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Origine
http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=638
Introduction
De la coopération, on peut proposer la définition
suivante « La coopération : ce sont les liens que construisent
entre eux des agents en vue de réaliser, volontairement,
une oeuvre commune. »
Cette définition souligne plusieurs dimensions de la coopération
:
1) La notion de liens qui associent les agents entre eux, implique
des relations d’intercompréhension, d’interdépendance
et d’obligation. Ces liens sont de nature symbolique et ne
peuvent être considérés comme coopératifs
que lorsqu’ils sont dotés d’une certaine stabilité.
2) Construisent : ces liens ne sont pas donnés. Ils sont
le résultat d’une construction humaine et non l’effet
d’un environnement ou d’une contrainte extérieure
sur les agents. Ce qui n’exclut pas l’existence d’une
contrainte externe (l’organisation du travail). Mais la notion
de construction implique que la coopération passe par l’initiative
des agents. Sans le relais de cette initiative, les contraintes
n’ont pas d’effet durable. Les contraintes peuvent tout
aussi bien susciter la passivité, la résistance, l’individualisme
ou la grève du zèle. La notion de construction souligne
que la forme des liens de coopération n’est pas donnée
par l’extérieur, mais qu’elle dépend de
la manière dont ils sont élaborés par les agents
dans l’interaction et du contexte subjectif, social et matériel
du travail.
Volontairement : l’adverbe renvoie non seulement à
l’intentionnalité d’une action (l’intentionnalité
peut avoir une face consciente et une face non consciente), mais
à la formation d’une volonté collective. La
notion de volonté renvoie à la liberté des
agents et à la conscience de l’engagement qu’implique
la coopération.
Œuvre commune : la notion d’oeuvre renvoie à
la distinction faite par Hannah Arendt entre travail et oeuvre (=
activité finalisée et menée de bout en bout
par un sujet ou par un collectif). La notion d’oeuvre suppose
la synthèse entre les activités singulières
d’une part et le sens de ces activités d’autre
part. Sens par rapport à une finalité à atteindre
dans le monde objectif ; sens de ces activités par rapport
à des valeurs dans le monde social ; sens, enfin, par rapport
à l’accomplissement de soi dans le monde subjectif.
L’adjectif commune renvoie à un sens commun partagé
par les membres du collectif ainsi constitué.
De la définition de la coopération dérive
la notion de collectif : la coopération est ici ce qui fonde
un collectif de travail. En l’absence de coopération,
la réunion spatiale et/ou temporelle de plusieurs agents
aboutit à la formation d’un groupe (ou au maximum d’une
foule) mais pas d’un collectif, stricto sensu.
Plusieurs questions, relativement à la coopération,
peuvent être successivement envisagées :
la nature des liens entre les agents,
les conditions de possibilité de construction des liens,
les requisits intersubjectifs de la volonté de coopération.
Nature des liens de coopération
Les liens de coopération construits par les membres d’un
collectif ne sont pas donnés de l’extérieur.
L’organisation du travail ne prescrit pas la forme de ces
liens. En effet, cette dernière est plutôt vectorisée
dans le sens inverse des liens de coopération. L’organisation
du travail définit la division des tâches entre les
opérateurs, leur répartition, c’est-à-dire
qu’elle procède avant tout dans le sens de l’analyse
et non de la synthèse du travail. D’autre part, l’organisation
du travail définit les modalités de la division des
hommes, c’est-à-dire les relations hiérarchiques,
les obligations réglementaires, les prérogatives,
les responsabilités et les relations de pouvoir et d’obéissance
entre agents. Généralement, dans notre pays, l’organisation
du travail insiste davantage sur les relations de discipline et
de pouvoir, sur les limites des domaines de compétence que
sur les liens de coopération, donc sur ce qui divise plutôt
que sur ce qui unit. Peut on cependant admettre que la division
technique et sociale du travail n’apporte aucune contribution
aux liens de coopération ? Non ! En fixant les statuts, les
rôles, les domaines de compétence et d’autorité,
les responsabilités - de chacun - l’organisation du
travail donne un cadre de référence sans lequel aucune
coopération ne serait possible. L’apport indirect de
l’organisation du travail à la coopération est
donc essentiel.
L’organisation du travail fixe essentiellement les relations
entre fonctions et renvoie la charge de l’organigramme aux
directions du personnel. Organisation du travail et management donnent,
avec une certaine précision, une description et une prescription
des relations entre les personnes, mais essentiellement dans le
sens vertical, et de haut en bas.
Nous réserverons donc, par différence, la dénomination
de coopération pour désigner :
les relations horizontales entre collègues, d’un même
niveau hiérarchique (mais pas forcément du même
métier, par exemple entre maçons et couvreurs ou menuisiers)
;
les relations verticales, mais cette fois du bas vers le haut (cf.
Up-down et bottom-up selon Montmayeul et Llory, 1991).
Dans ce domaine des relations horizontales et ascendantes, l’organisation
du travail et le management procèdent par appel à
la mobilisation, à l’engagement, voire au dévouement
ou au sacrifice, selon des modalités essentiellement idéologiques
: culture d’entreprise, voire stages hors limites (saut à
l’élastique et autres marches sur les charbons ardents),
visant l’implication personnelle sans lien avec la technique
de travail stricto sensu, comme si les bénéfices de
la mobilisation idéologique d’entreprise étaient
transférables sans obstacle à n’importe quelle
activité de travail.
Or, les liens entre les agents dans la coopération, c’est-à-dire
cette fois face aux difficultés réelles rencontrées
dans le travail en situation, sont spécifiques de la tâche
et des activités qu’elle implique. Les liens de coopération
sollicitent les initiatives individuelles en vue de combler les
lacunes de l’organisation du travail dans la définition
et la description des tâches d’une part ; ils ont aussi
pour vocation de réguler les différentes modalités
d’ajustement mises en œuvre par les différents
opérateurs (lorsqu’ils s’efforcent de faire face
au décalage entre l’organisation prescrite du travail
et le contexte actuel de la tâche, en vue de mettre au point
l’organisation réelle du travail) d’autre part.
C’est pour pouvoir coordonner leurs actions singulières
que les agents tentent d’établir entre eux des liens
unificateurs.
En d’autres termes, ces liens revêtent fondamentalement
la forme de « règles de travail » construites
par les agents d’un collectif pour faire face à ce
qui n’est pas déjà donné par l’organisation
prescrite du travail.
L’analyse détaillée à partir d’enquêtes
de terrain dans le B.T.P, dans la chimie, dans le nucléaire,
dans les hôpitaux, suggère que la construction de ces
règles est délicate. Elle s’appuie sur l’expérience
des travailleurs, impliquant la mise en oeuvre d’une intelligence
spécifique (la mètis (Détienne et Vernant,
1974) qui est précisément au centre étymologique,
mais aussi empirique et théorique, de la notion de métier)
et passe par des formes spécifiques d’énonciation.
La règle est toujours aussi une règle langagière
(cf. Cru. 1984).
On va voir plus loin que la dimension instrumentale des règles
de travail et que leur dimension langagière ne suffisent
pas pour en donner une description satisfaisante.
Conditions de possibilité de la construction des liens de
coopération
En admettant que nous sachions en quoi consistent les liens de
coopération, nous allons, pour aborder l’étape
suivante, supposer, en vue de simplifier l’exposé,
que les agents aient le désir (ou la volonté) de coopérer.
Quelles sont alors les conditions nécessaires pour que la
construction des liens de coopération soit possible ? Pour
que des règles puissent être transmises entre les agents
(afin de constituer en quelque sorte des principes communs à
tous les membres du collectif en vue d’arbitrer entre les
différentes modalités possibles d’ajustement
de l’organisation du travail), il faut que les modes opératoires
inventés par chaque agent puissent être connus par
les autres ; qu’ils soient visibles ; que chacun fasse en
sorte que les membres du collectif puissent connaître la façon
dont l’autre « triche » avec l’organisation
du travail.
Or la visibilité, c’est-à-dire l’effort
pour montrer et rendre intelligible à l’autre son action,
suppose des relations de confiance entre les agents.
Or qu’est-ce que la confiance ? La confiance est une relation
entre deux personnes (ou davantage) caractérisée par
la connaissance que chacun a des principes éthiques qui organisent
les conduites de l’autre. En d’autres termes, la confiance
est ce grâce à quoi je peux prévoir la régularité
des conduites de l’autre.
Ainsi la confiance est-elle fondée sur l’éthique,
et sur la rationalité de l’action par rapport à
des valeurs morales. La confiance est fondée sur l’observation
et la connaissance des conduites de l’autre, et sur la concordance
entre ses actions et sa parole.
C’est à condition que des relations de confiance existent,
que chaque agent du collectif osera rendre visibles ses manières
de faire son travail et ses tricheries par rapport au règlement
et aux autres procédures. En d’autres termes, la construction
des liens de coopération, c’est-à-dire de règles
opératoires dans le registre instrumental, n’est possible
que s’il existe par ailleurs des règles morales communes
entre les agents. Pour que des accords soient établis entre
agents dans un collectif de travail, il faut encore, outre la visibilité
:
des conditions préalables d’intercompréhension
: construction d’un sens commun et communication symbolique
médiatisée par le langage, et
des conditions propices à la confrontation des opinions sur
l’organisation du travail : ce que l’on appelle un «
espace de discussion », interne à l’entreprise,
dont la structure est la même que celle de l’espace
public dans la gestion politique des affaires de la cité
démocratique (Dejours, 1992). L’espace de discussion
est indissociable de l’établissement de relations de
confiance entre membres d’un collectif. Cet espace de discussion
est à la fois un espace de parole et un espace d’écoute.
Dans la discipline qu’implique l’espace de discussion,
la parole est une prise de risque mais l’écoute l’est
aussi. Dans un espace, où seule la parole est un engagement,
mais où l’écoute ne l’est pas, les conditions
ne sont pas remplies pour aboutir à l’entente et il
ne peut pas y avoir de coopération (ces conditions renvoient
au principe de « l’application » dans la démarche
herméneutique selon Gadamer, et à son interprétation
en psychodynamique du travail, Dejours, 1993).
En conclusion, les conditions de construction des liens de coopération
sont des conditions éthiques, et par voie de conséquence,
sociales et politiques (cf. Pharo, 1991). Par conditions éthiques,
il ne faut pas comprendre que les relations entre les agents respecteraient
des valeurs humanistes auxquelles tout esprit bien intentionné
ou honnête serait supposé s’accorder. Il s’agit
bien au contraire de désigner les conditions grâce
auxquelles les agents eux-mêmes peuvent débattre pour
construire les valeurs, les principes et les bases qui feront référence
dans le collectif pour juger de ce qui est juste et injuste, de
ce qui est équitable et de ce qui ne l’est pas (voir
Cru. D., 1988).
On aura compris bien entendu que, pour que ces conditions de construction
des liens de coopération soient réunies, il faut non
seulement que les fondements éthiques de l’espace de
discussion soient établis entre les membres du collectif,
mais qu’ils s’étendent plus largement vers la
hiérarchie. Le consentement, voire la contribution de la
hiérarchie à l’espace de discussion sont ici
décisifs.
A l’inverse d’un management volontariste plaidant pour
des valeurs fixées à l’extérieur du collectif,
et suivant la voix descendante (culture d’entreprise), la
coopération implique l’entretien de conditions favorables
à la construction de ces valeurs par les agents eux-mêmes
; puis, en partant des us et coutumes, des usages et des accords
passés sur le terrain entre les agents pour travailler, de
les faire progresser selon une voie ascendante.
Ces conditions éthiques, pour idéales qu’elles
soient dans la description qui vient d’en être donnée,
n’en sont pas pour autant dérisoires (cf. Ladrière
et Gruson, 1992). L’étude sur le terrain de situations
de travail où perdurent des liens solides de coopération,
montre qu’une fois établie l’organisation du
travail prescrite, si l’encadrement reconnaît les limites
de cette organisation et reconnaît en même temps la
contribution irréductible des agents à l’ajustement
et à la transformation de l’organisation du travail,
alors des relations de confiance se construisent presque «
spontanément » entre les agents. La difficulté
du point de vue du management n’est pas tant de savoir prôner
la coopération, que de ne pas casser la dynamique éthique
ascendante qui en est la condition pragmatique incontournable.
Requisits subjectifs et intersubjectifs de la volonté de
coopération
Pour examiner les conditions éthiques de la coopération,
nous avons supposé préalablement que les agents du
collectif avaient le désir de coopérer.
Ce qui évidemment est une importante simplification. Car
en dernier ressort, le problème est bien celui de la mobilisation
des sujets dans le projet de travail commun.
Nous sommes en mesure aujourd’hui d’analyser, en partie,
les conditions qui président à la mobilisation des
sujets et à la formation de la volonté. La mobilisation
des personnalités ne se décrète pas comme un
ordre de mobilisation à la guerre. Encore que même
cette mobilisation ne soit possible sans l’adhésion
des personnes singulières (sinon il y a démobilisation
ou désertion). Mais elle est indubitablement favorisée
par la présence d’une menace de destruction par l’ennemi.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle d’ailleurs il est
souvent fait référence à des métaphores
guerrières dans ces temps où domine la nouvelle doxa
managériale de mobilisation des ressources humaines : on
parle en effet couramment, actuellement, de guerre industrielle
et de guerre des entreprises...
Accomplir une tâche suppose de prendre des libertés
par rapport à l’organisation prescrite du travail,
et donc de tricher par rapport aux procédures, aux règlements
et aux réglementations. La tricherie implique donc pour le
sujet de prendre des risques vis-à-vis de l’ordre,
de la discipline, voire de la légalité. D’autre
part, la tricherie suppose des efforts d’imagination et l’exercice
d’une forme spécifique d’intelligence, l’intelligence
rusée ou mètis dont il a été question
plus haut (cf. Déjours, 1991).
En d’autres termes la tricherie est une contribution du sujet
à l’organisation du travail.
L’analyse psychodynamique des situations de travail montre
que ces contributions singulières et collectives ne peuvent
pas être escomptées des agents s’il ne leur est
pas octroyé en contrepartie une rétribution.
Le couple contribution-rétribution est ici la clef de la
mobilisation des subjectivités nécessaires à
la formation d’une volonté commune et de liens de coopération.
En quoi consiste la rétribution ?
Les analyses empiriques suggèrent que la rétribution
est fondamentalement une rétribution symbolique. En échange
de leurs efforts, des risques qu’ils prennent, de l’intelligence
qu’ils mettent en ceuvre, de la souffrance qu’implique
la confrontation à l’organisation du travail et aux
rapports sociaux de travail, les agents attendent essentiellement
une reconnaissance. Reconnaissance doit être ici compris au
double sens du terme :
reconnaissance au sens de gratitude, de la hiérarchie et
de l’entreprise, pour la contribution à l’organisation
du travail,
reconnaissance au sens de constat, d’aveu de réalité,
de prise de conscience de la contribution des sujets à l’organisation
du travail et donc simultanément de prise de conscience des
insuffisances, des limites, voire des défaillances du procès
technique et de la conception de l’organisation du travail.
En d’autres termes, la reconnaissance est une position exactement
opposée à celle du déni de réalité
que constitue l’affirmation d’une maîtrise parfaite
de la science sur la technique. (Cela étant, la reconnaissance
passe aussi par des formes matérielles : primes, avancement,
salaires, etc. Les relations entre rétribution matérielle
et rétribution symbolique peuvent être étudiées
mais ne seront pas discutées dans le cadre de cet article.)
L’attente de la reconnaissance, les plaintes si fréquentes
sur la non-reconnaissance, n’occupent pas une place marginale
dans l’analyse des situations de travail. La reconnaissance
est un élément capital de la coopération. En
effet la reconnaissance est la forme spécifique de rétribution
psychologique vis-à-vis de l’identité dans le
monde du travail. L’identité est par ailleurs l’armature
de la santé mentale. (Toute décompensation psychonévrotique
implique en son centre une crise d’identité.) La reconnaissance
est dans le champ des rapports sociaux médiatisés
par le travail, la forme élective de gratification dans le
registre des attentes du sujet par rapport à l’accomplissement
de soi.
La reconnaissance passe par deux types de jugements :
le jugement d’utilité ;
le jugement de beauté.
a) Le jugement d’utilité : il porte sur l’utilité
technique, économique ou sociale des contributions du sujet
à l’organisation du travail. Ce jugement d’utilité
est proféré par deux types d’acteurs :
par la hiérarchie, qui est la mieux placée pour formuler
ce jugement, ou par les subordonnés,
éventuellement (lorsque le travail les met en interaction,
ce qui n’est pas toujours le cas), par les clients.
b) Le jugement de beauté : c’est un jugement qui porte
très précisément sur la conformité des
contributions du sujet aux « règles » de travail,
aux règles de métier, voire aux liens de coopération
dont nous sommes en train de faire l’étude. Or, en
général, pour des raisons qui ne peuvent pas être
détaillées ici, le respect des règles de travail
et de métier confère au produit du travail une certaine
harmonie, une certaine beauté. Par exemple, à propos
d’une démonstration de mathématiques, un collègue
mathématicien parlera de démonstration « élégante
». Un biologiste en fera de même à propos d’une
expérimentation ou de la présentation des moyens et
méthodes dans un article scientifique. Ce jugement d’élégance
désigne généralement l’économie
des moyens, le dépouillement et la simplicité des
arguments, la logique de la démonstration. Ce qui est dit
d’une démonstration mathématique ou d’une
expérience de laboratoire peut aussi l’être du
travail industriel : on parle dans le métier, d’un
« beau » tableau électrique, d’un «
beau béton », de « belle ouvrage », de
perfection d’une installation de plomberie, etc.
Qui peut proférer le jugement de beauté ? Évidemment
ce ne peuvent être que ceux qui connaissent parfaitement les
règles du travail. C’est donc fondamentalement un jugement
de collègues, un jugement de pairs. Ce jugement confère,
dans le registre de l’identité, la parité ou
l’appartenance à une communauté ou à
un collectif. Par ce jugement est reconnu au sujet ce qui fait de
lui un sujet « comme les autres ». C’est la première
partie de la reconnaissance.
Mais en outre, il est possible de reconnaître ce qui dans
le travail réalisé fait cette fois la distinction,
la différence entre le sujet et ses pairs : c’est le
jugement d’originalité. Ce jugement est celui de l’identité
stricto sensu, celui grâce auquel est reconnu ce par quoi
ce sujet n’est identique à nul autre.
Bien entendu, là encore, ce jugement ne peut être le
fait que de ceux qui sont les plus proches de lui. C’est le
jugement le plus exigeant et le plus sévère.
C’est donc en échange de la rétribution que
constitue la reconnaissance par la hiérarchie (utilité)
et par les pairs (beauté) que le sujet apporte sa contribution.
Et c’est dans l’espoir d’obtenir cette reconnaissance
qu’il continue de faire les efforts qu’implique la contribution
à l’organisation du travail.
NB 1 : On remarquera, à propos de la reconnaissance, qu’elle
implique un mode spécifique d’interaction et d’intercompréhension
avec la hiérarchie et avec les collègues, mode d’interaction
et d’intercompréhension qui n’est jamais donné
et qui est toujours menacé. Ce sont précisément
ces relations intersubjectives qui sont au fondement des liens de
coopération dont nous tentons d’élucider les
composantes. En d’autres termes, il n’y a pas de liens
de coopération sans dynamique des relations entre ego et
autrui dans le monde subjectif, c’est-à-dire mobilisant
la dynamique du couple : attentes quant à l’accomplissement
de soi - reconnaissance dans le registre de l’identité.
NB 2 : Il est essentiel de repérer ici que la reconnaissance
ne porte pas sur la personne directement. La reconnaissance est
indirecte, elle est médiatisée par le travail. C’est
bien le résultat du travail qui est l’objet de jugement
et ce n’est que par un retour sur soi que le sujet se réapproprie
ce jugement pour l’articuler à la problématique
de son identité.
Conclusion
La coopération est un élément capital du succès
de l’organisation du travail. Elle fait apparaître le
collectif (ou la communauté d’appartenance) comme le
centre de gravité même autour duquel s’ordonnent
les liens entre les agents, les règles de travail, les relations
de reconnaissance et le sens du travail.
Il n’y a pas de collectif sans lien de coopération.
Dans la mesure où de ce collectif dépend la possibilité
des jugements de reconnaissance, on comprendra aussi que le collectif
joue un rôle essentiel dans le devenir de la souffrance dans
le travail et dans sa transformation éventuelle en plaisir
(rétribution symbolique dans le registre de l’identité
et de la souffrance résultant du rapport au travail).
Faute de prendre en considération les conditions éthiques
(espace de discussion) et les enjeux subjectifs (reconnaissance)
de la coopération, on la réduit à sa seule
dimension opératoire et instrumentale. L’expérience,
enquêtes à l’appui, montre qu’à
n’envisager et à ne gérer que les réquisits
cognitifs-instrumentaux de la coopération, les doctrines
managériales malmènent souvent ce qui, dans le travail,
relève de la rationalité en valeur et de la rationalité
subjective. Le risque est alors que les agents se sentent floués,
voire trompés au regard de dimensions critiques de leur contribution
au procès de travail ; qu’ils se défendent contre
ce qui, dans le vécu, s’inscrit comme injustice et
comme souffrance (Pharo, 1989). Se déploient alors des logiques
défensives que la psychodynamique du travail étudie
au chapitre des stratégies défensives, dont les stratégies
du secret (contre la visibilité) et l’individualisme,
le désengagement et le repli sur la sphère privée
sont les expressions les plus banales (cf. Dejours, Jayet, 1991).
Il en résulte inévitablement :
la ruine des fondements de la coopération ;
la désagrégation des collectifs de travail ;
des effets néfastes sur la production, notamment sur la qualité
du travail ;
des effets délétères sur la santé des
agents et de leurs proches.
Ainsi peut-on conclure que la souffrance dans le travail n’est
pas sans issue ; que la coopération est une médiation
nécessaire pour transformer la souffrance en sens et en plaisir
; qu’enfin santé au travail et qualité de la
production ne sont pas forcément antagoniques, même
si elles relèvent de rationalités à l’origine
contradictoires.
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