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Gilles Deleuze
L’île déserte et autres textes
Textes et entretiens 1953-1974
Les premières pages
Gilles Deleuze est né en 1925. Il est mort en 1995..
Présentation
« Quoi de plus gai qu’un air du temps ? Il y a actuellement
beaucoup d’études profondes sur ces concepts de différence
et de répétition. Tant mieux si j’y participe,
et si, après d’autres, je pose la question : comment
faire en philosophie ? Nous sommes à la recherche d’une
"vitalité". Même la psychanalyse a besoin
de s’adresser à une "vitalité" chez
le malade, que le malade a perdue, mais la psychanalyse aussi. La
vitalité philosophique est très proche de nous, la
vitalité politique aussi. Nous sommes proches de beaucoup
de choses et de beaucoup de répétitions décisives
et de beaucoup de changements. »
Gilles Deleuze, mars 1968.
Le Magazine littéraire de février 2002 consacre son
dossier à Gilles Deleuze.
Le n°47 de la revue Philosophie (ISBN 2.7073.1528.1) sur Gilles
Deleuze est toujours disponible (96 p., 9,76 €).
Presse
Deleuze, accélérateur
En vitesse. Car c'est sa manière singulière d'exister,
la vitesse. Ou plutôt l'accélération. Il existe
en effet des régimes de vélocité uniformes
et linéaires, rien à voir avec celui de Deleuze, quelle
que soit leur grandeur. Lui se reconnaît entre tous à
une modalité particulière d'accélération.
Pas commode à décrire. Vibrante, variable en intensité
et incessante en mouvement, elle s'empare des textes, des concepts,
du lecteur pour les faire entrer, à leur tour, dans un mouvement
imprévisible, et comme dépourvu de centre. Cette accélération
a quelque chose d'un grand vent, elle est tout entière agitée
mais elle n'a pas d'intérieur, rien ne l'enclôt. On
se souvient peut-être que le jeune Sartre écrivait,
en commentant Husserl : "Si par impossible vous entriez "dans"
une conscience vous seriez saisi par un tourbillon, et rejeté
au dehors, près de l'arbre, en pleine poussière. Car
la conscience n'a pas de "dedans"." C'est une expérience
analogue, à peu près, que connaît tout lecteur
d'un texte de Deleuze : on n'y entre pas, on y est pris comme dans
un tourbillon et lancé sur de nouveaux circuits.
Exemple. Vous n'avez sans doute jamais réfléchi à
ce qu'est une île. Vous n'y avez peut-être jamais vu,
bêtement, qu'un bout de terre. Alors que seule importe l'eau,
l'étendue autour, la séparation qui constitue l'île
comme lieu sans lien. Dans le texte, inédit et très
beau, qui ouvre ce recueil, Deleuze accélère à
sa manière cette séparation, finissant par montrer
qu'en un sens toute île est déserte. Quand bien même
elle est habitée. Les hommes vivant sur l'île deviennent
la conscience de sa séparation. Mais il ne suffit pas encore
de mettre en mouvement, l'un par l'autre, la géographie et
l'imaginaire. Il faut encore intensifier le mouvement, considérer
les romans consacrés aux îles comme des manières
de mettre en scène le psychisme, en venir à cette
définition inattendue : "La littérature est le
concours des contresens que la conscience opère naturellement
et nécessairement sur les thèmes de l'inconscient
; comme tout concours elle a ses prix." C'est un article de
1953. Deleuze avait 27 ans. Il commençait à trouver
sa vitesse.
Les textes réunis dans ce volume font voir, de façon
ramassée, comment l'accélération deleuzienne
se développe au fil des ans selon des modes différents.
L'ensemble s'échelonne sur une vingtaine d'années,
de 1953 à 1974, et regroupe des articles, comptes rendus,
préfaces, entretiens. On y trouve du sérieux, soumis
à l'inévitable décalage qui emballe en secret
les rouages. Bergson, Rousseau, Kant, Nietzsche changent ainsi d'allure.
Des contemporains aussi : Kostas Axelos, Gilbert Simondon, Martial
Gueroult, Michel Foucault, Hélène Cixous, Jean-François
Lyotard, auxquels Deleuze consacre des études presque toutes
passionnantes. On s'attardera sur du curieux : la philosophie de
la Série noire, Alfred Jarry précurseur de la phénoménologie,
ou encore un article de 1964, surprenant et superbe, en hommage
à Sartre, dont on oublie souvent que Deleuze l'a lu et admiré.
Roger-Pol Droit, Le Monde, 8 mars 2002
Une boîte à outils
Les publications posthumes sont souvent décevantes. Utiles
certes, nécessaires même pour que l'accès à
certains textes redevienne possible. Mais pour un article essentiel,
combien de scories, phrases volées dans un entretien sans
importance, billets de circonstance, écrits de jeunesse si
éloignés des préoccupations à venir…
? L'Ile déserte et autres textes, recueil des textes introuvables
publiés par Deleuze entre 1953 et 1974, ne décevra
pas ses lecteurs : pas de fonds de tiroir, pas de textes antérieurs
à la publication de Nietzsche, pas de communiqués,
ni réponses à des questionnaires ou pétitions,
etc. Ainsi l'avait voulu Deleuze. Autre choix éditorial visible
: les textes sont là, sans cet apparat critique qui, à
force de vouloir les éclaircir, les rend trop souvent illisibles
- monuments inaccessibles enfouis sous les commentaires et les défenses
d'entrer. Tout juste ce qu'il faut pour situer une intervention,
retrouver une référence, identifier un protagoniste.
Ici encore, on ne saurait rêver posture plus appropriée
au souhait du philosophe : "C'est ça, une théorie,
c'est exactement comme une boîte à outils. Rien à
voir avec le signifiant… Il faut que ça serve, il faut
que ça fonctionne. Et pas pour soi-même. S'il n'y a
pas des gens pour s'en servir, à commencer par le théoricien
lui-même qui cesse alors d'être un théoricien,
c'est qu'elle ne vaut rien, ou que le moment n'est pas venu"
(texte 26 : "Les intellectuels et le pouvoir", entretien
avec Michel Foucault du 4 mars 1972, p. 290). A nous, donc, de faire
fonctionner tout ça.
David Rabouin, Magazine littéraire, février 2002
Irrécupérable Deleuze est mort - et il faut
un nouveau livre pour nous ramener à l'évidence. Un
livre sans vie : rien sur le Maître et ses disciples (auto)proclamés,
rien sur les heures héroïques de Vincennes, pas de photos
et pas un mot sur les surfeurs qui avaient trouvé dans Deleuze
un penseur branché pour les jours de tempête. Un recueil
d'articles et d'entretiens qui font de Deleuze une pensée
vivante et un classique de la philosophie. Vu ainsi, L'Ile déserte
ressemble étrangement au paysage deleuzien : un bout de terre
émergé, détaché du continent de la philosophie
académique, un pli et une fracture issus des mouvements tectoniques
de la pensée française des années 50-60.
L'Ile déserte, qui couvre la période des premiers
écrits sur Bergson jusqu'à L'Anti-Œdipe, de 1953
à 1974, démontre à quel point la pensée
de Deleuze a pu, à partir d'un socle philosophique lourd,
essaimer, se ramifier et s'aventurer dans les espaces jusque-là
délaissés par la philosophie : la Série Noire,
où Deleuze analyse les régimes de réalité
du roman policier et met en lumière l'équivalence
des figures du flic et du criminel ; l'art contemporain, dans un
article sur la peinture de Fromanger, révolutionnaire parce
que débarrassée de "toute cette chierie des faux
grands peintres", ou dans un dialogue avec un jeune artiste
polonais inconnu, Stefan Czerkinsky, qui se suicide trois mois après
son exposition ; l'appel pour les prisons publié dans Le
Nouvel Observateur en 1972, qui marque le rapprochement avec Michel
Foucault sur les questions carcérales…
Dans ce réseau d'intérêts éclectiques,
une sorte de méthode, et d'impact, propres à Deleuze,
se mettent en place : construire sa propre démarche au contact
d'objets a priori interdits de philosophie et, en retour, activer,
féconder des espaces de création artistiques, théoriques
ou politiques.
Prison, polar ou peinture, Hume, Bergson ou Nietzsche : les "cas"
intéressent plus Deleuze que les théories générales
et les notions abstraites. Et il se propage dans l'histoire de la
philosophie de la même manière, à la recherche
de rencontres inédites, de terrains d'expérimentation,
en faisant revivre les "minoritaires" oubliés par
la tradition. "Ma manière de m'en tirer à l'époque,
c'était de concevoir l'histoire de la philosophie comme une
sorte d'enculage ou, ce qui revient au même, d'immaculée
conception. Je m'imaginais arriver dans le dos d'un auteur et lui
faire un enfant qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux"
- (Pourparlers).
Nicolas Demorand, Les Inrockuptibles, 19 février 2002
Peut-on continuer à faire de la politique aujourd'hui sans
poser la question du désir, du pouvoir et de la pensée
à l'échelle de la planète ?
Avec Gilles Deleuze, la philosophie se révolte contre la tyrannie
du " même ".
N'y a-t-il pas certaine provocation dans l'affirmation de l'urgence
de penser avec Deleuze, quand la première urgence, pour des
millions d'êtres humains, est de trouver à manger,
d'échapper aux bombes et de fuir les épidémies
? Hélas, la culpabilité, la pitié, les bonnes
intentions, les bons sentiments et l'esprit de vengeance, toutes
ces passions tristes n'ont jamais fait une bonne politique, mais
une politique tout juste bonne à renforcer le pouvoir d'un
Etat contrôleur, protecteur et paternaliste, au nom de la
division simpliste du monde entre victimes innocentes et bourreaux
machiavéliques. Or, la cohorte des victimes broyées
par la machine capitaliste, les pauvres, les exploités, les
humiliés, les exilés, les harcelés, les fous,
les Arabes, les Juifs, les homosexuels, les femmes, les enfants,
et beaucoup d'autres, n'ont rien à voir avec cette armée
de corps souffrants, avachis, débiles, dont la société
du spectacle nous renvoie perpétuellement l'image. L'alliance
du feu perturbateur de l'ordre planétaire et de l'eau tourbillonnante
de la pensée conceptuelle est l'un des miracles qui s'opère
à l'intérieur du grand théâtre philosophique
deleuzien. La pensée comme acte de résistance. Comme
voyage immobile, sur place, en intensité, à l'intérieur
des ouvres philosophiques, littéraires, picturales, cinématographiques,
pour percer le mur de l'ordre moral et conformiste, pour former
de nouveaux mondes.
La figure de l'×le déserte, qui ouvre et donne son
titre au recueil d'articles et d'entretiens, écrits par l'auteur
entre 1953 et 1974, rassemblés pour la première fois
(1), est à cet égard particulièrement intéressante.
Dès les années cinquante, alors que Deleuze est à
peine âgé de plus de vingt-cinq ans, il écrit
un article, non pas sur la " substance " chez Spinoza,
le " sublime " chez Kant ou la " durée "
chez Bergson, comme pourrait le laisser croire tout un discours
lénifiant visant à le ranger dans l'image pacifiée
de l'historien de la philosophie, mais sur une figure radicalement
étrangère à la philosophie classique et officielle.
Certes, le " territoire " à partir duquel il s'exprime
est celui de la philosophie pure, avec ses raisonnements abstraits,
ses emboîtements de concepts et ses nouds complexes, mais
ce qui est unique, c'est le mouvement de torsion qu'il impose à
la philosophie même, au fur et à mesure de son exploration
de petites différences, de minuscules dissonances, jusqu'à
la fissure magistrale que représentent les événements
de 1968 et sa rencontre avec Félix Guattari. C'est à
partir de là que bouge le bloc massif de la tradition totalisante.
Le mouvement de " déterritorialisation " qui caractérise
toute la démarche deleuzienne est donc sensible dès
les premiers articles du philosophe, ce qui ne veut pas dire que
tout ce mouvement y est déjà contenu, programmé
et accompli, mais plutôt qu'il est modestement lancé.
Ainsi, avec le motif de l'×le déserte, toute la gestuelle
philosophique est entraînée du côté de
la géographie et non plus seulement de l'histoire, de l'espace
et non plus seulement du temps, de la fiction et non plus seulement
des concepts. Qui n'a pas rêvé de partir sur une île
déserte pour fuir la brutalité du monde ? Seulement,
du rêve à la réalité, l'île déserte
devient vite une île recomposée à l'image du
monde qu'on a quitté, une île peuplée de tous
les schémas que l'on transporte avec soi, tel Robinson Crusoë
y transposant ses valeurs de capitalisation, de propriété
et de travail. • cette pauvre île réelle qui
ne vaut pas le déplacement, Deleuze préfère
l'île imaginaire comme idéal de renaissance et de recommencement.
Bref, une île où " l'homme existe déjà,
mais un homme peu commun, un homme absolument séparé,
absolument créateur, bref une Idée d'homme, un prototype,
un homme qui serait presque un dieu, une femme qui serait une déesse,
un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la Terre
et de l'Océan, un énorme cyclone, une belle sorcière,
une statue de l'île de Pâques ".
De " nomadisme ", il n'est pas encore question ici, puisqu'il
faudra attendre le prodigieux travail de Deleuze sur Nietzsche pour
nommer cette théorie sans nom dans un très bel article
de 1973, intitulé précisément " la Pensée
nomade ". Mais l'on sent déjà, dans cet océan,
dont jaillit tout à coup cette formidable force de séparation
et de recréation qu'est l'île déserte, un courant
d'air pur, qui va faire s'envoler la philosophie vers d'autres sphères.
Ainsi, de 1953 à 1974, on voit Deleuze multiplier les rencontres
avec le Dehors à travers les figures de Raymond Roussel,
de Sacher Masoch, d'Alfred Jarry, de Kafka, de Proust, d'Hélène
Cixous, de Félix Guattari, de Jean Oury, d'Angela Davis,
de Guy Hocquenghem et beaucoup d'autres encore, comme si la philosophie
avait besoin de se confronter à la violence des forces extérieures
pour sortir, une fois encore, de son sommeil dogmatique. Fin de
l'esprit de sérieux. Abandon de la lourdeur des concepts.
Débuts d'une pensée joyeuse. Inauguration d'une pensée
rapide, nomade, ouverte à la fulgurance du concept.
Avec 1968, on a vraiment l'impression que la pensée deleuzienne
s'accélère, réunissant dans une même
totalité fragmentaire les questions de désir et de
pouvoir, de politique, d'esthétique et de psychanalyse. La
métaphysique descend dans la rue, à l'air libre, et
s'ouvre enfin à la fureur de vivre. Un des multiples problèmes
que se pose alors Deleuze - avec son ami Guattari - est de savoir,
vingt ans avant la chute du " système " socialiste,
comment les révolutions en arrivent à être trahies
et le désir des masses à être récupéré
par le pouvoir bureaucratique. Question obsédante, qui reste
aujourd'hui en suspens, mais qui mériterait d'être
reprise là où Deleuze et Guattari l'avaient laissée,
loin devant nous, dans une machine de guerre et un corps sans organes.
• tous ceux qui reprochent à l'auteur du génial
Traité de nomadologie de ne pas se situer dans les expérimentations
extrêmes qu'il convoque pour secouer la pensée, il
est important de rappeler que Deleuze se situe avant tout dans l'expérimentation
d'une nouvelle pratique de la philosophie. Une bombe silencieuse,
qui explose d'abord à l'intérieur de soi.
Nadia Pierre pour L'HUMANITE
(1) Gilles Deleuze, l'île déserte et autres textes,
textes et entretiens 1953-1974, édition préparée
par David Lapoujade, Editions de Minuit, 416 pages, 25,50 euros.
Deleuze, premiers plans
Un recueil de textes, articles et entretiens anciens qui permettent
d'approcher la façon dont s'est forgée la pensée
du philosophe nomade.
Il n'est pas tout à fait impossible de dire quand, au juste,
un ouvrier ou un artisan peut «se mettre en propre»,
c'est-à-dire estimer détenir suffisamment de savoir-faire,
de technique, de ressources, de capital pour pouvoir fonder une
petite entreprise à lui, produire quelque chose qui ait l'empreinte
de son talent, sa marque, sa «griffe». C'est plus difficile
pour un penseur. Quand Platon a-t-il cessé d'être l'«apprenti»
de Socrate (ou Aristote de Platon, Malebranche de Descartes, Marx
de Hegel, Heidegger de Husserl...), à partir de quelle «accumulation
de capital théorique», quelle idée, quelle thèse,
quel concept, a-t-il «pensé en propre», est-il
passé du statut de répétiteur à celui
d'interprète, et d'interprète à créateur?
L'historien de la philosophie, en étudiant concaténations,
ruptures et «dépassements», éclaire un
tant soit peu ces questions. Mais, avec l'histoire de la philosophie,
comme l'écrit Gilles Deleuze, «les philosophes ont
souvent un problème très difficile». «L'histoire
de la philosophie, c'est terrible, on n'en sort pas facilement»:
on peut la voir soit sous la forme d'un théâtre, où
la pensée se déploie en actes, soit sous celle d'une
technique de «collage» «ou même une sériegénie
(avec répétition à petites variantes) comme
on voit dans le Pop'Art» capable de faire apparaître
de nouveaux paysages, mais jamais comme un «fonds»,
un arrière-plan dont on se détacherait progressivement
comme c'est par exemple le cas pour l'histoire des sciences. Le
rapport de chaque philosophe à l'histoire de la philosophie,
et donc aux philosophes qui l'ont «formé», est
tel que chacun est contemporain de tous les autres. Comme l'eût
dit Emmanuel Lévinas: en philosophie, «tous les livres
sont ouverts en même temps sur ma table». De sorte qu'il
est bien malaisé, dans cet «espace nomade sans propriété
ni enclos», de repérer nettement la «singularité»,
l'apparition de la «nouveauté», l'émergence
d'un concept que nul n'avait encore forgé.
C'est à une réflexion de ce type que conduit de prime
abord la lecture de l'Ile déserte et autres textes de Gilles
Deleuze qui paraît aujourd'hui même (1) et qui contient
la quasi-totalité des préfaces, conférences,
entretiens, comptes rendus et articles écrits entre 1953
et 1974 (d'Empirisme et subjectivité aux débats qui
suivent la parution de l'Anti-OEdipe), déjà publiés
à quelques exceptions près en France ou à l'étranger
(2), mais ne figurant dans aucun ouvrage du philosophe. La question
sourd en effet spontanément: ces textes classés chronologiquement,
qui sont comme l'accompagnement musical de l'oeuvre, permettent-ils
de «voir» le moment où Deleuze, lecteur de Spinoza,
de Hume, de Kant, de Nietzsche et Bergson, est devenu Deleuze? Rien
n'est moins sûr. Mais ils donnent bien des indications sur
la façon dont naît, lentement, un grand philosophe
(si est tel, comme le Deleuze le dit (1956) à propos de Bergson,
«celui qui crée de nouveaux concepts», dépassant
«les dualités de la pensée ordinaire»
et donnant «aux choses une vérité nouvelle,
une distribution nouvelle, un découpage extraordinaire»).
Deleuze, en s'arrêtant sur certains moments clés de
la tradition philosophique (le matérialisme de Lucrèce,
le panthéisme de Spinoza, l'empirisme de Hume, le vitalisme
de Bergson, a voulu, dans ses ouvrages majeurs, proposer une vision
du réel comme multiplicité de plans devant lesquels
les dualismes classiques (sujet/monde, matière/esprit) se
révèlent inopérants. Sa critique du dualisme
n'était pas seulement méthodologique, mais s'appuyait
sur une métaphysique vitaliste qu'il «reprenait»
de Bergson (élan vital) et de Nietzsche (volonté de
puissance, éternel retour), en valorisant une pensée
qui ne fasse pas apparaître la positivité, telle la
pensée hegelienne, de la négation de la négation,
mais soit une pure «affirmation», un oui inconditionné
à l'existence et à la vie. Dans l'Ile déserte
et autres textes, on relit un entretien avec Jeannette Colombel
(la Quinzaine littéraire, 1er-15 mars 1969) dans lequel Deleuze
traduit dans les termes les plus simples cette «opération»
philosophique: «Spinoza ou Nietzsche sont des philosophes
dont la puissance critique et destructrice est inégalable,
mais cette puissance jaillit toujours d'une affirmation, d'une joie,
d'une exigence de la vie contre ceux qui la mutilent et la mortifient.
Pour moi, c'est la philosophie même.» Eh bien, c'est
cela qui montre la façon dont Deleuze est «né»
ou... n'a pas arrêté de naître: en disant oui,
en disant oui à ses «maîtres publics» et
ses «maîtres privés» («tristesse
des générations sans "maîtres"»,
dit-il), aux oeuvres classiques qui l'informaient et qu'il informait,
à ce devant quoi le discours philosophique fait (faisait)
le plus souvent la sourde oreille, «le nouveau roman, les
livres de Gombrowicz, les récits de Klossowski, la sociologie
de Lévi-Strauss, le théâtre de Genet et de Gatti,
la philosophie de la "déraison" que Foucault élabore...».
Rétrospectivement, on n'est guère étonné
que Deleuze écrive sur «Raymond Roussel ou l'horreur
du vide», «la Philosophie de la Série Noire»,
la peinture de Gérard Fromanger, l'«écriture
stroboscopique» d'Hélène Cixous, ou la distinction
que font les géographes entre les îles océaniques,
originaires, essentielles, et les îles continentales, accidentelles,
dérivées («les unes nous rappellent que la mer
est sur la terre, profitant du moindre affaissement des structures
les plus hautes, les autres que la terre est encore là, sous
la mer, et rassemble ses forces pour crever la surface»).
Mais probablement est-ce sous un «voile d'ignorance»
qu'il faut lire le présent recueil pour apercevoir le «travail
de l'affirmation», qui n'est naturellement pas une façon
de dire oui à tout, dans une sorte de syncrétisme
benêt (il s'agit de Gilles Deleuze!), mais, dirait-on, une
«posture de la pensée», réussissant à
se situer à l'endroit même où la pensée
de l'autre laisse échapper son «air pur», sa
plus grande «complexité», les plans de sa construction,
ses «noeuds», bref sa «nouveauté»
en train d'émerger. «Aucun livre contre quoi que soit
n'a jamais d'importance, écrit Deleuze; seuls comptent les
livres "pour" quelque chose de nouveau, et qui savent
le produire».
On comprendra mieux dès lors comment Deleuze en 1964 peut
intituler «Il a été mon maître»
un article (Arts, 1964) consacré à Jean-Paul Sartre
(qui venait de refuser le prix Nobel): «Au moment où
nous arrivons à l'âge d'homme, nos maîtres sont
ceux qui nous frappent d'une radicale nouveauté, ceux qui
savent inventer une technique artistique ou littéraire et
trouver les façons de penser correspondant à notre
modernité, c'est-à-dire à nos difficultés
comme à nos enthousiasmes diffus. Nous savons qu'il n'y a
qu'une valeur d'art, et même de vérité: la «première
main", l'authentique nouveauté de ce qu'on dit, la "petite
musique" avec laquelle on le dit. Sartre fut cela pour nous
(pour la génération de vingt ans à la Libération).
(...) Au moins Sartre nous permet-il d'attendre vaguement des moments
futurs, des reprises où la pensée se reformera et
refera ses totalités, comme puissance à la fois collective
et privée. C'est pourquoi Sartre reste notre maître.»
Nombreuses sont les pages où Deleuze exprime son admiration
pour ses professeurs, Jean Hyppolite, Maurice de Gandillac ou Georges
Canguilhem, pour l'oeuvre, encore aujourd'hui méconnue, de
Gilbert Simondon, pour la «méthode structurale-génétique»
grâce à laquelle Martial Gueroult a renouvelé
l'histoire de la philosophie et la lecture de Spinoza, pour le travail
de Félix Guattari, avant qu'il ne devienne son ami et le
coauteur de l'Anti-OEdipe, ou pour Michel Foucault...
Il est évidemment bien d'autres manières de lire l'Ile
déserte et autres textes, attentives à l'influence
de l'«air du temps», au contexte historique et idéologique
surdéterminant la position de Deleuze par rapport au marxisme,
au structuralisme, à Althusser, à l'idée de
révolution, ou sa propre action militante au sein du Groupe
d'information sur les prisons (GIP), formé en 1970 à
l'initiative de Daniel Defert et Michel Foucault. Il est peu probable
cependant qu'on puisse y découvrir un «itinéraire»,
si on entend par là des lignes qui, même en zigzaguant,
vont de A à B. Plutôt une terre «sans propriété
ni enclos», que Deleuze nomade parcourt en tous sens, de «Oui»
en «Oui». Un peu comme le Zarathoustra de Nietzsche.
Pas l'âne de Zarathoustra, qui croit qu'affirmer c'est porter
(les valeurs de la traditions, le poids du réel, le faix
des idées reçues). Mais Zarathoustra lui-même,
le «Oui» de Zarathoustra, qui «sait qu'affirmer
signifie au contraire alléger, décharger ce qui vit,
danser, créer».
Par Robert MAGGIORI pour LIBERATION
Gilles Deleuze
L'Ile déserte et autres textes
Edition préparée par David Lapoujade, Minuit, 416
pp., 25,50 A.
(1) Les textes de la période 1975-1995 seront repris dans
un deuxième volume, en préparation: Deux régimes
de fous et autres textes.
(2) Sont respectés les souhaits de Deleuze: pas de textes
antérieurs à 1953, pas de publications posthumes ou
d'inédits.
A signaler que le Magazine littéraire consacre son numéro
de février à Gilles Deleuze: un dossier complet, assez
remarquable.
Le puzzle Deleuze
Amis, proches ou spécialistes de l'oeuvre du philosophe
lui consacrent un Tombeau. Tout le contraire d'un monument, mais
les mille visages entremêlés du penseur, de l'enseignant,
du militant, du mari, de l'amant, du père, du promeneur du
plateau de Millevaches...
La connaissance et la passion sont-elles séparables ? Peut-on
vraiment connaître un philosophe sans l'aimer ? Déjà,
au XVIIe siècle, le philosophe rationaliste par excellence
René Descartes plaçait l'affectivité à
l'origine du processus de connaissance. Dans son Traité des
passions de l'âme, il définissait l'admiration comme
" la première de toutes les passions ", qui donne
l'impulsion, l'élan, le sursaut. Peut-on en effet parler
de connaissance, quand il n'y a pas ce choc affectif de la rencontre,
qui fait basculer l'habituel dans l'inhabituel, le normal dans l'anormal
? Tous ceux qui ont rencontré Gilles Deleuze, physiquement
ou intellectuellement, l'homme ou l'oeuvre, et qui témoignent
dans ce Tombeau (1), ont été remués par quelque
chose de rare. Un homme concret, de chair et de sang, avec ses grandeurs
et ses faiblesses, qui a trouvé la voie de la sagesse. Une
générosité, une sérénité,
qui s'expriment à travers quelques photographies de promeneur
tranquille dans le jardin de sa villa du Limousin, de papa heureux
portant son fils de quelques mois dans ses bras, ou de vieil homme
aux aguets se reposant dans un fauteuil en osier. Quelques croquis
à gros traits du philosophe, tantôt réfléchi
ou joyeux, tantôt inquiet ou mélancolique, parsèment
l'ouvrage.
Gros plan sur Deleuze dans la vie. Comment cet inventeur du concept
de " déterritorialisation " vivait-il par exemple
son rapport au territoire et à la terre ? Alain Galan, journaliste
et écrivain, évoque le philosophe en Limousin, profondément
attaché à la région, où il séjourna
longuement, écrivit et fut même inspiré pour
le titre d'un de ses livres, Mille plateaux, qui viendrait du plateau
de Millevaches. Comment ce théoricien de " l'antifamilialisme
" vivait-il son rapport à la famille ? Roger-Pol Droit
raconte sa première rencontre avec le philosophe, jouant
avec sa fille dans sa cuisine au jeu des sept familles. Comment
cet explorateur du champ des concepts loin de toute communication
vivait-il son rapport au monde ? Yannick Beaubatie, directeur de
cet ouvrage, se souvient de Deleuze, en " grand consommateur
" de quotidiens et de magazines, qui s'intéressait tout
particulièrement aux aléas de la vie locale. Maurice
de Gandillac rappelle la figure de son élève, "
jeune génie ", " brillant candidat à l'agrégation
", retardé par une primo-infection annonciatrice de
sa tuberculose, qui deviendra plus tard son ami. Alain Roger et
Philippe Mengue, anciens élèves de Deleuze au lycée,
puis à l'université, racontent l'amusement et la fascination
suscités par les cours du jeune enseignant en philosophie.
Toutes ces anecdotes peuvent paraître futiles au regard de
la puissance secrète d'une pensée singulière.
Mais elles inscrivent la vie du philosophe dans un ordre, une machine,
des liens, des institutions, qui constituent le support paradoxal
du " survol absolu " et de la " vitesse infinie ",
propres à l'événement conceptuel.
Gros plans sur la pensée de Deleuze à l'aune de sa
vie. Jean-Pierre Faye, un ami de toujours - depuis la khâgne
au lycée Henri-IV jusqu'au dernier coup de téléphone
interrompu par un cri : " J'étouffe, je te rappellerai
" - évoque " l'inlassable et immense ironie deleuzienne
", à travers les figures du militant et du philosophe.
Françoise Proust applique à Deleuze sa propre lecture
de Spinoza, et voit dans son ouvre plusieurs niveaux se conjuguant
et se complétant, une " écriture fleuve ",
enchaînant les concepts dans un mouvement grandiose, "
une écriture de feu ", " comme un lancer d'affects
et d'impulsions, une série de rafales ", et " une
écriture de lumière ", qui " franchit tous
les intervalles à la vitesse de la lumière ",
où les choses se mettent à crier, à chanter
et à danser d'elles-mêmes. Arnaud Villani dresse un
parallèle entre Deleuze et Mallarmé à travers
cette même volonté de créer " un chemin
qui efface la trace des chemins ". Jean-Claude Dumoncel relit
la philosophie de Deleuze, sa conception de la vie et de la mort,
à la lumière de Freud et des liens entre Eros et Thanatos.
De nombreux articles tentent d'interpréter le moment ultime
où le philosophe choisit la mort parce qu'il aime la vie
: " Il ne peut plus respirer et rejoint l'air en se jetant
par la fenêtre. "
Enfin, René Scherer se refuse aux souvenirs personnels au
nom des efforts du philosophe pour se " désubjectiver
", pour atteindre l'impersonnel. • propos du rapport
entre " l'écriture et la vie ", son point de vue
est radical : " Tout Deleuze est dans son ouvre (...) Autant
l'écriture de Deleuze est riche, mouvementée, propose
des perspectives et des expériences inouïes dans tous
les domaines du sens et de l'expérience, larguant les amarres
de toutes les croyances et de toutes les contraintes, à commencer
par celles d'un moi frileux replié sur lui-même, autant
sa vie "réelle" fut sage, disciplinée, sédentaire.
Lui, l'apologiste de l'errance, du nomadisme, lui qui a transformé
ce dernier mot en concept opératoire d'une "nomadologie"
n'a jamais bougé de sa chambre, ou presque. Voyageur immobile
; il se désignait ainsi (...) Deleuze, au contraire de l'homme
du divertissement pascalien, est celui qui a su changer l'image
de la pensée et du monde tout en restant "en repos dans
une chambre" "... En guise de conclusion, Sylvère
Lotringer, professeur à la Columbia University de New York,
résume assez bien la difficulté de penser et d'écrire
avec Gilles Deleuze et Félix Guattari : " Le problème,
c'est qu'ils n'offrent aucune garantie. Avec eux, il faut constamment
se réinventer. "
Nadia Pierre pour L'HUMANITE
(1) Tombeau de Gilles Deleuze ; ouvrage collectif sous la direction
de Yannick Beaubatie ; Editions Mille Sources, BP102 Tulle CEDEX.
318 pages, 95 francs.
Site: Le Web Deleuze. : http://www.webdeleuze.com/
Ce Web est en construction. D'ici à octobre 2000 seront accessibles
environ 80 cours de Gilles Deleuze (2000 pages) énoncés
entre 1971 et 1987 (Université Paris VIII Vincennes et Université
Vincennes St-Denis). Avec le temps la totalité des cours
sera disponible. Ils sont accessibles à tous dans le cadre
du Web, évidemment gratuitement. Ces cours sont l'exacte
et littérale reproduction, au mot près, de la parole
énoncée par Gilles chaque mardi matin durant 17 années.
Deleuze n'a que vingt-sept ans quand il écrit ce texte
1, resté inédit, pour un numéro spécial
consacré aux îles désertes du magazine Nouveau
Fémina. Il y oppose les îles continentales, accidentelles,
dérivées, aux îles océaniques, originaires,
essentielles : « tout ce que nous disait la géographie
sur [ces] deux sortes d'îles, l'imagination le savait déjà
[...]. L'élan de l'homme qui l'entraîne vers les îles
reprend le double mouvement qui produit les îles en elles-mêmes.
Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c'est
rêver qu'on se sépare, qu'on est déjà
séparé, loin des continents, qu'on est seul et perdu
- ou bien c'est rêver qu'on repart à zéro, qu'on
recrée, qu'on recommence. Il y avait des îles dérivées,
mais l'île, c'est aussi ce vers quoi l'on dérive, et
il y avait des îles originaires, mais l'île, c'est aussi
l'origine, l'origine radicale et absolue ».
Au fil de la réflexion, Deleuze évoque Robinson
Crusoe qui, à ses yeux, « développe la faillite
et la mort de la mythologie dans le puritanisme », et la Suzanne
de Giraudoux : « Avec elle l'île déserte est
un conservatoire d'objets tout faits, d'objets luxueux. [...] Mais
avec Suzanne la mythologie meurt encore, d'une manière parisienne
il est vrai. Suzanne n'a rien à recréer, l'île
déserte lui donne le double de tous les objets de la ville,
de toutes les vitrines de magasins, double inconsistant séparé
du réel puisqu'il ne reçoit pas la solidité
que les objets prennent ordinairement dans les relations humaines
au sein des ventes et des achats, des échanges et des cadeaux.
C'est une jeune fille fade ; ses compagnons ne sont pas Adam, mais
de jeunes cadavres, et quand elle retrouvera les hommes vivants,
elle les aimera d'un amour uniforme, à la manière
des curés, comme si l'amour était le seuil minimum
de sa perception ».
L'échec - la faillite - de Robinson et de Suzanne n'est
pas irrémédiable. Ils portent une leçon à
laquelle s'attache Deleuze ; avec eux, sur leurs traces, nous pouvons
« revenir au mouvement de l'imagination qui fait de l'île
déserte un modèle, un prototype de l'âme collective
». En développant l'idée qu'accidentelles ou
originelles les îles sont toujours le lieu d'une séparation,
Deleuze les érige en pôle d'une seconde naissance,
d'une re-naissance toujours possible : « Il y a dans l'idéal
du recommencement quelque chose qui précède le commencement
lui-même, qui le reprend pour l'approfondir et le reculer
dans le temps. L'île déserte est la matière
de cet immémorial ou ce plus profond ».
1 7 pages sur les 416 du recueil.
Le Monde des Livres
8 mars 2002
Vous n'avez sans doute jamais réfléchi à
ce qu'est une île. Vous n'y avez peut-être jamais vu,
bêtement, qu'un bout de terre. Alors que seule importe l'eau,
l'étendue autour, la séparation qui constitue l'île
comme lieu sans lien. Dans le texte, inédit et très
beau, qui ouvre ce recueil, Deleuze accélère à
sa manière cette séparation, finissant par montrer
qu'en un sens toute île est déserte. Quand bien même
elle est habitée. Les hommes vivant sur l'île deviennent
la conscience de sa séparation. Mais il ne suffit pas encore
de mettre en mouvement, l'un par l'autre, la géographie et
l'imaginaire. Il faut encore intensifier le mouvement, considérer
les romans consacrés aux îles comme des manières
de mettre en scène le psychisme, en venir à cette
définition inattendue : « La littérature est
le concours des contresens que la conscience opère naturellement
et nécessairement sur les thèmes de l'inconscient
; comme tout concours elle a ses prix ».
Roger-Pol Droit
Vingt ans de réflexion
par Jean Blain
Lire, avril 2002
De tous les auteurs que l'on se plaît parfois à désigner,
d'une manière du reste assez approximative, comme les philosophes
de 68, Gilles Deleuze fut sans aucun doute l'un des plus originaux
et des plus créatifs, et son œuvre le place incontestablement
au tout premier rang des penseurs de la deuxième moitié
du siècle.
Lorsque, atteint d'une grave maladie respiratoire, Deleuze met
fin à ses jours en 1995, il ne laisse pas d'œuvre posthume
et il a toujours exprimé le souhait que ne soient publiés
après sa mort ni textes de jeunesse ni inédits. Mais
il a en revanche écrit un très grand nombre d'articles
dispersés dans des volumes ou revues devenus depuis longtemps
introuvables. Ce sont ces textes qui font aujourd'hui l'objet d'une
édition préparée par David Lapoujade. L'île
déserte, qui rassemble les textes et entretiens de 1953 à
1974, sera bientôt complétée par un second volume
en préparation et intitulé Deux régimes de
fous.
La première chose qui frappe ici est la diversité
peu commune des sujets abordés par Deleuze. On y trouve à
côté de contributions d'histoire de la philosophie
consacrées par exemple à Bergson, Spinoza, Nietzsche
ou Hume (les philosophes auxquels il doit le plus), des textes sur
le roman policier («Philosophie de la Série noire»),
sur Alfred Jarry ou Raymond Roussel, sur le cinéma, ou enfin
le beau texte sur les îles désertes qui ouvre le recueil
et lui donne son titre.
Cet intérêt pour les objets plus divers, y compris
ceux traditionnellement ignorés voire méprisés
par les philosophes, a son origine dans la conception même
que Deleuze se fait de la philosophie. Inspiré de Nietzsche,
son projet central est de «renverser le platonisme»
à l'œuvre, selon lui, aussi bien dans la philosophie
classique et chez Hegel qu'en psychanalyse.
La pensée doit donc cesser de se penser ou de se représenter
elle-même en cherchant une vérité qui lui soit
identique ou homogène, pour s'intéresser à
ce qui est en dehors d'elle, différente d'elle et que Deleuze
appelle le «plan d'immanence». En se faisant ainsi sensible
aux différences, à tout ce qui fait signe ou sens,
la philosophie deleuzienne n'a plus d'objet propre, elle est partout
chez elle. Plus rien ne lui est désormais étranger.
Elle devient, selon le vœu de Nietzsche, une composante de
la vie.
Curieux privilège que celui de Deleuze : philosophe réputé
difficile, ses concepts sont pourtant partout.
On ne compte plus
les " devenir minoritaire ", " lignes de fuite "
et autres " rhizomes " qui émaillent les colonnes
des magazines, quand ce ne sont pas les discours des publicitaires
et des " managers ". Mais qui lit encore Différence
et répétition, Logique du sens ou L'Anti-Œdipe
? C'est une autre affaire. Dans Qu'est-ce que la philosophie ?,
Deleuze et Guattari avaient mis en garde contre cette tentation
inévitable de voir des concepts partout, cette tendance de
plus en plus accentuée à croire qu'il est facile d'en
créer. La parution, ce mois, d'un recueil des articles et
conférences de Deleuze (L'île déserte et autres
textes, éd. de Minuit), est l'occasion de vérifier
à nouveau cet adage : qu'il ne suffit pas de crier "
vive le multiple ", ou de brandir quelque autre concept pop,
car la seule chose qui compte est d'en faire quelque chose, poussé
par un " dehors " (qui peut bien être une île
déserte, le roman policier, Alfred Jarry, etc.). Mais il
est vrai que Deleuze avait aussi voulu une position de la philosophie
qui opère comme réservoir, où chacun peut puiser
ce qu'il veut, à la manière qu'ont les œuvres
de Spinoza ou de Nietzsche de nous saisir comme un courant d'air.
Ce courant d'air, il l'appelait une " rencontre ". Car
un nom propre ne désigne pas un sujet, mais " un effet,
un zigzag, quelque chose qui se passe entre deux comme sous une
différence de potentiel ". D'où l'idée
d'interroger l'" effet Deleuze ", les chocs électriques
qu'il suscite, les rencontres qu'il a fait naître.
David Rabouin
"Il n'y a de désir qu'agencé ou machiné.
Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un désir hors d'un
agencement déterminé."
"La philosophie a horreur des discussions, elle a toujours
autre chose à faire." In Qu'est-ce que la philosophie
? Gilles Deleuze
"Ce qui définit la philosophie pour Deleuze, c'est
la création des concepts. Or les concepts se créent
là où se rencontrent les "singularités".
On ne peut pas savoir à l'avance où trouver, même
si on a une idée où chercher." David Lapoujade
"Avec Qu'est-ce que la philosophie ? Deleuze et Guattari ont
pensé la philosophie sous le signe non de sa fin crépusculaire,
mais de son assassinat éventuel, programmé. Mais ce
fut pour en dégager l'événement, et en extraire
l'impératif, libérer la philosophie du sérieux
de toute histoire fléchée." Isabelle Stengers
Deleuze dans la toile
Deleuze et Internet, le rhizome et le réseau, on ne pouvait
rêver plus bel agencement. Reste que si le vocable deleuzo-guattarien,
du " phylum machinique " aux " espaces lisses ",
est omniprésent dans les cyber-discours, le problème
de la représentation numérique d'une pensée
partagée entre une voix (celle des cours) et une écriture
(celle des livres), se pose dans le cas de Deleuze exactement de
la même façon que pour tout autre philosophe. Avec
une obstination assez admirable, Richard Pinhas a mis sur pied le
" Web Deleuze "
(www.webdeleuze.com,
et non pas deleuze.com, qui vous enverra tout droit chez une artiste
peintre férue de scènes équestres). Extrêmement
simple dans sa conception et unique en son genre, ce site regorge
de ressources précieuses. Y sont consultables sans restriction
des centaines de pages de transcription inédites d'enregistrements
: conférences (à l'Ircam sur le temps musical, à
la Femis sur la création), cours de Vincennes (sur Spinoza,
Kant, Leibniz, Bergson, Husserl et la métallurgie, les flux
et le capitalisme), discussions avec Lyotard (et même quelques
cours de ce dernier), bibliographie, photographies et archives sonores,
etc. Tous les textes sont en cours de traduction, en espagnol et
en anglais. La revue Chimères, créée par Deleuze
et Guattari, a elle aussi son site
http://www.revue-chimeres.org
.
Espace utopique et polyphonique où se mêlent concepts
et modèles, textes et figures ; mais surtout, vitrine électronique
pour la version papier. Le site de Charles Stivale, " Deleuze
and Guattari Web Resources
" http://www.langlab.wayne.edu/Romance/FreDeleuze.html
présente l'avantage de proposer, outre un certain nombre
de commentaires et d'articles sur Deleuze et Guattari, une traduction
quasi intégrale de L'Abécédaire en anglais
www.langlab.wayne.edu/Romance/FreD_G/FRED&GABCs.html.
Au chapitre des sites expérimentaux placés sous l'égide
de A Thousand Plateaus, on mentionnera " Rhizomat ", générateur
aléatoire de citations deleuzo-guattariennes
http://www.bleb.net/rhizomat/.
Ce site un peu décevant est bien la preuve qu'il n'est pas
si facile de tracer dans la toile ses lignes de fuite, ni de sortir
du Texte. Enfin, il y a l'inévitable réseau des "
chatters " deleuziens : le forum électronique de discussion
et d'expérimentation (?) le plus fréquenté
est en activité depuis 1994
http://lists.village.virginia.edu/~spoons/d-g_html
.
Pour un répertoire thématique des ressources deleuziennes
sur internet, cf. " Deleuze and Guattari Internet Resources
"
http://lists.village.virginia.edu/~spoons/d-g_html/d-g.html .
Présentation
Ce second volume fait suite à L'Ile déserte et autres
textes. Il regroupe l'ensemble des textes rédigés
entre 1975 et 1995. La plupart d'entre eux suivent le double rythme
de l'actualité (les terrorismes italiens et allemand, la
question palestinienne, le pacifisme, etc.) et de la parution des
ouvrages (Mille Plateaux, L'Image-mouvement et L'Image-temps, Qu'est-ce
que la philosophie ?, etc.). Ce recueil comprend des conférences,
des préfaces, des articles, des entretiens, publiés
tantôt en France, tantôt à l'étranger.
Comme pour le premier volume, nous n'avons pas voulu imposer un
parti pris au sens ou à l'orientation des textes, si bien
que nous avons adopté un ordre de présentation strictement
chronologique. Il ne s'agit pas de reconstituer un quelconque livre
" de " Deleuze ou dont Deleuze aurait eu le projet. Ce
recueil vise à rendre disponible des textes souvent peu accessibles,
dispersés dans des revues, des quotidiens, des ouvrages collectifs,
des publications à l'étranger, etc.
Conformément aux exigences formulées par Deleuze,
on ne trouvera ici aucune publication posthume, ni aucun inédit.
Toutefois, ce recueil comporte un nombre important de textes inconnus
du lecteur français, mais connus des lecteurs anglo-saxons,
italiens ou japonais. A l'exception du texte n° 5, nous disposions
chaque fois des textes originaux français dont Deleuze avait
conservé une copie dactylographiée ou manuscrite*.
C'est évidemment cette version qui est présentée.
Nous indiquons cependant en note la date de parution de l'édition
américaine, anglaise ou italienne.
Pour l'essentiel, nous avons adopté les mêmes principes
que pour le premier volume. On se permet d'en rappeler certains
ici. Ne figurent pas dans le présent recueil :
- les textes pour lesquels Deleuze n'avait pas donné son
accord ;
- les cours sous quelque forme que ce soit (qu'ils aient été
publiés d'après des retranscriptions de matériaux
sonores ou audiovisuels, ou résumés par Deleuze lui-même)
;
- les articles que Deleuze a repris dans ses autres livres (dont
une grande partie a été reprise dans Pourparlers et
dans Critique et clinique). Les modifications apportées ne
justifiaient pas la réédition de l'article sous sa
forme originale ;
- les extraits de textes (passages de lettres, retranscriptions
de paroles, mots de remerciements, etc.) ;
- les textes collectifs (pétitions, questionnaires, communiqués,
etc.) ;
- les correspondances (à l'exception notable de certaines
lettres dont Deleuze avait accepté la parution, ainsi le
texte n° 55, ou de l'échange de lettres du texte n°
47 dont Fanny Deleuze a accepté la publication).
* Pour le texte n° 39 (" Foucault et les prisons "),
nous avons retranscrit l'entretien d'après l'enregistrement
sur bande magnétique.
A la différence du premier volume, nous n'avons pas toujours
suivi les dates de parution car elles présentaient parfois
un écart trop important avec les dates de rédactions.
Ainsi un texte pouvait annoncer le projet de Qu'est-ce que la philosophie
? bien après que l'ouvrage fut paru. Aussi, pour éviter
ces confusions, nous avons pris le parti, chaque fois que cela était
possible, de suivre l'ordre de rédaction, grandement aidé
en cela par le fait que la plupart des textes manuscrits ou dactylographiés
de Deleuze étaient datés avec précision. Si
l'on veut suivre l'ordre de publication, on peut se reporter à
la bibliographie complète des articles de la période
en fin de volume.
Nous avons chaque fois reproduit le texte dans sa version initiale,
en y apportant les corrections d'usage. Dans la mesure où
Deleuze rédigeait la plupart de ses entretiens, nous avons
conservé certaines caractéristiques propres à
son écriture (ponctuation, usage des majuscules, etc.).
Pour ne pas alourdir le texte de notes, nous nous sommes bornés
à donner quelques indications avant chaque texte quand elles
pouvaient éclairer les circonstances de sa rédaction
ou d'une collaboration. Faute de précision, nous avons parfois
donné un titre à des articles qui n'en avaient pas,
en le spécifiant chaque fois. Nous avons également
complété certaines références, parfois
imprécises, fourni par Deleuze. Les notes de l'éditeur
sont appelées par des lettres.
On trouvera, en fin de volume, une bibliographie complète
des articles de la période 1975-1998, ainsi qu'un index des
noms.
Presse
« Adeux, nous voudrions être l'Humpty Dumpty ou les
Laurel et Hardy de la philosophie. Une philosophie-cinéma.»
On ne croirait pas que Gilles Deleuze puisse évoquer de la
sorte son travail avec Félix Guattari. Sortie de son contexte,
la phrase, il est vrai, n'a pas grand sens. Elle figure dans la
«Note de l'auteur» dont Deleuze fait précéder
la traduction italienne de la Logique du sens. On la trouve aujourd'hui
dans Deux régimes de fous, recueil de «Textes et entretiens»
(1975-1995) qui fait suite à l'Ile déserte (1953-1974),
publié l'an dernier. La référence à
Humpty Dumpty n'y apparaît pas comme une coquetterie. Lewis
Carroll est un «explorateur», un «expérimentateur»,
qui «a le don de se renouveler selon des dimensions spatiales,
des axes topographiques», écrit Deleuze. «Dans
Alice, les choses se passent en profondeur et en hauteur : les souterrains,
les terriers, les galeries, les explosions, les chutes, les monstres,
les nourritures, mais aussi ce qui vient du haut ou est aspiré
vers le haut comme le chat du Cheschire. Dans le Miroir, il y a
au contraire une étonnante conquête des surfaces (...):
on ne s'enfonce plus, on glisse, surface plane du miroir ou du jeu
d'échecs, même les monstres deviennent latéraux.
Pour la première fois, la littérature se déclare
ainsi art des surfaces, arpentage de plans. Avec Sylvie et Bruno,
c'est encore autre chose (peut-être préfiguré
par Humpty Dumpty dans le Miroir) : deux surfaces coexistent avec
deux histoires contiguës et l'on dirait que ces deux
surfaces s'enroulent de telle sorte qu'on passe d'une histoire à
l'autre, tandis qu'elle disparaissent d'un côté pour
réapparaître de l'autre, comme si le jeu d'échecs
était devenu sphérique.» Deleuze dit cela en
1976, au moment où son livre paraît en Italie. Mais,
entre-temps (Logique du sens date de 1969), il a publié avec
Guattari l'Anti-OEdipe, véritable machine de guerre qui,
depuis 1972, sème la panique dans le monde des idées.
Le rapport avec l'excursion au pays des merveilles, des grottes
et des miroirs ? Le voici : «Dans Logique du sens, j'essaie
de dire comment la pensée s'organise selon des axes et des
directions semblables». Ainsi le platonisme, inséparable
de la hauteur, qui orientera l'image traditionnelle de la philosophie,
les présocratiques et le retour aux présocratiques,
«comme retour au souterrain, aux cavernes préhistoriques»,
les stoïciens, «et leur art des surfaces»... Et
c'est ainsi que Gilles Deleuze fait comprendre les soubresauts de
sa propre évolution théorique : «Dans Logique
du sens, la nouveauté consistait pour moi à apprendre
quelque chose des surfaces. Les notions restaient les mêmes
: "multiplicité", "singularité",
"intensité", "événement",
"infini", "problèmes", "paradoxes"
et "proportions" mais réorganisées
selon cette dimension. Les notions changeaient donc, ainsi que la
méthode, une sorte de méthode sérielle propre
aux surfaces ; et le langage changeait aussi, un langage que j'aurais
souhaité de plus en plus intensif, procédant par petites
rafales.»
Quelque chose n'allait pas cependant : la Logique «témoignait
encore d'une complaisance ingénue et coupable envers la psychanalyse».
Il fallait une autre analyse («une schizoanalyse») et
une autre méthode, qui fut aussi une politique («une
micropolitique»), prenant «la place de la psychanalyse».
Et voilà l'Anti-OEdipe, qui «n'a plus ni hauteur ni
profondeur, ni surface», où «tout arrive, se
fait, les intensités, les multiplicités, les événements,
sur une sorte de corps sphérique ou de tableau cylindrique
: corps sans organes», où, «au lieu de séries»,
il sera question de ce que Guattari nomme rhizome. «A deux,
nous voudrions être l'Humpty Dumpty...» Le mot d'ordre
sera désormais : «devenir imperceptible, faire rhizome
et ne pas prendre racine»
Edité par David Lapoujade selon les principes déjà
appliqués à l'Ile déserte (pas de publications
d'écrits pour lesquels Deleuze n'a pas donné son accord),
Deux régimes de fous contient une soixantaine de «textes
et entretiens». Ils font comme le contre-chant, ou, si l'on
veut, le contre-champ, de l'élaboration de l'oeuvre (entre
1975 et 1995, Deleuze, seul ou avec Guattari, publie entre autres
Mille Plateaux, Cinéma 1 et Cinéma 2, le Pli, Qu'est-ce
que la philosophie ?, Critique et clinique...), et sont en cela
indispensables, ne serait-ce que parce qu'ils permettent de voir
la multiplicité des plans sur lesquels le philosophe intervient
: l'Europe, la drogue, Boulez, le pacifisme, l'arrestation de Toni
Negri, Boulez, Proust, les «nouveaux philosophes», Rivette,
«les Indiens de Palestine», la guerre du Golfe, la linguistique,
les prisons, Foucault... D'un intérêt particulier sont
les préfaces que Deleuze rédige pour les éditions
étrangères de ses oeuvres, notamment celles, américaines,
de Nietzsche et la philosophie, Différence et répétition
ou Empirisme et subjectivité, toujours très éclairantes
parce que synthétiques. Mais, avec le recul, ce qui frappe,
c'est l'audace de Deleuze, cette façon, justement, de faire
aller la pensée comme si elle était poussée
par le vent. Même si cela ne peut surprendre aucun lecteur
de l'Anti-OEdipe, on est quand même saisi, pour faire un seul
exemple, de la violence avec laquelle Deleuze bombarde la psychanalyse,
«machine d'interprétation» et «machine
de subjectivation», qui «empêche toute production
du désir», qui «est faite tout entière
pour empêcher les gens de parler». «La psychanalyse
nous parle beaucoup de l'inconscient ; mais, d'une certaine manière,
c'est toujours pour le réduire, le détruire, le conjurer.
L'inconscient est conçu comme une contre-conscience, un négatif,
un parasitage de la conscience. (...) Ce que la psychanalyse appelle
production ou formation de l'inconscient, ce sont toujours des ratés,
des conflits imbéciles, des compromis débiles ou de
gros jeux de mots. Dès que ça réussit, c'est
de la sublimation, de la désexualisation, de la pensée,
ce n'est surtout pas le désir l'ennemi qui niche au
cœur de l'inconscient. Des désirs, il y en a toujours
trop : pervers polymorphe. On vous apprendra le Manque, la Culture
et la Loi, c'est-à-dire la réduction et l'abolition
du désir» (1977). Armée de «père»,
«mère», «loi» et «signifiant»,
la psychanalyse va jusqu'à se fermer à la compréhension
du délire, réduit à n'être que «la
reproduction même imaginaire d'une histoire familiale autour
d'un manque», alors qu'il relève d'un «trop-plein
d'histoire» et fait intervenir l'ensemble du champ social
et politique : ce que le délire brasse, «ce sont les
races, les civilisations, les cultures, les continents, les royaumes,
les pouvoirs, les guerres, les classes et les révolutions»
(1975).
Deux régimes de fous s'achève par «L'immanence
: une vie», dernier texte publié par Deleuze avant
qu'il ne se donne la mort le 4 novembre 1995, et par un hommage
à l'ami Félix, lequel «rêvait d'un système
dont certains segments auraient été scientifiques,
d'autres philosophiques, d'autres vécus, ou artistiques,
etc.».
Robert Maggiori, Libération, 23 octobre 2003
Le rapport à la philosophie
Il est des penseurs dont on finit par ne plus interroger leur
philosophie, mais leur rapport à la philosophie. Gilles Deleuze
n’est pas de ceux-là : philosophe, il le fut sans hésitation,
ni distance, naïvement disait-il, la main à cette pâte
qu’il travaillait pour faire lever quelques concepts. D’où
la célèbre maxime deleuzienne : « La philosophie
est une discipline aussi créatrice, aussi inventive que tout
autre discipline, et elle consiste à créer ou bien
inventer des concepts. Et les concepts, ils n’existent pas
tout faits dans une espèce de ciel où ils attendraient
qu’un philosophe les saisisse. Les concepts, il faut les fabriquer
» (« Qu’est-ce que l’acte de création
? »). Rien de plus significatif, à cet égard,
que son emportement contre les soi-disant « nouveaux philosophes
» : bien sûr, Deleuze est agacé par leur haine
de 68 (« une rancœur de 68, ils n’ont que ça
à vendre »), et leur goût prononcé pour
la martyrologie (« ils vivent de cadavres »), mais le
fond de l’affaire est ailleurs et finit donc par sortir :
« Ce que je leur reproche, c’est de faire un travail
de cochon » ! Réflexe d’artisan outré
par le manque de savoir-faire de ceux qui se réclament de
son « métier ».
De ce point de vue, le deuxième tome des « Textes et
Entretiens » (1975-1995), Deux régimes de fous, apporte
plus encore que le premier (L’Ile déserte et autres
textes (1953-1974), éd. de Minuit). Il y a, bien sûr,
à nouveau le plaisir de retrouver certains textes difficiles
d’accès : les textes politiques d’abord (sur
Toni Negri, sur la Palestine, sur mai 68 et l’effervescence
de l’Université de Vincennes) ; le pamphlet contre
les nouveaux philosophes ; la conférence à la FEMIS
(« Qu’est-ce que l’acte de création ? »)
; mais aussi toutes les étapes du dialogue si riche engagé
avec Michel Foucault (dont les notes prises sur Surveiller et punir,
document exceptionnel pour comprendre la divergence des vues entre
les deux auteurs sur la question du désir et du pouvoir).
Mais il y a également tous ces moments où transparaît
la maturité, le regard sans complaisance sur l’œuvre
: « Ici, mon idée c’était… »
; « là, nous avons créé le concept…
» ; « si c’était à refaire, je m’y
prendrais plutôt comme ça… ».
La mise à disposition en français des préfaces
aux éditions étrangères livre ici un matériau
essentiel, surtout pour tous ceux qui ont du mal à entrer
dans les œuvres les plus techniques. Quelle plus belle introduction
à Différence et répétition, par exemple,
que la préface à l’édition américaine
: « Finalement dans ce livre, il me semblait qu’on ne
pouvait atteindre aux puissances de la différence et de la
répétition qu’en mettant en question l’image
qu’on se faisait de la pensée. » Ah, la fameuse
« image de la pensée », mais qu’est-ce
que cela veut dire ? « Je veux dire que nous ne pensons pas
seulement d’après une méthode, tandis qu’il
y a une image de la pensée, plus ou moins implicite, tacite
et présupposée, qui détermine nos buts et nos
moyens, quand nous nous efforçons de penser. » Un exemple
? « Par exemple, on suppose que la pensée possède
une bonne nature, et le penseur, une bonne volonté (vouloir
« naturellement » le vrai) ; on se donne comme modèle
la récognition, c’est-à-dire le sens commun,
l’usage de toutes les facultés sur un objet supposé
le même ; on désigne l’ennemi à combattre,
l’erreur, rien d’autre que l’erreur (…).
Telle est l’image classique de la pensée. » Et
le dialogue pourrait ainsi continuer en compagnie du philosophe
expliquant sa construction jusqu’à la nouvelle image
de la pensée élaborée avec Guattari sur le
modèle du « rhizome ».
Cette belle occasion d’entrer dans les concepts deleuziens
pourra être complétée par une autre initiative
heureuse : la publication d’un Vocabulaire de Gilles Deleuze
(sous la direction de Robert Sasso et d’Arnaud Villani). «
Déterritorialisation » (mot impossible à prononcer
de l’aveu même de Deleuze et Guattari), « Multiplicité
», « Ligne de fuite », « Plan d’immanence
», tout y est, et limpidement expliqué qui plus est
! Chaque entrée est, par ailleurs, accompagnée d’un
commentaire critique qui replace la notion dans le système
et en restitue le caractère problématique. Bref, un
beau guide pour entrer dans la lecture de Deleuze.
David Rabouin, Magazine littéraire, Novembre 2003
Voici donc le deuxième – et dernier – volume
rassemblant les articles, préfaces et entretiens de Gilles
Deleuze. Il couvre la période allant de 1975 à 1995,
date à laquelle Deleuze s’est donné la mort.
Y résonne, bien sûr, l’écho rencontré
par son livre écrit avec Félix Guattari, « l’Anti-Œdipe
». Et il revient à la charge contre la psychanalyse,
s’en prend avec vigueur à la pratique analytique de
l’interprétation. S’il n’épargne
pas Freud – parlant de ses « pages grotesques sur la
fellation » -, la cible principale de son ironie reste évidemment
Lacan. Le programme psychanalytique, selon lui, se ramène
alors à une guerre contre le désir : « Des désirs,
il y en a toujours trop : on vous apprendra le Manque, la Culture
et la Loi, c’est-à-dire la réduction et l’abolition
du désir. » A plusieurs reprises, et en des pages superbes,
Deleuze s’explique sur le travail qu’il a mené
avec Guattari, comment ils ont écrit à deux ces grands
livres que sont « l’Anti-Œdipe », «
Kafka », « Mille plateaux » ou encore «
Qu’est-ce que la philosophie ? ».
Une autre figure éminente de la vie intellectuelle est très
présente dans ce volume, c’est Michel Foucault, qui
voulait se débarrasser de la notion – trop psychanalytique
à son goût – de « désir »,
pour lui substituer celle de « plaisir ». Pour Deleuze,
c’est le contraire : le privilège donné au «
plaisir » est une manière de figer le désir,
de l’assigner à un « territoire ». Deleuze,
qui aimait, admirait Foucault, engage la discussion dans une longue
lettre qui constitue l’un des plus beaux commentaires jamais
écrits sur lui : à la fois généreux
et sans complaisance, soulignant aussi bien les apports théoriques
que les difficultés non résolues. Il en est de même
avec « les Principaux Concepts de Michel Foucault »,
qui préfigure le livre que Deleuze écrira en 1986
sur l’auteur de « Surveiller et punir ».
Bien sûr, Deleuze éclaire aussi sa propre pensée
– à travers notamment les deux entretiens qu’il
accorde à Hervé Guibert pour « le Monde »
à propos de son livre sur le cinéma et celui sur le
peintre Francis Bacon. Mais l’on ne rendrait pas justice à
l’œuvre de Deleuze si l’on passait sous silence
ses écrits politiques. Ceux sur la Palestine sont empreints
de noblesse, d’émotion et de colère contenues.
Il y dénonce violemment la politique israélienne –
en même temps que ceux qui instrumentalisent l’accusation
d’antisémitisme pour en faire une arme contre les intellectuels
et les militants qui apportent leur soutien aux Palestiniens. «
Les Indiens de Palestine », « Grandeur de Yasser Arafat
», « les pierres » n’ont rien perdu de leur
actualité. Le ton y est grave, comme dans l’appel contre
la guerre en Irak, écrit avec René Schérer
en 1991. Mais Deleuze sait aussi se faire sarcastique. A propos
du débat sur le voile à l’école par exemple
: « La guerre à l’école sur la tête
couverte ou découverte des petites filles a un aspect humoristique
irrésistible. Depuis Swift et le conflit entre ceux qui voulaient
ouvrir les œufs à la coque par le gros bout et leurs
adversaires, on n’avait pas imaginé un tel motif de
guerre. »
Didier Eribon, Le Nouvel Observateur, 6 novembre 2003
Gilles Deleuze
Gilles Deleuze est né en 1925 à Paris où il
est mort le 4 novembre 1995, le même jour que l'assassinat
de Yitzhak Rabin. Il se tua en se jetant par la fenêtre, ce
qui ne manqua pas de surprendre ceux qui croyaient à l'interdit
spinoziste visant le suicide : tout être vivant cherche à
se perpétuer dans son être, et ne peut donc pas vouloir
cesser d'être. Mais Deleuze, à qui on avait déjà
retiré un poumon en 1969, était très malade
; il avait déjà annoncé son « retrait
» du monde physique dans un texte portant officiellement sur
Beckett (« L'épuisé », dans S. Beckett,
Quad et autre pièces pour la télévision, 1992)
ainsi que dans son dernier « vrai » texte philosophique,
« L'immanence, une vie » (Philosophie n° 47, septembre
1995). Deleuze voyagea très peu (« il ne faut pas trop
bouger, pour ne pas effrayer les devenirs », dit-il dans l'entretien
paru dans le Magazine littéraire en 1988), ne fut jamais
membre du Parti Communiste, et se consacra principalement à
son enseignement et ses livres, évitant les colloques et
autres apparitions publiques.
Sa production philosophique est aujourd'hui bien connue : livres
sur Hume, Bergson, Nietzsche, Spinoza, etc. ; contributions plus
directement personnelles à la philosophie en 1969 (Logique
du sens, Différence et répétition) suivies
d'une série d'ouvrages formellement très novateurs
écrits avec Félix Guattari (L'Anti-Œdipe, 1973,
Kafka, 1975, Mille plateaux, 1980, Qu'est-ce que la philosophie
?, 1992) ou seul, ce qui lui réussit moins (Le pli, 1988)
; études sur Proust, Sacher-Masoch, Francis Bacon, le cinéma,
essais sur la littérature (réunis dans Critique et
clinique), plaquettes écrites en hommage à un ami
disparu (Périclès et Verdi, la philosophie de François
Châtelet, 1988 et bien sûr le beau livre sur Foucault,
1986) entretiens (Dialogues avec Claire Parnet, 1977, Pourparlers,
1990, puis l'Abécédaire télévisé,
1995-1996).
La philosophie de Deleuze déborde largement le cadre universitaire,
étant donné qu'elle se situe au carrefour de l'art
et de la science, sans que l'un des trois puisse jamais se poser
comme « premier » par rapport aux autres. C'est ainsi
qu'on trouvera des textes de Deleuze sur la musique, les mathématiques,
la psychanalyse, la peinture ou l'histoire naturelle … et
que les membres de ces disciplines écriront, composeront
(voir notamment le double CD In memoriam Gilles Deleuze) et peigneront
« sur » lui. Mais depuis les années 1970 on assiste
à un nombre croissant de mémoires universitaires et
d'ouvrages savants et/ou polémiques étudiant son œuvre.
Sa contribution explicite au questionnement politique se limite
à quelques textes courts : une intervention sur la «
Grandeur de Yasser Arafat » (Revue d'études palestiniennes
n° 18, 1984), quelques articles de journaux, principalement
pour soutenir des amis ou des causes défendues par ses amis
(par exemple, la « Lettre ouverte aux juges de Negri »
dans La Repubblica du 10 mai 1979 ou le soutien à la candidature
de Coluche à l'élection présidentielle dans
Le Monde du 19 novembre 1980), et surtout, un entretien avec Toni
Negri dans le 1er numéro de l'ancêtre de Multitudes,
la revue Futur antérieur (1990), intitulé «
Le devenir révolutionnaire et les créations politiques
» ; ce texte fut repris dans Pourparlers sous le titre «
Contrôle et devenir », augmenté d'un «
Post-scriptum sur les sociétés de contrôle »
où Burroughs et Foucault se rejoignent. -- Je dis bien sa
contribution explicite, car dans des thèmes comme celui de
« minorité » (et ses figures affiliées,
la pensée nomade, les lignes de fuite, les devenirs) ou de
« peuple absent » (repris aux cinéastes Huillet
& Straub), dans son approche de la pratique philosophique comme
une « création de concepts » qui s'opposerait
à toute notion de « dialogue » ou d' «
agir communicationel », on retrouve des motifs politiques
forts, mais implicites.
A ces indications on ajoutera qu'à sa mort, Deleuze laissait
derrière lui un projet de livre au titre prometteur, Grandeur
de Marx.
Note : on trouvera un grand nombre de cours de Deleuze à
l'université de Paris VIII (Vincennes, puis St-Denis) en
ligne au site 'Webdeleuze', ainsi qu'une excellente bibliographie
établie par Timothy Murphy : http://www.webdeleuze.com/html/TXT/...
( Notice biographique rédigée par Charles Wolfe)
* A propos des nouveaux philosophes et d'un problème plus
général
Le vendredi 30 janvier 2004
* -
* Le devenir révolutionnaire et les créations politiques
mai 1990
A propos des nouveaux philosophes et d'un problème plus général
par Gilles Deleuze
Ce texte de Gilles Deleuze a été publié comme
Supplément au n°24, mai 1977, de la revue bimestrielle
Minuit, et distribué gratuitement.
- Que penses-tu des « nouveaux philosophes » ?
Rien. Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux
raisons possibles à cette nullité. D'abord ils procèdent
par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE
pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi,
etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des
dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l'ange.
En même temps, plus le contenu de pensée est faible,
plus le penseur prend d'importance, plus le sujet d'énonciation
se donne de l'importance par rapport aux énoncés vides
(« moi, en tant que lucide et courageux, je vous dis..., moi,
en tant que soldat du Christ..., moi, de la génération
perdue..., nous, en tant que nous avons fait mai 68..., en tant
que nous ne nous laissons plus prendre aux semblants... »).
Avec ces deux procédés, ils cassent le travail. Car
ça fait déjà un certain temps que, dans toutes
sortes de domaines, les gens travaillent pour éviter ces
dangers-là. On essaie de former des concepts à articulation
fine, ou très différenciée, pour échapper
aux grosses notions dualistes. Et on essaie de dégager des
fonctions créatrices qui ne passeraient plus par la fonction-auteur
(en musique, en peinture, en audio-visuel, en cinéma, même
en philosophie). Ce retour massif à un auteur ou à
un sujet vide très vaniteux, et à des concepts sommaires
stéréotypés, représente une force de
réaction fâcheuse. C'est conforme à la réforme
Haby : un sérieux allègement du « programme
» de la philosophie.
- Dis-tu cela parce que B.-H. Lévy vous attaque violemment,
Guattari et toi, dans son livre Barbarie à visage humain
?
Non, non, non. Il dit qu'il y a un lien profond entre L'Anti-Œdipe
et « l'apologie du pourri sur fumier de décadence »
(c'est comme cela qu'il parle), un lien profond entre L'Anti-Œdipe
et les drogués. Au moins, ça fera rire les drogués.
Il dit aussi que le Cerfi est raciste : là, c'est ignoble.
Il y a longtemps que je souhaitais parler des nouveaux philosophes,
mais je ne voyais pas comment. Ils auraient dit tout de suite :
voyez comme il est jaloux de notre succès. Eux, c'est leur
métier d'attaquer, de répondre, de répondre
aux réponses. Moi, je ne peux le faire qu'une fois. Je ne
répondrai pas une autre fois. Ce qui a changé la situation
pour moi, c'est le livre d'Aubral et de Delcourt, Contre la nouvelle
philosophie. Aubral et Delcourt essaient vraiment d'analyser cette
pensée, et ils arrivent à des résultats très
comiques. Ils ont fait un beau livre tonique, ils ont été
les premiers à protester. Ils ont même affronté
les nouveaux philosophes à la télé, dans l'émission
« Apostrophes ». Alors, pour parler comme l'ennemi,
un Dieu m'a dit qu'il fallait que je suive Aubral et Delcourt, que
j'aie ce courage lucide et pessimiste.
- Si c'est une pensée nulle, comment expliquer qu'elle semble
avoir tant de succès, qu'elle s'étende et reçoive
des ralliements comme celui de Sollers ?
Il y a plusieurs problèmes très différents.
D'abord, en France on a longtemps vécu sur un certain mode
littéraire des « écoles ». Et c'est déjà
terrible, une école : il y a toujours un pape, des manifestes,
des déclarations du type « je suis l'avant-garde »,
(les excommunications, des tribunaux, des retournements politiques,
etc. En principe général, on a d'autant plus raison
qu'on a passé sa vie à se tromper, puisqu'on peut
toujours dire « je suis passé par là ».
C'est pourquoi les staliniens sont les seuls à pouvoir donner
des leçons d'antistalinisme. Mais enfin, quelle que soit
la misère des écoles, on ne peut pas dire que les
nouveaux philosophes soient une école. Ils ont une nouveauté
réelle, ils ont introduit en France le marketing littéraire
ou philosophique, au lieu de faire une école. Le marketing
a ses principes particuliers :
1. il faut qu'on parle d'un livre et qu'on en fasse parler, plus
que le livre lui-même ne parle ou n'a à dire. A la
limite, il faut que la multitude des articles de journaux, d'interviews,
de colloques, d'émissions radio ou télé remplacent
le livre, qui pourrait très bien` ne pas exister du tout.
C'est pour cela que le travail auquel se donnent les nouveaux philosophes
est moins au niveau des livres qu'ils font que des articles à
obtenir, des journaux et émissions à occuper, des
interviews à placer, d'un dossier à faire, d'un numéro
de Playboy. Il y a là toute une activité qui, à
cette échelle et à ce degré d'organisation,
semblait exclue de la philosophie, ou exclure la philosophie.
2. Et puis, du point de vue d'un marketing, il faut que le même
livre ou le même produit aient plusieurs versions, pour convenir
à tout le monde une version pieuse, une athée, une
heideggerienne, une gauchiste, une centriste, même une chiraquienne
ou néo-fasciste, une « union de la gauche » nuancée,
etc. D'où l'importance d'une distribution des rôles
suivant les goûts. Il y a du Dr Mabuse dans Clavel, un Dr
Mabuse évangélique, Jambet et Lardreau, c'est Spöri
et Pesch, les deux aides à Mabuse (ils veulent « mettre
la main au collet » de Nietzsche). Benoist, c'est le coursier,
c'est Nestor. Lévy, c'est tantôt l'imprésario,
tantôt la script-girl, tantôt le joyeux animateur, tantôt
le dise-jockey. Jean Cau trouve tout ça rudement bien ; Fabre-Luce
se fait disciple de Glucksmann ; on réédite Benda,
pour les vertus du clerc. Quelle étrange constellation.
Sollers avait été le dernier en France à faire
encore une école vieille manière, avec papisme, excommunications,
tribunaux. Je suppose que, quand il a compris cette nouvelle entreprise,
il s'est dit qu'ils avaient raison, qu'il fallait faire alliance,
et que ce serait trop bête de manquer ça. Il arrive
en retard, mais il a bien vu quelque chose. Car cette histoire de
marketing dans le livre de philosophie, c'est réellement
nouveau, c'est une idée, il « fallait » l'avoir.
Que les nouveaux philosophes restaurent une fonction-auteur vide,
et qu'ils procèdent avec des concepts creux, toute cette
réaction n'empêche pas un profond modernisme, une analyse
très adaptée du paysage et du marché. Du coup,
je crois que certains d'entre nous peuvent même éprouver
une curiosité bienveillante pour cette opération,
d'un point de vue purement naturaliste ou entomologique. Moi, c'est
différent, parce que mon point de vue est tératologique
: c'est de l'horreur.
- Si c'est une question de marketing, comment expliques-tu qu'il
ait fallu les attendre, et que ce soit maintenant que ça
risque de réussir ?
Pour plusieurs raisons, qui nous dépassent et les dépassent
eux-mêmes. André Scala a analysé récemment
un certain renversement dans les rapports journalistes-écrivains,
presse-livre. Le journalisme, en liaison avec la radio et la télé,
a pris de plus en plus vivement conscience de sa possibilité
de créer l'événement (les fuites contrôlées,
Watergate, les sondages ?). Et de même qu'il avait moins besoin
de se référer à des événements
extérieurs, puisqu'il en créait une large part, il
avait moins besoin aussi de se rapporter à des analyses extérieures
au journalisme, ou à des personnages du type « intellectuel
», « écrivain » : le journalisme découvrait
en lui-même une pensée autonome et suffisante. C'est
pourquoi, à la limite, un livre vaut moins que l'article
de journal qu'on fait sur lui ou l'interview à laquelle il
donne lieu. Les intellectuels et les écrivains, même
les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes
s'ils veulent se conformer aux normes. C'est un nouveau type de
pensée, la pensée-interview, la pensée-entretien,
la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait sur un
article de journal, et non plus l'inverse. Les rapports de force
ont tout à fait changé, entre journalistes et intellectuels.
Tout a commencé avec la télé, et les numéros
de dressage que les interviewers ont fait subir aux intellectuels
consentants. Le journal n'a plus besoin du livre. je ne dis pas
que ce retournement, cette domestication de l'intellectuel, cette
journalisation, soit une catastrophe. C'est comme ça : au
moment même où l'écriture et la pensée
tendaient à abandonner la fonction-auteur, au moment où
les créations ne passaient plus par la fonction-auteur, celle-ci
se trouvait reprise par la radio et la télé, et par
le journalisme. Les journalistes devenaient les nouveaux auteurs,
et les écrivains qui souhaitaient encore être des auteurs
devaient passer par les journalistes, ou devenir leurs propres journalistes.
Une fonction tombée dans un certain discrédit. retrouvait
une modernité et un nouveau conformisme, en changeant de
lieu et d'objet. C'est cela qui a rendu possible les entreprises
de marketing intellectuel. Est-ce qu'il y a d'autres usages actuels
d'une télé, d'une radio ou d'un journal ? Évidemment,
mais ce n'est plus la question des nouveaux philosophes. Je voudrais
en parler tout à l'heure.
Il y a une autre raison. Nous sommes depuis longtemps en période
électorale. Or, les élections, ce n'est pas un point
local ni un jour à telle date. C'est comme une grille qui
affecte actuellement notre manière de comprendre et même
de percevoir. On rabat tous les événements, tous les
problèmes, sur cette grille déformante. Les conditions
particulières des élections aujourd'hui font que le
seuil habituel de connerie monte. C'est sur cette grille que les
nouveaux philosophes se sont inscrits dès le début.
Il importe peu que certains d'entre eux aient été
immédiatement contre l'union de la gauche, tandis que d'autres
auraient souhaité fournir un brain-trust de plus à
Mitterrand. Une homogénéisation des deux tendances
s'est produite, plutôt contre la gauche, mais surtout à
partir d'un thème qui était présent déjà
dans leurs premiers livres : la haine de 68. C'était à
qui cracherait le mieux sur mai 68. C'est en fonction de cette haine
qu'ils ont construit leur sujet d'énonciation : « Nous,
en tant que nous avons fait mai 68 ( ? ? ), nous pouvons vous dire
que c'était bête, et que nous ne le ferons plus. »
Une rancœur de 68, ils n'ont que ça à vendre.
C'est en ce sens que, quelle que soit leur position par rapport
aux élections, ils s'inscrivent parfaitement sur la grille
électorale. A partir de là, tout y passe, marxisme,
maoïsme, socialisme, etc., non pas parce que les luttes réelles
auraient fait surgir de nouveaux ennemis, de nouveaux problèmes
et de nouveaux moyens, mais parce que LA révolution doit
être déclarée impossible, uniformément
et de tout temps. C'est pourquoi tous les concepts qui commençaient
à fonctionner d'une manière très différenciée
(les pouvoirs, les résistances, les désirs, même
la « plèbe ») sont à nouveau globalisés,
réunis dans la fade unité du pouvoir, de la loi, de
l'État, etc. C'est pourquoi aussi le Sujet pensant revient
sur la scène, car la seule possibilité de la révolution,
pour les nouveaux philosophes, c'est l'acte pur du penseur qui la
pense impossible.
Ce qui me dégoûte est très simple : les nouveaux
philosophes font une martyrologie, le Goulag et les victimes de
l'histoire. Ils vivent de cadavres. Ils ont découvert la
fonction-témoin, qui ne fait qu'un avec celle d'auteur ou
de penseur (voyez le numéro de Playboy : c'est nous les témoins...).
Mais il n'y aurait jamais eu de victimes si celles-ci avaient pensé
comme eux, ou parlé comme eux. Il a fallu que les victimes
pensent et vivent tout autrement pour donner matière à
ceux qui pleurent en leur nom, et qui pensent en leur nom, et donnent
des leçons en leur nom. Ceux qui risquent leur vie pensent
généralement en termes de vie, et pas de mort, d'amertume
et de vanité morbide. Les résistants sont plutôt
de grands vivants. Jamais on n'a mis quelqu'un en prison pour son
impuissance et son pessimisme, au contraire. Du point de vue des
nouveaux philosophes, les victimes se sont fait avoir, parce qu'elles
n'avaient pas encore compris ce que les nouveaux philosophes ont
compris. 5i je faisais partie d'une association, je porterais plainte
contre les nouveaux philosophes, qui méprisent un peu trop
les habitants du Goulag.
- Quand tu dénonces le marketing, est-ce que tu milites
pour la conception vieux-livre, ou pour les écoles ancienne
manière ?
Non, non, non. Il n'y a aucune nécessité d'un tel
choix : ou bien marketing, ou bien vieille manière. Ce choix
est faux. Tout ce qui se passe de vivant actuellement échappe
à cette alternative. Voyez comme les musiciens travaillent,
comme les gens travaillent dans les sciences, comme certains peintres
essaient de travailler, comment des géographes organisent
leur travail (cf. la revue Hérodote). Le premier trait, c'est
les rencontres. Pas du tout les colloques ni les débats,
mais, en travaillant dans un domaine, on rencontre des gens qui
travaillent dans un tout autre domaine, comme si la solution venait
toujours d'ailleurs. Il ne s'agit pas de comparaisons ou d'analogies
intellectuelles, mais d'intersections effectives, de croisements
de lignes. Par exemple (cet exemple est important, puisque les nouveaux
philosophes parlent beaucoup d'histoire de la philosophie), André
Robinet renouvelle aujourd'hui l'histoire de la philosophie, avec
des ordinateurs ; il rencontre forcément Xenakis. Que des
mathématiciens puissent faire évoluer ou modifier
un problème d'une tout autre nature ne signifie pas que le
problème reçoit une solution mathématique,
mais qu'il comporte une séquence mathématique qui
entre en conjugaison avec d'autres séquences. C'est effarant,
la manière dont les nouveaux philosophes traitent «
la » science. Rencontrer avec son propre travail le travail
des musiciens, des peintres ou des savants est la seule combinaison
actuelle qui ne se ramène ni aux vieilles écoles ni
à un néo-marketing. Ce sont ces points singuliers
qui constituent des foyers de création, des fonctions créatrices
indépendantes de la fonction-auteur, détachées
de la' fonction-auteur. Et ça ne vaut pas seulement pour
des croisements de domaines différents, c'est chaque domaine,
chaque morceau de -domaine, si petit soit-il, qui est déjà
fait de tels croisements. Les philosophes doivent venir de n'importe
où : non pas au sens où la philosophie dépendrait
d'une sagesse populaire un peu partout, mais au sens où chaque
rencontre en produit, en même temps qu'elle définit
un nouvel usage, une nouvelle position d'agencements - musiciens
sauvages et radios pirates. Eh bien, chaque fois que les fonctions
créatrices désertent ainsi la fonction-auteur, on
voit celle-ci se réfugier dans un nouveau conformisme de
« promotion ». C'est toute une série de batailles
plus ou moins visibles : le cinéma, la radio, la télé
sont la possibilité de fonctions créatrices qui ont
destitué l'Auteur ; mais la fonction-auteur se reconstitue
à l'abri des usages conformistes de ces médias. Les
grandes sociétés de production se remettent à
favoriser un « cinéma d'auteur » ; Jean-Luc Godard
trouve alors le moyen de faire passer de la création dans
la télé ; mais la puissante organisation de la télé
a elle-même ses fonctions-auteur par lesquelles elle empêche
la création. Quand la littérature, la musique, etc.,
conquièrent de nouveaux domaines de création, la fonction-auteur
se reconstitue dans le journalisme, qui va étouffer ses propres
fonctions créatrices et celles de la littérature.
Nous retombons sur les nouveaux philosophes : ils ont reconstitué
une pièce étouffante, asphyxiante, là où
un peu d'air passait. C'est la négation de toute politique,
et de toute expérimentation. Bref, ce que je leur reproche,
c'est de faire un travail de cochon ; et que ce travail s'insère
dans un nouveau type de rapport presse-livre parfaitement réactionnaire
: nouveau, oui, mais conformiste au plus haut point. Ce ne sont
pas les nouveaux philosophes qui importent. Même s'ils s'évanouissent
demain, leur entreprise de marketing sera recommencée. Elle
représente en effet la soumission de toute pensée
aux médias ; du même coup, elle donne à ces
médias le minimum de caution et de tranquillité intellectuelles
pour étouffer les tentatives de création qui les feraient
bouger eux-mêmes. Autant de débats crétins à
la télé, autant de petits films narcissiques d'auteur
- d'autant moins de création possible dans la télé
et ailleurs. Je voudrais proposer une charte des intellectuels,
dans leur situation actuelle par rapport aux médias, compte
tenu des nouveaux rapports de force : refuser, faire valoir des
exigences, devenir producteurs, au lieu d'être des auteurs
qui n'ont plus que l'insolence des domestiques ou les éclats
d'un clown de service. Beckett, Godard ont su s'en tirer, et créer
de deux manières très différentes : il y a
beaucoup de possibilités, dans le cinéma, l'audio-visuel,
la musique, les sciences, les livres... Mais les nouveaux philosophes,
c'est vraiment l'infection qui s'efforce d'empêcher tout ça.
Rien de vivant ne passe par eux, mais ils auront accompli leur fonction
s'ils tiennent assez la scène pour mortifier quelque chose.
5 juin 1977.
Le devenir révolutionnaire et les créations politiques
Entretien réalisé par Toni Negri
par Gilles Deleuze
Dans votre vie intellectuelle le problème du politique semble
avoir été toujours présent. D'un côté,
la participation aux mouvements (prisons, homosexuels, autonomie
italienne, Palestiniens), de l'autre, la problématisation
constante des institutions se suivent et s'entremêlent dans
votre oeuvre, depuis le livre sur Hume jusqu'à celui sur
Foucault. D'où naît cette approche continue à
la question du politique et comment réussit-elle à
se maintenir toujours là, au fil de votre oeuvre ? Pourquoi
le rapport mouvement-institutions est-il toujours problématique
?
Ce qui m'intéressait, c'étaient les créations
collectives plutôt que les représentations. Dans les
« institutions », il y a tout un mouvement qui se distingue
à la fois des lois, et des contrats. Ce que je trouvais chez
Hume, c'était une conception très créatrice
de l'institution et du Droit. Au début je m'intéressais
plus au Droit qu'à la politique. Ce qui me plaisait même
chez Masoch et Sade, c'était leur conception tout à
fait tordue du contrat selon Masoch, de l'institution selon Sade,
rapportés à la sexualité. Aujourd'hui encore,
le travail de François Ewald pour restaurer une philosophie
du Droit me semble essentiel. Ce qui m'intéresse, ce n'est
pas la loi ni les lois (l'une est une notion vide, les autres, des
notions complaisantes), ni même le Droit ou les droits, c'est
la jurisprudence. C'est la jurisprudence qui est vraiment créatrice
de droit : il faudrait qu'elle ne reste pas confiée aux juges.
On songe déjà à établir le droit de
la biologie moderne : mais tout, dans la biologie moderne et les
nouvelles situations qu'elle crée, les nouveaux événements
qu'elle rend possibles, est affaire de jurisprudence. Ce n'est pas
un comité des sages, moral et pseudo-compétent, dont
on a besoin, mais de groupes d'usagers. C'est là qu'on passe
du droit à la politique. Une sorte de passage à la
politique, je l'ai fait pour mon compte, avec mai 68, à mesure
que je prenais contact avec des problèmes précis,
grâce à Guattari, grâce à Foucault, grâce
à Elie Sambar. L'Anti-OEdipe fut tout entier un livre de
philosophie politique.
Vous avez ressenti les événements de 68 comme étant
le triomphe de l'Intempestif, la réalisation de la contreeffectuation.
Déjà dans les années avant 68, dans le travail
sur Nietzsche, de même qu'un peu plus tard, dans Sacher Masoch,
le politique est reconquis chez vous comme possibilité, événement,
singularité. Il y a des courts-circuits qui ouvrent le présent
sur le futur. Et qui modifient, donc, les institutions mêmes
? Mais après 68, votre évaluation semble se nuancer
: la pensée nomade se présente toujours, dans le temps,
sous la forme de la contre-effectuation instantanée ; dans
l'espace, seulement un « devenir minoritaire est universel
». Mais qu'est-ce donc que cette universalité de l'intempestif
?
C'est que, de plus en plus, j'ai été sensible à
une distinction possible entre le devenir et l'histoire. C'est Nietzsche
qui disait que rien d'important ne se fait sans une « nuée
non-historique ». Ce n'est pas une opposition entre l'éternel
et l'historique, ni entre la contemplation et l'action : Nietzsche
parle de ce qui se fait, de l'événement même
ou du devenir. Ce que l'histoire saisit de l'événement,
c'est son effectuation dans des états de choses, mais l'événement
dans son devenir échappe à l'histoire. L'histoire
n'est pas l'expérimentation, elle est seulement l'ensemble
des conditions presque négatives qui rendent possible l'expérimentation
de quelque chose qui échappe à l'histoire. Sans l'histoire
l'expérimentation resterait indéterminée, inconditionnée,
mais l'expérimentation n'est pas historique. Dans un grand
livre de philosophie, Clio, Péguy expliquait qu'il y a deux
manières de considérer l'événement,
l'une qui consiste à passer le long de l'événement,
à en recueillir l'effectuation dans l'histoire, le conditionnement
et le pourrissement dans l'histoire, mais l'autre à remonter
l'événement, à s'installer en lui comme dans
un devenir, à rajeunir et à vieillir en lui tout à
la fois, à passer par toutes ses composantes ou singularités.
Le devenir n'est pas de l'histoire ; l'histoire désigne seulement
l'ensemble des conditions si récentes soient-elles, dont
on se détourne pour « devenir », c'est-à-dire
pour créer quelque chose de nouveau. C'est exactement ce
que Nietzsche appelle l'Intempestif. Mai 68 a été
la manifestation, l'irruption d'un devenir à l'état
pur. Aujourd'hui la mode est de dénoncer les horreurs de
la révolution. Ce n'est même pas nouveau, tout le romantisme
anglais est plein d'une réflexion sur Cromwell très
analogue à celle sur Staline aujourd'hui. On dit que les
révolutions ont un mauvais avenir. Mais on ne cesse pas de
mélanger deux choses, l'avenir des révolutions dans
l'histoire et le devenir-révolutionnaire des gens. Ce ne
sont même pas les mêmes gens dans les deux cas. La seule
chance des hommes est dans le devenir révolutionnaire, qui
peut seul conjurer la honte, ou répondre à l'intolérable.
Il me semble que Mille Plateaux, que je considère comme
l'une des grandes oeuvres philosophiques de ce siècle, est
aussi un catalogue de problèmes irrésolus, surtout
dans le domaine de la philosophie politique. Les couples conflictuels
processus-projet, singularité-sujet, composition-organisation,
lignes de fuite, dispositifs et stratégies, micro-macro,
etc. - tout cela, non seulement reste toujours ouvert mais est sans
cesse réouvert, avec une volonté théorique
inouïe et avec une violence qui rappelle le ton des hérésies.
Je n'ai rien contre une telle subversion, bien au contraire... Mais
quelquefois il me semble entendre une note tragique, là où
on ne sait pas où amène la « machine de guerre
».
Je suis touché de ce que vous me dites. Je crois que Félix
Guattari et moi, nous sommes restés marxistes, de deux manières
différentes peut-être, mais tous les deux. C'est que
nous ne croyons pas à une philosophie politique qui ne serait
pas centrée sur l'analyse du capitalisme et de ses développements.
Ce qui nous intéresse le plus chez Marx, c'est l'analyse
du capitalisme comme système immanent qui ne cesse de repousser
ses propres limites, et qui les retrouve toujours à une échelle
agrandie, parce que la limite, c'est le Capital lui-même.
Mille Plateaux indique beaucoup de directions dont voici les trois
principales : d'abord une société nous semble se définir
moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite, elle fuit
de partout, et c'est très intéressant d'essayer de
suivre à tel ou tel moment les lignes de fuite qui se dessinent.
Soit l'exemple de l'Europe aujourd'hui : les hommes politiques occidentaux
se sont donné beaucoup de mal pour la faire, les technocrates,
beaucoup de mal pour uniformiser régimes et règlements,
mais d'une part ce qui risque de surprendre, c'est les explosions
qui peuvent se faire chez les jeunes, chez les femmes, en fonction
du simple élargissement des limites (cela n'est pas «
technocratisable »), et d'autre part c'est assez gai de se
dire que cette Europe est déjà complètement
dépassée avant d'avoir commencé, dépassée
par les mouvements qui viennent de l'Est. Ce sont de sérieuses
lignes de fuite. Il y a une autre direction dans Mille Plateaux,
qui ne consiste plus seulement à considérer les lignes
de fuite plutôt que les contradictions, mais les minorités
plutôt que les classes. Enfin une troisième direction,
qui consiste à chercher un statut des « Machines de
guerre », qui ne se définiraient pas du tout par la
guerre, mais par une certaine manière d'occuper, de remplir
l'espace-temps, ou d'inventer de nouveaux espaces-temps : les mouvements
révolutionnaires (on ne considère pas suffisamment
par exemple comment l'OLP a dû inventer un espace-temps dans
le monde arabe), mais aussi les mouvements d'art sont de telles
machines de guerre.
Vous dites que tout cela n'est pas sans une tonalité tragique,
ou mélancolique. Je crois voir pourquoi. J'ai été
très frappé par toutes les pages de Primo Levi où
il explique que les camps nazis ont introduit en nous « la
honte d'être un homme ». Non pas, dit-il, que nous soyons
tous responsables du nazisme, comme on voudrait nous le faire croire,
mais nous avons été souillés par lui : même
les survivants des camps ont dû passer des compromis, ne serait-ce
que pour survivre. Honte qu'il y ait eu des hommes pour être
nazis, honte de n'avoir pas pu ni su l'empêcher, honte d'avoir
passé des compromis, c'est tout ce que Primo Levi appelle
la « zone grise ». Et la honte d'être un homme,
il arrive aussi que nous l'éprouvions dans des circonstances
simplement dérisoires : devant une trop grande vulgarité
de penser, devant une émission de variétés,
devant le discours d'un ministre, devant des propos de bons-vivants.
C'est un des motifs les plus puissants de la philosophie, ce qui
en fait forcément une philosophie politique. Dans le capitalisme,
il n'y a qu'une chose qui soit universelle, c'est le marché.
Il n'y a pas d'État universel, justement parce qu'il y a
un marché universel dont les Etats sont des foyers, des Bourses.
Or il n'est plus universalisant, homogénéisant, c'est
une fantastique fabrication de richesse et de misère. Il
n'y a pas d'État démocratique qui ne soit compromis
jusqu'au coeur dans cette fabrication de la misère humaine.
La honte, c'est que nous n'ayons aucun moyen sûr pour préserver,
et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris
en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera
dans l'histoire, c'est ce qui impose un perpétuel «
souci ». Nous ne disposons plus d'une image du prolétaire
duquel il suffirait de prendre conscience.
Comment le devenir minoritaire peut-il être puissant ? Comment
la résistance peut-elle devenir une insurrection ? En vous
lisant, je suis toujours dans le doute à propos des réponses
à donner à de telles questions, même si, dans
vos oeuvres, je trouve toujours l'impulsion qui m'oblige à
reformuler théoriquement et pratiquement de telles questions.
Et pourtant, quand je lis vos pages sur l'imagination ou les notions
communes chez Spinoza, ou quand je suis dans l'Image-Temps votre
description sur la composition du cinéma révolutionnaire
dans les pays du tiers monde, et que je saisis avec vous le passage
de l'image à la fabulation, à la praxis politique,
j'ai presque l'impression d'avoir trouvé une réponse...
Ou est-ce que je me trompe ? Existe-t-il donc un mode pour que la
résistance des opprimés puisse devenir efficace et
l'intolérable définitivement effacé ? Existe-t-il
un mode pour que la masse de singularités et d'atomes que
nous sommes tous puisse se présenter comme pouvoir constituant,
ou au contraire, devons-nous accepter le paradoxe juridique d'après
lequel le pouvoir constituant ne peut être défini que
par le pouvoir constitué ?
Les minorités et les majorités ne se distinguent
pas par le nombre. Une minorité peut être plus nombreuse
qu'une majorité. Ce qui définit la majorité,
c'est un modèle auquel il faut être conforme : par
exemple l'Européen moyen adulte mâle habitant des villes...
Tandis qu'une minorité n'a pas de modèle, c'est un
devenir, un processus. On peut dire que la majorité, ce n'est
Personne. Tout le monde, sous un aspect ou un autre, est pris dans
un devenir minoritaire qui l'entraînerait dans des voies inconnues
s'il se décidait à le suivre. Quand une minorité
se crée des modèles, c'est parce qu'elle veut devenir
majoritaire, et c'est sans doute inévitable pour sa survie
ou son salut (par exemple avoir un Etat, être reconnue, imposer
ses droits). Mais sa puissance vient de ce qu'elle a su créer,
et qui passera plus ou moins dans le modèle, sans en dépendre.
Le peuple, c'est toujours une minorité créatrice,
et qui le reste, même quand elle conquiert une majorité
: les deux choses peuvent coexister parce qu'elles ne se vivent
pas sur le même plan. Les plus grands artistes (pas du tout
des artistes populistes) font appel à un peuple, et constatent
que « le peuple manque » : Mallarmé, Rimbaud,
Klee, Berg. Au cinéma, les Straub. L'artiste ne peut que
faire appel à un peuple, il en a besoin au plus profond de
son entreprise, il n'a pas à le créer et ne le peut
pas. L'art, c'est ce qui résiste : il résiste à
la mort, à la servitude, à l'infamie, à la
honte. Mais le peuple ne peut pas s'occuper d'art. Comment un peuple
se crée, dans quelles souffrances abominables ? Quand un
peuple se crée, c'est par ses moyens propres, mais de manière
à rejoindre quelque chose de l'art (Garel dit que le musée
du Louvre, lui aussi, contient une somme de souffrance abominable),
ou de manière à ce que l'art rejoigne ce qui lui manquait.
L'utopie n'est pas un bon concept : il y a plutôt une «
fabulation » commune au peuple et à l'art. Il faudrait
reprendre la notion bergsonnienne de fabulation pour lui donner
un sens politique.
Dans votre livre sur Foucault et puis aussi dans l'interview télévisuelle
à l'INA, vous proposez d'approfondir l'étude de trois
pratiques du pouvoir - le Souverain, le Disciplinaire - et surtout
celui du Contrôle sur la « communication » qui
aujourd'hui est en train de devenir hégémonique. D'un
côté ce dernier scénario renvoie à la
plus haute perfection de la domination qui touche aussi la parole
et l'imagination, mais de l'autre, jamais autant qu'aujourd'hui,
tous les hommes, toutes les minorités, toutes les singularités
sont potentiellement capables de reprendre la parole, et avec elle,
un plus haut degré de liberté. Dans l'utopie marxienne
des « Grundrisse », le communisme se configure justement
comme une organisation transversale d'individus libres, sur une
base technique qui en garantit les conditions. Le communisme est-il
encore pensable ? Dans la société de la communication,
peut-être est-il moins utopique qu'hier ?
C'est certain que nous entrons dans des sociétés
de « contrôle », qui ne sont plus exactement disciplinaires.
Foucault est souvent considéré comme le penseur des
sociétés de discipline, et de leur technique principale,
l'enfermement (pas seulement l'hôpital et la prison, mais
l'école, l'usine, la caserne). Mais en fait, il est l'un
des premiers à dire que les sociétés disciplinaires,
c'est ce que nous sommes en train de quitter, ce que nous ne sommes
déjà plus. Nous entrons dans des sociétés
de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais
par contrôle continu et communication instantanée.
Bien sûr on ne cesse de parler de prison, d'école,
d'hôpital : ces institutions sont en crise. Mais si elles
sont en crise, c'est précisément dans des combats
d'arrière-garde. Ce qui se met en place, à tâtons,
ce sont de nouveaux types de sanctions, d'éducation, de soin.
Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à
domicile, etc., sont déjà apparus depuis longtemps.
On peut prévoir que l'éducation sera de moins en moins
un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre
milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit
d'une terrible formation permanente, d'un contrôle continu
s'exerçant sur l'ouvrier-lycéen ou le cadreuniversitaire.
On essaie de nous faire croire à une réforme de l'école,
alors que c'est une liquidation. Dans un régime de contrôle,
on n'en a jamais fini avec rien. Vous-même, il y a longtemps
que vous avez analysé une mutation du travail en Italie,
avec des formes de travail intérimaire, à domicile,
qui se sont confirmées depuis (et de nouvelles formes de
circulation et de distribution des produits). A chaque type de société,
évidemment, on peut faire correspondre un type de machine
les machines simples ou dynamiques pour les sociétés
de souveraineté, les machines énergétiques
pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs
pour les sociétés de contrôle. Mais les machines
n'expliquent rien, il faut analyser les agencements collectifs dont
les machines ne sont qu'une partie. Face aux formes prochaines de
contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus
durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé
délicieux et bienveillant. La recherche des « universaux
de la communication » a de quoi nous faire trembler. Il est
vrai que, avant même que les sociétés de contrôle
se soient réellement organisées, les formes de délinquance
ou de résistance (deux cas distincts) apparaissent aussi.
Par exemple les piratages ou les virus d'ordinateurs, qui remplaceront
les grèves et ce qu'on appelait au XIXe siècle «
sabotage » (le sabot dans la machine). Vous demandez si les
sociétés de contrôle ou de communication ne
susciteront pas des formes de résistance capables de redonner
des chances à un communisme conçu comme « organisation
transversale d'individus libres ». Je ne sais pas, peut-être.
Mais ce ne serait pas dans la mesure où les minorités
pourraient reprendre la parole. Peut-être la parole, la communication
est-elle pourrie. Elles sont entièrement pénétrées
par l'argent : non par accident, mais par nature. Il faut un détournement
de la parole. Créer a toujours été autre chose
que communiquer. L'important, ce sera peut-être de créer
des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper
au contrôle.
Dans Foucault et dans Le Pli, il semble que les processus de subjectivation
soient observés avec davantage d'attention que dans certaines
de vos autres oeuvres. Le sujet est la limite d'un mouvement continu
entre un dedans et un dehors. Quelles conséquences politiques
cette conception du sujet a-t-elle ? Si le sujet ne peut pas être
résolu dans l'extériorité de la citoyenneté,
peut-il instaurer celle-ci dans la puissance et la vie ? Peut-il
rendre possible une nouvelle pragmatique militante, à la
fois « pietas » pour le monde et construction très
radicale ? Quelle politique pour prolonger dans l'histoire la splendeur
de l'événement et de la subjectivité ? Comment
penser une communauté sans fondement mais puissante, sans
totalité, mais, comme chez Spinoza, absolue ?
On peut en effet parler de processus de subjectivation quand on
considère les diverses manières dont les individus
ou des collectivités se constituent comme sujets : de tels
processus ne valent que dans la mesure où, quand ils se font,
ils échappent à la fois aux savoirs constitués
et aux pouvoirs dominants. Même si par la suite ils engendrent
de nouveaux pouvoirs ou repassent dans de nouveaux savoirs. Mais,
sur le moment, ils ont bien une spontanéité rebelle.
Il n'y a là nul retour au « sujet », c'est-à-dire
à une instance douée de devoirs, de pouvoir et de
savoir. Plutôt que processus de subjectivation, on pourrait
parler aussi bien de nouveaux types d'événement :
des événements qui ne s'expliquent pas par les états
de choses qui les suscitent, ou dans lesquels ils retombent. Ils
se lèvent un instant, et c'est ce moment-là qui est
important, c'est la chance qu'il faut saisir. Ou bien on pourrait
parler simplement de cerveau : c'est le cerveau qui est exactement
cette limite d'un mouvement continu réversible entre un dedans
et un dehors, cette membrane entre les deux. De nouveaux frayages
cérébraux, de nouvelles manières de penser
ne s'expliquent pas par la micro-chirurgie, c'est au contraire la
science qui doit s'efforcer de découvrir ce qu'il peut bien
y avoir eu dans le cerveau pour qu'on se mette à penser de
telle ou telle manière. Subjectivation, événement
ou cerveau, il me semble que c'est un peu la même chose. Croire
au monde, c'est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à
fait perdu le monde, on nous en a dépossédé.
Croire au monde, c'est aussi bien susciter des événements
même petits qui échappent au contrôle, ou faire
naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou
de volume réduits. C'est ce que vous appelez « pietas
». C'est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité
de résistance, ou au contraire la soumission à un
contrôle. Il faut à la fois création et peuple.
Origine : http://www.leseditionsdeminuit.fr/index.htm
Deux régimes de fous
Accueil http://www.leseditionsdeminuit.fr/index.htm
Textes et entretiens (1975 - 1995)
Edition préparée par David Lapoujade
Collection "Paradoxe", 384 p., 25 €, ISBN 2.7073.1834.5
Les premières pages
Présentation
Ce second volume fait suite à L'Ile déserte et autres
textes. Il regroupe l'ensemble des textes rédigés
entre 1975 et 1995. La plupart d'entre eux suivent le double rythme
de l'actualité (les terrorismes italiens et allemand, la
question palestinienne, le pacifisme, etc.) et de la parution des
ouvrages (Mille Plateaux, L'Image-mouvement et L'Image-temps, Qu'est-ce
que la philosophie ?, etc.). Ce recueil comprend des conférences,
des préfaces, des articles, des entretiens, publiés
tantôt en France, tantôt à l'étranger.
Comme pour le premier volume, nous n'avons pas voulu imposer un
parti pris au sens ou à l'orientation des textes, si bien
que nous avons adopté un ordre de présentation strictement
chronologique. Il ne s'agit pas de reconstituer un quelconque livre
" de " Deleuze ou dont Deleuze aurait eu le projet. Ce
recueil vise à rendre disponible des textes souvent peu accessibles,
dispersés dans des revues, des quotidiens, des ouvrages collectifs,
des publications à l'étranger, etc.
Conformément aux exigences formulées par Deleuze,
on ne trouvera ici aucune publication posthume, ni aucun inédit.
Toutefois, ce recueil comporte un nombre important de textes inconnus
du lecteur français, mais connus des lecteurs anglo-saxons,
italiens ou japonais. A l'exception du texte n° 5, nous disposions
chaque fois des textes originaux français dont Deleuze avait
conservé une copie dactylographiée ou manuscrite*.
C'est évidemment cette version qui est présentée.
Nous indiquons cependant en note la date de parution de l'édition
américaine, anglaise ou italienne.
Pour l'essentiel, nous avons adopté les mêmes principes
que pour le premier volume. On se permet d'en rappeler certains
ici. Ne figurent pas dans le présent recueil :
- les textes pour lesquels Deleuze n'avait pas donné son
accord ;
- les cours sous quelque forme que ce soit (qu'ils aient été
publiés d'après des retranscriptions de matériaux
sonores ou audiovisuels, ou résumés par Deleuze lui-même)
;
- les articles que Deleuze a repris dans ses autres livres (dont
une grande partie a été reprise dans Pourparlers et
dans Critique et clinique). Les modifications apportées ne
justifiaient pas la réédition de l'article sous sa
forme originale ;
- les extraits de textes (passages de lettres, retranscriptions
de paroles, mots de remerciements, etc.) ;
- les textes collectifs (pétitions, questionnaires, communiqués,
etc.) ;
- les correspondances (à l'exception notable de certaines
lettres dont Deleuze avait accepté la parution, ainsi le
texte n° 55, ou de l'échange de lettres du texte n°
47 dont Fanny Deleuze a accepté la publication).
* Pour le texte n° 39 (" Foucault et les prisons "),
nous avons retranscrit l'entretien d'après l'enregistrement
sur bande magnétique.
A la différence du premier volume, nous n'avons pas toujours
suivi les dates de parution car elles présentaient parfois
un écart trop important avec les dates de rédactions.
Ainsi un texte pouvait annoncer le projet de Qu'est-ce que la philosophie
? bien après que l'ouvrage fut paru. Aussi, pour éviter
ces confusions, nous avons pris le parti, chaque fois que cela était
possible, de suivre l'ordre de rédaction, grandement aidé
en cela par le fait que la plupart des textes manuscrits ou dactylographiés
de Deleuze étaient datés avec précision. Si
l'on veut suivre l'ordre de publication, on peut se reporter à
la bibliographie complète des articles de la période
en fin de volume.
Nous avons chaque fois reproduit le texte dans sa version initiale,
en y apportant les corrections d'usage. Dans la mesure où
Deleuze rédigeait la plupart de ses entretiens, nous avons
conservé certaines caractéristiques propres à
son écriture (ponctuation, usage des majuscules, etc.).
Pour ne pas alourdir le texte de notes, nous nous sommes bornés
à donner quelques indications avant chaque texte quand elles
pouvaient éclairer les circonstances de sa rédaction
ou d'une collaboration. Faute de précision, nous avons parfois
donné un titre à des articles qui n'en avaient pas,
en le spécifiant chaque fois. Nous avons également
complété certaines références, parfois
imprécises, fourni par Deleuze. Les notes de l'éditeur
sont appelées par des lettres.
On trouvera, en fin de volume, une bibliographie complète
des articles de la période 1975-1998, ainsi qu'un index des
noms.
Presse
« Adeux, nous voudrions être l'Humpty Dumpty ou les
Laurel et Hardy de la philosophie. Une philosophie-cinéma.»
On ne croirait pas que Gilles Deleuze puisse évoquer de la
sorte son travail avec Félix Guattari. Sortie de son contexte,
la phrase, il est vrai, n'a pas grand sens. Elle figure dans la
«Note de l'auteur» dont Deleuze fait précéder
la traduction italienne de la Logique du sens. On la trouve aujourd'hui
dans Deux régimes de fous, recueil de «Textes et entretiens»
(1975-1995) qui fait suite à l'Ile déserte (1953-1974),
publié l'an dernier. La référence à
Humpty Dumpty n'y apparaît pas comme une coquetterie. Lewis
Carroll est un «explorateur», un «expérimentateur»,
qui «a le don de se renouveler selon des dimensions spatiales,
des axes topographiques», écrit Deleuze. «Dans
Alice, les choses se passent en profondeur et en hauteur : les souterrains,
les terriers, les galeries, les explosions, les chutes, les monstres,
les nourritures, mais aussi ce qui vient du haut ou est aspiré
vers le haut comme le chat du Cheschire. Dans le Miroir, il y a
au contraire une étonnante conquête des surfaces (...):
on ne s'enfonce plus, on glisse, surface plane du miroir ou du jeu
d'échecs, même les monstres deviennent latéraux.
Pour la première fois, la littérature se déclare
ainsi art des surfaces, arpentage de plans. Avec Sylvie et Bruno,
c'est encore autre chose (peut-être préfiguré
par Humpty Dumpty dans le Miroir) : deux surfaces coexistent avec
deux histoires contiguës et l'on dirait que ces deux
surfaces s'enroulent de telle sorte qu'on passe d'une histoire à
l'autre, tandis qu'elle disparaissent d'un côté pour
réapparaître de l'autre, comme si le jeu d'échecs
était devenu sphérique.» Deleuze dit cela en
1976, au moment où son livre paraît en Italie. Mais,
entre-temps (Logique du sens date de 1969), il a publié avec
Guattari l'Anti-OEdipe, véritable machine de guerre qui,
depuis 1972, sème la panique dans le monde des idées.
Le rapport avec l'excursion au pays des merveilles, des grottes
et des miroirs ? Le voici : «Dans Logique du sens, j'essaie
de dire comment la pensée s'organise selon des axes et des
directions semblables». Ainsi le platonisme, inséparable
de la hauteur, qui orientera l'image traditionnelle de la philosophie,
les présocratiques et le retour aux présocratiques,
«comme retour au souterrain, aux cavernes préhistoriques»,
les stoïciens, «et leur art des surfaces»... Et
c'est ainsi que Gilles Deleuze fait comprendre les soubresauts de
sa propre évolution théorique : «Dans Logique
du sens, la nouveauté consistait pour moi à apprendre
quelque chose des surfaces. Les notions restaient les mêmes
: "multiplicité", "singularité",
"intensité", "événement",
"infini", "problèmes", "paradoxes"
et "proportions" mais réorganisées
selon cette dimension. Les notions changeaient donc, ainsi que la
méthode, une sorte de méthode sérielle propre
aux surfaces ; et le langage changeait aussi, un langage que j'aurais
souhaité de plus en plus intensif, procédant par petites
rafales.»
Quelque chose n'allait pas cependant : la Logique «témoignait
encore d'une complaisance ingénue et coupable envers la psychanalyse».
Il fallait une autre analyse («une schizoanalyse») et
une autre méthode, qui fut aussi une politique («une
micropolitique»), prenant «la place de la psychanalyse».
Et voilà l'Anti-OEdipe, qui «n'a plus ni hauteur ni
profondeur, ni surface», où «tout arrive, se
fait, les intensités, les multiplicités, les événements,
sur une sorte de corps sphérique ou de tableau cylindrique
: corps sans organes», où, «au lieu de séries»,
il sera question de ce que Guattari nomme rhizome. «A deux,
nous voudrions être l'Humpty Dumpty...» Le mot d'ordre
sera désormais : «devenir imperceptible, faire rhizome
et ne pas prendre racine»
Edité par David Lapoujade selon les principes déjà
appliqués à l'Ile déserte (pas de publications
d'écrits pour lesquels Deleuze n'a pas donné son accord),
Deux régimes de fous contient une soixantaine de «textes
et entretiens». Ils font comme le contre-chant, ou, si l'on
veut, le contre-champ, de l'élaboration de l'oeuvre (entre
1975 et 1995, Deleuze, seul ou avec Guattari, publie entre autres
Mille Plateaux, Cinéma 1 et Cinéma 2, le Pli, Qu'est-ce
que la philosophie ?, Critique et clinique...), et sont en cela
indispensables, ne serait-ce que parce qu'ils permettent de voir
la multiplicité des plans sur lesquels le philosophe intervient
: l'Europe, la drogue, Boulez, le pacifisme, l'arrestation de Toni
Negri, Boulez, Proust, les «nouveaux philosophes», Rivette,
«les Indiens de Palestine», la guerre du Golfe, la linguistique,
les prisons, Foucault... D'un intérêt particulier sont
les préfaces que Deleuze rédige pour les éditions
étrangères de ses oeuvres, notamment celles, américaines,
de Nietzsche et la philosophie, Différence et répétition
ou Empirisme et subjectivité, toujours très éclairantes
parce que synthétiques. Mais, avec le recul, ce qui frappe,
c'est l'audace de Deleuze, cette façon, justement, de faire
aller la pensée comme si elle était poussée
par le vent. Même si cela ne peut surprendre aucun lecteur
de l'Anti-OEdipe, on est quand même saisi, pour faire un seul
exemple, de la violence avec laquelle Deleuze bombarde la psychanalyse,
«machine d'interprétation» et «machine
de subjectivation», qui «empêche toute production
du désir», qui «est faite tout entière
pour empêcher les gens de parler». «La psychanalyse
nous parle beaucoup de l'inconscient ; mais, d'une certaine manière,
c'est toujours pour le réduire, le détruire, le conjurer.
L'inconscient est conçu comme une contre-conscience, un négatif,
un parasitage de la conscience. (...) Ce que la psychanalyse appelle
production ou formation de l'inconscient, ce sont toujours des ratés,
des conflits imbéciles, des compromis débiles ou de
gros jeux de mots. Dès que ça réussit, c'est
de la sublimation, de la désexualisation, de la pensée,
ce n'est surtout pas le désir l'ennemi qui niche au
cœur de l'inconscient. Des désirs, il y en a toujours
trop : pervers polymorphe. On vous apprendra le Manque, la Culture
et la Loi, c'est-à-dire la réduction et l'abolition
du désir» (1977). Armée de «père»,
«mère», «loi» et «signifiant»,
la psychanalyse va jusqu'à se fermer à la compréhension
du délire, réduit à n'être que «la
reproduction même imaginaire d'une histoire familiale autour
d'un manque», alors qu'il relève d'un «trop-plein
d'histoire» et fait intervenir l'ensemble du champ social
et politique : ce que le délire brasse, «ce sont les
races, les civilisations, les cultures, les continents, les royaumes,
les pouvoirs, les guerres, les classes et les révolutions»
(1975).
Deux régimes de fous s'achève par «L'immanence
: une vie», dernier texte publié par Deleuze avant
qu'il ne se donne la mort le 4 novembre 1995, et par un hommage
à l'ami Félix, lequel «rêvait d'un système
dont certains segments auraient été scientifiques,
d'autres philosophiques, d'autres vécus, ou artistiques,
etc.».
Robert Maggiori, Libération, 23 octobre 2003
Il est des penseurs dont on finit par ne plus interroger leur philosophie,
mais leur rapport à la philosophie. Gilles Deleuze n’est
pas de ceux-là : philosophe, il le fut sans hésitation,
ni distance, naïvement disait-il, la main à cette pâte
qu’il travaillait pour faire lever quelques concepts. D’où
la célèbre maxime deleuzienne : « La philosophie
est une discipline aussi créatrice, aussi inventive que tout
autre discipline, et elle consiste à créer ou bien
inventer des concepts. Et les concepts, ils n’existent pas
tout faits dans une espèce de ciel où ils attendraient
qu’un philosophe les saisisse. Les concepts, il faut les fabriquer
» (« Qu’est-ce que l’acte de création
? »). Rien de plus significatif, à cet égard,
que son emportement contre les soi-disant « nouveaux philosophes
» : bien sûr, Deleuze est agacé par leur haine
de 68 (« une rancœur de 68, ils n’ont que ça
à vendre »), et leur goût prononcé pour
la martyrologie (« ils vivent de cadavres »), mais le
fond de l’affaire est ailleurs et finit donc par sortir :
« Ce que je leur reproche, c’est de faire un travail
de cochon » ! Réflexe d’artisan outré
par le manque de savoir-faire de ceux qui se réclament de
son « métier ».
De ce point de vue, le deuxième tome des « Textes et
Entretiens » (1975-1995), Deux régimes de fous, apporte
plus encore que le premier (L’Ile déserte et autres
textes (1953-1974), éd. de Minuit). Il y a, bien sûr,
à nouveau le plaisir de retrouver certains textes difficiles
d’accès : les textes politiques d’abord (sur
Toni Negri, sur la Palestine, sur mai 68 et l’effervescence
de l’Université de Vincennes) ; le pamphlet contre
les nouveaux philosophes ; la conférence à la FEMIS
(« Qu’est-ce que l’acte de création ? »)
; mais aussi toutes les étapes du dialogue si riche engagé
avec Michel Foucault (dont les notes prises sur Surveiller et punir,
document exceptionnel pour comprendre la divergence des vues entre
les deux auteurs sur la question du désir et du pouvoir).
Mais il y a également tous ces moments où transparaît
la maturité, le regard sans complaisance sur l’œuvre
: « Ici, mon idée c’était… »
; « là, nous avons créé le concept…
» ; « si c’était à refaire, je m’y
prendrais plutôt comme ça… ».
La mise à disposition en français des préfaces
aux éditions étrangères livre ici un matériau
essentiel, surtout pour tous ceux qui ont du mal à entrer
dans les œuvres les plus techniques. Quelle plus belle introduction
à Différence et répétition, par exemple,
que la préface à l’édition américaine
: « Finalement dans ce livre, il me semblait qu’on ne
pouvait atteindre aux puissances de la différence et de la
répétition qu’en mettant en question l’image
qu’on se faisait de la pensée. » Ah, la fameuse
« image de la pensée », mais qu’est-ce
que cela veut dire ? « Je veux dire que nous ne pensons pas
seulement d’après une méthode, tandis qu’il
y a une image de la pensée, plus ou moins implicite, tacite
et présupposée, qui détermine nos buts et nos
moyens, quand nous nous efforçons de penser. » Un exemple
? « Par exemple, on suppose que la pensée possède
une bonne nature, et le penseur, une bonne volonté (vouloir
« naturellement » le vrai) ; on se donne comme modèle
la récognition, c’est-à-dire le sens commun,
l’usage de toutes les facultés sur un objet supposé
le même ; on désigne l’ennemi à combattre,
l’erreur, rien d’autre que l’erreur (…).
Telle est l’image classique de la pensée. » Et
le dialogue pourrait ainsi continuer en compagnie du philosophe
expliquant sa construction jusqu’à la nouvelle image
de la pensée élaborée avec Guattari sur le
modèle du « rhizome ».
Cette belle occasion d’entrer dans les concepts deleuziens
pourra être complétée par une autre initiative
heureuse : la publication d’un Vocabulaire de Gilles Deleuze
(sous la direction de Robert Sasso et d’Arnaud Villani). «
Déterritorialisation » (mot impossible à prononcer
de l’aveu même de Deleuze et Guattari), « Multiplicité
», « Ligne de fuite », « Plan d’immanence
», tout y est, et limpidement expliqué qui plus est
! Chaque entrée est, par ailleurs, accompagnée d’un
commentaire critique qui replace la notion dans le système
et en restitue le caractère problématique. Bref, un
beau guide pour entrer dans la lecture de Deleuze.
David Rabouin, Magazine littéraire, Novembre 2003
Interview par D Eribon
Voici donc le deuxième – et dernier – volume
rassemblant les articles, préfaces et entretiens de Gilles
Deleuze. Il couvre la période allant de 1975 à 1995,
date à laquelle Deleuze s’est donné la mort.
Y résonne, bien sûr, l’écho rencontré
par son livre écrit avec Félix Guattari, « l’Anti-Œdipe
». Et il revient à la charge contre la psychanalyse,
s’en prend avec vigueur à la pratique analytique de
l’interprétation. S’il n’épargne
pas Freud – parlant de ses « pages grotesques sur la
fellation » -, la cible principale de son ironie reste évidemment
Lacan. Le programme psychanalytique, selon lui, se ramène
alors à une guerre contre le désir : « Des désirs,
il y en a toujours trop : on vous apprendra le Manque, la Culture
et la Loi, c’est-à-dire la réduction et l’abolition
du désir. » A plusieurs reprises, et en des pages superbes,
Deleuze s’explique sur le travail qu’il a mené
avec Guattari, comment ils ont écrit à deux ces grands
livres que sont « l’Anti-Œdipe », «
Kafka », « Mille plateaux » ou encore «
Qu’est-ce que la philosophie ? ».
Une autre figure éminente de la vie intellectuelle est très
présente dans ce volume, c’est Michel Foucault, qui
voulait se débarrasser de la notion – trop psychanalytique
à son goût – de « désir »,
pour lui substituer celle de « plaisir ». Pour Deleuze,
c’est le contraire : le privilège donné au «
plaisir » est une manière de figer le désir,
de l’assigner à un « territoire ». Deleuze,
qui aimait, admirait Foucault, engage la discussion dans une longue
lettre qui constitue l’un des plus beaux commentaires jamais
écrits sur lui : à la fois généreux
et sans complaisance, soulignant aussi bien les apports théoriques
que les difficultés non résolues. Il en est de même
avec « les Principaux Concepts de Michel Foucault »,
qui préfigure le livre que Deleuze écrira en 1986
sur l’auteur de « Surveiller et punir ».
Bien sûr, Deleuze éclaire aussi sa propre pensée
– à travers notamment les deux entretiens qu’il
accorde à Hervé Guibert pour « le Monde »
à propos de son livre sur le cinéma et celui sur le
peintre Francis Bacon. Mais l’on ne rendrait pas justice à
l’œuvre de Deleuze si l’on passait sous silence ses
écrits politiques. Ceux sur la Palestine sont empreints de
noblesse, d’émotion et de colère contenues. Il
y dénonce violemment la politique israélienne –
en même temps que ceux qui instrumentalisent l’accusation
d’antisémitisme pour en faire une arme contre les intellectuels
et les militants qui apportent leur soutien aux Palestiniens. «
Les Indiens de Palestine », « Grandeur de Yasser Arafat
», « les pierres » n’ont rien perdu de leur
actualité. Le ton y est grave, comme dans l’appel contre
la guerre en Irak, écrit avec René Schérer en
1991. Mais Deleuze sait aussi se faire sarcastique. A propos du débat
sur le voile à l’école par exemple : « La
guerre à l’école sur la tête couverte ou
découverte des petites filles a un aspect humoristique irrésistible.
Depuis Swift et le conflit entre ceux qui voulaient ouvrir les œufs
à la coque par le gros bout et leurs adversaires, on n’avait
pas imaginé un tel motif de guerre. »
Didier Eribon, Le Nouvel Observateur, 6 novembre 2003
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