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Christophe Dejours est professeur titulaire de la chaire de Psychologie
du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers
(CNAM). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Souffrance en
France. La banalisation de l'injustice sociale (Seuil, coll. “
Points ”. 2000). Le Facteur humain (PUF, coll. “Que
sais-je?”, 2002) et le Corps, d'abord (Payot, coll. “Petite
bibliothèque Payot”, 2003).
Le travail n'est pas qu'une activité calculable relevant
d'un domaine objectif. Il engage ceux qui l'exercent, mais aussi
ceux qui en sont privés, dans leur subjectivité. Et
chacun sait que le travail peut être source de souffrances
psychiques. Quelles sont alors les pathologies observées,
et les stratégies pour faire face à des situations
pathogènes ? Et comment des individus peuvent-ils collaborer
en masse à une organisation du travail qu'ils réprouvent
par ailleurs ?
L'évolution de la société fait surgir de nouvelles
souffrances, de nouvelles expressions symptomatiques, voire de nouvelles
pathologies. Certaines d'entre elles sont bruyantes et bien connues
: les toxicomanies et la violence en particulier, mais aussi la
consommation de psychotropes et l'augmentation des suicides.
On sait que l'incidence de ces pathologies touche les différentes
populations de façon contrastée. L'augmentation de
la morbidité psychopathologique touche plus durement que
les autres les jeunes privés d'emploi et les chômeurs
de longue durée.
Mais ce que l'on sait moins, c'est que de nouvelles pathologies
apparaissent aussi parmi ceux qui ont un emploi, non seulement parmi
ceux qui ont des emplois précaires, mais aussi parmi ceux
qui ont des emplois stables. En particulier, surgissent actuellement
des maladies que l'on convient de rassembler sous le terme de “pathologies
de surcharge” : elles atteignent aussi bien les cadres que
les techniciens, les ouvriers ou les employés : le “burn-out”
; les pathologies de surmenage ; des pathologies cognitives d'origine
affective survenant chez des adultes au travail ont été
décrites plus récemment qui sont constituées
par des troubles de la pensée allant jusqu'à la confusion
mentale chez des gens qui ont perdu leurs repères par rapport
aux valeurs et aux normes ; des troubles insolites enfin, connus
sous le nom de troubles musculo-squelettique (TMS) ou lésions
par efforts répétitifs (LER) qui ont un véritable
caractère “ épidémique ” : douleurs,
inflammations et lésions des articulations, des gaines synoviales,
des aponévroses, en particulier des doigts et des poignets,
conduisant à des impotences fonctionnelles graves et nécessitant
souvent des gestes chirurgicaux (section du canal carpien). Ces
troubles à symptomatologie somatique surviennent non plus
seulement chez les ouvriers qui manipulent des meules ou des marteaux-piqueurs,
mais chez les employés de bureaux, des caissières
de supermarché, des clavistes de saisie de données
informatiques. .. donc dans un contexte où l'automatisation
a fait disparaître les tâches de manutention. Cette
“épidémie” de LER, pourtant, n'est compréhensible
que si l'on procède à une approche psychopathologique.
Ce sont en effet les défenses élaborées contre
la souffrance psychique liée aux tâches répétitives
sous contrainte de temps, qui constituent, semble-t-il, le noyau
de cette pathologie à expression somatique.1
Devant l'efflorescence des nouvelles symptomatologies et d'un bouleversement
des données épidémiologiques, on peut se demander
ce que cela signifie non seulement dans l'ordre de la pathologie,
mais jusque dans l'ordre de la formation même de la subjectivité.
L'analyse de cette évolution corrélée de la
société et de la sémiologie psychopathologique
permet-elle de faire progresser la conception psychanalytique des
rapports entre temporalité de la clinique ordinaire d'un
côté et intemporalité de la structure psychique
de l'autre ?
DE QUELLE MODERNITÉ PARLONS-NOUS ?
Prendre cette modernité comme une entité unifiée
a sans doute un sens en histoire ou en philosophie, mais pas en
psychanalyse. Je m'en tiendrai ici à discuter des incidences
de ce qui s'est passé en France depuis 1983, c'est-à-dire
depuis le tournant socialiste en faveur du libéralisme économique
et la radicalisation des orientations dans le sens d'un thatchérisme
plus ou moins modulé, c'est-à-dire de ce que les spécialistes
conviennent d'appeler “néo-libéralisme”.
Je ne traiterai donc pas de la modernité dans son ensemble
mais du néo-libéralisme et de ce qui, pour beaucoup
de chercheurs, apparaît comme une forme spécifique
et récente de domination de l'argumentation économique
marchande sur toutes les autres dimensions de la délibération
politique, ou comme dirait Habermas après Max Weber, le raidissement
de la contradiction entre le système et le monde vécu.
La question devient alors: de quelle nature sont les questions
posées à la psychanalyse par les formes récemment
introduites de domination de l'économique et du néo-libéralisme
dans la cité ?
Le travail constitue un médiateur central entre inconscient
et champ social ou, de façon plus triviale, entre fonctionnement
psychique et économie
LA CLINIQUE DU TRAVAIL
Pour pouvoir rendre compte de ces questions, il faut d'abord déterminer
s'il y a un moyen de combler l'écart énorme entre
les faits et les concepts convoqués par l'économie,
au sens qu'a ce terme en sciences économiques, d'un côté,
les faits et les concepts invoqués par la psychanalyse de
l'autre. C'est-à-dire s'il est possible de procéder
à autre chose qu'à des conjectures ou des spéculations
situées à grande distance du réel. Ma réponse,
c'est qu'il est possible de localiser des situations où le
fonctionnement psychique est directement soumis à l'épreuve
du réel de l'économique, au sens de la science économique,
et à l'évolution des rapports de domination dans la
société. Ces situations constituent une clinique originale,
spécifique et privilégiée où l'on voit
comment la domination sociale se reproduit à l'intérieur
du fonctionnement psychique individuel.
Cette clinique, c'est celle du travail. Le travail constitue un
médiateur central entre inconscient et champ social, ou,
de façon plus triviale, entre fonctionnement psychique et
économie. C'est pourquoi dans certains milieux scientifiques,
on parle de “centralité du travail”. Admettre
la centralité du travail au regard du fonctionnement psychique
individuel et de l'évolution de la société
n'est pas une question de choix théorique. On ne peut pas
être pour ou contre la place “centrale” assignée
au travail. C'est que le travail a été hissé
par la modernité elle-même à cette place déterminante
et on ne peut pas le déloger de là, n'en déplaise
aux tenants de la fin du travail. Le travail reste central dans
la vie mentale de ceux qui ont un emploi. Mais il l'est aussi chez
ceux qui en sont privés. L'impossibilité pour ces
derniers d'apporter, par le travail, une contribution à l'évolution
de la société, se paie en retour d'une énorme
difficulté à entretenir son propre fonctionnement
psychique, ce qui se traduit par une incidence effroyable de la
morbidité psychiatrique chez les chômeurs de longue
durée.
LES FORMES DE LA SOUFFRANCE FACE À L'EMPRISE DE
L'ÉCONOMIQUE
Si l'économique parvient à avoir une prise sur le
fonctionnement psychique, ce n'est pas sous l'effet d'une imprégnation
passive des personnalités par “l'air du temps”.
Pas
du tout! C'est par le truchement de nouvelles formes d'organisation
du travail, de gestion et de direction des entreprises. Très
précisément, cette “ prise ” sur le fonctionnement
psychique passe, semble-t-il, par le recours généralisé
à ce qu'on appelle dans le monde du travail : l'évaluation
individuelle des performances et les contraintes individualisées
de rentabilité.
Cette affaire d'évaluation est dans toutes les têtes
parce que la contrainte de rentabilité est constamment rappelée
à chacun, dans toutes les activités de travail jusque
et y compris dans les institutions de soin, dans les services sociaux,
dans les agences pour l'emploi, et pas seulement dans les banques
ou sur les chaînes de montage automobile. C'est en force que
l'économique fait intrusion dans la pensée et le monde
vécu.
Je n'ai pas la place de procéder ici à la critique
de l'évaluation, ni à celle de ce slogan selon lequel
ce qui n'est pas évalué est, a priori, mauvais, slogan
qui présuppose que toute activité en ce monde est
évaluable. Il s'agit là, en fait, d'une extravagance.
Il n'y a pas que la psychanalyse et la psychothérapie qui
soient bien difficiles, voire impossible à évaluer:
nul ne sait comment évaluer beaucoup de tâches devenues
banales, définies par les économistes comme “immatérielles”,
notamment dans les services !2 Du moins, en tant que chercheur spécialisé
dans les sciences du travail, je pourrais montrer que dans l'état
actuel des connaissances scientifiques, nous ne savons pas bien,
ou pas du tout, évaluer le travail dans le contexte des nouvelles
formes d'organisation que nous rencontrons aujourd'hui dans les
sociétés occidentales.3
Malgré ces réserves formulées par les scientifiques,
chacun de nous est soumis à l'évaluation de sa performance,
de sa productivité et de sa rentabilité. Compte tenu
des incertitudes et de l'arbitraire qui pèsent bien souvent
sur les évaluations pratiques et sur leurs modalités
concrètes en situation professionnelle, il en résulte,
subjectivement, pour une grande partie de ceux qui travaillent,
une angoisse: celle de ne pas être à la hauteur, celle
d'encourir une évaluation considérée un beau
jour comme insuffisante: “ M. Dupont, j'ai le regret de vous
dire que vous n'êtes pas assez performant, que vous ne savez
pas vous adapter, M. Dupont, vous n'êtes plus rentable”.
L'évaluation se transforme ainsi en menace. Cette dernière
se double d'une injonction redoutable: “soyez compétitifs”.
La concurrence généralisée est prônée
urbi et orbi. Non seulement entre les entreprises cela n'aurait
rien de nouveau mais entre les services d'une même entreprise,
entre les équipes d'un même service et entre les membres
de chaque équipe. Au prétexte de l'émulation
salutaire, on invite plus ou moins explicitement à pousser
la concurrence entre les personnes jusqu'aux pratiques déloyales.
On demande à chacun de savoir faire preuve ^agressivité.
Pas d'état d'âme, s'il vous plaît! En période
de guerre économique, pas de quartier. La conséquence
de cette technique de direction ou de management est la rupture
des liens de solidarité et la perte de confiance entre collègues
; et surtout la solitude, la désolation au sens d’Hannah
Arendt 4. C'est aussi l'apparition j du “syndrome de l'homme
en trop” qui I envahit les esprits angoissés par la
peur d'être désigné comme insuffisamment rentable
et bientôt comme inutile, voire comme parasite.
Bien entendu, la menace à l'évaluation ne fonctionne
pas seule. Le goût de l'émulation à lui seul
ne saurait entraîner autant d'entre nous dans des conduites
déloyales ou duplices à l'égard d'autrui, telles
que nous les enregistrons aujourd'hui.
La menace à l'évaluation, en effet, est articulée
à une autre menace, celle de l'humiliation publique, de la
“placardisation”, voire du licenciement. C'est la grande
peur à laquelle est dévolu un rôle majeur dans
le management de la précarisation et de la flexibilisation.
J'en reste là pour la mise en perspective des nouvelles
formes de direction des entreprises et des administrations, qui,
bien sûr, pourrait être plus détaillée
et subtile que l'esquisse que j'en donne ici. Bien que très
lacunaire, elle suffit pour introduire la partie la plus sensible
de mon propos. Mais je signale tout de même que ce système
de direction des entreprises qui génère la peur ;
chez nombre de travailleurs, est aussi à j l'origine d'injustice,
de harcèlement, de déstabilisation calculée,
qui produisent toutes sortes de souffrances et, au-delà,
de pathologies. C'est un système dont beaucoup d'entre nous
font l'expérience depuis plusieurs années et, malgré
les indignations et les dégâts considérables
qu'il génère chez ceux qui travaillent d'une part,
chez ceux qu'il exclut d'autre pan, malgré la violence sociale
qui en est la conséquence, ce système, il faut bien
le reconnaître, fonctionne. Et il fonctionne bien !
LE PROBLÈME DE LA “ COLLABORATION” AU
SYSTÈME
Pour que le système du management à la menace fonctionne,
il faut des gens pour l'inventer, pour le penser. Il faut ensuite
des gens pour l'adapter à chaque entreprise, à chaque
administration, à chaque service, à chaque poste de
travail. Il faut aussi des gens pour en assurer la pérennité,
l'efficacité, la puissance, l'emprise sur tous.
J'insiste sur ce point capital de la discussion : le système
ne fonctionne pas tout seul par le seul génie de sa logique
interne. Il fonctionne parce que des gens le font fonctionner. Pas
seulement par consentement passif, mais avec zèle. Beaucoup
de gens collaborent à son succès. Pas seulement des
cadres de direction mais aussi des cadres subalternes, des techniciens,
des contremaîtres, voire des opérateurs de la base.
Pour que le système fonctionne, il faut aussi des masses
de formateurs pour préparer les uns à subir, les autres
à exercer l'évaluation, voire pour faire passer dans
de nombreuses situations de travail des méthodes proches
de l'évaluation que sont la “qualité totale”
ou “l'auto-çontrôle”.
De fait on est inévitablement conduit à reconnaître
que des masses de braves gens sont, dans le cadre de la modernité
néo-libérale, invités à apporter, dans
le travail, par le travail et pour le travail, leur concours à
des actes qui consistent à intimider autrui, à menacer,
à faire peur, mais aussi à dresser la liste des futurs
licenciés, à mettre au point des “plans sociaux”,
à effectuer les dégraissages d'effectifs, à
faire des “crocs en jambe” aux collègues, etc.
c'est-à-dire à commettre des actes injustes contre
autrui.
LA SOUFFRANCE ÉTHIQUE
Nous parvenons ainsi au problème clinique qui me paraît
le plus difficile : accepter d'être noiens volens transformé
en collaborateur du “sale boulot”, alors même
qu'on désapprouve ces actes et ce système, et que
le sujet se met dans une situation psychique périlleuse :
celle d'avoir à faire l'expérience que ma peur d'être
victime fait de moi un lâche qui m'incline, qui ne proteste
pas, voire qui “collabore”. Le sujet fait l'expérience
redoutable qu'il n'est pas aussi courageux qu'il le croyait et qu'il
trahit non seulement les autres, mais surtout qu'il se trahit lui-même.
Cette expérience spécifique devrait, à mon
sens, être radicalement distinguée de l'expérience
de la peur dont j'ai parlé précédemment. En
effet, je peux éprouver la peur et pourtant ne pas céder,
ne pas m'incliner, résister tout en ayant peur. Ma souffrance
est alors seulement de l'ordre de la peur. Mais je peux, à
cause de ma peur, m'incliner et consentir. Je souffre moins de la
peur ou je me sens même rassuré, mais je fais alors
connaissance avec ma faiblesse morale, avec ma lâcheté.
Cette souffrance, je la qualifierais de souffrance éthique,
c'est-à-dire de souffrance spécifiquement en rapport
avec le conflit moral dans lequel je suis pris. Je ne parlerai pas
De “souffrance morale” parce que ce terme dans la psychiatrie
classique est synonyme de souffrance psychique. C'est donc un terme
très général ayant des rapports incertains
avec l'éthique. La souffrance éthique, quant à
elle, serait un rejeton psychique direct, né d'un conflit
de rationalités que je résous par la soumission.
Cette souffrance éthique s'avère, cliniquement, d'une
redoutable puissance psychopathologique. Elle engage ce que le philosophe
désigne sous le nom d'ipséité, ce que le psychopathologue
range dans la rubrique de l'identité. À l'horizon
de la souffrance éthique, il y a le spectre de l'angoisse
provoquée par l'irruption d'un doute radical sur soi-même,
sur ses choix, sur ses convictions, et de la perte d'identité,
voire, au-delà, de la décompensation psychopathologique.
Et c'est ce qui arrive : certains sujets ne parviennent pas à
contrôler cette angoisse et basculent dans la dépression.
Parmi eux, certains aujourd'hui se suicident. Nous avons connaissance
depuis quelques années de cas de suicides sur les lieux de
travail, ce qui est tout à fait nouveau de mémoire
de médecin du travail.
Par ailleurs, cette souffrance éthique prend place dans
un rapport complexe entre conflit intra-subjectif et conflit inter-subjectif.
Mais la dimension intersubjective du conflit se déploie spécifiquement
dans le champ des rapports sociaux. Ces derniers ne sont pas réductibles
à des rapports érotiques ni à l'ambivalence
de l'amour et de la haine dans le lien affectif. Il s'agit de rapports
sociaux qui se nouent et se dénouent dans un champ où,
depuis Freud, on considère que les pulsions se déploient
après avoir subi un processus plus ou moins réussi
de désexualisation. Ici c'est l'économie du plaisir
dans la sublimation qui est menacée par la souffrance éthique.
L'ÉNIGME DE LA NORMALITÉ
Les décompensations dépressives et suicidaires dont
je viens de faire état, sont le fait d'une petite minorité.
Qu'est-ce à dire ? Que tous les autres s'en sortent, ou encore
que les autres, dans leur grande majorité, parviennent à
demeurer dans la “normalité” et à conjurer
la maladie mentale.
Du coup c'est la “normalité” qui devient énigmatique.
Comment font-ils donc pour ne pas devenir fous en dépit de
la menace que fait peser sur leur identité la souffrance
éthique ? À cette question il y a plusieurs réponses
possibles qui nous viennent de la sociologie (domination symbolique
de Bourdieu), la psychologie sociale américaine (la soumission
à l'autorité de Milgram), la sociologie de Parsons,
etc., voire la philosophie politique (la servitude de la Boétie).
Je ne peux discuter chacune de ces explications et je vais directement
à l'essentiel. Compte tenu de la quantité de nos concitoyens
impliqués dans le succès de l'organisation moderne
du travail, c'est-à-dire de ceux d'entre nous qui collaborent
au système en dépit de la condamnation qu'ils en font,
je ne peux admettre qu'il n'y ait, parmi eux, que des pervers organisés
ou des paranoïaques.
Je fais donc l'hypothèse que, pour la plupart, ces gens,
comme vous et moi, ont un sens moral. Et que, donc, ils s'en servent
et savent que les injustices auxquelles ils collaborent sont injustes
et mauvaises. Donc qu'ils souffrent de souffrance éthique.
Si j'ai raison, et si, comme le suggère la clinique, cette
souffrance est effectivement délétère et hautement
dangereuse pour la santé mentale, comment font-ils pour ne
pas devenir fous ?
Les investigations cliniques montrent que lorsqu'ils “tiennent”,
ceux qui surmontent leur souffrance y parviennent grâce à
leur participation et à leur contribution personnelle à
des stratégies défensives très particulières
qu'on appelle des “stratégies collectives de défense”.
Il s'agit de défenses contre la souffrance qui ont la particularité
d'être bâties et entretenues collectivement, grâce
à un intense travail de construction de règles qui
encadrent les comportements, les discours, les interdits, etc.
Les premières stratégies collectives de défense
ont été découvertes dans le travail, chez les
ouvriers du bâtiment et des travaux publics, qui parviennent,
ainsi, par un déni collectif de la réalité
des dangers du travail, à conjurer la peur qu'ils éprouvent
face aux risques d'accidents. Sans participation à ces stratégies
collectives de défense, ils ne pourraient pas continuer à
travailler. Depuis lors on a identifié d'autres stratégies
collectives de défense chez les marins pêcheurs, chez
les pilotes de chasse, chez les agents de conduite des centrales
nucléaires, dans l'armée, dans la police, etc.
Il existe, c'est une découverte clinique beaucoup plus récente,
des stratégies collectives de défense spécifiquement
construites pour lutter contre la souffrance éthique d'avoir
à collaborer, pour son travail, à des actes que l'on
réprouve. À ce jour trois stratégies défensives
ont été identifiées. Il en existe peut-être
d'autres. Je signale qu'au cœur de ces stratégies collectives
de défense, la référence aux valeurs de la
virilité joue un rôle très important.5
Je n'ai pas la place de les décrire ici. Elles ont en commun
d'engourdir la conscience morale, ce qui passe par un rétrécissement
c'est important sinon capital de la capacité de penser au
sens qu'a ce terme dans la notion de pensée préconsciente.
On parvient ainsi à cliver le fonctionnement cognitif soumis
aux seules épreuves de la rationalité instrumentale
(efficacité, productivité, qualité, etc.),
delà pensée réflexive, sur la portée
de son propre comportement vis-à-vis de l'autre, pensée
qui est neutralisée, paralysée, engourdie. Ainsi arrive-t-on
parfois à des caricatures de sujets extrêmement performants,
de travailleurs obstinés, dévoués et zélés,
qui en même temps ont suspendu toute pensée critique
sur leur posture subjective j et sociale.
Se trouve ainsi réalisée une sorte de double fonctionnement
chez un même sujet, où le psychique (l'affectif) est
clivé du cognitif, grâce à la référence
à la performance productive d'une part, à l’utilisation
de défenses collectives d'autre part. Deux fonctionnements
distincts, en quelque sorte, dont l'un est forclos de la perlaboration.
C'est ce clivage entre le cognitif et l'affectif par ce travail
et pour ce travail qui, en protégeant le sujet des retours
de la souffrance éthique en rapport avec sa participation
à l'injustice, constituerait l'un des principaux ressorts
psychologiques de la domination, tant du côté de ceux
qui l'exercent sans angoisse, que de ceux qui la subissent sans
protester. Il me semble que la modernité, plus précisément
le néo-libéralisme et l'emprise de l'économique
sur le fonctionnement psychique, ne remettent pas en cause l'intemporalité
ou l'invariance de la structure. Le néo-libéralisme
révèle plutôt, à travers la nouvelle
symptomatologie des défenses et de la normalité, la
puissance redoutable du clivage comme modalité très
efficace d'adaptation à l'évolution des rapports de
domination, quelle que soit la structure psychique du sujet. Je
souhaiterais toutefois que l'on n'aille pas trop vite à l'amalgame.
Le clivage dont il est question ici est fondée et alimentée
par des stratégies collectives de défense, c'est-à-dire
par une coopération hautement socialisée. Soit un
ensemble de règles et de solidarités inversées
par rapport aux valeurs, qui parviennent à faire passer le
mal pour le bien.
Et je ne suis pas du tout certain qu'on puisse assimiler ce clivage
aux perversions organisées ou structurales que nous connaissons
par l'analyse des perversions sexuelles. Au contraire, ce clivage
semble à la portée de tous, y compris de gens qu'on
ne peut pas tenir pour des pervers. La question initiale se trouve
ainsi déplacée : il ne s'agit pas tant de discuter
des rapports entre temporalité de la clinique et intemporalité
de la structure. Les problèmes que fait émerger le
néo-libéralisme sont : 1) les rapports entre rigidité
et malléabilité à l'intérieur de chaque
structure ; entre rigidité de la structure et malléabilité
des conduites. La modernité ne crée rien en psychopathologie.
Elle révèle en revanche un potentiel de fonctionnement
psychique qui peut être assez facilement mis au service de
la malléabilité et de l'adaptation, dans toutes les
structures psychiques. Un clivage qui ne signerait pas la rigidité
des défenses, mais au contraire témoignerait de leur
“opportunisme” ; 2) le néo-libéralisme
lance, me semble-t-il, un nouveau défi à la psychanalyse
: de quels moyens la psychanalyse doit-elle se doter au plan théorique
et au plan pratique pour ne pas passer à côté
de ce problème clinique majeur de la souffrance éthique
qui, me semble-t-il, pourrait être aussi un des chaînons
intermédiaires critiques de l'analyse du despotisme que la
philosophie politique étudie depuis quatre siècles,
c'est-à-dire depuis les prolégomènes de la
modernité avec le texte fondateur de La Boétie, le
Discours de la servitude volontaire (1574).
La servitude volontaire est aussi un problème de pratique
psychanalytique. Tenir la résignation pour une résolution
heureuse du complexe de castration et pour une reconnaissance du
réel, comme le pensent certains analystes, revient, en fait,
à valider le clivage. Accompagner le travail d'élaboration
de la souffrance éthique générée chez
le patient par sa collaboration au système, c'est devoir
faire face à une angoisse durable, celle du conflit entre
le moi et l'idéal du moi dans le contexte du néo-libéralisme.
C'est cher payé et c'est un dur travail pour le patient autant
que pour l'analyste, mais c'est sans doute ce qu'il faut endurer
pour ne pas céder à “l'aliénation culturelle”6
pour pouvoir continuer à chercher d'autres compromis que
le clivage et pour avoir une chance de ne pas déroger à
sa propre subjectivité.
Notes
1 Voir Phi. DAVEZIES, F. DERRIENNIC et M. PEZE, “Analyse
de la souffrance dans les lésions par efforts répétitifs
épidémiologie, psychosomatique, médecine du
travail”, dans Actes du Colloque International de Psychodynamique
et Psychopathologie du Travail, Laboratoire de psychologie du travail
du CNAM, Tome I, 1997, p. 209-253.
2. Voir C. DU TERTRE, “ Intangible and Interpersonal Services,
Adjustment and Réduction of Working Hours: Toward New Political
Economy Tools. Thé French Case”, dans Thé Service
Industries Journal, n° 19, 1999.
3. Voir mon livre Travail : usure mentale. De la psychopathologie
à la psychodynamique du travail, Bayard, Nouvelle édition
augmentée, 1993.
4. Voir Hannah ARENDT, Thé Origins of Totalitarism, Harcourt,
Brace and Worid Inc., New York, 1951. Trad. française: Le
système totalitaire. Les origines du totalitarisme^ Paris,
Seuil, p. 225.
5. Voir mon livre Souffrance en France, Seuil, coll. “L'Histoire
immédiate”, 1998.
6. Voir F. SIGAUT, “Folie, réel et technologie”,
dans Techniques et culture, n° 15, 1990, p. 167179.
Travail, modernité et psychanalyse par Christophe Dejours
ORIGINE Revue Res Publica n° 38 Août 2004 Dossier “
Le travail après la fin du travail ”
Ce texte est une version légèrement remaniée
d'une conférence présentée au Congrès
“Psychanalyse et figures de la modernité” à
Paris le 19 novembre 1998.
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