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Origine : échanges de mails
« Si l'ampleur et la réalité même des
‘‘ terreurs de l'An Mil '' sont encore des sujets controversés
parmi les historiens, la terreur de l'An Deux Mille est aussi patente
que bien fondée ; elle est dès à présent
certitude scientifique. Cependant, ce qui se passe n'est rien de
foncièrement nouveau : c'est seulement la fin forcée
du processus ancien. Une société toujours plus malade,
mais toujours plus puissante, a recrée partout concrètement
le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant
que planète malade. »
Guy Debord, La planète malade, 1971.
La conscience écologique n'était pas qu'un des aspects
de la pensée de Guy Debord (1931-1994), car là aussi,
il était en avance sur son temps. Dans La planète
malade , Guy Debord affirmait déjà de très
nombreux points de réflexion qui sont pour nous aujourd'hui
autant de mises en perspectives précieuses pour savoir ce
que nous désirons vraiment. Dans la crise écologique
générale qui se déploie mondialement à
mesure que la faux du « développement » coupe
et couche l'herbe folle de la vie, « ce qui est nouveau écrivait-il,
c'est que l'économie en soit venue à faire ouvertement
la guerre aux humains ; non plus seulement aux possibilités
de leur vie, mais à celles de leur survie. » Il y a
bien là une continuation de son analyse de la société
du spectacle dans son achèvement proprement écologique.
Le système de la médiation non seulement atrophie
la vie mais se déploie dès lors dans le ravage de
la planète. Cependant Debord est tout, sauf un écologiste.
C'est ce que nous voudrions montrer ici. Car un écologisme
conséquent ne peut être que celui qui non seulement
réclame la décroissance de l'empreinte écologique
de nos société de croissance, mais le réalise
au travers d'une sortie radicale de l'économie inventée
et réalisée. On ne pourra sortir de la société
de croissance illimitée qu'en sortant aussi, de l'écologisme
.
Le ravage écologique de la terre et la nécessité
de sortir de la croissance des forces productives aliénées.
« La ‘‘ pollution '' écrivait-il en 1971
dans une analyse d'une déroutante actualité pour nous
en 2006, est aujourd'hui à la mode, exactement de la même
manière que la révolution : elle s'empare de toute
la vie de la société, et elle est représentée
illusoirement dans le spectacle. Elle est bavardage assommant dans
une pléthore d'écrits et de discours erronés
et mystificateurs, et elle prend tout le monde à la gorge
dans les faits. Elle s'expose partout en tant qu'idéologie,
et elle gagne du terrain en tant que processus réel. Ces
deux mouvements antagonistes, le stade suprême de la production
marchande et le projet de sa négation totale, également
riches de contradictions en eux-mêmes, grandissent ensemble.
Il sont les deux côtés par lesquels se manifeste un
même moment historique longtemps attendu, et souvent prévu
sous des figures partielles inadéquates : l'impossibilité
de la continuation du fonctionnement du capitalisme. L'époque
qui a tous les moyens techniques d'altérer les bases biologiques
de l'existence sur toute la Terre est également la société
qui, par le même développement technico-scientifique
séparé, dispose de tous les moyens de contrôle
et de prévision mathématiquement indubitable pour
mesurer exactement par avance à quelle décomposition
du milieu humain peut aboutir - et vers quelles dates, selon un
prolongement optimal ou non - la croissance des forces productives
aliénées de la société de classes [Debord
déjà un objecteur de croissance !] : c'est-à-dire
pour mesurer la dégradation rapide des conditions mêmes
de la survie, au sens le plus général et le plus trivial
du terme. Tandis que des imbéciles passéistes dissertent
encore sur, et contre, une critique esthétique de tout cela,
et croient se montrer lucides et modernes en affectant d'épouser
leur siècle, en proclamant que l'autoroute ou Sarcelles ont
leur beauté que l'on devrait préférer à
l'inconfort des ‘‘ pittoresques '' quartiers anciens,
ou en faisant gravement remarquer que l'ensemble de la population
mange mieux, en dépit des nostalgiques de la bonne cuisine,
déjà le problème de la dégradation de
la totalité de l'environnement naturel et humain a complètement
cessé de se poser sur le plan de la prétendue qualité
ancienne, esthétique ou autre, pour devenir radicalement
le problème même de la possibilité matérielle
d'existence du monde qui poursuit un tel mouvement. L'impossibilité
est en fait déjà parfaitement démontrée
par toute la connaissance scientifique séparée, {qui
ne discute que de l'échéance ; et des palliatifs qui
pourraient, si on les appliquait fermement, la reculer légèrement}.
Une telle science [et on peut dire aussi toute écologie politique
possible qui se fonde sur une telle science, et pas seulement celle
attachée au développement durable...] ne peut qu'accompagner
vers la destruction le monde qui l'a produite et qui la tient ;
mais elle est forcée de le faire avec les yeux ouverts. Elle
montre ainsi, à un degré caricatural, l'inutilité
de la connaissance sans emploi » .
Scientifiques et écologistes même combat :
sauver la Méga-machine spectaculaire.
Debord, visionnaire, nous décrit aussi la frénésie
inutile des rapports scientifiques (aujourd'hui ceux du GIEC, de
l'ONERC, etc.) qui ne cessent de tirer la sonnette d'alarme alors
qu'on a déjà la tête dans le mur : « On
mesure on extrapole avec une précision excellente l'augmentation
rapide de la pollution chimique de l'atmosphère respirable
; de l'eau des rivières, des lacs et déjà des
océans, et l'augmentation irréversible de la radioactivité
accumulée par le développement pacifique de l'énergie
nucléaire ; des effets du bruit ; de l'envahissement de l'espace
par des produits en matières plastiques qui peuvent prétendre
à une éternité de dépotoir universel
; de la natalité folle ; de la falsification insensée
des aliments ; de la lèpre urbanistique qui s'étale
toujours plus à la place de ce que furent la ville et la
campagne ; ainsi que des maladies mentales - y compris les craintes
névrotiques et les hallucinations qui ne sauraient manquer
de se multiplier bientôt sur le thème de la pollution
elle-même, dont on affiche partout l'image alarmante - et
du suicide, dont les taux d'expansion recoupent déjà
exactement celui de l'édification d'un tel environnement
».
Ainsi au travers de la connaissance sans emploi, cette décomposition
du Savoir en pensée universitaire séparante qui forme
autant d'« idéologies de la barbarie » que d'objets
de recherche , « le spectacle ne cache pas que quelques dangers
environnent l'ordre merveilleux qu'il a établi. La pollution
des océans et la destruction des forêts équatoriales
menacent le renouvellement de l'oxygène de la Terre ; sa
couche d'ozone résiste mal au progrès industriel ;
les radiations d'origine nucléaire s'accumulent irréversiblement.
Le spectacle conclut seulement que c'est sans importance. Il ne
veut discuter que sur les dates et les doses. Et en ceci seulement,
il parvient à rassurer ; ce qu'un esprit pré-spectaculaire
aurait tenu pour impossible ». La discussion sur les doses
et les recettes toutes faites est aussi celle à laquelle
participent les écologistes économicistes et autres
politiciens de la décroissance qui pensent encore possible
un replâtrage réformiste du Léviathan techno-économique
(« écologiciser l'économie » comme le
pense l'économiste Georgescu-Roegen), mais qui ne cherchent
réellement qu'à éterniser toujours plus les
catégories de base de l’économie. Cette discussion
est aussi bien sûr celle de tous ceux qui voient ce bonheur
dans le spectacle qu'est la société de croissance,
et qui admettent qu'il n'y a pas à lésiner sur son
coût ni sur son imaginaire concrètement et réellement
colonisé. « Il est assurément dommage que la
société humaine rencontre de si brûlants problèmes
au moment où il est devenu matériellement impossible
de faire entendre la moindre objection au discours marchand ; au
moment où la domination, justement parce qu'elle est abritée
par le spectacle de toute réponse à ses décisions
et justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu'elle
n'a plus besoin de penser ; et véritablement ne sait plus
penser ». Et en effet, cette « dissociation de l'intelligence
et de la politique » comme disait Paul Valéry, qui
est aujourd'hui la réalité même de la politique
en tant bombardement d'images, est le principal souci pour les gestionnaires
de la survie éternisée et ceux qui voudraient les
remplacer (altermondialistes, politiciens de la décroissance,
etc).
Aujourd'hui l'ensemble de la société politico-médiatique
se convertit ainsi progressivement mais sûrement à
l'impératif écologique. Et ce « sentiment vague
qu'il s'agit d'une sorte d'invasion rapide, qui oblige les gens
à mener une vie très différente, est désormais
largement répandu ; mais on ressent cela [cette question
écologique] plutôt comme une modification inexpliquée
du climat ou d'un autre équilibre naturel, modification devant
laquelle l'ignorance sait seulement qu'elle n'a rien à dire.
De plus, beaucoup admettent que c'est une invasion civilisatrice,
au demeurant inévitable, et ont même envie d'y collaborer.
Ceux-là aiment mieux ne pas savoir à quoi sert précisément
cette conquête, et comment elle chemine. »
Debord, la praxis et la transformation de la nature.
Quant à Debord, il abordait la question de l'écologie
par la réinterprétation du vieux schéma de
la contradiction entre les forces productives et rapports de production.
Ainsi « la domination de la nature contient la question ‘‘
pour quoi faire ? '' mais cette interrogation sur la praxis surmonte
forcément cette domination, ne peut se passer d'elle. Elle
rejette seulement la réponse la plus grossière, ‘‘
faire comme avant en plus encombré de produits '' (...) Il
faut mettre au jour la contradiction entre la positivité
de la transformation de la nature, le grand projet de la bourgeoisie,
et sa récupération mesquine par le pouvoir hiérarchisé
qui, dans toutes ses variantes actuelles, suit le modèle
unique de la ‘‘ civilisation '' bourgeoise » .
Utopisme technologique résiduel (quand même)
et critique de la science, de la technique et du progrès.
Cependant il est certain que le situationnisme par de nombreux
aspects se plaçait encore dans le cadre de l'utopisme technologique
propre aux positions de Paul Lafargue . Même si le lettriste
Asger Jorn écrivait que « l'automation ne peut se développer
rapidement qu'à partir du moment où elle a établi
comme but une perspective contraire à son propre établissement,
et si on sait réaliser une telle perspective générale
au fur et à mesure du développement de l'automation
» , et malgré la nuance (heureuse), on restait encore
totalement dans l'utopie de la maîtrise des usages, position
qui on le sait cache très mal la thèse idéologique
de la neutralité en soi de la science, qui est une formidable
essentialisation du phénomène techno-scientifique.
Debord lui était très ambigüe sur cette question,
il avait l'intuition du renversement ontologique produit par toute
automation marchande comme non marchande, cependant il ne pouvait
encore faire le deuil définitif d'une certaine culture théorique.
Ainsi il écrit de la manière la plus équivoque
qui soit, que « la construction de situations n'est pas directement
de l'énergie atomique ; et même pas de l'automation
ou de la révolution sociale, puisque des expériences
peuvent être entreprises en l'absence de certaines conditions
que l'avenir devra sans doute réaliser » . De plus
il définissait lui-même l'économie des désirs
qu'il promouvait comme étant une « société
technicienne avec l'imaginaire de ce qu'on peut en faire »
. On reste donc toujours ici dans une certaine idéologie
usagiste de la neutralité de la techno-science en elle-même
(qui est déjà une manière d'ontologiser ce
phénomène), et ainsi en quelque sorte dans le paradigme
de Gilbert Simondon qui entendait réconciliait la culture
et la technique, chose à laquelle ne pouvait croire par exemple
J. Ellul . La perspective usagiste ne peut plus nous faire croire
à un usage émancipateur des techniques (imaginons
un instant l'usage émancipateur d'une catastrophe nucléaire
ou celui des nanotechnologies), et ce pour une excellente raison
que Hans Jonas a longtemps développé. L'univers spécifique
des éthiques traditionnelles est restreint à l'environnement
immédiat de l'action de portée étroite, dans
un temps court et partagé par des contemporains, c'est-à-dire
qu'elles s'attachent aux « situations répétitives
et typiques de la vie privée et publique », voulant
moins devenir une science théorique qu'un sens de l'expérience
et un art du jugement. Les éthiques traditionnelles sont
également fondées sur l'idée de réciprocité,
c'est-à-dire une égalité de droits et de devoirs
entre sujets libres et égaux. Et si les éthiques traditionnelles
se restreignent à cet univers de l'action immédiate,
c'est que nulle part avant le début de l'ère de la
technique triomphante, l'agir n'a encore pris les habits d'une portée
plus longue. Mais avec le phénomène technique qui
n'est plus la « projection organique » du corps (comme
dit Leroi-Gourahn), le domaine de l'agir humain (individuel comme
collectif) est entré dans un élargissement potentiellement
infini (une sortie de l'agir humain hors du cercle étroit
des affaires humaines quand par exemple l'agir arraisonne dans sa
totalité la nature...), l'univers restreint des affaires
humaines pris en compte par les éthiques traditionnelles
s'est trouvé bouleversé et inopérant. La transformation
de l'agir dans l'ère de la technique, a dépassé
le ressort des éthiques traditionnelles et donc toute la
perspective usagiste, pour s'opérer dans le nihilisme des
« terres vierges de l'éthique ».
Critique de la « communication ».
Cependant cet utopisme technologique résiduel qui est d'ailleurs
plus celui de Lafargue que celui de Marx, contient aussi un immense
champs critique du progrès, de l'apologétique des
techniques, et des conséquences écologiques qui sont
la réalisation concrète de leurs déploiements.
Debord n'est pas un moderniste. C'est ainsi que l'idéologie
matérialisée de la « communication » moderne
aussi bien des mass-media que celle opérant au sein de la
télè ou cyber-socialité informatique passe
à l'orpaillage critique du moment de la vie immédiate
en situation. Le « bombardement de conneries » que constitue
la communication « est à sens unique, les consommateurs
de communication n'ayant rien à répondre. Il y a dans
la prétendue communication une rigoureuse division des tâches,
qui recoupe finalement la division plus générale entre
organisateurs et consommateurs du temps de la société
industrielle. Celui qui n'est pas gêné par la tyrannie
exercée sur sa vie à ce niveau, ne comprend rien à
la société actuelle » . « Toutes les idées
unilatérales sur la communication étaient évidemment
les idées de la communication unilatérale. Elles correspondaient
à la vision du monde et aux intérêts de la sociologie,
de l'art ancien ou des états-majors de la direction politique
», quand elles ne sont pas encore ce qui sert de pensée
à de nombreux politiciens de la décroissance . On
est là bien évidemment dans la continuation de la
critique de la relation sociale spectaculaire, dont la « communication
» n'est qu'un exemple parmi d'autres. Comme Walter Benjamin
sur le cinéma ou Günther Anders à propos de la
radio , Debord oppose à la relation sociale réifiée
et à son support qu'est la « communication »
entre simples choses, la réalité immédiate
de la puissance instituante du ici et maintenant de la vie sans
médiation : « Considérée dans toute sa
richesse, à propos de l'ensemble de la praxis humaine et
non à propos de l'accélération des opérations
de comptes-chèques postaux par l'usage de cartes perforées,
la communication n'existe jamais ailleurs que dans l'action commune
» , c'est-à-dire dans ce que les phénoménologues
appelleront la « communauté intersubjective »
. A l'inverse de cette connaissance en première personne
dans la socialité primaire, « l'Information, c'est
la poésie du pouvoir (la contre-poésie du maintien
de l'ordre), c'est le truquage médiatisé de ce qui
est », car « sous le contrôle du pouvoir, le langage
désigne toujours autre chose que le vécu authentique
» . On a bien là décrite les méthodes
publicitaires de la politique en tant que spectacle . Et c'est là
une critique de « {l'informationnisme} » comme dit Debord
qui rejoint l'analyse que fait J. Ellul de la sacro-sainte Trinité
politique « Information-Participation-Exécution »
qui constitue aujourd'hui « le mot d'ordre par excellence
du progrès », et donc les catégories fossilisées
de nos imaginaires respectifs . La presse dominante, alternative
comme décroissante, est ainsi composée de très
nombreux « informationnistes qui ont entrepris de combattre
toutes les ‘‘ redondances '' de la liberté pour
transmettre simplement des ordres » aux lecteurs, militants
et sympathisants. La moindre feuille de choux est ainsi réellement
réduite à être un torchon populiste permettant
aux « fragments d'une critique sociale d'élevage »
de flotter à la surface gélatineuse du spectacle en
vue de futures tribunes politiciennes où le politiquement
correct humaniste et universaliste sera bien évidemment de
mise pour caresser les électeurs-spectateurs dans le bon
sens du poil . A l'opposé des rapports sociaux abstraits
dans la relation spectaculaire, Debord (comme J. Ellul ou Bernard
Charbonneau d'ailleurs) redonne ainsi le primat ontologique à
la relation intersubjective de personne à personne, à
cette « communication immédiate dans le réel
et modification réelle de ce réel », qui est
le propre de la praxis individuelle auto-instituante . Car comme
le dira finalement Walter Benjamin, « au pays de la technique,
le spectacle de la réalité immédiate s'est
transformé en une fleur bleue introuvable » .
La contemplation passive des machines.
Ce sont aussi les « machines idylliques » et tous les
discours supportant l'utopisme technologique qui sont également
dénoncés par Debord. Ce que perçoit Debord
dans ce que J. Ellul appellera le « bluff technologique »,
cet optimisme béat du progressisme, c'est « l'attente
d'un point de l'évolution sociale où la contemplation
passive des machines de la production s'articulerait sans rupture
sensible à la contemplation passive des machines de la consommation.
Dans un Nirvâna technicisé de la pure consommation
passive du temps, il n'y aurait plus qu'à regarder faire
; et ce ‘‘ faire '' étant seulement celui des
machines serait à jamais celui des propriétaires de
machines (la propriété juridique - droit d'user et
abuser - s'effaçant toujours davantage en faveur du pouvoir
des programmateurs compétents et paternels) ». Il y
a donc là une critique radicale de l'automation marchande
.
Critique des sciences.
Dans La logique du vivant, le prix Nobel François Jacob
écrivait déjà que « l'on n'interroge
plus la vie aujourd'hui dans les laboratoires. On ne cherche plus
à en cerner les contours. On s'efforce seulement d'analyser
des systèmes vivants, leur structure, leur fonctionnement,
leur histoire » . Dans la méthodologie dite scientifique,
cette mise hors jeu de la sensibilité propre à ce
que Michel Henry va appeler la « vie immanente car auto-affective
», pousse alors Debord a jeté sa griffe sur cette science
continuellement sans attaches éthiques comme esthétiques
: « Gagarine montre que l'on peut survivre plus loin dans
l'espace, dans des conditions toujours plus défavorables.
Mais aussi bien quand l'ensemble de l'effort médical et biochimique
permet de survivre plus loin dans le temps, cette extension statistique
de la survie n'est nullement liée à une amélioration
qualitative de la vie. On peut survivre plus loin et plus longtemps,
jamais vivre plus. Nous n'avons pas à fêter ces victoires,
mais à faire vaincre la fête, dont ces avances mêmes
des hommes déchaînent la possibilité infinie
du quotidien » .
Le situationnisme et la critique de la pensée du
lieu (l'éco-logie).
Les situationnistes ont aussi été, par définition,
des théoriciens de la critique du lieu et du milieu, et donc
de l'éco-logie, comme pensée du lieu. Dans un texte
resté inédit et intitulé « Ecologie,
psychogéographie et transformation du milieu humain »
, Debord opposait explicitement l'écologie, qui ne sait penser
l' « habiter » que sur le mode d'une « population
basée et enracinée », à la psychogéographie
« qui se place du point de vue du passage (...) [où]
son observateur-observé est le passant ». Car «
la psychogéographie, en marge des relations utilitaires étudie
[alors] les relations par attirance des ambiances ». «
En dissociant l'habitat - au sens restreint actuel - du milieu en
général, la psychogéographie introduit la notion
d'ambiances inhabitables (pour le jeu, le passage, pour les contrastes
nécessaires dans un complexe urbain passionant, c'est-à-dire
dissocie les ambiances architecturales de la notion d'habitat-logement).
L'écologie est rigoureusement prisonnière de l'habitat,
et de l'univers du travail » . C'est que « les centres
d'attraction, pour l'écologie, se définissent simplement
par des besoins utilitaires (magasins) ou par l'exercice des loisirs
dominants (cinéma, stades, etc) ». Un rapport utilitaire
au lieu qui est très bien illustré par la promotion
que font les écologistes des parcs naturels régionaux
et nationaux, cette vaste idéologie de la conservation d'espaces
séparés dont on voit la réalité nue
dans les achats d'immenses territoires par des milliardaires proches
de l'écologie profonde . Cette idéologie conservatrice
des parcs naturels était heureusement dénoncée
vigoureusement par Bernard Charbonneau, le seul écologiste
non réactionnaire dont la qualité de la réflexion
est toujours aujourd'hui de notoriété publique . A
l'inverse de l'écologie comme pensée du lieu au travers
des besoins utilitaires d'espaces clos et conservés, «
les centres d'attraction spécifique de la psychogéographie
sont des réalités subconscientes qui apparaissent
dans l'urbanisme lui-même » , car la psychogéographie
n'est que la « science-fiction d'un morceau de vie immédiate
». La théorie situationniste du lieu en situation est
très bien exprimée dans ce que le sociologue d'influence
situationniste Michel Maffesoli appelle « l'enracinement dynamique
» dans la situation, qui se distingue nettement « l'habiter
» et du milieu des écologistes. Il y a donc bien dans
la pensée philosophique de la décroissance «
un glissement du logocentrisme vers le lococentrisme » , où
le lieu en tant que situation fait lien. Il y a là la prise
en compte de ce qui est proche mais en interaction avec l'environnement
global. Double nécessité incluant le réel vécu
dans le vaste cadre d'une réalité totale. Comme écrit
encore Maffesoli, « on retrouve là comme un écho
de la notion de domus propre à la pensée antique.
Importance de la maison n'étant pas limitée aus quatre
murs de l'habitation, mais prenant sens en fonction de la faune,
de la flore, voire de la parentèle environnante. Par une
sorte de concaténation magique, ou quasiment mystique, le
lien social se construit, symboliquement, par une appropriation
de lieux successifs » . Le lieu dans la situation n'existe
plus en soi, comme dans le panthéisme écologiste qui,
fait de la nature un objet en soi, dont l'être est perçu
en dehors de la subjectivité transcendantale du moi. On sait
aussi que cette attitude objectiviste propre à l'écologisme
qui met hors jeu le « monde-de-la-vie » (Husserl) est
aussi celle de la science et du scientisme . C'est ainsi comme le
remarque très bien le philosophe Marc Maesschalk dans la
perspective de la phénoménologie matérielle
henryenne, que « lorsque la raison humaine s'applique à
sauver l'étant naturel qu'elle estime avoir malmené
dans sa conquête technicienne, elle en reste à une
attitude naturelle [au sens de Husserl] face à la vie. Bien
que louable, cette attitude pourrait bien n'être en fait que
l'ultime péripétie de la même entreprise d'arraisonnement
de la nature qui a dirigé l'ère industrielle. Entendue
comme volonté de rédemption et de réconciliation
avec la nature, la culture de la vie prolonge ‘‘ l'évanouissement
de la vie sous le regard de l'intentionnalité '' »
. La psycho-géographie dans cette ouverture à la vie
immédiate de la situation permettait déjà cette
critique de la pensée écologique du lieu. Elle ouvrirait
alors à une véritable « éthique de la
situation [qui] est, plus modestement, plus humainement donc avec
plus d'humilité, une juxtaposition de rituels quotidiens,
créant un état d'âme collectif ». Cette
éthique « est tributaire d'un lieu, qu'il soit réel
ou symbolique, et serait taraudée par le souci de ce lieu.
Dès lors ce sol, cette terre, ce monde deviennent par cercles
successifs importants. Ils “ intéressent ” parce
que l'on y est dedans (inter esse). Ainsi que le dit Merleau-Ponty,
c'est « parce que je l'habite » ce monde, que je peux
le prendre au sérieux. En ce sens, dans l'éthique
qui se dessine ont est loin de l'intemporel et de l'universel, mais
bien au coeur même d'un humanisme présent » .
Sortir l'écologie politique de l'économisme
gestionnaire et politicien.
G. Debord dégageait de plus le visage d'une sortie de l'écologisme
traditionnel qui ne veut que mieux gérer la Méga-machine
techno-politico-économique. Car cet écologisme dont
certains parmi les objecteurs de croissance se réclament
encore, ne sait définir une alternative « que posée
du côté de la survie même, avec les problèmes
sans cesse aggravés que les maîtres de la seule survie
n'arrivent pas à résoudre. Les risques des armements
atomiques, de la surpopulation planétaire et du retard accru
dans la misère matérielle pour la grande majorité
de l'humanité sont des sujets d'angoisse officiels jusque
dans la grande presse » .
Placer l'alternative sur le terrain des conditions de la survie,
c'est-à-dire comme le font les altermondialistes et les politiciens
de la décroissance, sur le terrain économique avec
les outils d'un replâtrage réformiste redistributif
qui réclame le « minumum vital » (du genre l'«
allocation universelle inconditionnelle » ou encore le «
revenu maximum de décroissance ») quand il faudrait
prendre le minimum de la vie , ne pourra ainsi jamais faire déplacer
la tectonique des lignes de tensions dans l'imaginaire colonisé
par l'économisme et le progressisme. L'alternative, comme
le disait Debord, est au-delà de la sphère de la survie
qui ne cherche qu'à éterniser les catégories
de base de l'économie pour mieux perpétuer l'infinie
parthénogènese de celle-ci. « L'alternative
est dans un choix entre la vraie vie et la survie qui n'a à
perdre que ses chaînes modernisées » . Il faut
sortir la décroissance de l'écologisme traditionnel
qui ne veut et ne pourra que gérer le Léviathan techno-économique
pour mieux éterniser la religion de l'économie.
Clément Homs.
Novembre 2006.
1 Guy Debord, La planète malade, Gallimard, 2004. Ce texte
inédit publié en 2004, avait été rédigé
en 1971 pour paraître dans le numéro 13 de la revue
{Internationale Situationniste}.
2 On peut voir, C. Homs, « Sortir de l'économie ça
veut dire quoi ? La décroissance, Marx et le crépuscule
de l'économie racontés aux enfants » http://www.decroissance.info/Sortir-de-l-economie-ca-veut-dire
3 Pour une critique de la technique et de la science sur le plan
esthétique, on peut voir l'admirable analyse phénoménologique
de Michel Henry dans La Barbarie, Puf, 2005 (1987), dans son chapitre
« La science jugée au critère de l'art »,
p. 43-70. On peut voir aussi dans un style moins philosophique mais
aussi très intéressant, Jean-Claude Besson-Girard,
Decrescendo cantabile, Pour une décroissance harmonique,
Parangon, collection « Après-développement »,
Parangon, 2005.
4 G. Debord, op.cit.
5 Michel Henry écrivait que « les sciences humaines,
qui n'ont plus aucun objet propre, n'ont plus rien non plus sur
quoi elles pourraient se guider, rien que leur dicte le mode d'approche
incontournable d'une réalité propre à la subjectivité
absolue de l'auto-affectivité de la vie immanente qui justement
n'existe plus, à leur yeux au moins. Dès lors l'indétermination
méthodologique correspondant à la carence référentielle
de ces sciences, ou pour mieux dire à leur vide ontologique,
a pour conséquence l'importation en elles des méthodes
qui définissent les sciences de la nature. Et cela de façon
presque inévitable s'il est vrai que, ignorant la subjectivité
qui habite l'homme et définit son humanité, ces sciences
n'ont pas à se demander qu'elle serait le mode de traitement
convenable pour une réalité telle que la vie »,
in La Barbarie, chapitre « Les idéologies de la barbarie
», op. cit., p. 136.
6 Guy Debord, « Domination de la nature, idéologies
et classes, in Œuvres complètes, Gallimard, Quarto,
2006, p. 1034.
7 L'ultra-gauche a pensé pendant très longtemps
(et une arrière-garde le pense toujours) la sortie du salariat
grâce à l'automation accomplissant le rêve de
la fin du travail, et ce à l'encontre même de la réflexion
de Marx sur la technique (Axelos Kostas, 1961, Marx penseur de la
technique, Editions de Miniut, Paris). Ainsi Lafargue terminait
son ouvrage Le Droit à la paresse en écrivant que
« nos machines au souffle de feu, aux membres d'acier, inaftigables,
à la fécondité merveilleuse, inépuisable,
accomplissent docielement d'elles-mêmes leur travail sacré
; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme
reste dominé par le préjugé du salariat, le
pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine
est le rédempteur de l'humanité, le Dieu qui rachètera
l'homme des sordidae artes et du travail salarié, le Dieu
qui lui donnera des loisirs et la liberté. »
8 Asger Jorn, « Les situationnistes et l'automation »,
G. Debord, ibid., p. 978-979.
9 Revue IS n°2, décembre 1958. Je souligne.
10 G. Debord, « Les mauvais jours finiront », op.
cit., p. 1025.
11 voir J. Ellul, « Peut-il exister une culture technicienne
? », in Cahiers Jacques-Ellul. Pour une critique de la société
technicienne, n°2, 2004, Association internationale J. Ellul.
Le dogmatisme conservateur du marxiste Maximilien Fabbri qui ne
veut pas voir d'autre raison (techno-marchande) à l'oeuvre
que celle de la nauséabonde raison marchande, et qui prétend
qu'Ellul n'est qu'un technophobe alors que sa distinction fondamentale
entre les « opérations techniques » et le «
phénomène technique » a voulu rejetter tous
les positionnements technophobes, peut encore compléter ce
qui lui sert de culture en regardant comment Ellul transpose les
analyses de Marx dans son analyse de la technique, cf. Deun, «
Comprendre comment l'homme a été éliminé.
Ellul lecteur de Marx. » < http://www.decroissance.info/Comprendre-comment-l-homme-a-ete
> La marchandise comme le phénomène technique sont
l'avers et le revers d'une même monnaie, l'objectivisme chosifiant,
véritable monisme ontologique de la modernité marchande.
12 G. Debord, « Communication prioritaire », op. cit.,
p. 1029.
13 Ibidem, p. 1031.
14 Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque
de sa reproductibilité technique, Allia, 2006.
15 Günther Anders, L'obsolescence de l'homme. Sur l'âme
à l'époque de la deuxième révolution
industrielle, Encyclopédie des Nuisances, 2002 (1956).
16 Guy Debord, op. cit., p. 1030.
17 On peut voir le magnifique texte de Michel Henry, « Pour
une phénoménologie de la communauté »,
in Phénoménologie matérielle, Puf, 1991.
18 G. Debord, « All the King's Men », op. cit., p.
1048.
19 Voir aussi tout le chapitre consacré à cette
question par Christopher Lasch dans La Culture du narcissisme, réédité
récemment chez Flammarion, collection Champs
20 J. Ellul, L'illusion politique, La Table ronde, 2004.
21 G. Debord, Commentaires sur la société du Spectacle,
Gallimard, 1992, p. 101.
22 Debord, Oeuvres complètes, op. cit. P. 1048.
23 W. Benjamin, L'oeuvre d'art à l'époque de sa
reproductibilité technique, Allia, 2006, p. 52-53
24 G. Debord, « Domination de la nature, Idéologies
et classes », ibid., p. 1036.
25 François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de
l'hérédité, Gallimard, Tel, 1970, p. 320-321.
26 G. Debord, op. cit., p. 1037.
27 Ce texte est formé de notes envoyées à
Constant en 1959. Il est reproduit dans Œuvres complètes,
op. cit. p. 457-462.
28 Sur la critique de l'habiter heideggérien qui en général
se rapproche de ce qui est produit dans la pensée écologiste
du lieu, on peut lire l'article de cet architecte situationniste,
Marc Perelman, « ‘‘ Bâtir Habiter Penser
'' contre Heidegger », in revue Prétentaine, n°16/17,
hiver 2003/04, p. 161-188.
29 voir Nicola Graydon, « Un millionnaire au secours des
forêts chiliennes », in L'Ecologiste, n°19, juin-août
2006, p. 16-17.
30 Voir B. Charbonneau, Le Jardin de Babylone, Editions de l'encyclopédie
des nuisances, 2002 (1969), dans la troisième partie intitulée
« Le sentiment de la nature produit de l'industrie »,
le chapitre « Du Jardin d'Eden au parc national », mais
aussi la quatrième partie de cet ouvrage intitulée
« L'échec du sentiment de la nature ». On peut
dès lors s'étonner de voir un objecteur de croissance
comme le politologue Paul Ariès faire l'éloge des
parcs naturels régionaux et nationaux dans son ouvrage Décroissance
ou barbarie. Ne verse-t-on pas là dans l'idéologie
conservatrice de l'écologie profonde et des institutions
internationales du " patrimoine " que dénonce si
bien Sylvie Brunel dans son ouvrage La Disneylandisation du monde
? Ou alors en effet c'est une énième mesure de politique
politicienne.
31 G. Debord, « Ecologie, psychogéographie et transformation
du milieu humain », op. cit., p. 460.
32 M. Maffesoli, « De l'universel au particulier »,
in revue Diogène, n°215, juillet-septembre 2006, p.100
33 M. Maffesoli, ibid., p. 103
34 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et
la Phénoménologie transcendantale, 1936.
35 Marc Maesschalck, « L'attention à la vie comme
forme d'une rationalité politique », in Michel Henry
parole de vie, L'Harmattan, Ouverture philosophique, 2003, p. 244.
36 M. Maffesoli, ibid., p. 104
37 G. Debord, Oeuvres complètes, op. cit., p. 1038.
38 cf. « Le minimum de la vie » par l'Internationale
lettriste, reproduit dans G. Debord, Oeuvres complètes, op.cit,
p. 140
39 Ibidem
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