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Travail, modernité et psychanalyse
par Christophe Dejours

Christophe Dejours est professeur titulaire de la chaire de Psychologie du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale (Seuil, coll. “ Points ”. 2000). Le Facteur humain (PUF, coll. “Que sais-je?”, 2002) et le Corps, d'abord (Payot, coll. “Petite bibliothèque Payot”, 2003).

Le travail n'est pas qu'une activité calculable relevant d'un domaine objectif. Il engage ceux qui l'exercent, mais aussi ceux qui en sont privés, dans leur subjectivité. Et chacun sait que le travail peut être source de souffrances psychiques. Quelles sont alors les pathologies observées, et les stratégies pour faire face à des situations pathogènes ? Et comment des individus peuvent-ils collaborer en masse à une organisation du travail qu'ils réprouvent par ailleurs ?

L'évolution de la société fait surgir de nouvelles souffrances, de nouvelles expressions symptomatiques, voire de nouvelles pathologies. Certaines d'entre elles sont bruyantes et bien connues : les toxicomanies et la violence en particulier, mais aussi la consommation de psychotropes et l'augmentation des suicides.

On sait que l'incidence de ces pathologies touche les différentes populations de façon contrastée. L'augmentation de la morbidité psychopathologique touche plus durement que les autres les jeunes privés d'emploi et les chômeurs de longue durée.

Mais ce que l'on sait moins, c'est que de nouvelles pathologies apparaissent aussi parmi ceux qui ont un emploi, non seulement parmi ceux qui ont des emplois précaires, mais aussi parmi ceux qui ont des emplois stables. En particulier, surgissent actuellement des maladies que l'on convient de rassembler sous le terme de “pathologies de surcharge” : elles atteignent aussi bien les cadres que les techniciens, les ouvriers ou les employés : le “burn-out” ; les pathologies de surmenage ; des pathologies cognitives d'origine affective survenant chez des adultes au travail ont été décrites plus récemment qui sont constituées par des troubles de la pensée allant jusqu'à la confusion mentale chez des gens qui ont perdu leurs repères par rapport aux valeurs et aux normes ; des troubles insolites enfin, connus sous le nom de troubles musculo-squelettique (TMS) ou lésions par efforts répétitifs (LER) qui ont un véritable caractère “ épidémique ” : douleurs, inflammations et lésions des articulations, des gaines synoviales, des aponévroses, en particulier des doigts et des poignets, conduisant à des impotences fonctionnelles graves et nécessitant souvent des gestes chirurgicaux (section du canal carpien). Ces troubles à symptomatologie somatique surviennent non plus seulement chez les ouvriers qui manipulent des meules ou des marteaux-piqueurs, mais chez les employés de bureaux, des caissières de supermarché, des clavistes de saisie de données informatiques. .. donc dans un contexte où l'automatisation a fait disparaître les tâches de manutention. Cette “épidémie” de LER, pourtant, n'est compréhensible que si l'on procède à une approche psychopathologique. Ce sont en effet les défenses élaborées contre la souffrance psychique liée aux tâches répétitives sous contrainte de temps, qui constituent, semble-t-il, le noyau de cette pathologie à expression somatique.1

Devant l'efflorescence des nouvelles symptomatologies et d'un bouleversement des données épidémiologiques, on peut se demander ce que cela signifie non seulement dans l'ordre de la pathologie, mais jusque dans l'ordre de la formation même de la subjectivité. L'analyse de cette évolution corrélée de la société et de la sémiologie psychopathologique permet-elle de faire progresser la conception psychanalytique des rapports entre temporalité de la clinique ordinaire d'un côté et intemporalité de la structure psychique de l'autre ?

DE QUELLE MODERNITÉ PARLONS-NOUS ?

Prendre cette modernité comme une entité unifiée a sans doute un sens en histoire ou en philosophie, mais pas en psychanalyse. Je m'en tiendrai ici à discuter des incidences de ce qui s'est passé en France depuis 1983, c'est-à-dire depuis le tournant socialiste en faveur du libéralisme économique et la radicalisation des orientations dans le sens d'un thatchérisme plus ou moins modulé, c'est-à-dire de ce que les spécialistes conviennent d'appeler “néo-libéralisme”. Je ne traiterai donc pas de la modernité dans son ensemble mais du néo-libéralisme et de ce qui, pour beaucoup de chercheurs, apparaît comme une forme spécifique et récente de domination de l'argumentation économique marchande sur toutes les autres dimensions de la délibération politique, ou comme dirait Habermas après Max Weber, le raidissement de la contradiction entre le système et le monde vécu.

La question devient alors: de quelle nature sont les questions posées à la psychanalyse par les formes récemment introduites de domination de l'économique et du néo-libéralisme dans la cité ?

Le travail constitue un médiateur central entre inconscient et champ social ou, de façon plus triviale, entre fonctionnement psychique et économie

LA CLINIQUE DU TRAVAIL

Pour pouvoir rendre compte de ces questions, il faut d'abord déterminer s'il y a un moyen de combler l'écart énorme entre les faits et les concepts convoqués par l'économie, au sens qu'a ce terme en sciences économiques, d'un côté, les faits et les concepts invoqués par la psychanalyse de l'autre. C'est-à-dire s'il est possible de procéder à autre chose qu'à des conjectures ou des spéculations situées à grande distance du réel. Ma réponse, c'est qu'il est possible de localiser des situations où le fonctionnement psychique est directement soumis à l'épreuve du réel de l'économique, au sens de la science économique, et à l'évolution des rapports de domination dans la société. Ces situations constituent une clinique originale, spécifique et privilégiée où l'on voit comment la domination sociale se reproduit à l'intérieur du fonctionnement psychique individuel.

Cette clinique, c'est celle du travail. Le travail constitue un médiateur central entre inconscient et champ social, ou, de façon plus triviale, entre fonctionnement psychique et économie. C'est pourquoi dans certains milieux scientifiques, on parle de “centralité du travail”. Admettre la centralité du travail au regard du fonctionnement psychique individuel et de l'évolution de la société n'est pas une question de choix théorique. On ne peut pas être pour ou contre la place “centrale” assignée au travail. C'est que le travail a été hissé par la modernité elle-même à cette place déterminante et on ne peut pas le déloger de là, n'en déplaise aux tenants de la fin du travail. Le travail reste central dans la vie mentale de ceux qui ont un emploi. Mais il l'est aussi chez ceux qui en sont privés. L'impossibilité pour ces derniers d'apporter, par le travail, une contribution à l'évolution de la société, se paie en retour d'une énorme difficulté à entretenir son propre fonctionnement psychique, ce qui se traduit par une incidence effroyable de la morbidité psychiatrique chez les chômeurs de longue durée.

LES FORMES DE LA SOUFFRANCE FACE À L'EMPRISE DE L'ÉCONOMIQUE

Si l'économique parvient à avoir une prise sur le fonctionnement psychique, ce n'est pas sous l'effet d'une imprégnation passive des personnalités par “l'air du temps”. Pas
du tout! C'est par le truchement de nouvelles formes d'organisation du travail, de gestion et de direction des entreprises. Très précisément, cette “ prise ” sur le fonctionnement psychique passe, semble-t-il, par le recours généralisé à ce qu'on appelle dans le monde du travail : l'évaluation individuelle des performances et les contraintes individualisées de rentabilité.

Cette affaire d'évaluation est dans toutes les têtes parce que la contrainte de rentabilité est constamment rappelée à chacun, dans toutes les activités de travail jusque et y compris dans les institutions de soin, dans les services sociaux, dans les agences pour l'emploi, et pas seulement dans les banques ou sur les chaînes de montage automobile. C'est en force que l'économique fait intrusion dans la pensée et le monde vécu.

Je n'ai pas la place de procéder ici à la critique de l'évaluation, ni à celle de ce slogan selon lequel ce qui n'est pas évalué est, a priori, mauvais, slogan qui présuppose que toute activité en ce monde est évaluable. Il s'agit là, en fait, d'une extravagance. Il n'y a pas que la psychanalyse et la psychothérapie qui soient bien difficiles, voire impossible à évaluer: nul ne sait comment évaluer beaucoup de tâches devenues banales, définies par les économistes comme “immatérielles”, notamment dans les services !2 Du moins, en tant que chercheur spécialisé dans les sciences du travail, je pourrais montrer que dans l'état actuel des connaissances scientifiques, nous ne savons pas bien, ou pas du tout, évaluer le travail dans le contexte des nouvelles formes d'organisation que nous rencontrons aujourd'hui dans les sociétés occidentales.3

Malgré ces réserves formulées par les scientifiques, chacun de nous est soumis à l'évaluation de sa performance, de sa productivité et de sa rentabilité. Compte tenu des incertitudes et de l'arbitraire qui pèsent bien souvent sur les évaluations pratiques et sur leurs modalités concrètes en situation professionnelle, il en résulte, subjectivement, pour une grande partie de ceux qui travaillent, une angoisse: celle de ne pas être à la hauteur, celle d'encourir une évaluation considérée un beau jour comme insuffisante: “ M. Dupont, j'ai le regret de vous dire que vous n'êtes pas assez performant, que vous ne savez pas vous adapter, M. Dupont, vous n'êtes plus rentable”.

L'évaluation se transforme ainsi en menace. Cette dernière se double d'une injonction redoutable: “soyez compétitifs”. La concurrence généralisée est prônée urbi et orbi. Non seulement entre les entreprises cela n'aurait rien de nouveau mais entre les services d'une même entreprise, entre les équipes d'un même service et entre les membres de chaque équipe. Au prétexte de l'émulation salutaire, on invite plus ou moins explicitement à pousser la concurrence entre les personnes jusqu'aux pratiques déloyales. On demande à chacun de savoir faire preuve ^agressivité. Pas d'état d'âme, s'il vous plaît! En période de guerre économique, pas de quartier. La conséquence de cette technique de direction ou de management est la rupture des liens de solidarité et la perte de confiance entre collègues ; et surtout la solitude, la désolation au sens d’Hannah Arendt 4. C'est aussi l'apparition j du “syndrome de l'homme en trop” qui I envahit les esprits angoissés par la peur d'être désigné comme insuffisamment rentable et bientôt comme inutile, voire comme parasite.

Bien entendu, la menace à l'évaluation ne fonctionne pas seule. Le goût de l'émulation à lui seul ne saurait entraîner autant d'entre nous dans des conduites déloyales ou duplices à l'égard d'autrui, telles que nous les enregistrons aujourd'hui.

La menace à l'évaluation, en effet, est articulée à une autre menace, celle de l'humiliation publique, de la “placardisation”, voire du licenciement. C'est la grande peur à laquelle est dévolu un rôle majeur dans le management de la précarisation et de la flexibilisation.

J'en reste là pour la mise en perspective des nouvelles formes de direction des entreprises et des administrations, qui, bien sûr, pourrait être plus détaillée et subtile que l'esquisse que j'en donne ici. Bien que très lacunaire, elle suffit pour introduire la partie la plus sensible de mon propos. Mais je signale tout de même que ce système de direction des entreprises qui génère la peur ; chez nombre de travailleurs, est aussi à j l'origine d'injustice, de harcèlement, de déstabilisation calculée, qui produisent toutes sortes de souffrances et, au-delà, de pathologies. C'est un système dont beaucoup d'entre nous font l'expérience depuis plusieurs années et, malgré les indignations et les dégâts considérables qu'il génère chez ceux qui travaillent d'une part, chez ceux qu'il exclut d'autre pan, malgré la violence sociale qui en est la conséquence, ce système, il faut bien le reconnaître, fonctionne. Et il fonctionne bien !

LE PROBLÈME DE LA “ COLLABORATION” AU SYSTÈME

Pour que le système du management à la menace fonctionne, il faut des gens pour l'inventer, pour le penser. Il faut ensuite des gens pour l'adapter à chaque entreprise, à chaque administration, à chaque service, à chaque poste de travail. Il faut aussi des gens pour en assurer la pérennité, l'efficacité, la puissance, l'emprise sur tous.

J'insiste sur ce point capital de la discussion : le système ne fonctionne pas tout seul par le seul génie de sa logique interne. Il fonctionne parce que des gens le font fonctionner. Pas seulement par consentement passif, mais avec zèle. Beaucoup de gens collaborent à son succès. Pas seulement des cadres de direction mais aussi des cadres subalternes, des techniciens, des contremaîtres, voire des opérateurs de la base. Pour que le système fonctionne, il faut aussi des masses de formateurs pour préparer les uns à subir, les autres à exercer l'évaluation, voire pour faire passer dans de nombreuses situations de travail des méthodes proches de l'évaluation que sont la “qualité totale” ou “l'auto-çontrôle”.

De fait on est inévitablement conduit à reconnaître que des masses de braves gens sont, dans le cadre de la modernité néo-libérale, invités à apporter, dans le travail, par le travail et pour le travail, leur concours à des actes qui consistent à intimider autrui, à menacer, à faire peur, mais aussi à dresser la liste des futurs licenciés, à mettre au point des “plans sociaux”, à effectuer les dégraissages d'effectifs, à faire des “crocs en jambe” aux collègues, etc. c'est-à-dire à commettre des actes injustes contre autrui.

LA SOUFFRANCE ÉTHIQUE

Nous parvenons ainsi au problème clinique qui me paraît le plus difficile : accepter d'être noiens volens transformé en collaborateur du “sale boulot”, alors même qu'on désapprouve ces actes et ce système, et que le sujet se met dans une situation psychique périlleuse : celle d'avoir à faire l'expérience que ma peur d'être victime fait de moi un lâche qui m'incline, qui ne proteste pas, voire qui “collabore”. Le sujet fait l'expérience redoutable qu'il n'est pas aussi courageux qu'il le croyait et qu'il trahit non seulement les autres, mais surtout qu'il se trahit lui-même. Cette expérience spécifique devrait, à mon sens, être radicalement distinguée de l'expérience de la peur dont j'ai parlé précédemment. En effet, je peux éprouver la peur et pourtant ne pas céder, ne pas m'incliner, résister tout en ayant peur. Ma souffrance est alors seulement de l'ordre de la peur. Mais je peux, à cause de ma peur, m'incliner et consentir. Je souffre moins de la peur ou je me sens même rassuré, mais je fais alors connaissance avec ma faiblesse morale, avec ma lâcheté. Cette souffrance, je la qualifierais de souffrance éthique, c'est-à-dire de souffrance spécifiquement en rapport avec le conflit moral dans lequel je suis pris. Je ne parlerai pas De “souffrance morale” parce que ce terme dans la psychiatrie classique est synonyme de souffrance psychique. C'est donc un terme très général ayant des rapports incertains avec l'éthique. La souffrance éthique, quant à elle, serait un rejeton psychique direct, né d'un conflit de rationalités que je résous par la soumission.

Cette souffrance éthique s'avère, cliniquement, d'une redoutable puissance psychopathologique. Elle engage ce que le philosophe désigne sous le nom d'ipséité, ce que le psychopathologue range dans la rubrique de l'identité. À l'horizon de la souffrance éthique, il y a le spectre de l'angoisse provoquée par l'irruption d'un doute radical sur soi-même, sur ses choix, sur ses convictions, et de la perte d'identité, voire, au-delà, de la décompensation psychopathologique. Et c'est ce qui arrive : certains sujets ne parviennent pas à contrôler cette angoisse et basculent dans la dépression. Parmi eux, certains aujourd'hui se suicident. Nous avons connaissance depuis quelques années de cas de suicides sur les lieux de travail, ce qui est tout à fait nouveau de mémoire de médecin du travail.

Par ailleurs, cette souffrance éthique prend place dans un rapport complexe entre conflit intra-subjectif et conflit inter-subjectif. Mais la dimension intersubjective du conflit se déploie spécifiquement dans le champ des rapports sociaux. Ces derniers ne sont pas réductibles à des rapports érotiques ni à l'ambivalence de l'amour et de la haine dans le lien affectif. Il s'agit de rapports sociaux qui se nouent et se dénouent dans un champ où, depuis Freud, on considère que les pulsions se déploient après avoir subi un processus plus ou moins réussi de désexualisation. Ici c'est l'économie du plaisir dans la sublimation qui est menacée par la souffrance éthique.

L'ÉNIGME DE LA NORMALITÉ

Les décompensations dépressives et suicidaires dont je viens de faire état, sont le fait d'une petite minorité. Qu'est-ce à dire ? Que tous les autres s'en sortent, ou encore que les autres, dans leur grande majorité, parviennent à demeurer dans la “normalité” et à conjurer la maladie mentale.

Du coup c'est la “normalité” qui devient énigmatique. Comment font-ils donc pour ne pas devenir fous en dépit de la menace que fait peser sur leur identité la souffrance éthique ? À cette question il y a plusieurs réponses possibles qui nous viennent de la sociologie (domination symbolique de Bourdieu), la psychologie sociale américaine (la soumission à l'autorité de Milgram), la sociologie de Parsons, etc., voire la philosophie politique (la servitude de la Boétie).

Je ne peux discuter chacune de ces explications et je vais directement à l'essentiel. Compte tenu de la quantité de nos concitoyens impliqués dans le succès de l'organisation moderne du travail, c'est-à-dire de ceux d'entre nous qui collaborent au système en dépit de la condamnation qu'ils en font, je ne peux admettre qu'il n'y ait, parmi eux, que des pervers organisés ou des paranoïaques.

Je fais donc l'hypothèse que, pour la plupart, ces gens, comme vous et moi, ont un sens moral. Et que, donc, ils s'en servent et savent que les injustices auxquelles ils collaborent sont injustes et mauvaises. Donc qu'ils souffrent de souffrance éthique. Si j'ai raison, et si, comme le suggère la clinique, cette souffrance est effectivement délétère et hautement dangereuse pour la santé mentale, comment font-ils pour ne pas devenir fous ?

Les investigations cliniques montrent que lorsqu'ils “tiennent”, ceux qui surmontent leur souffrance y parviennent grâce à leur participation et à leur contribution personnelle à des stratégies défensives très particulières qu'on appelle des “stratégies collectives de défense”. Il s'agit de défenses contre la souffrance qui ont la particularité d'être bâties et entretenues collectivement, grâce à un intense travail de construction de règles qui encadrent les comportements, les discours, les interdits, etc.

Les premières stratégies collectives de défense ont été découvertes dans le travail, chez les ouvriers du bâtiment et des travaux publics, qui parviennent, ainsi, par un déni collectif de la réalité des dangers du travail, à conjurer la peur qu'ils éprouvent face aux risques d'accidents. Sans participation à ces stratégies collectives de défense, ils ne pourraient pas continuer à travailler. Depuis lors on a identifié d'autres stratégies collectives de défense chez les marins pêcheurs, chez les pilotes de chasse, chez les agents de conduite des centrales nucléaires, dans l'armée, dans la police, etc.

Il existe, c'est une découverte clinique beaucoup plus récente, des stratégies collectives de défense spécifiquement construites pour lutter contre la souffrance éthique d'avoir à collaborer, pour son travail, à des actes que l'on réprouve. À ce jour trois stratégies défensives ont été identifiées. Il en existe peut-être d'autres. Je signale qu'au cœur de ces stratégies collectives de défense, la référence aux valeurs de la virilité joue un rôle très important.5

Je n'ai pas la place de les décrire ici. Elles ont en commun d'engourdir la conscience morale, ce qui passe par un rétrécissement c'est important sinon capital de la capacité de penser au sens qu'a ce terme dans la notion de pensée préconsciente. On parvient ainsi à cliver le fonctionnement cognitif soumis aux seules épreuves de la rationalité instrumentale (efficacité, productivité, qualité, etc.), delà pensée réflexive, sur la portée de son propre comportement vis-à-vis de l'autre, pensée qui est neutralisée, paralysée, engourdie. Ainsi arrive-t-on parfois à des caricatures de sujets extrêmement performants, de travailleurs obstinés, dévoués et zélés, qui en même temps ont suspendu toute pensée critique sur leur posture subjective j et sociale.

Se trouve ainsi réalisée une sorte de double fonctionnement chez un même sujet, où le psychique (l'affectif) est clivé du cognitif, grâce à la référence à la performance productive d'une part, à l’utilisation de défenses collectives d'autre part. Deux fonctionnements distincts, en quelque sorte, dont l'un est forclos de la perlaboration.

C'est ce clivage entre le cognitif et l'affectif par ce travail et pour ce travail qui, en protégeant le sujet des retours de la souffrance éthique en rapport avec sa participation à l'injustice, constituerait l'un des principaux ressorts psychologiques de la domination, tant du côté de ceux qui l'exercent sans angoisse, que de ceux qui la subissent sans protester. Il me semble que la modernité, plus précisément le néo-libéralisme et l'emprise de l'économique sur le fonctionnement psychique, ne remettent pas en cause l'intemporalité ou l'invariance de la structure. Le néo-libéralisme révèle plutôt, à travers la nouvelle symptomatologie des défenses et de la normalité, la puissance redoutable du clivage comme modalité très efficace d'adaptation à l'évolution des rapports de domination, quelle que soit la structure psychique du sujet. Je souhaiterais toutefois que l'on n'aille pas trop vite à l'amalgame. Le clivage dont il est question ici est fondée et alimentée par des stratégies collectives de défense, c'est-à-dire par une coopération hautement socialisée. Soit un ensemble de règles et de solidarités inversées par rapport aux valeurs, qui parviennent à faire passer le mal pour le bien.

Et je ne suis pas du tout certain qu'on puisse assimiler ce clivage aux perversions organisées ou structurales que nous connaissons par l'analyse des perversions sexuelles. Au contraire, ce clivage semble à la portée de tous, y compris de gens qu'on ne peut pas tenir pour des pervers. La question initiale se trouve ainsi déplacée : il ne s'agit pas tant de discuter des rapports entre temporalité de la clinique et intemporalité de la structure. Les problèmes que fait émerger le néo-libéralisme sont : 1) les rapports entre rigidité et malléabilité à l'intérieur de chaque structure ; entre rigidité de la structure et malléabilité des conduites. La modernité ne crée rien en psychopathologie. Elle révèle en revanche un potentiel de fonctionnement psychique qui peut être assez facilement mis au service de la malléabilité et de l'adaptation, dans toutes les structures psychiques. Un clivage qui ne signerait pas la rigidité des défenses, mais au contraire témoignerait de leur “opportunisme” ; 2) le néo-libéralisme lance, me semble-t-il, un nouveau défi à la psychanalyse : de quels moyens la psychanalyse doit-elle se doter au plan théorique et au plan pratique pour ne pas passer à côté de ce problème clinique majeur de la souffrance éthique qui, me semble-t-il, pourrait être aussi un des chaînons intermédiaires critiques de l'analyse du despotisme que la philosophie politique étudie depuis quatre siècles, c'est-à-dire depuis les prolégomènes de la modernité avec le texte fondateur de La Boétie, le Discours de la servitude volontaire (1574).

La servitude volontaire est aussi un problème de pratique psychanalytique. Tenir la résignation pour une résolution heureuse du complexe de castration et pour une reconnaissance du réel, comme le pensent certains analystes, revient, en fait, à valider le clivage. Accompagner le travail d'élaboration de la souffrance éthique générée chez le patient par sa collaboration au système, c'est devoir faire face à une angoisse durable, celle du conflit entre le moi et l'idéal du moi dans le contexte du néo-libéralisme. C'est cher payé et c'est un dur travail pour le patient autant que pour l'analyste, mais c'est sans doute ce qu'il faut endurer pour ne pas céder à “l'aliénation culturelle”6 pour pouvoir continuer à chercher d'autres compromis que le clivage et pour avoir une chance de ne pas déroger à sa propre subjectivité.


Notes

1 Voir Phi. DAVEZIES, F. DERRIENNIC et M. PEZE, “Analyse de la souffrance dans les lésions par efforts répétitifs épidémiologie, psychosomatique, médecine du travail”, dans Actes du Colloque International de Psychodynamique et Psychopathologie du Travail, Laboratoire de psychologie du travail du CNAM, Tome I, 1997, p. 209-253.

2. Voir C. DU TERTRE, “ Intangible and Interpersonal Services, Adjustment and Réduction of Working Hours: Toward New Political Economy Tools. Thé French Case”, dans Thé Service Industries Journal, n° 19, 1999.

3. Voir mon livre Travail : usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Bayard, Nouvelle édition augmentée, 1993.

4. Voir Hannah ARENDT, Thé Origins of Totalitarism, Harcourt, Brace and Worid Inc., New York, 1951. Trad. française: Le système totalitaire. Les origines du totalitarisme^ Paris, Seuil, p. 225.

5. Voir mon livre Souffrance en France, Seuil, coll. “L'Histoire immédiate”, 1998.

6. Voir F. SIGAUT, “Folie, réel et technologie”, dans Techniques et culture, n° 15, 1990, p. 167179.


Travail, modernité et psychanalyse par Christophe Dejours

ORIGINE Revue Res Publica n° 38 Août 2004 Dossier “ Le travail après la fin du travail ”

Ce texte est une version légèrement remaniée d'une conférence présentée au Congrès “Psychanalyse et figures de la modernité” à Paris le 19 novembre 1998.