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La valeur du travail
Entretien avec Christophe Dejours

Origine : http://www.cndp.fr/magphilo/philo06/entretien.htm

Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, dirige depuis 1990 le Laboratoire de psychologie du travail et de l'action du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Paris. Pionnier du développement de la psychodynamique du travail, il a publié en 1980 le livre de référence de cette approche, intitulé Travail et usure mentale, ouvrage qui a été réédité et augmenté en 1993 et en 2000, chez Bayard. Il a aussi publié Souffrance en France (Seuil) et, en collaboration avec De Bandt (économiste) et Dubar (sociologue), La France malade du travail (Bayard).

Mag philo : Comment définiriez-vous le travail au regard de votre approche psychodynamique et des perspectives psychopathologiques qui sont les vôtres ?

Christophe Dejours : Pour nous, le travail est d'emblée un objet transversal, un champ d'activité et d'étude très large et ubiquitaire. Ce n'est pas un objet contingent. Au contraire, il est essentiel et nécessaire au fonctionnement psychique de l'individu.

Ne l'est-il pas aussi à celui de la collectivité ?

Si, bien entendu, et c'est pourquoi on le retrouve au fondement même de ce qui tisse les relations professionnelles et l'échange, en particulier sous la forme du salariat. Mais, aujourd'hui, à côté du salariat existent diverses formes alternatives de rémunérations, sans compter l'importance du travail bénévole, la précarisation, les contrats emploi solidarité, à durée déterminée, l'intérim, etc. Certaines entreprises n'emploient plus de salariés et préfèrent recourir à de petits entrepreneurs indépendants. Elles leur demandent de se mettre à leur propre compte et les font ensuite travailler de manière quasi monopolistique. Comme « employeur » unique de ces travailleurs indépendants payés en honoraires, ces entreprises cessent d'être soumises au droit du travail, aux contraintes du salariat et aux problèmes de sécurité ou de santé, quand bien même la personne se rendrait sur le lieu de l'entreprise (il ne s'agit donc pas seulement du télétravail). Pour nous, le travail est donc un concept très large. Que l'on soit salarié, précaire, intérimaire ou bénévole, tout cela c'est du travail, c'est-à-dire une activité déployée par des femmes et des hommes pour faire face à ce qui n'a pas été prévu par l'organisation du travail prescrite - ou, si vous voulez, par les prescriptions.

Quelles spécificités contient votre définition « différentielle » du travail ?

La plupart des tâches sont encadrées par des réglementations et des modes opératoires qu'on regroupe sous le terme d'« organisation du travail prescrite ». Cette organisation peut être extrêmement précise et tatillonne. Mais, même dans ces cas-là, on peut montrer que jamais ceux qui travaillent ne respectent rigoureusement l'organisation prescrite, y compris dans les activités répétitives sous contraintes de temps. En effet, quelle que soit l'ingéniosité de cette organisation, elle ne prévoit jamais les choses telles qu'elles vont se produire. Il y a toujours des pannes, des imprévus, des incidents, des accidents, ce qui conduit à envisager la « réalité » du travail comme un ensemble de dysfonctionnements qui vient surprendre toute organisation, aussi sophistiquée soit-elle.

N'est-ce pas paradoxal ?

Ça l'est effectivement puisqu'on arrive à cette idée essentielle que le travail, c'est ce qu'il faut ajouter aux prescriptions pour que ça marche. Prenons les choses à l'envers : si les gens s'en tenaient à exécuter rigoureusement comme on le leur prescrit les consignes et les procédures, aucune production ne sortirait. Car, lorsque les gens font exactement ce qu'on leur dit de faire, ça porte un nom précis, ça s'appelle la grève du zèle. Dans le meilleur des cas, les installations tombent en panne ; dans les pires, il y a des accidents, parfois très graves. Travailler, c'est donc ajouter quelque chose à la prescription pour que ça marche.

Mais, dans ces conditions, et contrairement à une idée reçue, l'organisation prévisionnelle du travail n'est-elle pas très loin de constituer l'essentiel du travail ?

Aujourd'hui, hormis cette valeur ajoutée à la prescription et qui constitue selon nous l'essence même du travail, tout le reste peut être automatisé et robotisé. À chaque fois que vous installez de nouveaux robots, il faut réinventer, car le travail est intimement lié au zèle, déploiement d'une forme d'intelligence qui doit régner sur de l'inédit. Travailler, c'est gérer l'écart qu'il y a entre l'organisation du travail prescrite et l'organisation du travail effectif. Au niveau individuel, cette opposition entre le prescrit et l'effectif, c'est celle entre la « tâche » et l'« activité ». Sur le plan collectif, ce qui est prescrit s'appelle la « coordination » : on donne des ordres aux gens, on leur dit de faire comme ceci et comme cela ensemble. Mais si les gens exécutaient exactement ce qui est prescrit, ça ne marcherait pas. Il leur faut réinventer cette prescription collectivement et c'est ce qu'on appelle la « coopération ». Ce qui est très compliqué, c'est de savoir comment on fait pour gérer cet écart. Tout cela engage une activité normative et productrice de règles. Il faut que les agents du travail réintroduisent des accords entre eux, des normes de travail communes, qui se stabilisent en règles de métier. Il y a toute une activité « déontique », c'est-à-dire une activité de production de règles par ceux-là mêmes qui par ailleurs sont censés n'être que des exécutants.

N'est-ce pas là que s'engagent alors non seulement la question de la valeur mais aussi celle du coût du travail ?

Depuis environ vingt ans s'est engagé un processus néolibéral qui consiste à dénigrer le travail. Le progrès technoscientifique aurait eu raison du travail et la science aurait vidé le travail de tout mystère. Le travail devrait disparaître au profit des loisirs et de l'action ! Nous pensons que ces thèses sont paralogiques.

Selon vous, quelles sont les conceptions du travail qui peuvent résister aux diverses tentatives de dévalorisation ?
Si vous reconnaissez qu'il y a toujours de l'imprévu au-delà de la prescription, vous devrez considérer qu'il y a toujours un apport individuel dans tout travail. En retour, le déni du travail, c'est le déni de cette part d'humanité que chacun apporte par son activité.

Ne retrouve-t-on pas encore une forme de déni, cette fois de l'échec ?

Absolument. Déni de l'échec qui est en même temps un déni du réel. On ne parvient à vaincre le réel que par un engagement de la subjectivité tout entière. C'est d'abord une expérience « pathique », et il faut que cet échec vous habite, y compris dans l'insomnie qui vient du fait que ça ne marche pas. Il faut vraiment être habité parfois jusque dans ses rêves. Le rêve professionnel n'est pas un parasite contingent, il fait partie de l'ordinaire du travail. Il y a une idée chez Michel Henry, c'est celle de l'infrangibilité de la subjectivité. On se rend alors compte que le travail n'est pas seulement un petit peu de soi-même, mais que ça ne marche que si l'on s'engage complètement.

Qu'est-ce qui se trouve alors considérablement modifié par le travail ?

Parfois, au terme de cette mise à l'épreuve du corps et de la subjectivité, on trouve la réponse idoine : chacun doit passer par le chemin de sa propre expérience et de sa propre « ingéniosité ». Quand au bout du travail vous vous en sortez et qu'après l'errance et l'échec vous réussissez, bien évidemment vous n'êtes plus tel qu'auparavant, puisque le travail a réellement transformé la subjectivité. Le travail, ça n'est jamais uniquement produire, c'est aussi se transformer soi-même.

La valeur du travail est-elle inhérente au travail lui-même ou la tire-t-il de l'extérieur ?

Pour nous, le travail est dans un triple rapport essentiel avec la subjectivité, avec le corps et avec la vie. Si la vie c'est la valeur absolue, ce qui est tout de même la base et la supériorité de l'éthique, alors on ne peut pas relativiser la valeur du travail : le travail est absolu car il porte en lui la promesse de l'accroissement et de l'accomplissement de la subjectivité. Mais, si les conditions du triple rapport à la subjectivité, au corps et à la vie ne sont pas réunies, le travail peut être un vrai malheur. Le spectre de l'aliénation se profile quand la subjectivité ne peut plus se déployer. Et on connaît des tâches et des formes d'organisation du travail qui empêchent ce libre jeu de la subjectivité.

Le travail n'est-il pas alors une valeur en voie de disparition ?

Loin de là, il persiste à occuper une place centrale. Celle d'abord de la subjectivité et de l'identité, puisque du rapport au travail on peut sortir grandi ou détruit. La reconnaissance s'inscrit directement dans le registre de l'identité. Or, l'identité est l'armature de la santé mentale, toute crise pathologique étant centrée par une crise de l'identité. Dès lors, on comprend que le travail n'est pas du tout anodin, et comment grâce à lui des gens parviennent parfois à aller mieux.

À quel autre titre y a-t-il centralité du travail ?

Au titre du rapport entre ce qu'on appelle aujourd'hui les genres ou les sexes : il n'y a aucune indépendance possible entre le travail de production et le travail domestique. Le travail est un enjeu majeur des rapports entre les hommes et les femmes. L'espace domestique, par exemple, doit s'accorder et coopérer avec les défenses contre la souffrance qu'occasionne le travail de production. C'est ainsi que les femmes sont conduites à assumer les rapports avec la vieillesse, la maladie, les soins, etc. dans l'espace domestique pour protéger l'homme de la rencontre affective avec les vulnérabilités du corps, incompatible avec les défenses « viriles » contre la peur au travail (dans les métiers dangereux). Lorsqu'une femme progresse, notamment sur le plan professionnel, c'est toute cette structure de répartition des tâches qui vacille, et il n'est alors guère surprenant de voir tant de couples qui craquent.

Considérez-vous que le travail demeure malgré tout irremplaçable pour l'équilibre social ?

Les règles du travail sont toujours aussi des règles sociales. Une organisation du travail qui marche, c'est une organisation dans laquelle les règles passent par l'apprentissage et l'exercice de la démocratie dans l'entreprise. Mais bien évidemment, si vous n'apprenez pas la démocratie au travail, vous y apprendrez l'asservissement, la discipline aveugle, le consentement à des actes que vous réprouvez, etc. Il n'y a donc pas de neutralité du travail par rapport au politique, et plus les gens sont engagés dans l'espace public interne à l'organisation du travail, plus ils sont impliqués dans la vie de la cité et s'ouvrent aux questions qui mettent en jeu autrui, et le bien commun. Par contre, plus ils renoncent à s'impliquer dans cet espace de confrontation et de discussion dans l'organisation du travail et plus ils se replient dans la sphère privée, adoptant des stratégies fortement individualistes, résultats défensifs d'un certain désenchantement.

L'équilibre social, certes, mais aussi celui mental vous paraissent-ils avoir été modifiés, voire compromis, depuis la révolution industrielle ?

Le développement des sociétés industrialisées a bouleversé de fond en comble les manières de travailler, et le taylorisme ou le fordisme ont consommé une rupture capitale dans les équilibres tant socio-économiques qu'affectifs et psychiques. L'utopie de ces ingénieurs était d'apporter le bonheur par la richesse, l'abondance et la consommation. Pour cet objectif, ils ont gravement compromis le rapport au travail. Au bout du processus, ce n'est ni l'oisiveté ni le bonheur, mais de la surcharge de travail et des pathologies mentales.

Propos recueillis par Gilles Behnam, professeur de philosophie