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Origine : http://www.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=228
http://membres.lycos.fr/mcxapc/lectures/lectur18.htm
Christophe Dejours, psychiatre enseignant au CNAM, reprend la réflexion
laissée par Hannah Arendt sur la "banalité du
mal et son dernier ouvrage, "La vie de l'esprit", pour
étudier la manière dont la souffrance est infligée
à autrui dans la société néolibérale
contemporaine, notamment dans les entreprises, en utilisant l'expérience
historique que nous a léguée l'horreur nazie. Il constate
d'abord que c'est toujours au nom de justes causes qu'est mobilisée
l'aptitude de chacun à faire souffrir, mais, "si la
guerre se poursuit, c'est [d'abord] parce que la machine de guerre
mise en place fonctionne" (p. 13). Pour expliquer ce fait primordial,
deux réponses sont possibles : cette guerre est dans la logique
interne du système (ici le marché mondialisé),
lequel est mu par des lois naturelles ; l'autre point de vue, illustré
ici par Christophe Dejours, tient les lois économiques pour
"instituées" et l'évolution des conjonctures
"sensible aux décisions et aux actions humaines"
(p. 13). Dès lors, "la question [...] n'est pas de chercher
à comprendre la logique économique, mais de suspendre
au contraire cette question, pour concentrer l'effort d'analyse
sur les conduites humaines qui produisent cette machine de guerre
et sur celles qui conduisent à y consentir, voire à
s'y soumettre" (p. 14).
Le travail occupe dans cette réflexion une place centrale.
"C'est par la médiation de la souffrance au travail
que se forme le consentement à participer au système.
Et lorsqu'il fonctionne, le système génère,
en retour, une souffrance croissante parmi ceux qui travaillent
[...]. Plus ils donnent d'eux-mêmes, plus ils sont "performants",
et plus ils font de mal à leurs voisins de travail, plus
ils les menacent, du fait même de leurs efforts et de leurs
succès" (p. 15). La souffrance engendre en retour des
défenses individuelles et collectives, si bien que dans les
phénomènes de violence, contrairement aux conceptions
classiques, "la souffrance est première" : pour
lutter contre cette souffrance au travail, susceptible de rompre
l'équilibre psychique, le sujet mobilise des défenses
: défenses individuelles, défenses collectives sous
forme de "stratégies collectives de défense"
(p. 39), toutes étant capables de générer à
leur tour de la violence sociale.
La pérennité de cette situation est expliquée
par deux facteurs-clés : c'est d'abord la peur, engendrée
par le phénomène de "précarisation"
(p. 59). "L'élément décisif qui fait verser
le rapport au travail au profit du bien ou du mal, dans le registre
moral et politique, est la peur" (p. 176). La lutte contre
la peur atténue la conscience morale et augmente la tolérance
au mal. C'est aussi le mensonge, "sans lequel l'exercice du
mal et de la violence ne peut pas perdurer" (p. 167), intervenant
comme processus de rationalisation (ce dernier terme étant
pris dans son sens psychopathologique). "La boucle est bouclée,
lorsque la stratégie collective de défense rejoint
le processus de rationalisation pour l'alimenter et s'en nourrir.
On est alors dans l'idéologie défensive, et la violence
se profile à l'horizon" (p. 113).
Pour l'auteur, "le processus de mobilisation et de mobilisation
de masse dans la collaboration à l'injustice et à
la souffrance infligées à autrui, dans notre société,
est le même que celui qui a permis la mobilisation du peuple
allemand dans le nazisme" (p. 134), même si des différences
existent : différences d'objectifs (dans le premier cas,
c'est la puissance économique ; dans le second cas, c'est
la domination du monde) et de moyens (intimidation dans le premier
cas, terreur dans le second cas). Le problème dans le contexte
des rapports au travail est "de comprendre le processus grâce
auquel des "braves gens" dotés d'un "sens
moral" consentent à apporter leur concours au mal, et
à devenir, en grand nombre, voire en masse, des "collaborateurs"
(p. 95) :
- Une première explication est la valorisation du mal, qui
se pare des vertus de la morale. Alain Finkielkraut note par exemple
que "la violence nazie doit être accomplie non par goût
mais par devoir, non par sadisme mais par vertu, non par plaisir
mais par méthode [...] au nom de principes supérieurs
et dans le souci constant de l'œuvre à exécuter
[...]. Le pouvoir hitlérien [...] a donné au crime
toute l'apparence - et tout l'appareil - d'une morale avec obligations
et sanction" (L'humanité perdue, pp. 7677). Christophe
Dejours soutient que le mécanisme permettant ce "retournement
de la raison éthique" n'est possible "que parce
qu'il est fait au titre du travail, de son efficacité et
de sa qualité" (p. 99).
- Une seconde explication est le recours aux ressorts de la virilité.
"Le discours viril est un discours de maîtrise, appuyé
sur la connaissance, la démonstration, le raisonnement logique,
supposé ne laisser aucun reste" (p. 126). Elle relève
de la rationalité "pathique" contre la rationalité
"morale-pratique".
Pour Agir contre la souffrance, comme on ne peut condamner les
stratégies défensives, nécessaires à
la sauvegarde de l'intégrité psychique, il faut agir
en deçà de la souffrance, au niveau de la rationalité
pathique de l'action.
- Agir d'abord sur le mensonge : c'est le maillon le moins solide
de la chaîne de "banalisation du mal". En s'y attaquant,
on peut espérer "un réveil de la curiosité
dans la société et surtout un intérêt
renouvelé de la communauté scientifique pour le travail"
(p. 167).
- Intégrer la rationalité pathique dans les représentations,
ce qui revient à ne plus exclure le sujet de nos représentations
de l'organisation de production comme de l'organisation sociale.
- Reprendre la question éthique du courage : cette étude
peut s'inspirer des modèles professionnels massivement féminins,
tels que la profession d'infirmière : conduites associant
"recon-naissance de la perception de la souffrance, prudence,
détermination, obstination et pudeur" (p. 169). "Le
courage, à l'état pur, sans adjonction de virilité,
est une conquête foncièrement individuelle" (p.
125).
Nous pouvons bien sûr ne pas partager toutes les préoccupations
de Christophe Dejours, et le trouver moins convaincant sur sa critique
du management moderne, lorsqu'il classe par exemple (p. 47) André
Gorz parmi les partisans des thèses néolibérales
! Son témoignage apporte cependant beaucoup sur les thèmes
relatifs à la souffrance au travail et est à méditer
quant aux formes que doit prendre notre projet de prendre soin de
l'homme en travail dans les organisations.
Michel Cucchi
Origine : http://www.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=228
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