Origine : http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/cdejour.doc
BIOGRAPHIE
Professeur de psychologie au CNAM, psychanalyste et psychiatre,
Directeur du laboratoire de psychologie du travail, Christophe DEJOURS
est l’un des principaux spécialistes de la psychopathologie
et de la psychodynamique du travail.
Il a notamment écrit :
Le facteur humain, 2ème édition, PUF, 1999.
Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale,
Seuil, 1998.
La France malade du travail (en collaboration avec Jacques de BANDT
et Claude DUBAR), Bayard Edition, 1995.
Le corps entre biologie et psychanalyse – préface
de F. DAGOGNET, 2ème édition. Payot, 1989.
Recherches psychanalytiques sur le corps ; Payot, 1989.
Plaisir et souffrance dans le travail, Edition de l’AOCIP,
1988.
Psychopathologie du travail (ouvrage collectif sous la direction
de C. DEJOURS, C. VEIL, A. WISNER), Entreprise moderne d’édition,
1985.
LES POSTULATS
L’organisation du travail exerce sur l’Homme une action
spécifique dont l’impact est l’appareil psychique.
Dans certaines conditions, une souffrance émerge qui a pu
être imputée au choc entre une histoire individuelle
porteuse de projets, d’espoirs et de désirs et une
organisation du travail qui les ignore.
Cette souffrance, de nature mentale commence quand le rapport Homme
- Travail est bloqué c'est-à-dire quand la certitude
que le niveau atteint d’insatisfaction ne peut plus diminuer.
De plus, contre la peur au travail, comme contre l’insatisfaction,
des stratégies défensives sont élaborées
par les Hommes de sorte que la souffrance n’est pas immédiatement
repérable.
Ainsi déguisée ou masquée, la souffrance ne
peut-être décelée qu’au travers d’une
enveloppe formelle propre à chaque métier, qui constitue
sa symptomatologie.
Cependant, dans certains cas la souffrance s’avère
propice à la productivité. Non pas tant la souffrance
elle-même que les mécanismes de défense déployés
contre elle.
De même, il est possible que le contenu d’un travail
puisse être source de satisfaction sublimatoire :
lorsqu’il est librement organisé, ou délibérément
choisi et conquis
ou lorsque les exigences intellectuelles motrices et psychosensorielles
de la tâche s’accordent spécifiquement avec les
besoins du travailleur considéré, on parle alors de
« plaisir de fonctionnement ».
Mais il faut reconnaître que la tendance générale
à la division accrue du travail, dont le système Taylorien
est la caricature, compromet les possibilités en même
temps qu’elle étrique le choix et la marge laissée
au libre aménagement de la tâche.
LES HYPOTHESES
La souffrance change avec les différents types d’organisation
du travail mais ne disparaît jamais pour autant.
Elle se présente en France comme à l’étranger
sous des formes nouvelles : TMS (troubles musculo-squelettiques),
LER (lésions avec efforts répétitifs), le karôshi
souvent fatal, le burn-out où dévouement et disponibilité
sont poussés à l’extrême, le harcèlement
moral, etc.).
Face à ces contraintes organisationnelles liées à
une productivité toujours plus accrue, générant
ainsi ces nouvelles souffrances au travail, hommes et femmes, sont-ils
capables d’inventer des stratégies individuelles et
collectives de défense spécifique ?
La « normalité », comme équilibre entre
souffrance et défense, est – elle possible sachant
qu’elle n’est jamais définitivement acquise et
doit constamment être réajustée et renégociée
?
MODES DE DEMONSTRATION
C. DEJOURS aborde le sujet de la souffrance dans ce qu’elle
a d’appauvrissant à travers divers exemples historiques,
en partant du mouvement ouvrier et du rapport entre travailleurs,
patrons et Etat.
Ainsi, il parcourt à travers ces divers exemples, les différentes
organisations de travail du XIX ème siècle à
nos jours et analyse en quoi elles sont contraignantes ou pas à
la santé psychique de l’Homme.
Avec le sous prolétariat sont nées les premières
idéologies défensives contre le travail répétitif
et aliénant spécifique au système taylorien.
Le taylorisme fait l’objet dans cet ouvrage d’une étude
particulière concernant ses conséquences sur la santé
mentale et du corps.
Pus il montre en quoi ces attitudes défensives se sont banalisées
que l’on soit dans l’atelier, au bureau ou dans l’entreprise
et en quoi ses stratégies sont utiles à l’équilibre
du travailleur pour ne pas sombrer dans la souffrance, la maladie,
l’exclusion ou la mort.
Il explique également en quoi la psychodynamique du travail
est depuis quelques années perçue comme l’instrument
de révélation et d’analyse de la souffrance
au travail dans des entreprises profondément remaniées
par les nouvelles formes d’organisation du travail.
Celle-ci analyserait les destins de cette souffrance en fonction
des conditions qui président à sa transformation en
plaisir ou à son aggravation pathogène.
Lors de son premier essai, C. DEJOURS voyait dans l’intervention
ergonomique une réelle efficacité sur l’amélioration
des conditions de travail, aujourd’hui, elle ne constituerait
qu’un soulagement limité car reste en deçà
de l’organisation du travail contrairement à la psycho-dynamique
du travail qu’il propose comme outil pour agir dans l’entreprise
à travers sa méthodologie, exposée ici en troisième
partie.
RESUME DE L’OUVRAGE
I. L’histoire de la santé des travailleurs
A. Le XIXème siècle et lutte pour la survie
Période de développement du capitalisme industriel
caractérisée par l’accroissement de la production,
par l’exode rural et par la concentration de populations urbaines
nouvelles.
La lutte pour la santé à cette époque s’identifie
à la lutte pour la survie : « vivre, pour l’ouvrier,
c’est ne pas mourir » (Guérin).
Le mouvement hygiéniste est en quelque sorte la réponse
sociale au danger, mais celui – ci désigne les moyens
mis en œuvre pour préserver la santé des classes
aisées et non celle de la classe ouvrière.
L’académie des sciences morales et politiques a pour
rôle de rétablir dans le domaine des faits moraux et
politiques, l’autorité de la science, du droit et de
la raison.
Parallèlement à ce mouvement, apparaît le mouvement
des « grands aliénistes » suscité par
la curiosité pour ces phénomènes insolites
par leur ampleur que sont la « déviance » et
les atteintes individuelles à l’ordre social.
Le développement de l’hygiène, les découvertes
de Pasteur un peu plus tard, les recherches en psychiatrie sont
en quelque sorte le versant positif de l’activité médicale.
C’est sur elle que s’appuie la réponse sociale
à l’explosion de la misère ouvrière.
Mais la médicalisation du contrôle social ne saurait
suffire, et c’est en fait aux ouvriers eux-mêmes que
l’ont doit les principales améliorations matérielles
de la condition ouvrière.
Les revendications ouvrières accèdent à un
niveau proprement politique.
On conçoit alors que les luttes ouvrières de cette
période historique aient essentiellement 2 objectifs : le
droit à la vie et la construction de l’instrument nécessaire
à sa conquête : la liberté d’organisation.
B. De la première guerre mondiale à 1968
Le mouvement ouvrier a acquis des bases solides et atteint la dimension
d’une force politique qui ira croissant dans les rapports
de force.
Ainsi l’organisation des travailleurs s’est traduite
par la conquête primordiale du droit de vivre même si
les conditions d’existence sont loin d’être unifiées
pour l’ensemble de la classe ouvrière.
Se dégage alors un front spécifique concernant la
protection de la santé et plus particulièrement du
corps.
Sauver le corps des accidents, prévenir les maladies professionnelles
et les intoxications par les produits industriels, assurer les travailleurs
de soins et de traitements convenables dont bénéficiaient
jusqu’à présent surtout les classes aisées,
tel est l’axe autour duquel se développent les luttes
sur le front de la santé.
La guerre de 1914-1948 est une période où la ponction
faite par les morts et blessés dans le réservoir de
main d’œuvre, les efforts de reconstruction, la réinsertion
des invalides dans la production forment les conditions d’un
bouleversement du rapport homme - travail.
C’est aussi l’introduction du taylorisme comme technologie
d’assujettissement du corps et de disciplinarisation.
L’organisation scientifique du travail fait naître des
contraintes physiologiques inconnues jusque là, notamment
les contraintes de temps et de rythme de travail.
En clivant radicalement travail intellectuel et travail manuel,
ce système neutralise l’activité mentale des
ouvriers. C’est un corps exploité, sans défense,
qui devient ou risque de devenir un « corps malade ».
Le mouvement ouvrier bien qu’existant n’est pas encore
capable de faire contrôler l’application des lois.
La guerre permet tout de même quelques progrès autour
de la journée de travail, de la médecine de travail
et de la réparation des affections contractées au
travail.
Lors de la seconde guerre mondiale, le mouvement ouvrier continue
à développer son action pour l’amélioration
des conditions de vie (durée de travail, retraites, salaires,
vacances) et simultanément il dégage un front propre
concernant la santé.
Pour celui-ci, la cible de l’exploitation serait le corps,
victime du travail industriel.
Le mot d’ordre de la réduction de la journée
de travail a fait place en 1968 à la lutte pour l’amélioration
des conditions de travail, pour la sécurité, pour
l’hygiène et pour la prévention des maladies.
C. Troisième période : après 1968
Apparaît après 1968, la lutte pour la protection de
la santé mentale.
Cette lutte s’explique par l’essoufflement du système
taylorien sur le terrain économique qui conduit à
lui chercher des solutions de rechange ; sur le terrain du contrôle
social où ce système organisationnel ne fait plus
la preuve de sa supériorité puis sur le terrain idéologique
où le système taylorien est dénoncé
comme déshumanisant par les ouvriers mais aussi par une partie
du patronat.
Les années 70 voient éclater des grèves sauvages
et des grèves d’OS. On y retrouve la lutte contre la
société de consommation et contre l’aliénation.
Mai 1968, marque pour certaines publications la reconnaissance
par le patronat de la nécessité de prendre en compte
les revendications qualitatives de la classe ouvrière.
La lutte pour la survie condamnait la durée excessive du
travail.
La lutte pour la santé du corps conduisait à dénoncer
les conditions de travail.
La souffrance mentale résulte, quand à elle, de l’organisation
du travail.
Désormais s’affrontent, sans intermédiaire,
la volonté et le désir des travailleurs à l’injonction
du patron concrétisée par l’organisation du
travail.
II. Essai de psychopathologie du travail
A. les stratégies défensives
1. Cas du sous prolétariat
Il s’agit de cette fraction de la population qui occupe les
bidonvilles ou les taudis généralement rejetés
de la périphérie des grandes villes.
L’idéologie de la honte : la honte constitue une véritable
idéologie élaborée collectivement, une idéologie
défensive contre une anxiété précise,
celle d’être malade ou plus exactement d’être
dans un corps hors d’état.
Pour l’homme, la maladie correspond toujours dans l’idéologie
de la honte à l’arrêt de travail hors cette population
souffre de sous emploi. Ainsi, celui - ci tait sa souffrance car
la maladie c’est l’effondrement du corps en tant que
force capable de produire du travail.
Ainsi la première issue est l’alcoolisme, situation
individuelle qui correspond à une fuite en avant vers une
déchéance plus rapide et un destin mental particulièrement
grave en raison de l’utilisation rapide de l’argent
qui ne permet plus d’assurer une alimentation convenable.
La deuxième issue est représentée par l’émergence
d’actes de violence « antisociale », le plus souvent
désespérés et individuels.
La troisième issue c’est la folie, la dépression.
Enfin, faute de pouvoir faire usage de ces différentes «
portes de sortie », le risque est la mort.
Fonctions de l’idéologie défensive :
Ainsi l’idéologie défensive a tout d’abord
comme but de masquer, contenir et occulter une anxiété
particulièrement grave.
Deuxièmement, c’est au niveau de l’idéologie
défensive en tant qu’elle est un mécanisme de
défense élaboré pour un groupe social particulier
que l’on doit chercher une spécificité.
La spécificité de l’idéologie défensive
de la honte résulte d’une part de la nature de l’anxiété
à contenir, d’autre part de la population qui participe
à son élaboration.
Troisièmement, ce qui caractérise une idéologie
défensive c’est qu’elle est dirigée non
pas contre une angoisse issue de conflits intra - psychiques de
nature mentale, mais qu’elle est destinée à
lutter contre un danger et un risque réel.
Quatrièmement, l’idéologie défensive
pour être opératoire doit obtenir la participation
de tous les intéressés. Celui qui ne contribue pas
ou qui ne partage pas le contenu de l’idéologie défensive
est tôt ou tard exclu (dans le cas du sous – prolétariat,
isolement progressif conduisant à la mort par l’intermédiaire
des maladies physiques ou mentale).
Cinquièmement, une idéologie défensive pour
être fonctionnelle, doit être dotée d’une
certaine cohérence (refus d’être soigné,
refus de la contraception).
Sixièmement, l’idéologie défensive a
toujours un caractère vital, fondamental, nécessaire.
Elle remplace les mécanismes de défenses individuels
et les met hors d’état.
2. Les mécanismes de défense individuels
contre l’organisation du travail
Dans le modèle taylorien, on assiste, certes, à une
dépossession d’un savoir mais aussi à une dépossession
de la liberté d’organisation, de réorganisation
ou d’adaptation du travail.
Le travail taylorisé engendre davantage de divisions entre
les individus que de points de rassemblement, les ouvriers sont
confrontés un par un, individuellement et dans la solitude
aux contraintes de productivité.
On aboutit alors à une différenciation de la souffrance
d’un travailleur à l’autre.
Du fait du morcellement de la collectivité, cette souffrance
appelle des réponses défensives individuelles et non
collectives.
L’auteur du système a ignoré des désordres
liés à l’appareil mental dans son organisation
scientifique du travail.
Elle n’autorise aucune évasion mentale, le travailleur
est victime de paralysie mentale même en dehors de son lieu
de travail.
« Le temps hors travail serait ni libre ni vierge et constituerait
un continuum du temps de travail ».
Ainsi dans ce système, l’ouvrier devient l’artisan
de sa propre souffrance.
B. Quelle souffrance ?
1. Insatisfaction et contenu significatif de la tâche
Les deux maîtres symptômes de la souffrance sont l’ennui
et la peur.
Mais la souffrance se caractérise par l’image d’indignité
née du contact forcé avec une tâche désinvestie.
Autre vécu, le sentiment d’inutilité qui renvoie
à l’absence de désignation et de destination
du travail. La tâche n’a plus de signification humaine.
Rares sont ceux qui croient encore au mythe du progrès social,
ou de la participation à une œuvre utile.
S’élèvent alors les plaintes sur la déqualification
: plus une tâche est honorable et complexe, plus elle nécessite
un savoir-faire, des risques et des responsabilités.
Ainsi le vécu dépressif condense en quelque sorte
les sentiments d’indignité, d’inutilité
et de déqualification, en les amplifiant.
Cette dépression est dominée par la fatigue.
« La souffrance commence quand l’évolution du
rapport au niveau de qualification - aspiration est bloquée
».
Entre en ligne de compte dans le contenu significatif du travail,
la production, comme fonction sociale économique et politique.
Même si l’engagement personnel dans le but social de
la production n’est pas possible, il n’y a jamais de
neutralité des travailleurs par rapport à ce qu’ils
produisent. Le rapport est le plaisir ou le déplaisir.
Le poste de travail a lui-même une signification par rapport
aux conflits dans l’usine aux même titre que les mutations
de postes et de ce fait à une valeur par rapport aux luttes
actuelles ou latentes.
Tel poste équivaut à « être dans la botte
du chef » ou au contraire à « être dans
son collimateur ».
Reste la signification relationnelle du travail hors de l’usine,
le travailleur peut parler de sa tâche, parfois il préfère
cacher à autrui le contenu de son travail.
Le salaire quand à lui est synonyme de « faire vivre
sa famille, rembourser les dettes, gagner des vacances » mais
aussi contient « des rêves, des fantasmes et projets
de réalisation possibles ».
2. Insatisfaction et mode opérationnel prescrit
Etude de l’efficacité ergonomique : Différentes
techniques sont utilisées sur le terrain à cet effet
: observation directe du spécialiste, mesures d’ambiance,
repérage clinique…, réponses à des «
fiches de postes ».
Dans un deuxième temps sont parfois repérées
et classées les principales contraintes du travail.
Dans un troisième temps, le coût des mesures correctrices
proposées peut être discuté avec la direction
de l’entreprise et un compromis est adopté qui constituera
la base des travaux d’aménagement du poste.
Ensuite a lieu un bilan de l’intervention par l’équipe
ergonome.
Les avantages qui en résultent pour les travailleurs constituent
« la positivité de la pratique ergonomique ».
Même si cette intervention ergonomique a quelques résultats
positifs, il n’est pas toujours facile de prévoir les
effets d’une « amélioration objective »
des conditions de travail.
En effet, cette érosion du pouvoir bénéfique
« de l’amélioration des conditions de travail
» résulte en fait de plusieurs causes concourantes
: l’accoutumance, la révélation d’autres
nuisances jusque là masquées, le fait que sur le fond
rien n’a changé.
De plus, le soulagement apporté par la correction ergonomique
est récupéré par l’organisation du travail
: l’allègement de la charge de travail permet d’intensifier
la productivité : de ce fait, ce qui a été
gagné est repris de l’autre.
L’important est de comprendre la simultanéité
du plaisir et du besoin.
Dans le vécu des travailleurs, l’inadaptation entre
les besoins issus de la structure mentale et les composantes de
l’activité se traduit par une insatisfaction ou par
une souffrance, voire par un état d’anxiété
rarement traduit en mots par le travailleur lui – même.
Le point d’impact de la souffrance issue de l’inadéquation
des composantes de l’activité aux aptitudes et aux
besoins du travailleur est d’abord le corps et non l’appareil
mental.
Par contre l’insatisfaction en rapport avec le contenu significatif
de la tâche engendre une souffrance dont le point d’impact
est avant tout mental.
L’insatisfaction résultant d’un mode opératoire
prescrit inadapté à la structure de la personnalité
n’est autre qu’une « charge de travail psychique
». Le conflit n’est autre que celui qui oppose l’homme
à l’organisation du travail (dans la mesure où
le mode opératoire prescrit de travail résulte de
la division du travail).
Au centre du rapport santé - travail, l’appareil psychique
serait en quelque sorte chargé de représenter et de
faire triompher les aspirations du sujet dans un aménagement
de la réalité susceptible de produire simultanément
des satisfaction concrètes (la santé du corps) et
des satisfactions symboliques (désirs ou motivation).
C. La peur
La peur ou l’angoisse répond à un aspect concret
de la réalité et exige des systèmes défensifs
spécifiques.
Celle-ci est présente dans tous les types de tâches
professionnelles y compris dans les tâches répétitives
et les emplois de bureau.
1. Les signes directs de la peur
Nettement désignées par les ouvriers comme source
de danger pour le corps, ce sont bien et avant tout les conditions
de travail qui sont accusées (les vapeurs, la pression, les
températures, le bruit,…) en bref les conditions physiques
ou chimiques de travail. D’après le discours des ouvriers,
ces conditions sont nocives pour le corps.
Le rapport corps - conditions de travail ont des répercutions
sur le niveau mental, charge psychique inhérente au travail
dangereux.
La peur relative au risque peut être amplifiée par
la méconnaissance des limites exactes de ce risque ou par
ignorance des méthodes de prévention efficaces.
Les ouvriers ont le sentiment pénible que l’usine
est susceptible d’échapper à tout moment à
leur contrôle.
Ils ont la conviction que l’usine cache en elle une violence
explosive et mortelle.
Et enfin, elle montre l’étendue de la peur qui répond
au niveau psychologique à tout ce qui dans le risque n’est
pas contrôlé par la prévention collective.
2. Les signes indirects de la peur : l’idéologie
défensive de métier dans le bâtiment
Dans cette branche, les dangers ont une réalité et
une importance dont les nombreux accidents mortels peuvent témoigner.
Pourtant, il existe un phénomène connu sous le nom
de résistance des ouvriers aux consignes de sécurité.
Tout se passe comme s’ils étaient inconscients du risque
qu’ils encourent et comme s’ils y trouvaient un certain
plaisir.
Mais ceci est une parade ; le vécu de peur existe effectivement,
mais il n’apparaît qu’exceptionnellement à
la surface.
Il est contenu par les systèmes de défense.
Si ce n’était pas le cas, les ouvriers ne pourraient
continuer leurs tâches plus longtemps ; ils deviendraient
inefficaces au plan de la productivité.
Les attitudes de dénégation et de mépris du
danger sont une simple inversion de la proposition relative au risque.
Cette stratégie ne suffit pas ; la performance personnelle
et autres concours de bravoure et d’habileté s’ajoutent
au risque du travail.
Seule la participation de tous à la stratégie défensive
en assure l’efficacité symbolique.
Aussi le refus et les résistances rencontrés dans
le bâtiment ne sont-ils pas le fait d’une inconscience
ou d’une immaturité supposées, mais bien d’une
conduite délibérée visant à supporter
précisément un risque qui ne serait pas pleinement
atténué par des mesures de sécurité
dérisoires par rapport à son importance.
Le système défensif requiert ainsi une grande cohésion
et une solidarité à l’épreuve de la mort.
L’idéologie défensive est fonctionnelle au
groupe et est le garant de la productivité.
3. La peur dans les tâches soumises à cadence
Cette peur est particulièrement visible chez les travailleurs
qui débutent à un nouveau poste.
Mais même lorsque le coup de main a été acquis,
aux prix d’efforts et de souffrance avec le temps et l’expérience,
le résultat est toujours remis en cause par la montée
en cadence qui surviendra un jour ou l’autre, ou en raison
des changements de poste imposés par l’encadrement
pour « boucher les trous » là où manquent
des ouvriers en arrêt de travail.
La situation de travail des ouvriers aux pièces est entièrement
traversée par le risque de ne pas tenir la cadence et de
« couler ».
De plus, ils se rendent bien comptent des risques pour leur corps
qu’impliquent les conditions physiques, chimiques et biologiques
de leur travail. Ils se sentent ronger de l’intérieur.
Cette anxiété est partie intégrante de la charge
de travail et use la santé mentale des travailleurs.
4. Peur et « relation de travail »
« L’inégalité dans la division du travail
est une arme redoutable dont se servent les chefs au gré
de leur agressivité, de leur hostilité ou de leur
perversité ». C’est ce qu’on appelle le
pouvoir.
La discrimination qu’opère la hiérarchie est
particulièrement exemplaire dans le secteur tertiaire et
des employés de bureau.
Honte et culpabilité sont suscitées en n’importe
quelle occasion.
Toute information acquise sur une personne peut être réutilisée
contre elle comme moyen de pression ; information rendue parfois
publique activant ou réactivant ainsi les conflits et les
rivalités entre employés.
Comme les rythmes de travail sont plus difficiles à faire
respecter que sur un chaîne, rivalité et discrimination
assurent à la surveillance une grande puissance.
Un système de suspicion et d’espionnage se constitue.
A l’absence d’intérêt du travail s’ajoute
l’anxiété résultant des relations humaines
profondément parasitées par l’organisation du
travail - frustration, peur doivent être vécues dans
l’isolement de la solitude affective ce qui a pour effet de
la majorer encore.
5. Les différentes formes de peur
C. DEJOURS recense 3 grandes rubriques représentant la peur.
- la peur relative à la dégradation du fonctionnement
mental et de l’équilibre psychoaffectif c'est-à-dire
qui résulte de la « déstructuration »
soit la discrimination, la suspicion ou l’implication forcée
dans des relations de violence et d’agressivité avec
la hiérarchie, et celle relative à la « désorganisation
» du fonctionnement mental soit l’insatisfaction au
travail traduite par une paralysie de l’imagination ou une
dépersonnalisation.
- la peur relative à la dégradation de l’organisme
qui résulte du risque pesant sur la santé physique
: risque d’accidents graves, maladies professionnelles, raccourcissement
de la durée de vie…
- la peur engendrée par « la discipline de la faim
».
Les travailleurs exposent leur équilibre et leur fonctionnement
mental à la menace que contient le travail pour faire face
à une exigence impérieuse : survivre. Cette peur de
la mort est appelée « discipline de la faim »
par certains auteurs.
D. La souffrance exploitée
L’abrasion de la vie mentale propre aux ouvriers est utile
à la mise en place d’un comportement condition favorable
à la production.
La souffrance mentale apparaît dans ce cadre comme l’intermédiaire
nécessaire de l’assujettissement du corps.
1. Exploitation de la frustration
En vertu d’un processus qui transforme l’agressivité
en culpabilité par l’intermédiaire d’un
retournement contre soi se met en place un cercle fermé où
la frustration alimente la disciplinarisation.
Le travailleur devient l’artisan de son propre conditionnement.
Telle est la première issue offerte à l’agressivité
réactionnelle, à la frustration.
La peur est d’un côté la « courroie de
transmission » de la « répression », de
l’autre, irritation et tension nerveuse sont les moyens de
tirer un « surtravail ». La souffrance psychique devient
l’instrument même de l’obtention du travail.
« Le travail ne produit pas la souffrance, c’est la
souffrance qui produit le travail ».
Ce qui est exploité par l’organisation du travail,
ce n’est pas la souffrance elle-même mais plutôt
les mécanismes de défense déployés contre
cette souffrance.
La frustration et l’agressivité qui en résultent
ainsi que la tension et l’énervement sont spécifiquement
exploités pour monter les cadences.
2. Exploitation de la peur
Il existe une certaine ignorance des ouvriers concernant les risques
du métier qui n’ont jamais été prévus.
De même chez les cadres qui ignorent le fonctionnement de
l’entreprise et ses installations.
Quand survient un accident qui n’a pas été
prévu, le plus souvent ce n’est pas par défaut
de précaution mais parce que personne n’en avait auparavant
l’expérience.
Cette ignorance qui recouvre le fonctionnement de l’entreprise
joue un rôle fondamental dans la constitution du risque et
dans la peur des travailleurs.
La frontière entre la peur et l’angoisse est d’autant
plus facilement franchie que cette ignorance sur le travail est
plus grande : en effet, l’ignorance consciente sur le procès
de travail augmente la peur parce qu’elle rend le risque de
plus en plus redoutable.
En outre, l’ignorance facilite l’émergence de
l’angoisse.
L’activité professionnelle, le métier, le savoir-faire
et le savoir en général représentent un des
mécanismes de défense fondamentaux dans l’économie
psychique.
Mode de résolution de certains conflits et régulation
de la vie psychique, le travail est pour certains sujets un moyen
privilégié d’équilibration.
« L’habituation »
La peur est utilisée par la direction comme un véritable
levier pour faire travailler les ouvriers en rappelant sans cesse
les dangers auxquels ils sont confrontés.
Elle maintient volontairement les ouvriers dans un état
d’alerte.
La peur partagée crée en plus une véritable
solidarité d’efficacité pour la productivité.
Le risque ainsi crée spontanément l’initiative,
favorise la multivalence et permet l’économie d’une
véritable formation que la direction ne pourrait se fournir.
Peur et ordre social dans l’entreprise
La peur est un instrument de contrôle social dans l’entreprise
et représente une forme totale, complète et originale
d’exploitation.
La peur est consciemment instrumentalisée par la direction
pour faire pression sur les ouvriers, pour les contrôles et
pour les faire travailler.
Au total la peur augmente la productivité et exerce une
pression sur l’ordre social et stimule le processus de production
des « ficelles » indispensables à la marche de
l’entreprise.
Il en est de même en ce qui concerne la peur dont la valeur
« fonctionnelle » vis-à-vis de la productivité
peut conduire à son utilisation comme technique organisationnelle
de commandement.
E. Organisation du travail et maladie
1. La maladie mentale
Trois composantes du rapport homme - organisation du travail dans
l’apparition d’une décompensation peuvent être
prises en compte : la fatigue qui fait perdre l’appareil mental,
la souplesse de ses « rouages » ; le système
« frustration - agressivité » réactionnelle
qui laisse sans issue une part importante de l’énergie
pulsionnelle ; l’organisation du travail en tant que courroie
de transmission d’une volonté étrangère
qui s’oppose aux investissements pulsionnels et aux sublimations.
L’organisation du travail ne peut être considérée
comme source de maladie mentale. Par contre, le seul fait de diminuer
la contrainte organisationnelle suffit à faire disparaître
toute expression visible de la souffrance.
La solution à la souffrance mentale et la fatigue est le
processus de médicalisation, car celles-ci sont irrecevables
dans l’entreprise ; seule la maladie physique est acceptée.
En effet, la médicalisation vise en outre la déqualification
de la souffrance dans ce qu’elle peut avoir de mental.
2. La maladie somatique
Lorsque les défenses caractérielles et comportementales
ne trouvent pas à s’exercer pendant le travail, le
risque est celui d’une accumulation d’énergie
pulsionnelle qui ne trouve pas à se décharger.
Les maladies somatiques surviennent surtout chez les individus
présentant une structure mentale caractérisée
par la pauvreté ou l’inefficacité des défenses
mentales.
La libre organisation du travail devient une pièce essentielle
de l’équilibre psychosomatique et de la satisfaction.
Plus une organisation du travail est rigide, moins elle permet
d’aménagements favorables à l’économie
psychosomatique individuelle.
Le blocage durable du fonctionnement mental que peut causer l’organisation
du travail et particulièrement le système Taylor,
est une cause majeure de maladie somatique.
Cliniquement, la mise en échec du fonctionnement mental
et l’inadéquation de l’organisation du travail
aux besoins de l’économie psychosomatique ne se traduirait
pas immédiatement par une maladie somatique mais pas la fatigue.
La fatigue est à la fois psychique et somatique.
Elle ne procède pas seulement d’un organe ou d’un
appareil.
La fatigue peut aussi trouver son origine dans l’inactivité.
L’inactivité fatigante parce qu’elle n’est
pas une simple mise au repos, mais au contraire une répression
- inhibition de l’activité spontanée.
La fatigue, l’adaptation difficile à un rythme de
production élevé peuvent provoquer des perturbations
des défenses de l’organisme.
II Méthodologie en psychopathologie du travail
A. La pré - enquête
Une demande d’enquête ne peut être retenue que
si elle émane des travailleurs eux-mêmes.
Plusieurs objectifs doivent être atteints lors de cette enquête
:
- il faut réunir des informations sur le procès de
travail et sa transformation ou ses mutations ;
- il faut avoir accès à l’entreprise c'est-à-dire
pouvoir visiter et y rechercher l’aspect humain et non économique
;
- Il faut procéder à une approche de l’organisation
du travail c'est-à-dire une approche des conflits entre travailleurs
et encadrement.
-
B. L’enquête
Elle rassemble un groupe de travailleurs et un groupe de chercheurs.
Le thème de la recherche est donné explicitement,
ici il s’agit d’établir la relation entre organisation
du travail et souffrance psychique.
Des questions sont posées aux travailleurs puis s’en
suit un commentaire verbal des travailleurs.
On observe souvent des contradictions entre les dires de chacun
mais toute réponse est intéressante pour le chercheur.
Ceci touche à la déontologie de l’enquête,
elle exige d’interpréter les défenses collectives
sans pour autant faire acte de violence.
Car la mise à nue de la souffrance et de la dimension subjective
de l’exploitation peut parfois être intolérable
et menacer des individus où le groupe tout entier dans son
rapport aux contraintes organisationnelles et occasionne ensuite
de sérieuses difficultés lors du retour à la
situation de travail.
La subjectivité du chercheur est donc directement engagée
dans la technique de l’enquête.
C. La demande, le groupe homogène et le collectif
L’analyse de la demande en fait la « faisabilité
» de l’enquête.
Il faut connaître l’auteur de la demande, le contenu
de la demande, l’explicitation des risques qu’implique
l’enquête, l’interlocuteur de la demande, puis
reste la question matérielle de l’enquête.
La recherche est toujours une « recherche – action
» : c’est la demande et son contenu qui définissent
le collectif étudié.
D. Le matériel de l’enquête
Le matériel de l’investigation en psychopathologie
du travail est constitué par les commentaires (et les défaillances
des commentaires) complétés et rattachés au
contexte, en recherchant notamment ce qui vient en quelque sorte
les contrebalancer ou les contredire, ces couples de contraintes
étant interprétés par rapport au binôme
souffrance/défense (à bien distinguer du couple souffrance/plaisir)
E. L’observation clinique
Il s’agit non seulement de restituer les commentaires des
travailleurs sur la souffrance, mais de les articuler au fur et
à mesure avec le commentaire subjectif du chercheur et de
donner accès ainsi à la dynamique propre à
l’investigation.
La rédaction de l’observation se fait à partir
de l’enquête elle-même dans l’après-coup,
essentiellement à partir de la mémoire du chercheur.
L’intérêt de l’observation est de rendre
transparentes les bases sur lesquelles ont été proposées
les interprétations ; ce travail pourra être repris
par d’autres chercheurs qui pourront à la lumière
de leurs propres enquêtes proposer de nouvelles interprétations
de l’observation.
F. La méthode d’interprétation
Il s’agit de rendre compte de l’écart existant
entre parole des travailleurs et expérience des chercheurs.
Les premiers sont impliqués dans l’enquête au
titre de salariés, les seconds y conservent un rapport d’extériorité.
Le chercheur est quelqu’un qui « ne sait pas »,
auquel le travailleur accepte éventuellement de s’adresser
pour lui expliquer et lui faire comprendre ce qu’il ignore.
G. Validation et réfutation
La validation se fait d’abord pendant l’enquête
ou lors du déroulement même de l’investigation.
Une synthèse des résultats de l’enquête
est restituée.
Une nouvelle discussion a lieu après remise du rapport où
on peut évaluer les réactions des travailleurs et
procéder à des modifications et des corrections du
rapport final.
Il semble que la critique peut surtout porter au niveau théorique
et au niveau méthodologique mais pas souvent sur le matériel
clinique directement.
H. Méthodologie et théorie psychopathologique
du travail
La psychopathologie de travail s’appuie sur le modèle
de l’homme et de la subjectivité qui est emprunté
à la psychanalyse.
Ce qu’il s’agit d’étudier, c’est
la place des sujets dans le rapport au travail et plus précisément
l’espace laissé au sujet pour se service du travail
comme « reconnaissance métaphorique » à
la scène de l’angoisse et du désir, ou au contraire
les entraves que le travail oppose à cette résonance
métaphorique car c’est un élément déterminant
du pouvoir structurant du travail au regard de l’économie
psychique des travailleurs.
III. Addendum
A. Addendum 1993 : de la psychopathologie à la psychodynamique
du travail
La psychopathologie du travail était définie comme
« l’analyse de la souffrance résultant de la
confrontation des hommes à l’organisation du travail
».
Une autre définition semblerait plus appropriée aujourd’hui
: « analyse psychodynamique des processus intersubjectifs
mobilisés par les situations de travail ».
C. DEJOURS renonce alors à focaliser sa recherche sur les
maladies mentales pour la déplacer sur la souffrance et les
défenses contre la souffrance.
1. Un regard rétrospectif sur la psychopathologie du travail
Douze ans après, la psychopathologie du travail est devenue
d’abord une pratique originale, au sens fort du terme de pratique,
c'est-à-dire une modalité d’intervention sur
l’organisation du travail soumise à des règles
méthodologiques et déontologiques strictes, relevant
de la raison pratique.
Mais la psychodynamique du travail n’est pas seulement une
modalité d’intervention sur le terrain, elle a continué
d’être une discipline produisant des connaissances.
2. Un nouveau regard sur l’organisation du travail
L’élaboration de l’organisation du travail réelle
implique de s’écarter de la lettre des prescriptions
et de passer par des « interprétations ».
L’essentiel des problèmes soumis à l’analyse
psychodynamique des situations de travail provient précisément
de la méconnaissance et parfois du désaveu des «
difficultés concrètes » auxquelles les travailleurs
sont confrontés du fait de l’imperfection irréductible
de l’organisation du travail. Celle-ci apparaît comme
un compromis.
Construire un compromis passe par le jeu social ; donc l’organisation
réelle du travail est un produit des rapports sociaux.
3. Une nouvelle définition du travail
« Le travail, c’est l’activité déployée
par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est
pas déjà donné par l’organisation prescrite
du travail » (P. Davèzes, 1991).
Le nouveau regard sur l’organisation du travail conduit à
refuser la division traditionnelle entre travail de conception et
travail d’exécution. Tout travail est toujours conception.
La définition du travail qui en découle insiste de
ce fait sur la dimension humaine du travail.
Le travail est par définition humain puisqu’il est
convoqué là où précisément l’ordre
technologique - machinal est insuffisant.
Coopération et confiance dans le travail
La coopération est un élément important à
l’intégration de l’organisation du travail :
c’est la volonté de personnes de travailler ensemble
et de surmonter collectivement les contradictions naissantes de
l’organisation du travail.
Cette coopération pour exister a besoin de relations de
confiance. Cependant, l’organisation du travail réelle
ne peut être neutre vis-à-vis de la confiance : confiance
ou méfiance, coopération ou incohérence ; telles
sont les alternatives.
Mobilisation subjective du travail
La psychodynamique du travail a progressé sur la mobilisation
subjective face au défi que constitue l’organisation
du travail et suppose :
- des efforts d’intelligence ;
- des efforts d’élaboration pour construire des opinions
sur la façon la meilleure d’arbitrer les contradictions
et de régler les difficultés de l’organisation
du travail ;
- des efforts pour s’impliquer dans le débat d’opinions
nécessaires à la délibération qui doit
procéder ou accompagner les choix en matière d’organisation
du travail.
La reconnaissance et le travail
En contrepartie de la contribution qu’il apporte, le sujet
attend une rétribution.
Il veut être reconnu pour le travail qu’il a accompli.
Si la dynamique de la reconnaissance est paralysée, la souffrance
ne peut plus être transformée en plaisir et ne peut
plus trouver de sens.
Ainsi la psychodynamique du travail complète l’analyse
de la souffrance et des stratégies défensives par
l’analyse de la souffrance et de transformation en plaisir
par la reconnaissance.
Le travail a partie liée avec la souffrance et la reconnaissance.
Si la reconnaissance fait défaut, les sujets s’engagent
dans des stratégies défensives pour éviter
la maladie mentale, avec des conséquences sérieuses
pour l’organisation de travail.
4. La méthodologie et l’action.
La première particularité de cette méthode
est de ne recourir ni aux questionnaires ni aux interviews. Elle
passe d’abord par l’implication dans l’enquête
de travailleurs constitués en collectifs à un moment
donné.
La deuxième particularité résulte de l’originalité
des faits à construire scientifiquement.
« L’intelligence des agents est souvent en avance sur
la conscience qu’ils en ont. »
5. L’analyse du langage
Le statut du langage écrit et parlé dans le travail
fonctionne sur 3 niveaux :
- c’est un médiateur entre le chercheur et les travailleurs
;
- le langage fonctionne comme médiateur entre les travailleurs
eux-mêmes car c’est par lui que l’expérience
vécue du travail peut être mis en partage parmi les
membres du collectif des travailleurs. C’est aussi un «
opérateur de construction du collectif même ».
- le langage et notamment écrit peut être utilisé
comme traceur de l’action. (rapport d’enquête,
comptes rendus CHSCT, …)
-
6. Le concept psychodynamique
L’analyse psychodynamique se déploie au niveau concret
et porte électivement sur le drame vécu, son contenu
et son sens pour celui qui le vit.
REEL TRAVAIL
EGO AUTRUI
SOUFFRANCE RECONNAISSANCE
Aliénation mentale Aliénation sociale
Si le sujet est coupé du réel et de la reconnaissance
par autrui, il est renvoyé à la solitude de la folie
classique connue sous le nom d’ « aliénation
mentale ».
Si le sujet entretient par son travail un rapport avec le réel,
mais que son travail n’est pas reconnu par autrui, même
si ce travail est dans un rapport de vérité avec le
réel, il est là aussi condamné à la
solitude aliénante. F. Sigaut désigne cette situation
« d’aliénation sociale ».
Le sujet risque de basculer dans une folie qu’on confondra
peut-être avec l’aliénation mentale, pour peu
qu’il proteste et essaie de réclamer son dû (paranoïa),
ou finisse par perdre confiance en lui et à douter de la
réalité à laquelle il est confronté,
parce que personne ne la reconnaît
(dépression).
L’essentiel de la psychopathologie du travail se déploie
dans le secteur de l’aliénation sociale.
REEL
EGO AUTRUI
Aliénation culturelle
Enfin, lorsque le sujet fait reconnaître ses actes par autrui,
mais que cette reconnaissance se joue de part et d’autre dans
un monde psychique qui a perdu ses liens avec le réel, alors,
selon F. Ségaut, on parle d’ « aliénation
culturelle ». C’est le cas des cadres qui débattent
de questions de gestion et de management qui sont complètement
coupés du réel du travail ; des incidents graves ne
remontent pas toujours jusqu’à eux
B. Addendum 2000 : nouvelles formes d‘organisations du travail
et lésions par efforts répétitifs (LER).
Dès les années 70, la souffrance qui se développe
dans le secteur tertiaire n’est plus ignorée par personne
dans le monde occidental.
1. Souffrance psychique et fragilisation somatique
Les effets spécifiques de la répétitivité
sous contrainte de temps sont apparus dès le début
des années 80.
La première cible des contraintes répétitives
se situe au niveau du fonctionnement mental.
La tâche répétitive provoque d’abord un
sentiment d’ennui, de lassitude, d’absurdité.
Toute activité de pensée risque à terme de
devenir un obstacle à la productivité donc la pensée
devient inutile.
2. Pourquoi l’épidémie de LER ?
Trois éléments peuvent être pris en considération
qui sont directement en rapport avec l’évolution de
l’organisation du travail dans le secteur des services :
- la sédentarité dans la saisie de données
et les tâches informatisées qui accroît les contraintes
musculo - tendineuses ;
- le rapport direct avec les clients car génère de
l’agressivité.
Cette agressivité doit être inhibée (le client
n’est pas directement responsable de la situation de travail)
ce qui accroît le recours à la répression pulsionnelle
et à la culpabilité.
Par ce système, la présence des clients dans la situation
de travail favorise l’utilisation de l’auto - accélération
et de la répression.
- l’augmentation des cadences sous la pression de la menace.
2 cas possibles :
- par amour pour son travail, un sujet peut dépasser ses
propres limites sans s’en rendre compte.
- un sujet va dépasser ses propres limites mais cette fois
sous la pression d’un consentement obtenu sous l’exercice
de la menace.
3. Souffrance physique, souffrance psychique et souffrance
morale.
L’utilisation de la menace au licenciement, associée
à de nombreuses autres formes de menaces sur les différents
constituants de la sécurité matérielle des
travailleurs, contribue à produire de la « précarisation
».
La précarisation désigne l’ensemble des effets
en retour de la précarité sur ceux des travailleurs
qui bénéficient encore d’un contrat de travail.
En effet ceux-ci vivent sous la menace que leurs « privilèges
» leur soient retirés.
La peur n’est pas qu’imaginaire, elle correspond effectivement
à l’exercice d’une menace parfois délibérée
de la part de l’encadrement, selon des méthodes de
management plus ou moins sophistiquées.
Il faut voir ici le rapport de domination non pas de ceux qui subissent
mais de ceux qui l’exercent.
Il faut que les opérateurs en grand nombre y apportent leur
concours, à tous les niveaux de la hiérarchie et pas
seulement au niveau des cadres de direction.
Le problème posé est celui du consentement à
participer à des actes d’injustice contre autrui ou
de manipulation occasionnant de la souffrance à autrui, actes
que pourtant on réprouve.
CONCLUSION : CRITIQUE ET ACTUALITE DE LA QUESTION
La souffrance au travail est un phénomène qui existe
depuis toujours et n’est pas près de disparaître.
Elle apparaît seulement sous des formes différentes
liées aux nouvelles organisations de travail.
Pourtant on peut se demander si l’organisation du travail
a bien changé depuis Taylor ; si elle s’est modifiée
sur la forme du fait des nouveaux métiers et de la mondialisation,
elle reste cependant la même sur le fond.
En effet, autrefois Taylor utilisait des techniques de commandement,
aujourd’hui, on utilise des techniques de discrimination.
Ainsi, on observe une généralisation de la peur dans
l’entreprise devenant un véritable système de
management : c’est d’abord la peur de la précarisation,
c'est-à-dire la peur permanente d’être licencié
si l’on n’est pas jugé performant.
En effet, en raison de la conjoncture économique actuelle
et de l’ampleur du chômage, un responsable peut facilement
rappeler à son employé que s’il n’est
pas plus « productif » qu’il pourra être
rapidement remplacé.
La seconde grande peur est liée à l’évaluation
permanente des salariés et de leur « rentabilité
». Si bien qu’il arrive parfois que certains salariés
apportent du travail à la maison soit pour achever leur travail
soit pour montrer qu’ils participent activement aux objectifs
de l’entreprise dans le but de « se faire bien voir
».
D’après C. DEJOURS, la souffrance au travail ne fait
pas « craquer » les salariés ; ils tentent de
s’en accommoder en développant des mécanismes
de défense individuelle et en se résignant, voire
en s’associant eux-mêmes à ce processus : le
salarié sous pression qu’il soit employé ou
cadre, transfère cette pression à ses collègues
ou subordonnés, et se met à son tour à faire
souffrir.
Mais comment parvient-on à obtenir des gens qu’ils
apportent le concours à des actes que cependant ils réprouvent
?
Comment un être humain peut élaborer une stratégie
de défense qui vise, pour moins souffrir, à neutraliser,
voire à paralyser la pensée de ceux qui travaillent
et qui souffrent ?
Le processus désigné par C. DEJOURS semble fonctionner
tel un cercle sans fin où chacun harcèle l’autre
et harcèle à son tour dans l’entreprise.
Or, il arrive un moment où la chaîne se casse.
En effet, il est possible que le salarié, qui fait l’objet
de persécutions, puisse ne pas avoir la volonté ou
la force de résister à de perpétuelles réprimandes
sur la qualité de son travail, d’être mis à
l’écart dans un « placard » ou de ne pas
être soutenu par ses propres collègues qui eux-mêmes
préfèrent se protéger d’une situation
similaire.
Ayant le sentiment d’être un incompris et de ne pouvoir
se sortir seul de cet enfer, il peut parfois en arriver au pire,
ses stratégies défensives n’ayant alors, plus
aucun effet .
Le rôle du médecin du travail, lorsque le salarié
se confie ou se plaint à lui, est de dire à l’entreprise
que ces concepts de rentabilité individuelle sont infondés
et lui montrer que la course à l’évaluation
permanente et à la performance, détruisent les salariés
et, à terme, nuisent à l’entreprise et que par
conséquent : « on ne pourra pas restreindre indéfiniment
le travail à des groupes de plus en plus pressurés
et de moins en moins nombreux, d’abord parce que la masse
de travail à accomplir dépasse la disponibilité
de ceux qui le font, et ensuite parce que la qualité commence
à s’en ressentir »(Souffrance en France).
Cependant si la France représente le seul pays où
le harcèlement moral serait en progression, et les plaintes
déposées de plus en plus nombreuses ; selon Michèle
DREDA, il faut distinguer « harcèlement moral et contraintes
du travail ».
De même Marie France HIRIGOYEN, dans son livre Harcèlement
moral : démêler le vrai du faux, fait une mise au point
sur les abus dans l’utilisation du terme « harcèlement
moral » qui doit être « distingué du stress,
de la gestion des conflits ou de la maltraitance managériale
».
Il faut relativiser les effets néfastes du travail, d’ailleurs
il peut également être considéré comme
l’activité transformatrice de la nature destinée
à satisfaire les besoins.
Ainsi pour certains grands philosophes du XIX ème siècle,
le travail peut avoir des vertus :
En effet pour A. COMTE « le travail est la mise en jeu de
toutes les richesses naturelles ou artificielles que possède
l’Humanité dans le but de satisfaire tous les besoins
».
De même K. MARX, dans le livre 1 du Capital décrit
le travail comme « un acte qui se passe entre l’homme
et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis
de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les
forces dont le corps est doué,… il les met en mouvement,
afin de s’assimiler des matières en leur donnant une
forme utile à la vie ».
Aujourd’hui pour certains auteurs, le travail peut rimer
avec bonheur; ainsi selon M. THEVENET, le travail peut être
« source de plaisir » même là où
on l’attend le moins (Plaisir de travailler).
Ou tout au moins si le travail ne crée pas le bonheur, il
peut y contribuer.
C. DEJOURS admet lui-même que le travail peut être
favorable à l’équilibre mental et à la
santé du corps, il peut même conférer à
l’organisme une résistance accrue à la fatigue,
à certaines maladies… Il suffit que « les exigences
intellectuelles, motrices ou psychosensorielles s’accordent
avec les besoins du travailleur considéré »
ou que « le contenu du travail soit source d’une satisfaction
sublimatoire ».
BIBLIOGRAPHIE
- Le monde du travail en France de 1800 à 1950 d’Alain
DEWERPE, collection CURSUS ;
- Stupeurs et tremblements (1999) d’Amélie NOTHOMB
;
- Souffrance en France (1998) de C. DEJOURS, collection «
Histoire immédiate », Le Seuil ;
- Le Plaisir de travailler, de M. THEVENET ;
- Le facteur Humain (1995) de C. DEJOURS, collection « Que
sais-je ? », PUF ;
- Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien
(1998) de M. F. HIRIGOYEN, édition Syros ;
- Discrimination, libertés individuelles et harcèlements
(juillet 2002), Quotidien « Liaisons Sociales » ;
- Loi de la modernisation sociale concernant le harcèlement
moral au travail ;
- Article du Monde Diplomatique (juillet 1998) de P. RIVIERE sur
C. DEJOURS ;
- Article d’Entreprises et Carrières (janvier 2003)
« Le harcèlement n’est pas la seule souffrance
au travail » de M. LE SAGET-PESSIN sur Michèle DRIDA,
Présidente de l’Association mots pour maux au travail.
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