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Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/vie-ses/hodebas/dejours08-05-01.htm
Le « caïdat » et les organisations mafieuses commencent
à coloniser les zones exclues de la prospérité.
A vec le retour de la croissance, on attendait que la société
don-ne des signes de réjouissance. En fait les réactions
sont discor-dantes et prêtent aux malentendus. Pour peu qu’on
soit trop loin des lieux du drame où se fomentent les manifestations
de protestation, on en vient vite – trop vite – à
condamner ceux qu’on prend pour des geignards. Un exemple
? Celui de cette grande entreprise où ont été
embauchés, en deux ans, 2 000 jeunes possédant des
diplô-mes commerciaux. Confrontés à un flux
ininterrompu de clients, ils se plaignent d’une surcharge
et d’une dégradation insupportable des rela-tions de
travail. Et pourtant, ils bénéficient d’un statut
et de revenus con-fortables, doublés d’un temps de
travail record ne dépassant pas 30 heu-res par semaine !
Des mouvements de grève se préparent.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire de l’extérieur,
ce ne sont pas des caprices d’enfants gâtés.
L’investigation clinique révèle une souf-france
indiscutable, confirmée par des décompensations psychopatholo-giques
en nombre. Mais on ne veut pas, ou pis on ne sait pas, comment diminuer
les contraintes organisationnelles effectives qui pèsent
sur ces salariés. Les négociations successives permettent
de concéder des aug-mentations de salaires et des réductions
de la durée de travail. Résultat : le pouvoir délétère
du travail sur la santé mentale continue ses ravages.
Il est difficile d’opposer un déni à la souffrance
qui mine notre société. La bonne humeur et l’optimisme
sont d’abord frelatés par le développe-ment
des violences et des délinquances qui gâchent non seulement
la vie quotidienne mais transforment en profondeur les situations
de tra-vail de nombreux salariés. De plus, les vagues de
restructurations écono-miques et organisationnelles, qui
se succèdent sans discontinuer, mal-mènent ceux et
celles qui travaillent. Elles ont un pouvoir formidable de divergence
sur l’évolution des situations concrètes. D’un
côté la réduc-tion du chômage, de l’autre
les licenciements à Vilvorde, puis chez Danone, Moulinex
ou Valeo. D’un côté des salaires indignes versés
aux sages-femmes et des urgences hospi-talières déléguées
à des médecins immigrés sans statut et sous-payés,
de l’autre des gestionnaires qui, dans les agences régionales
hospitalières (ARH), ajoutent à leur salaire jusqu’à
1,2 million de francs par an de pri-mes. D’un côté
des périodiques de plus en plus luxueux, de l’autre,
dans l’ombre, des journalistes exténués qui
se suicident. Des nouvelles technolo-gies qui, d’un côté,
permettent à cer-tains de « s’éclater
» et qui, de l’autre, provoquent des milliers de troubles
musculo-squelettiques (chez les opérateurs de saisie de données,
par exemple).
L’éclatement du monde du travail en situations sans
commune mesu-re entre elles menace notre société de
devenir une tour de Babel. Les motifs des grèves, des plaintes
et des protestations qui éclatent ici et là deviennent
inintelligibles et génèrent de plus en plus de malentendus.
On voit se former des antagonismes entre groupes sociaux dont la
cau-se est moins dans les conflits d’intérêts
que dans la disparition du sens commun. On critique, puis on condamne
les comportements parce qu’on ne les comprend pas.
On sait que, à l’origine de l’effritement du
sens commun, il y a les remaniements brutaux de l’organisation
du travail et les nouvelles for-mes de management et de gestion
qui fracturent la cohérence naguère assurée
par le primat du travail salarié et par les formes d’expression
col-lective portées par l’action syndicale. Mais il
y a plus : les années de chô-mage, de précarisation
et de flexibilisation laissent des empreintes pro-fondes dont on
a toutes les raisons de craindre qu’elles perdurent. L’écart
s’accroît entre les revenus. Dans les zones périurbaines,
le chô-mage endémique est deux fois plus important
qu’il y a cinq ans. Le « caïdat » et les
organisations mafieuses commencent à coloniser les zones
exclues de la prospérité. La violence des pauvres
comme l’exaspé-ration des agents qui sont à
leur contact, aussi bien que les mouvements sociaux dans les entreprises,
ont des origines précises, à chaque fois. Aucun de
ces acteurs n’est irrationnel, mais on n’a aucun moyen
de les comprendre si l’on ignore les contraintes réelles
de leur travail, parce que l’évolution des situations
est trop rapide pour qu’on puisse les inter-préter
à partir de sa seule expérience professionnelle personnelle.
L’avalanche d’informations ne sert plus à rien
d’autre qu’à saturer les capacités intellectuelles
du spectateur et à l’empêcher de penser. Nous
avons besoin d’autre chose : de journalistes pratiquant de
vraies enquê-tes de terrain, non pour rapporter des faits,
mais pour traduire en ter-mes intelligibles le monde vécu
et l’organisation du travail réelle des vétérinaires
chargés de massacrer les bêtes ou encore des paysans
qui les ont empoisonnées dans le respect des politiques d’incitation
à l’éleva-ge intensif. Nous aurions besoin d’une
sorte de « France Culture » de l’information,
différente des bulletins d’informations 24 heures sur
24. Il faut bien reconnaître que derrière la cacophonie
des commentaires con-tradictoires sur l’état de la
société se cache la réalité d’une
déception : la richesse de la nation n’apporte pas
le bonheur. La reprise de la croissan-ce ne tient qu’une seule
promesse : celle de l’augmentation de la con-sommation. Mais
cette dernière est incapable à elle seule de créer
entre les êtres humains des rapports d’intercompréhension,
de solidarité et de convivialité. Reconstituer les
bases d’une intelligibilité commune – d’un
sens commun – pour interpréter l’évolution
de notre condition moder-ne est une tâche urgente si l’on
veut contrer le développement accéléré
de la violence sociale. Contrairement à ce que l’on
pourrait croire, la vio-lence n’est pas un effet contingent
de la richesse, elle révèle au contraire un mal profond
: l’impuissance de la science et de l’économie
à rempla-cer la culture, si par ce terme on veut bien désigner
non pas la matière à divertir les élites, mais
ce qui unit les êtres humains dans la célébration
de la vie.
Christophe Dejours est professeur au Conservatoire national des
arts et métiers (Cnam).
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