser le mouvement hors d'un tel mouvement ?

Pour autant, de ce foisonnement de pensées et de ces créations de concepts, ne naissait jamais de philosophie oublieuse du monde: " le peuple est intérieur au penseur parce que c'est un " devenir-peuple ", pour autant que le penseur est intérieur au peuple, comme devenir non moins illimité ", écrivaient-ils dans Qu'est-ce que la philosophie ? (p.105). Deleuze n'écrivait donc pas pour passer le temps, mais dans les plis du monde en perpétuel bouleversement, pour le bouleverser encore, et non pour lui renvoyer de reflets attendus et convenus. Loin de cette " philosophie de la communication ", dont il disait qu'elle " s'épuise dans la recherche d'une opinion universelle libérale comme consensus, sous lequel on retrouve les perceptions et affections cyniques du capitaliste en personne " (p.139).

Pas de fades discours non plus sur le " monde libre " et ses droits de l'homme purement abstraits: la définition de ces droits doit passer par " la critique interne de toute démocratie " (p.102). Pour une vraie liberté, active et créative.

Pas d'éclectisme enfin dans cette oeuvre déroutante, pas d'irrationalisme sous la dénonciation des pièges de la Raison, pas de désordre sous le refus de l'ordre existant. Après tout, disaient Deleuze et Guattari, " l'art, la science et la philosophie (...) tirent des plans sur le chaos " (p.190), pour nous en protéger avec un peu d'ordre. A cette fin, les hommes se fabriquent des ombrelles et y dessinent un firmament." Le poète, l'artiste pratique une fente dans l'ombrelle (...) pour faire passer un peu de chaos libre", une " brusque lumière " (p.191).

C'est pour déchirer de telles ombrelles qu'après Nietzsche, Deleuze se fit à son tour poète-philosophe. Pour résister, déranger, forcer à vivre et à se rire des opinions pétrifiées. C'est bien pourquoi Deleuze n'est pas mort en se défenestrant, et que l'on peut se prendre à rêver que Michel Foucault ait vu juste en disant, il y a presque vingt ans: " Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien ".

" Deleuzien ": ce mot est tout de même à lui seul une contradiction, comme " nietzschéen", ou encore " marxiste". On ne peut être le disciple de qui refuse la notion de maître, parce qu'on ne peut épouser une philosophie qui refuse de se figer en système. Adorer une idole théorique ou prendre le parti de la vie: il faut choisir. Deleuze avait fait son choix, qui, dès 1953, écrivait: " La philosophie doit se constituer comme la théorie de ce que nous faisons, non pas comme la théorie de ce qui est " (5). La vie, toujours la vie, laquelle se rit des doctrines qui prétendent l'enfermer dans une prison de concepts. Deleuze passa sa vie à détruire l'idée même de système sans verser dans un relativisme qui aurait acquitté le capitalisme au bénéfice du doute. Ou encore, à " sortir de la philosophie, mais avec la philosophie ", comme il le disait à Claire Parnet dans une émission de Pierre-André Boutang, enregistrée en 1988 pour être diffusée après sa mort (6).

Il y confiait qu'après la sortie de son ouvrage sur Leibniz et le baroque (7), un club de " surfers " lui écrivit, en gros: " Le pli, c'est nous ". Il est vrai que " surfer " c'est diriger sa vie dans les plis éphémères de l'océan. C'est un peu cela l'oeuvre de Deleuze. Sa pensée ne cessera pas de sitôt de faire des vagues. Une grande santé.


1. Presses Universitaires de France, pp.34 et 17.

2. Comme le qualifie A.Bernold dans "Suidas " in Philosophie no 47, éditions de Minuit, 1995.

3. Qu'est-ce que la philosophie ?, p.43.

4. Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962; Nietzsche, PUF, 1965.

5. Empirisme et subjectivité (sur Hume), PUF, p.152.

6. La chaîne Arte l'a diffusée le 8 novembre dernier.

7. Le Pli, éditions de Minuit, 1988.


Origine : Décembre 1995 - Les Idées http://www.regards.fr/archives/1995/199512/index.html#ide