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Suicide dans l'entreprise : l'ultime témoignage
Entretiens avec Christophe Dejours

Origine : http://www2.cnrs.fr/presse/journal/2198.htm

300 à 400 salariés se suicideraient en France chaque année1 sur leur lieu de travail. Impossible de ne pas faire le rapprochement entre souffrance et situation professionnelle. Tout en explorant cette piste, les cliniciens font part de leurs inquiétudes sur ce phénomène dangereusement banalisé. Rencontre avec l'un d'entre eux, Christophe Dejours, psychiatre et directeur du Laboratoire de psychologie du travail et de l'action2. Celui-ci contribue à l'élaboration d'un guide pratique sur la conduite à tenir en cas de suicide3.

Vous vous penchez sur l'ultime témoignage de la souffrance au travail, le suicide dans l'enceinte de l'entreprise4. Un fléau qui touche toutes les catégories socio-professionnelles, des ouvriers aux cadres. Ce travail de recherche est un des rares sur le sujet, pourquoi ?

Christophe Dejours : Parce que ce phénomène est récent, cliniquement nouveau. Il est apparu il y a une huitaine d'années. Avant cela, il touchait exclusivement les agriculteurs et salariés agricoles acculés par les dettes et dont lieux de vie et de travail se confondaient. En dehors d'eux, si l'on se réfère aux archives de la médecine du travail, les suicides se commettaient généralement dans l'espace privé. Il était donc difficile de démontrer que le rapport au travail pouvait être en cause.

Qu'est-ce qui a déclenché cette apparition du suicide sur la scène professionnelle ?

C.D. : Un des éléments déclencheurs est la dégradation profonde du « vivre ensemble », les gens sont très seuls face à l'arbitraire. Il y a toujours eu de l'injustice ou du harcèlement dans l'entreprise, mais autrefois, les syndicats, entre autres, scellaient les solidarités. Aujourd'hui, avec l'effritement de ces solidarités et la peur de la perte d'emploi, la convivialité ordinaire elle-même est contaminée par des jeux stratégiques qui ruinent les relations de confiance et colonisent l'espace privé. Notamment chez les cadres, dont la vie tout entière est tendue par une lutte pour progresser dans leur carrière ou pour ne pas perdre leur position.

Quels sont les indices qui mettent en évidence la responsabilité de l'entreprise dans ce type de suicides ?

C.D. : Certaines victimes laissent une lettre, un journal, d'autres se suicident devant leurs collègues. Leurs mots accusent l'entreprise et désignent des coupables. Le ton est celui de la colère, de la honte, de la défaite. N'arrivant plus à gérer le conflit qui les opposait à une hiérarchie ou à des collègues, elles ont perdu confiance en elles et retourné cette violence contre elles. Soulignons que ces personnes étaient souvent zélées, brillantes, sociables. Elles avaient beaucoup investi dans l'entreprise et n'ont pas supporté d'être injustement déconsidérées, rétrogradées.

Y a-t-il une remise en cause de l'entreprise et de ses membres à la suite d'un événement si grave ?

C.D. : Les médecins du travail se heurtent à une sorte de conspiration du silence. Le suicide déclenche la culpabilité de chacun, et à tous les niveaux de l'entreprise, on préfère occulter ce qui s'est passé.

Quel est le danger d'un tel déni ?

C.D. : Il y a un risque pour l'entourage professionnel du défunt de porter la culpabilité de sa mort, qui va empoisonner les relations entre les survivants. Le fait que l'entreprise ne réagisse pas pourrait signifier que la personne décédée ne représentait rien, que même un suicide n'arrête pas le travail. Et dans ces cas, il n'est pas rare qu'un suicide soit suivi par un autre suicide.

Votre rôle – cliniciens et chercheurs – est d'alerter sur cette banalisation afin de prévenir d'autres cas, comment ?

C.D. : En brisant le silence qui suit le suicide, puis en identifiant le mobile. Les lettres, les témoignages de l'entourage personnel des défunts font référence à des signes avant-coureurs. Si le travail est bien en cause, il faudra que le management évolue.

Propos recueillis par Stéphanie Bia


1. Estimation d'après la seule enquête quantitative menée en 2003 par l'inspection médicale de Basse-Normandie.

2. Au Cnam.

3. Destiné aux médecins du travail, aux responsables de ressources humaines et aux délégués des Comités d'hygiène et de sécurité.

4. Revue Travailler : « Nouvelles formes de servitude et suicide », vol. 13, pp. 53-73, 2005. Christophe Dejours avait aussi publié Souffrance en France, la banalisation de l'injustice sociale, Seuil, Paris.