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Planete Facility : Quel est votre parcours ?
Christophe Dejours : Je suis diplômé en médecine,
spécialisé en psychiatrie et médecine du travail.
J’ai fait de nombreuses recherches sur les conditions de travail.
J’ai une formation de chercheur en ergonomie (1976-78) à
une époque où la réflexion commençait
à avoir cours sur l’amélioration des conditions
de travail coté entreprises privées et Etat. C’est
une période riche sur la sécurité des conditions
de travail. J’ai été médecin des hôpitaux
psychiatriques pendant 10 ans et psychanalyste, membre de l’association
psychiatrique de France. J’ai travaillé avec des biologistes
sur la psychosomatique. Je travaille donc sur deux champs : le rapport
entre la psychanalyse et les sciences sociales sur le travail d’une
part, entre la psychanalyse et le social sur la psychosomatique
d’autre part, et sur la frontière entre les deux. En
1989, j’ai démissionné des hôpitaux et
suis devenu professeur au CNAM (Conservatoire National des Arts
et Métiers). J’ai monté la chaire de psychologie
du travail pour donner cette dimension spécifique à
la santé au travail. Il s’agit à la fois de
psychopathologie et de psycho-dynamique au travail, cette dernière
n’évoquant pas seulement la souffrance au travail et
le fait de la taire. Le travail est en effet aussi un médiateur
pour construire sa santé : il s’agit de la souffrance
ET du plaisir au travail. J’ai monté un laboratoire
de recherche de doctorants, chercheurs à la clinique du travail.
P.F. : Quel est le contexte d’écriture de ce livre
?
C.D. : A la fin des années 90, on a constaté de nouveaux
effets nocifs du travail. Cela a commencé dans les années
70-80, avec le nouveau contexte politique, économique, et
les nouveaux rapports sociaux au travail. De 1968 à la fin
du siècle, il y a eu des remaniements importants impactant
l’organisation du travail, avec la chute de l’empire
soviétique, l’effondrement de la syndication, le chômage,
les conséquences de la précarisation…Les gens
sont effrayés. Le risque change le comportement, le rapport
entre les gens au travail.
P.F. : Vous avez écrit ce livre en 1998, qu’y rajouteriez-vous
aujourd’hui ?
C.D. : Je rajouterais dans mon livre que l’explosion des
nouvelles pathologies mentales au travail sont liées à
la transformation de la méthode de management et de gestion.
L’avancée la plus récente identifie plus nettement
l’élément déterminant : ce sont les nouvelles
formes d’évaluation du travail, l’évaluation
individuelle des connaissances. L’informatique ajoute à
ce phénomène avec un terminal d’ordinateur dans
le service qui permet l’évaluation individualisée
des performances, couplée de centre de profit, de chantage
au licenciement, de dispositifs menant à une concurrence
généralisée. Les conséquences sont l’augmentation
de la charge de travail, dans une atmosphère où l’on
ne sait plus ce qui est vrai ou faux. La concurrence entre les services
se transforme de sorte à ce que les gens soient en concurrence
entre eux, conduisant à des conduites déloyales. Les
nouvelles formes d’évaluation déstructurent
les rapports de solidarité, de confiance et d’entraide.
P.F. : Quelles sont les conséquences sur la psychologie
des employés ?
C.D. : On constate beaucoup de solitude, même au milieu des
autres ! On voit des gens qui se sentent persécutés,
harcelés, victimes d’injustices, et sans secours. La
solidarité n’a plus cours. Les marques de solidarité
autrefois symboliquement puissantes n’existent plus aujourd’hui.
Plus personne n’accepte de témoigner pour les autres,
et tout le monde se défile. L’injustice prend une nouvelle
forme : les plus honnêtes sont pris comme victimes, se culpabilisent,
ont l’impression de ne pas faire ce qu’il faut.
Les nouvelles pathologies les plus préoccupantes sont les
tentatives de suicide, et les suicides en rapport avec le travail.
De plus en plus de personnes se suicident sur leur lieu de travail.
Une enquête a été menée dans trois départements
de Basse-Normandie par le médecin du travail, et les chiffres
s’avèrent inquiétants : plusieurs centaines
sur ces dernières années !
Le succès de ce nouveau mode d’organisation passe
par le consentement à l’évaluation. Tout en
ce monde peut être évalué. Le travail non évalué
est suspecté de mauvais travail. Or nous pouvons montrer
aujourd’hui que nous ne pouvons pas réellement évaluer
le travail ! Le système marche parce que les gens pensent
qu’il y a évaluation. La base scientifique est erronée
et donc injuste, fausse dans l’objectivité. La sortie
serait la mise sur le tapis, la discussion sur l’espace public
de l’évaluation. Attaquer le prestige de l’évaluation,
avec les scientifiques, avec les chercheurs. Le prestige de l’évaluation
doit être lâché. Des affaires commencent à
être portées en justice, en jurisprudence, notamment
aux Etats-Unis, mais personne n’en est encore arrivé
à la conclusion que l’évaluation était
fausse. Quelques opuscules ou colloques abordent à peine
la question.
P.F. : Pourquoi votre livre traite-t-il spécifiquement de
la France ?
C.D. : Il est difficile de faire un étude psycho-sociale
ailleurs qu’en France, en raison des différences culturelles,
et je m’appuie sur des enquêtes françaises. Mais
on sait que la situation est similaire au Brésil, en Amérique
Latine de manière générale, en Italie, en Allemagne.
La question de l’évaluation a fait débat, sur
le plan politique, en entreprise, sur la question de son action
ou de son consentement, et sur l’évidence de l’injustice.
On ne peut pas proposer d’action si l’on ne sait pas
qu’il y a injustice. C’est le cas non seulement chez
les ouvriers, les techniciens mais chez les cadres aussi ; les nouvelles
formes de travail font que plus on monte dans la hiérarchie
plus la situation est catastrophique.
P.F. : L’aménagement de l’espace peut-il avoir
un impact sur la souffrance au travail ?
C.D. : Il a une influence majeure. Le corps est influencé
et sollicité de manière particulière dans les
activités de service. En travaillant davantage, il y a de
nouvelles désadaptations. On accepte ces conditions par peur
des licenciements, du chômage, du dégraissage d’effectif,
mais en même temps en l’acceptant on favorise cette
nouvelle forme d’organisation du travail !
L’externalisation a changé beaucoup de choses. Les
secteurs difficiles sont externalisés en Asie, en Amérique
latine, et on tend à des activités de service différentes
des activités industrielles classiques. Et les activités
de service, c’est toujours une relation : l’activité
commerciale comme la prostitution.
C’est un mode d’engagement du corps particulier. Nous
sommes dans le registre de la séduction, stratégique,
du désir d’efficacité. C’est dur à
supporter psychologiquement.
Les nouvelles activités augmentent les charges de travail,
d’où de nouvelles pathologies liées à
la surcharge de travail. Le corps est soumis à des tensions,
des contraintes, ayant pour conséquences par exemple des
troubles musculo-squelettiques.
Les nouveaux contextes comme l’open space sont une mise en
visibilité du corps totale. L’idée d’être
surveillé rend difficile la discrétion, la privauté,
l’espace caché étant important dans toute tâche.
Il faut parfois être seul avec soi-même. Un espace de
totale visibilité est une mise en scène de soi constante,
où il faut se surveiller dans les rapports sociaux. C’est
un auto-contrôle permanent, épuisant.
P.F. : Est-ce une fatalité ?
C.D. : Le système ne fonctionne pas tout seul, mais il fonctionnera
tant que la majorité des personnes seront d’accord
pour l’évaluation et que les autres accepteront d’être
évaluées. Sans ce consentement, il faudrait une collaboration
efficace et confiante des personnes les unes avec les autres.
Propos recueillis par Laëtitia Fritsch.
A lire aussi : "Troubles du déplacement", Libération,
Sonya Faure, 9 mai 2005.
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