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Origine : http://www.optsq.org/publications/textes_pistes/numero109/109_souffrance.html
Le travail entre souffrance et plaisir
Selon Dejours, les Français souffrent et ne le disent pas.
La précarité d’emploi, la course à l’excellence,
les pressions à la performance, la polyvalence, les campagnes
de restructuration et la formation continue à un rythme effréné,
etc., voilà ce qui fait souffrir les Français. C’est
du moins ce que constate Dejours sur la base de recherches qu’il
a menées en France.
En fait, la souffrance s’opérationnalise à
partir de quatre (4) méthodes et Dejours les identifies à
la contrainte à mal travailler, à la crainte de l’incompétence,
à l’absence de reconnaissance et aux stratégies
de défense. La première s’observe lorsqu’une
personne sait ce qu’elle doit faire, mais elle ne peut pas
le faire parce qu’elle en est empêchée par des
contraintes de travail telles des procédures contradictoires,
un climat désastreux et des collègues à contre-sens.
La seconde correspond à l’impossibilité pour
un travailleur de déterminer, avec un minimum d’exactitude,
si les échecs qu’il vit sont attribuables à
un manque de compétence de sa part ou bien à une défaillance
technique n’étant pas de son ressort. La troisième
méthode, l’absence de reconnaissance, va de soit. Pour
Dejours, la reconnaissance n’est pas une question de valorisation
personnelle servant à gonfler l’ego des travailleurs.
La reconnaissance a un effet direct sur l’identité
de la personne puisque cette dernière investit son intelligence,
sa ruse et mobilise ses affects dans l’exécution de
son travail. Finalement, les défenses sont ce que le sujet
met en place pour se protéger contre les affects pénibles.
Les défenses permettent de tolérer l’intolérable
et d’accepter ce qui ne devrait pas l’être. Par
conséquent, l’effet pervers des défenses est
de désensibiliser sur ce qui fait souffrir ou « d’endurcir
» face à la souffrance.
La souffrance déniée
Le débat de la souffrance au travail étant encore
au stade embryonnaire à l’heure actuelle, les gens
éprouvent une honte spontanée à protester contre
certaines conditions vécues dans le travail alors que des
milliers d’autres vivent dans des conditions beaucoup plus
précaires qu’eux. La honte de rendre publique la souffrance
engendrée par les nouvelles techniques de gestion de personnel
vient inhiber toute action collective en ce sens. En même
temps que le travail permis par l’entreprise est le début
de la souffrance au travail, elle devient l’héroïne
incontestée dans la promesse du bonheur, une sorte de denrée
rare que peu ont la chance de goûter.
Bénéficiant d’une certaine abondance de main-d’oeuvre,
l’entreprise a le beau jeu face à ses employés.
Ces derniers vivent sous la menace du licenciement; par conséquent,
ils ont tout intérêt à ne pas lésiner
sur les tâches demandées, sinon ils auront leur billet
pour la prochaine charrette de congédiement avec les effets
que l’on connaît. Dans un contexte économique
où l’entreprise domine, la précarisation conduit
à l’individualisation des rapports de travail et le
mot d’ordre devient le « chacun pour soi »; il
faut tenir le coup et « se la fermer », ne pas lâcher
et la souffrance des autres, « on n’y peut rien ».
La stratégie de défense consiste donc à nier
la souffrance des autres et à faire le silence sur la sienne
propre.
Le mensonge institué
Dejours emprunte le terme de distorsion communicationnelle à
la théorie de l’agir communicationnel de Habermas.
Le déni du travail réel, en opposition au travail
prescrit, constitue la base de la distorsion communicationnelle.
Le déni du réel du travail est plus qu’une méconnaissance
et un oubli, il est un résistant rebelle à l’épreuve
de la vérité de l’expérience et du vécu.
Le mensonge de la distorsion communicationnelle se veut de deux
ordres. Dans le premier, le mensonge consiste à décrire
la production à partir des résultats et non à
partir des activités dont elles sont issues. Dans la seconde,
le mensonge consiste à construire une description s’appuyant
uniquement sur les résultats positifs et les succès,
laissant de côté ce qui relève du défaut,
de l’imperfection ou de l’échec. En fait, le
mensonge consiste à produire une sorte de discours qui va
occuper l’espace laissé vacant par le silence des travailleurs
sur le réel de leur travail.
Le discours officiel de l’entreprise sur le travail et son
organisation est élaboré afin de servir une propagande
à l’extérieur de celle-ci. Rien de nouveau là-dedans,
il s’agit du mensonge commercial déjà fort répandu
depuis bien longtemps. La différence avec aujourd’hui,
c’est que le discours truffé de mensonges est maintenant
construit pour servir la propagande à l’interne, pour
nourrir la « culture d’entreprise ». Les messages
d’informations diffusés au sein de l’entreprise
pour favoriser les échanges entre les divers secteurs d’activités
sont, en fait, un agrégat de mensonges utilisés à
des fins propagandistes dans le but de stimuler la production des
différents secteurs d’activités.
L’espace laissé vacant par le silence des travailleurs
sur le réel de leur travail est utilisé pour faire
de la fausse propagande sur l’entreprise, et ce, tant à
l’interne qu’à l’externe. En d’autres
termes, précise l’auteur, les travailleurs sont traités
comme des crétins et des ignorants. Ils sont manipulés
par des informations incomplètes et par des images faisant
appel à leur imaginaire plutôt qu’à leur
faculté de penser.
L’acceptation du « sale boulot »
Dejours croit que c’est au courage des « braves gens
» que les entreprises font appel pour les mobiliser. Le courage
est une vertu, mais faire le mal n’est certes pas une vertu.
Par la notion de « mal », Dejours entend la tolérance
au mensonge, à sa non dénonciation et, au-delà,
à sa collaboration et sa diffusion. Le « mal »
se veut également la tolérance et la participation
à la souffrance et à l’injustice infligée
à autrui. Il semble alors paradoxal de penser que faire le
mal relève d’un acte de courage. Pour Dejours, le vice
est ainsi transformé en vertu. L’ingrédient
de cette mutation de sens porte le nom de « virilité
», ce qui veut dire que c’est sur l’autel de la
virilité qu’est sacrifié le courage au nom du
mal. Dejours définit la virilité comme la capacité
à infliger la souffrance à autrui, sans broncher,
au nom de l’exercice, de la démonstration ou du rétablissement
de la domination et du pouvoir sur l’autre. Le discours viril
est un discours de maîtrise appuyé sur le raisonnement
logique et la connaissance, supposé ne laisser aucune ambiguïté
ni de zones grises. Cette virilité est construite socialement
et doit être clairement distinguée de la masculinité
qui se définirait par la capacité d’un homme
à se distancier et à s’affranchir de ce que
lui prescrivent les stéréotypes de la virilité.
Dejours fait un parallèle entre l’exécution
du « sale boulot » et la virilité. C’est
grâce à cette dernière que le « sale boulot
» se fait dans les entreprises. Celui qui refuse de commettre
le mal, ou celui qui n’y parvient pas, est dénoncé
vertement comme un « pédé », une «
femme », « un gars qui n’a rien entre les jambes
», etc. Pourtant, celui qui dit non au « sale boulot
», le fait au nom du bien et de la vertu, ce qui nécessite
un fort courage puisque le risque de ne pas être reconnu,
voire même méprisé et ridiculisé est
extrêmement grand. En fait, la virilité se veut une
défense contre les effets de l’exécution du
« sale boulot ». De cette façon la conception
de la virilité mérite quelques précisions.
La virilité, c’est ce qui confère à l’identité
sexuelle mâle la capacité d’expression de sa
puissance, d’abord contre les rivaux sexuels, et ensuite contre
les personnes malveillantes à son égard ou à
celui de ses proches. À partir de sa virilité, l’homme
est censé assurer protection et sécurité à
son entourage. En tant que stratégie défensive, la
virilité traduit une souffrance à subir ou à
infliger la souffrance et l’injustice à autrui.
La rationalisation du mal
La rationalisation se veut une sorte de justification du mensonge
au nom d’une rationalité extérieure au mensonge
lui-même. Il s’agit d’un mécanisme de défense
par lequel la personne tente de trouver une explication en recourant
à un raisonnement plus ou moins boiteux ou alambiqué.
Bien entendu, l’acceptation du « sale boulot »
ne se fait pas sans heurts. Pour atténuer cette souffrance,
plusieurs hommes et femmes dénient la souffrance d’avoir
à faire le « sale boulot ». Parfois, le déni
peut aller jusqu’à la provocation, c’est-à-dire
que la participation au « sale boulot » est clairement
annoncée sur un ton sarcastique. Cette rationalisation, par
le déni et la provocation, fait partie de ce que Dejours
appelle « la stratégie collective de défense
du cynisme viril ». Non loin de cette stratégie collective
de défense du cynisme viril, l’auteur situe l’idéologie
défensive du réalisme économique qu’il
définit comme étant tout l’accomplissement du
« sale boulot » justifié par la réalité
économique, le réalisme des sciences de l’économie
et de la « guerre des entreprises ».
Pour Dejours, la « vérité » de cette
rationalisation constitue le lancement irréversible de la
machine néolibérale qui place définitivement
la logique économique au coeur des affaires humaines. Il
écrit que s’opposer à la centralité de
l’économique serait adopter la position de l’Église
s’opposant à l’héliocentrisme au temps
de Galilée. Selon Dejours, le processus de mobilisation de
masse dans la collaboration à la souffrance et à l’injustice
infligée à autrui est le même que celui qui
a permis la mobilisation du peuple allemand dans le nazisme. Il
tente de comprendre la collaboration et la participation des braves
gens à la machine néolibérale.
La banalisation du mal
De manière à comprendre le rapport entre la mobilisation
de masse et l’acceptation du mal, Dejours se réfère
à Hannah Arendt. La banalisation du mal se caractérise
par le processus grâce auquel un comportement exceptionnel,
habituellement rejeté par la majorité, peut soudainement
s’ériger en véritable norme de conduite, voire
même en valeur.
Selon lui, la division sociale du travail et la rigidité
de l’organisation du travail favorisent incontestablement
le rétrécissement de la responsabilité, de
l’implication morale et de la conscience avec ses différentes
facultés intellectuelles. Dejours illustre ce rétrécissement
par le port « d’oeillères volontaires »,
il parle ainsi de stratégie défensive individuelle.
Maintenant, à savoir pourquoi certains individus choisissent
la stratégie individuelle des « oeillères volontaires
» plutôt que la stratégie collective du «
cynisme viril », Dejours mentionne que cela s’explique
par la distance entre le sujet et le théâtre de la
souffrance et de l’injustice infligée à autrui.
Dejours identifie deux populations différentes: ceux qui
infligent et ceux qui subissent. Les premiers sont des « collaborateurs
» (cynisme viril) et les autres constituent la masse consentante
(oeillères volontaires).
En fin de compte, Dejours explique la banalisation du mal par un
dispositif à trois étages. Le premier est constitué
des leaders de la doctrine néolibérale et de l’organisation
concrète du travail du mal sur la scène des opérations.
Le deuxième étage rassemble les collaborateurs directs
à travers la stratégie collective de défense
du cynisme viril. Enfin, le troisième étage concerne
ceux qui recourent à des stratégies individuelles,
comme les oeillères volontaires, contre la peur. La symbiose
de ces stratégies conduit au consentement de masse à
la souffrance et à l’injustice sociale.
Commentaires personnels
Dans ce volume Dejours démontre la souffrance silencieuse
que vivent les Français. Il critique ainsi , tout au long
de son ouvrage, et de manière virulente, l’ampleur
de la machine néolibérale dans la gouverne de nos
sociétés post-industrialisées. En France, d’ailleurs,
ce livre a suscité de vives réactions.
En mettant au jour un processus qui fonctionne comme un piège,
la souffrance devient pensable et avec elle, une autre conception
de l’action. La souffrance, telle que présentée
par Dejours, serait donc la conséquence du mal tandis que
la virilité légitimerait l’exercice du mal.
Cette dernière serait donc la forme banalisée des
moyens pour les fins.
Mais aussi brillante que soit l’explication de Dejours, celle-ci
ne parvient pas à répondre aux interrogations concernant
le mutisme des laissés pour compte du néolibéralisme.
Jusqu’où les gens sont-ils prêts à souffrir
en silence?
Le contexte social dans lequel nous évoluons n’est
pas une maladie incurable. Nous avons tous un pouvoir d’agir
sur ce contexte. Cependant, pour être efficaces, les actions
à entreprendre ne doivent pas être qu’individuelles,
elles doivent aussi être collectives. Or, les stratégies
de défense conduisent à isoler les gens les uns des
autres de sorte que la mobilisation devient de plus en plus difficile.
Jusqu’où les individus s’éloigneront-ils
avant de se rapprocher?
NOTE
1. L’auteur parle de la conjoncture sociale et économique
de la France parce que ses travaux ont porté exclusivement
sur des données empiriques d’enquêtes menées
en France.
Origine : http://www.optsq.org/publications/textes_pistes/numero109/109_souffrance.html
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