Origine :
http://www.place-publique.fr/mag/mag01/entretien.html
Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, est l'auteur d'un
livre sur la peur et la souffrance au travail, "Souffrances
en France", paru aux éditions du Seuil au début
de l'année. Il y analyse le processus qui conduit la plus
grande partie des gens à tolérer l'injustice sociale.
Votre livre est un succès de librairie. Qu'est-ce
qui l'explique selon vous ?
Je suis moi-même surpris que ce livre ait eu un tel écho.
Sa sortie a coïncidé avec un moment particulier qui
n'était évidemment pas prévisible : celui du
mouvement des chômeurs à la fin de l'année 1997.
Il porte sur ces questions un regard un peu différent et
permet de poser d'emblée les rapports entre la condition
des chômeurs et de ceux qui travaillent. Je crois qu'il a
donné de la matière pour réfléchir à
ce qui se produisait alors.
Pourquoi avoir choisi ce thème de la souffrance
au travail?
Je me suis toujours intéressé à la souffrance,
pas seulement dans le travail, mais aussi en psychosomatique. C'est-à-dire,
dans ce domaine où l'on réfléchit à
la façon d'aborder les maladies du corps du point de vue
psychanalytique. Comment par la voie du "travail psychique"
atteindre le corps dans son fonctionnement ? C'est quand même
hautement énigmatique mais ça marche ! Je travaille
sur ce thème depuis une vingtaine d'années.
En quoi votre approche diffère-t-elle de tout ce
qui a déjà été publié en la matière
?
S'il existe une littérature abondante sur le stress notamment
dans les pays anglosaxons, la question de la souffrance telle qu'on
l'aborde en tant que psychosomaticien n'a pas été
traitée. La souffrance est quelque chose qui ne se voit pas,
elle appartient au monde invisible comme tout ce qui est du domaine
de l'affectif. De sorte qu'on ne peut pas utiliser la méthode
expérimentale pour l'étudier, contrairement à
ce qu'on peut faire pour le stress : étude du comportement,
des variables biologiques… Un autre moyen existe d'approcher
la souffrance : par ce que les gens en disent.
La souffrance au travail reste un sujet tabou, non ?
La souffrance au travail n'est pas une question classique, le laboratoire
de psychologie du travail du Cnam est d'ailleurs le seul à
s'y consacrer. Cela dit, c'est un énorme champ de recherches
qui ne s'est pas développé en raison des difficultés
scientifiques et intellectuelles. On n'arrivait pas à analyser
cette question autrement que par le biais de la psychopathologie
où l'idée princeps était de rechercher les
rapports entre le travail et la psychologie. Cela a duré
trente ans. L'étude de la souffrance dans le travail a été
possible le jour où l'on a renoncé à faire
porter la recherche sur les maladies mentales. Le travail est sûrement
très mauvais pour la santé mentale, on a d'ailleurs
mis en évidence la névrose des téléphonistes,
mais en dehors de cela, on n'a pas pu identifier d'autre maladie
mentale spécifique. Un jour, on s'est posé la question
de savoir pourquoi et comment la plupart des gens en dépit
de contraintes de travail particulièrement délétères
pour leur santé mentale, arrivent dans leur majorité
à rester dans la normalité. A ce moment-là,
nous nous sommes rendus compte que la normalité dépend
d'un compromis entre la souffrance qu'éprouvent des individus
dans leur travail et les défenses qu'ils élaborent
pour contenir cette souffrance. Sans ces stratégies de défense,
la souffrance les pousserait progressivement vers la folie, la maladie
mentale, la dépression, voire le suicide. On a été
complètement stupéfaits de découvrir que les
gens inventent des stratégies de défense qui ne sont
pas seulement individuelles mais qu'ils coopèrent pour construire
des défenses collectives.
Le travail est donc source de souffrance. De quelle souffrance
parle-t-on ?
De la souffrance de ceux qui assument des tâches dangereuses
pour la santé : les ouvriers du bâtiment, les entreprises
de sous-traitance de la maintenance nucléaire, les abattoirs
industriels, les élevages de poulets, les entreprises de
nettoiement, les chaînes de montage… Il y a aussi la
souffrance de ceux qui subissent des nuisances : radiations ionisantes,
virus, levures, amiante… Et enfin, tous ceux qui ont tout
simplement peur de ne pas être à la hauteur de ce qu'on
leur demande, par exemple, les cadres…
Est-ce que les gens que vous avez pu "faire parler"
en ont conscience ?
Oui et non. Parce que ceux qui perçoivent cette souffrance
et qui en ont la connaissance ne peuvent pas en rester là.
On peut subir d'abord mais après, on se défend. Quand
les défenses sont parfaitement efficaces, on ne sent plus
sa souffrance, elles agissent comme un anesthésique de la
douleur. Ce qui n'empêche pas la maladie de progresser.
C'est le défaut de la cuirasse ?
On ne peut pas critiquer les défenses, elles sont nécessaires
pour pouvoir tenir, travailler, vivre en famille… Le prix
à payer est de se défendre. La souffrance a donc un
effet conservateur. C'est cet effet qui entre en jeu dans la résistance
au changement dont parlent les dirigeants d'entreprises. Leurs employés
sont hostiles aux changements qu'on leur impose parce qu'ils ont
établi un système de défense auquel il va falloir
renoncer. C'est de nouveau risquer l'émergence brutale de
la souffrance, et ce sera pire pour eux après qu'avant. Ce
sont ces stratégies défensives qui permettent de rendre
supportable aussi la "souffrance éthique", c'est-à-dire
celle qui résulte du mal que l'individu peut être amené
à commettre alors même qu'il réprouve son acte
: licencier, par exemple.
Vous décortiquez le processus de banalisation du
mal. Pouvez-vous en donner les principales phases ?
Nous vivons dans le mensonge. Un mensonge institué dans
notre société et dans l'entreprise qui est celui de
la "guerre économique". Au nom de cette guerre,
toutes les injustices, toutes les menaces sont permises. Ceux qui
souffrent, au départ, ont peur. Peur d'être licenciés,
entre autres. Ils se soumettent aux contraintes de plus en plus
intolérables, niant leur souffrance et celle des autres.
La soumission à la souffrance entraîne l'adhésion
au discours sur la rationalisation économique. Tout le monde
va déployer des trésors d'inventivité pour
améliorer sa production du côté des ouvriers,
par exemple, et les cadres, eux, n'hésiteront pas à
proposer davantage de licenciements que ce qu'on leur demande. C'est
ce que l'on appelle "faire du zèle". Chacun accepte
le "sale boulot" parce qu'on a sollicité une valeur
typiquement masculine dans notre société qui est la
virilité.
Vous éclairez votre propos grâce au concept
de banalité du mal introduit par Hannah Arendt lors du procès
de Eichmann à Jérusalem. Quels rapprochements établissez-vous
entre Eichmann et les salariés que vous avez observés
?
Les individus victimes de la souffrance au travail conservent,
comme Eichmann, une sensibilité au monde "proximal",
c'est-à-dire à leur entourage immédiat mais
deviennent complétement insensibles au monde "distal".
La différence étant que chez Eichmann, ceci relève
d'un rétrécissement de la conscience intersubjective
inhérent à sa personnalité alors que chez les
individus dont je parle, ce rétrécissement est une
modalité de défense. Les objectifs et les moyens utilisés
par le néolibéralisme diffèrent de ceux du
nazisme bien sûr, mais comme pour ce dernier, on fait intervenir
le ressort de la virilité, grâce auquel souffrir et
faire souffrir sans se plaindre ni protester deviennent des formes
de courage.
Vous pensez que les femmes ne s'impliquent pas dans un
processus tel que vous le décrivez ? Comment s'en sortent-elles
?
Le système a été inventé essentiellement
par les hommes. Il est fait pour eux mais des femmes peuvent y apporter
leur adhésion. Certaines se comportent comme les hommes,
elles se "virilisent" au sens social du terme. Si les
femmes ne sont pas engagées de la même façon,
c'est parce qu'elles sont protégées en quelque sorte.
Il n'y a pas d'obligation pour elles de faire la guerre. On ne critique
pas une femme qui refuse de tuer, ce qui est une différence
importante. Les femmes entretiennent un rapport plus authentique
que les hommes avec la souffrance, elles reconnaissent et admettent
mieux les limites du pouvoir, du savoir, de la maîtrise, de
la science, de la connaissance… Elles ont le respect du réel
(ce qui résiste) là où les hommes aiment à
se bercer de l'illusion qu'ils maîtrisent tout.
Quels échos a suscités ce livre ?
Dans l'ensemble, j'observe un réel débat sur la réhabilitation
de la souffrance de la part des syndicats, des fédérations…
On ne considère plus les problèmes de subjectivité
comme des intérêts nombrilistes petit-bourgeois mais
comme des questions centrales dans le rapport au travail et à
son évolution. Du côté des praticiens, des travailleurs
sociaux, des ergonomes, des médecins du travail, des inspecteurs
de sécurité, des juristes, il y a un réel intérêt.
La réponse est beaucoup plus prudente du côté
des politiques et du patronat. Il n'y a pratiquement pas eu de réaction
publique de leur part.
Transformer l'organisation du travail est-il la solution
au traitement de la souffrance ?
Oui, mais il n'y a pas de solution immédiate au problème.
Je pose un certain nombre de questions à l'ensemble de l'espace
public parce que je pense qu'elles ne sont pas solubles à
partir de la psychanalyse ou de la psychiatrie. Elles appellent
directement un type de réflexion et de délibération
d'ordre politique. Il ne s'agit pas de prendre immédiatement
des décisions ou des directives. La première des actions
est sans aucun doute la réflexion.
Entretien réalisé par Marlen Sauvage
Bibliographie :
- Souffrances en France, Seuil 1998
- La France malade du travail (avec Jacques de Bandt et Claude Dubar),
Bayard 1995
- Le facteur humain, PUF (Que sais-je ?) 1995
- Travail usure mentale, Bayard 1993
Autres ouvrages à lire :
- Paroles de médecins du travail (ouvrage collectif), Syros-Mutualité
française, 1994
Association :
- Mots pour maux au travail : www.multimania.com/XAUMTOM/
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