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NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU TRAVAIL ET SANTE MENTALE
Rapporteur : Professeur Christophe Dejours, Directeur du Laboratoire de Psychologie du Travail du CNAM à Paris
Contact presse : Patrice Heintz Conseil - Tél. 03 88 83 38 39 - Fax 03 88 81 30 38

Origine : http://www.ast67.org/cong_ast/Dp2.htm

Fatigue, "stress", surmenage, anxiété, agressivité... un nombre toujours croissant de salariés paie au prix fort les conséquences des "nouvelles formes d'organisation du travail et du management" dictées par la compétition exacerbée, la règle du "juste à temps" et du "tout tout de suite", le culte de la "performance" et de la rentabilité.

Psychiatre et professeur de psychologie du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris, le Pr Christophe Dejours étudie depuis longtemps les effets de ces pressions sur les salariés, qui débouchent sur une "souffrance" mentale aux répercussions psychologiques mais aussi physiques. Dans le rapport qu'il présentera à Strasbourg, le Pr Dejours souhaite aider les médecins du travail à mieux comprendre les mécanismes de cette souffrance, mais aussi leur donner des pistes pour tenter d'y remédier.

Dans leur activité quotidienne, les médecins du travail sont en première ligne pour observer les développements et les effets de cette souffrance, que viennent leur confier les salariés pendant les visites et les consultations. Dans la majorité des cas pourtant, cette souffrance ne fait pas "craquer" les salariés, qui tentent de s'en accommoder en développant des mécanismes de défense individuelle et en s'y résignant, voire en s'associant eux mêmes à ce processus : le cadre ou l'employé sous pression transfère cette pression à ses collègues ou ses subordonnés, et, de souffrant, se met à son tour à "faire souffrir".

LA PEUR COMME SYSTEME DE MANAGEMENT ?

"On observe une généralisation de la peur dans l'entreprise, qui devient un véritable système de management", constate Christophe Dejours en détaillant ce processus : c'est d'abord la peur de la précarisation, c'est à dire la peur permanente d'être licencié si l'on n'est pas jugé performant. En raison de l'ampleur du chômage, un chef d'entreprise peut facilement rappeler à son personnel que, s'il n'est pas assez "productif", il pourra rapidement être remplacé par quelqu'un de plus "performant", ou simplement de plus jeune ou de plus "motivé", acceptant un salaire moins élevé. La seconde grande peur est liée à l'évaluation permanente des salariés et de leur "rentabilité". Le salarié doit montrer qu'il contribue à apporter un bénéfice à l'entreprise, et doit lui-même en faire la preuve, en fournissant une "auto évaluation" de son activité.

Pour le Pr Dejours, cette notion de "rentabilité" est en fait proche de la forfaiture, car, économiquement, c'est une société ou une activité qui est rentable et non pas un individu qui, entièrement dépendant du groupe, ne dispose pas de la marge de manoeuvre suffisante pour pouvoir être évalué selon des critères qui s'appliquent en réalité à l'entreprise elle-même.
Il n'en reste pas moins que le discours sur la rentabilité "fonctionne" comme une évidence chez les salariés; tout en renfor?ant leur peur de ne pas être "à la hauteur", il les pousse à tout faire pour répondre aux objectifs qui leur ont été assignés. "C'est l'image du salarié qui en arrive à trouver normal d'être encore au bureau à huit heures du soir ou le week-end, au nom de la crainte de ne pas répondre à ce qu'on attend de lui, mais aussi par peur d'être "remercié" s'il ne donne pas son "maximum", poursuit Christophe Dejours. Le phénomène, qui a d'abord touché les cadres, concerne maintenant aussi des salariés occupant des rangs hiérarchiques inférieurs, comme des techniciens. D'autres salariés, toujours par crainte de montrer "qu'ils n'y arrivent pas", emportent en secret du travail à finir à la maison, et passent leurs soirées ou leurs dimanches, "bénévolement", à achever leur travail de bureau. Il donnent ainsi l'image d'employés qui, pendant leurs heures normales de travail, arrivent à tout faire et à être "meilleurs" que leurs collègues...

LE "SALAIRE DE LA PEUR" : PERPLEXITE, ANXIETE ET PATHOLOGIES

Ces peurs permanentes de la précarisation et de l'évaluation débouchent sur une "perplexité anxieuse" du salarié, qui peut se traduire par des troubles cognitifs et l'impression "de ne plus savoir raisonner ou travailler". "Les gens se mettent à commettre d'incroyables erreurs de logique ou de raisonnement, y compris dans leur vie personnelle, ou souffrent de troubles de mémoire qui les poussent à tout noter... au point que la masse des notes prises devient à son tour inutilisable".
Christophe Dejours cite ces salariés qui écrivent et collent des "post-it" partout, avant de s'égarer dans l'amoncellement de leurs pense-bête et d'entrer dans une véritable "pathologie du surmenage", qu'ils tenteront de masquer un certain temps jusqu'à ce qu'elle éclate au grand jour. La "traduction" de cette souffrance psychologique s'exprime rarement par un trouble psychiatrique, mais plutôt par une "vraie maladie", clairement somatique mais parfaitement réelle. A côté des affections les plus graves, de l'infarctus à la décompensation d'un diabète ou à une maladie digestive, les "troubles musculosquelettiques" (TMS) connaissent une recrudescence spectaculaire chez les salariés.

Bien connus des médecins du travail, les "TMS" constituent l'une des pathologies les plus fréquemment rencontrées en médecine du travail, et sont avant tout des "pathologies de la cadence et de la répétitivité", aggravées par une mauvaise position de travail, un manque de mouvement, une répétitivité. Mains, dos, épaules, aucune partie du corps n'échappe à ces troubles qui, non détectés ou non suivis, peuvent à la longue constituer une gène majeure pour le patient. A côté de leur caractère organique, ils constituent aussi une conséquence physique de la souffrance endurée, et doivent être per?us comme tels par le médecin : un simple réaménagement de poste ne sera pas toujours suffisant pour voir le trouble dispara?tre, car il s'inscrit dans un environnement psychologique infiniment plus vaste.

Reste que le médecin du travail, dont l'activité reste essentiellement préventive, peut appara?tre désarmé face à l'ampleur des souffrances qu'il côtoie; même si son cabinet est l'endroit privilégié o? les salariés expriment leurs plaintes, il ne dispose guère d'instruments concrets pour remédier à des situations qui dépassent sa fonction.
Le médecin du travail doit-il dès lors se contenter d'écouter et d'enregistrer cette souffrance ? Non, répond le Pr Dejours, en rappelant que le médecin, même isolé, dispose d'atouts pour réagir face à ces problèmes.

UN DEVOIR DE TEMOIGNAGE

Premièrement, explique le rapporteur, le médecin doit bien conna?tre et "décortiquer" les processus psychologiques qui génèrent cette souffrance et ses conséquences, et savoir les identifier en tant que telles. Il doit aussi être capable de répondre à certaines parties du discours économique de l'entreprise qui justifie les conditions de travail imposées aux salariés par des impératifs de production ou de rentabilité, afin de parler à l'employeur avec l'autorité que lui confèrent ses compétences cliniques et théoriques et faire face aux arguments de celui-ci : "il faut dire à l'entreprise que ses concepts de rentabilité individuelle sont infondés, et lui montrer que la course à l'évaluation permanente et à la performance "détruisent" les salariés et, à terme, nuisent à l'entreprise; "nous devons montrer à l'employeur que nous ne sommes pas sans arguments face à son discours, et à le placer devant ses responsabilités".

Mais le seul fait de dénoncer une situation à un employeur ne suffira pas forcément pour la faire évoluer, car le problème se pose au niveau de l'ensemble de la société. "En tant qu'interlocuteur du salarié, nous recueillons cette souffrance et nous devons en témoigner vis à vis de la société". Ce ne sont pas les médecins qui changeront le monde, et ce n'est d'ailleurs pas leur rôle, mais ils doivent faire savoir ce qui ne va pas, faire conna?tre le résultat de leurs analyses et proposer des remèdes, au nom de la protection de la santé. Les médecins doivent mener le débat sur les conséquences des conditions de travail, et leur expérience servira à enrichir la réflexion sur la crise actuelle de la société et alerter l'opinion. Toute occasion de parler de ces problèmes doit être saisie pour faire avancer la discussion.

L'ENTREPRISE, REFLET DE LA SOCIETE ?

Toutefois, termine Christophe Dejours, il faut savoir que la situation n'évoluera vraiment que lorsque la société dans son ensemble le décidera. "On ne pourra pas restreindre indéfiniment le travail à des groupes de plus en plus pressurés et de moins en moins nombreux, d'abord parce que la masse de travail à accomplir dépasse la disponibilité de ceux qui le font, et ensuite parce que la qualité commence à s'en ressentir". De plus, à côté de ceux qui travaillent, le poids des exclus du travail est intolérable. "Si un centre commercial, par exemple, est obligé de réinvestir tous ses bénéfices dans la sécurité pour lutter contre le vol, le vandalisme ou la violence, il finira par s'apercevoir qu'il serait plus rentable de réorganiser son mode de fonctionnement et d'engager du personnel pris dans le voisinage, plutôt que d'avoir à s'armer comme une forteresse face à son environnement immédiat". Le processus est identique pour l'ensemble de la société, car "lutter contre les exclus qu'elle génère est moins rentable que de chercher à les intégrer".

De même, les entreprises finiront par réaliser qu'une gestion à long terme de leur personnel intégrant la qualité, l'expérience et la qualification, leur est plus profitable qu'une "utilisation à court terme" de celui-ci. Pour le moment, ce ne sont pas les entreprises qui paient le co?t sanitaire et social de cette "gestion de l'instant", mais les organismes sociaux. Si ces dépenses deviennent insupportables pour la société, celle-ci estimera aussi qu'il vaut mieux changer ses manières de gérer l'emploi plutôt que de poursuivre dans la même voie. L'exclusion professionnelle ou sociale d'un côté, le surmenage sans limite imposé aux "actifs" et l'aliénation qui en découle pour eux de l'autre, ne cessera que le jour o? la société reconna?tra les ravages et les co?ts de ces méthodes de travail, en prenant conscience que celles-ci entra?nent plus d'inconvénients que d'avantages.

Ce jour n'est peut être pas encore arrivé mais les médecins du travail, par leur position d'observateur privilégié du monde professionnel, et assumant leurs responsabilités en matière de santé publique, peuvent contribuer à rapprocher cette date.