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Origine : http://www.ast67.org/cong_ast/Dp2.htm
Fatigue, "stress", surmenage, anxiété, agressivité...
un nombre toujours croissant de salariés paie au prix fort
les conséquences des "nouvelles formes d'organisation
du travail et du management" dictées par la compétition
exacerbée, la règle du "juste à temps"
et du "tout tout de suite", le culte de la "performance"
et de la rentabilité.
Psychiatre et professeur de psychologie du travail au Conservatoire
National des Arts et Métiers à Paris, le Pr Christophe
Dejours étudie depuis longtemps les effets de ces pressions
sur les salariés, qui débouchent sur une "souffrance"
mentale aux répercussions psychologiques mais aussi physiques.
Dans le rapport qu'il présentera à Strasbourg, le
Pr Dejours souhaite aider les médecins du travail à
mieux comprendre les mécanismes de cette souffrance, mais
aussi leur donner des pistes pour tenter d'y remédier.
Dans leur activité quotidienne, les médecins du
travail sont en première ligne pour observer les développements
et les effets de cette souffrance, que viennent leur confier les
salariés pendant les visites et les consultations. Dans la
majorité des cas pourtant, cette souffrance ne fait pas "craquer"
les salariés, qui tentent de s'en accommoder en développant
des mécanismes de défense individuelle et en s'y résignant,
voire en s'associant eux mêmes à ce processus : le
cadre ou l'employé sous pression transfère cette pression
à ses collègues ou ses subordonnés, et, de
souffrant, se met à son tour à "faire souffrir".
LA PEUR COMME SYSTEME DE MANAGEMENT ?
"On observe une généralisation de la peur dans
l'entreprise, qui devient un véritable système de
management", constate Christophe Dejours en détaillant
ce processus : c'est d'abord la peur de la précarisation,
c'est à dire la peur permanente d'être licencié
si l'on n'est pas jugé performant. En raison de l'ampleur
du chômage, un chef d'entreprise peut facilement rappeler
à son personnel que, s'il n'est pas assez "productif",
il pourra rapidement être remplacé par quelqu'un de
plus "performant", ou simplement de plus jeune ou de plus
"motivé", acceptant un salaire moins élevé.
La seconde grande peur est liée à l'évaluation
permanente des salariés et de leur "rentabilité".
Le salarié doit montrer qu'il contribue à apporter
un bénéfice à l'entreprise, et doit lui-même
en faire la preuve, en fournissant une "auto évaluation"
de son activité.
Pour le Pr Dejours, cette notion de "rentabilité"
est en fait proche de la forfaiture, car, économiquement,
c'est une société ou une activité qui est rentable
et non pas un individu qui, entièrement dépendant
du groupe, ne dispose pas de la marge de manoeuvre suffisante pour
pouvoir être évalué selon des critères
qui s'appliquent en réalité à l'entreprise
elle-même.
Il n'en reste pas moins que le discours sur la rentabilité
"fonctionne" comme une évidence chez les salariés;
tout en renfor?ant leur peur de ne pas être "à
la hauteur", il les pousse à tout faire pour répondre
aux objectifs qui leur ont été assignés. "C'est
l'image du salarié qui en arrive à trouver normal
d'être encore au bureau à huit heures du soir ou le
week-end, au nom de la crainte de ne pas répondre à
ce qu'on attend de lui, mais aussi par peur d'être "remercié"
s'il ne donne pas son "maximum", poursuit Christophe Dejours.
Le phénomène, qui a d'abord touché les cadres,
concerne maintenant aussi des salariés occupant des rangs
hiérarchiques inférieurs, comme des techniciens. D'autres
salariés, toujours par crainte de montrer "qu'ils n'y
arrivent pas", emportent en secret du travail à finir
à la maison, et passent leurs soirées ou leurs dimanches,
"bénévolement", à achever leur travail
de bureau. Il donnent ainsi l'image d'employés qui, pendant
leurs heures normales de travail, arrivent à tout faire et
à être "meilleurs" que leurs collègues...
LE "SALAIRE DE LA PEUR" : PERPLEXITE, ANXIETE
ET PATHOLOGIES
Ces peurs permanentes de la précarisation et de l'évaluation
débouchent sur une "perplexité anxieuse"
du salarié, qui peut se traduire par des troubles cognitifs
et l'impression "de ne plus savoir raisonner ou travailler".
"Les gens se mettent à commettre d'incroyables erreurs
de logique ou de raisonnement, y compris dans leur vie personnelle,
ou souffrent de troubles de mémoire qui les poussent à
tout noter... au point que la masse des notes prises devient à
son tour inutilisable".
Christophe Dejours cite ces salariés qui écrivent
et collent des "post-it" partout, avant de s'égarer
dans l'amoncellement de leurs pense-bête et d'entrer dans
une véritable "pathologie du surmenage", qu'ils
tenteront de masquer un certain temps jusqu'à ce qu'elle
éclate au grand jour. La "traduction" de cette
souffrance psychologique s'exprime rarement par un trouble psychiatrique,
mais plutôt par une "vraie maladie", clairement
somatique mais parfaitement réelle. A côté des
affections les plus graves, de l'infarctus à la décompensation
d'un diabète ou à une maladie digestive, les "troubles
musculosquelettiques" (TMS) connaissent une recrudescence spectaculaire
chez les salariés.
Bien connus des médecins du travail, les "TMS"
constituent l'une des pathologies les plus fréquemment rencontrées
en médecine du travail, et sont avant tout des "pathologies
de la cadence et de la répétitivité",
aggravées par une mauvaise position de travail, un manque
de mouvement, une répétitivité. Mains, dos,
épaules, aucune partie du corps n'échappe à
ces troubles qui, non détectés ou non suivis, peuvent
à la longue constituer une gène majeure pour le patient.
A côté de leur caractère organique, ils constituent
aussi une conséquence physique de la souffrance endurée,
et doivent être per?us comme tels par le médecin :
un simple réaménagement de poste ne sera pas toujours
suffisant pour voir le trouble dispara?tre, car il s'inscrit dans
un environnement psychologique infiniment plus vaste.
Reste que le médecin du travail, dont l'activité
reste essentiellement préventive, peut appara?tre désarmé
face à l'ampleur des souffrances qu'il côtoie; même
si son cabinet est l'endroit privilégié o? les salariés
expriment leurs plaintes, il ne dispose guère d'instruments
concrets pour remédier à des situations qui dépassent
sa fonction.
Le médecin du travail doit-il dès lors se contenter
d'écouter et d'enregistrer cette souffrance ? Non, répond
le Pr Dejours, en rappelant que le médecin, même isolé,
dispose d'atouts pour réagir face à ces problèmes.
UN DEVOIR DE TEMOIGNAGE
Premièrement, explique le rapporteur, le médecin
doit bien conna?tre et "décortiquer" les processus
psychologiques qui génèrent cette souffrance et ses
conséquences, et savoir les identifier en tant que telles.
Il doit aussi être capable de répondre à certaines
parties du discours économique de l'entreprise qui justifie
les conditions de travail imposées aux salariés par
des impératifs de production ou de rentabilité, afin
de parler à l'employeur avec l'autorité que lui confèrent
ses compétences cliniques et théoriques et faire face
aux arguments de celui-ci : "il faut dire à l'entreprise
que ses concepts de rentabilité individuelle sont infondés,
et lui montrer que la course à l'évaluation permanente
et à la performance "détruisent" les salariés
et, à terme, nuisent à l'entreprise; "nous devons
montrer à l'employeur que nous ne sommes pas sans arguments
face à son discours, et à le placer devant ses responsabilités".
Mais le seul fait de dénoncer une situation à un
employeur ne suffira pas forcément pour la faire évoluer,
car le problème se pose au niveau de l'ensemble de la société.
"En tant qu'interlocuteur du salarié, nous recueillons
cette souffrance et nous devons en témoigner vis à
vis de la société". Ce ne sont pas les médecins
qui changeront le monde, et ce n'est d'ailleurs pas leur rôle,
mais ils doivent faire savoir ce qui ne va pas, faire conna?tre
le résultat de leurs analyses et proposer des remèdes,
au nom de la protection de la santé. Les médecins
doivent mener le débat sur les conséquences des conditions
de travail, et leur expérience servira à enrichir
la réflexion sur la crise actuelle de la société
et alerter l'opinion. Toute occasion de parler de ces problèmes
doit être saisie pour faire avancer la discussion.
L'ENTREPRISE, REFLET DE LA SOCIETE ?
Toutefois, termine Christophe Dejours, il faut savoir que la situation
n'évoluera vraiment que lorsque la société
dans son ensemble le décidera. "On ne pourra pas restreindre
indéfiniment le travail à des groupes de plus en plus
pressurés et de moins en moins nombreux, d'abord parce que
la masse de travail à accomplir dépasse la disponibilité
de ceux qui le font, et ensuite parce que la qualité commence
à s'en ressentir". De plus, à côté
de ceux qui travaillent, le poids des exclus du travail est intolérable.
"Si un centre commercial, par exemple, est obligé de
réinvestir tous ses bénéfices dans la sécurité
pour lutter contre le vol, le vandalisme ou la violence, il finira
par s'apercevoir qu'il serait plus rentable de réorganiser
son mode de fonctionnement et d'engager du personnel pris dans le
voisinage, plutôt que d'avoir à s'armer comme une forteresse
face à son environnement immédiat". Le processus
est identique pour l'ensemble de la société, car "lutter
contre les exclus qu'elle génère est moins rentable
que de chercher à les intégrer".
De même, les entreprises finiront par réaliser qu'une
gestion à long terme de leur personnel intégrant la
qualité, l'expérience et la qualification, leur est
plus profitable qu'une "utilisation à court terme"
de celui-ci. Pour le moment, ce ne sont pas les entreprises qui
paient le co?t sanitaire et social de cette "gestion de l'instant",
mais les organismes sociaux. Si ces dépenses deviennent insupportables
pour la société, celle-ci estimera aussi qu'il vaut
mieux changer ses manières de gérer l'emploi plutôt
que de poursuivre dans la même voie. L'exclusion professionnelle
ou sociale d'un côté, le surmenage sans limite imposé
aux "actifs" et l'aliénation qui en découle
pour eux de l'autre, ne cessera que le jour o? la société
reconna?tra les ravages et les co?ts de ces méthodes de travail,
en prenant conscience que celles-ci entra?nent plus d'inconvénients
que d'avantages.
Ce jour n'est peut être pas encore arrivé mais les
médecins du travail, par leur position d'observateur privilégié
du monde professionnel, et assumant leurs responsabilités
en matière de santé publique, peuvent contribuer à
rapprocher cette date.
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