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Origine : LE MONDE DIPLOMATIQUE août 2006 http://www.monde-diplomatique.fr/2006/08/SCARPETTA/13756
Une réserve
Guy Scarpetta conclue son article ainsi :
« C’est cette radicalité, en somme, qui permet
à la pensée de Debord d’être la seule,
aujourd’hui, à pouvoir rendre compte de façon
critique de tous les aspects de la marchandisation du monde, et
de la « fausse conscience » qu’elle a pu propager.
En définitive, c’est même en cela que Debord
demeure, malgré tous les effets de mode destinés à
rendre sa pensée inoffensive, profondément irrécupérable.
« Il est assez notoire, écrivait-il, que je n’ai
nulle part fait de concessions aux idées dominantes de mon
époque. » Telle est, en effet, la grande leçon
qu’il nous lègue – et qu’il faut savoir,
comme lui, faire passer dans nos vies. »
Si on veut faire passer dans nos vies la critique des idées
dominantes, il est nécessaire de se poser la question du
pouvoir. Le désir de pouvoir a bien été mis
en œuvre par Guy Debord, qui a exclu et insulté beaucoup
des camarades, qui ont essayé de militer avec lui. La marchandisation
et le spectacle existent aussi dans le milieu « radical ».
Les idées dominantes, c’est effectivement la marchandise
et le spectacle, c’est aussi l’amour du pouvoir et sur
ce point Guy Debord ne nous aide pas. La sacralisation de Debord
est une erreur. Le culte de l’avant garde est dangereux. Le
machisme et le pouvoir sont liés dans l’intime, au
genre. Encore une fois, il y a donc loin de la théorie critique
à la cohérence entre les idées et les actes.
Philippe Coutant gestionnaire du site, le 6 Novembre 2006
La publication, en près de deux mille pages, des Œuvres
de Guy Debord (1931-1994) fournit l’occasion d’aller
au-delà de la légende situationniste, et de saisir
la prodigieuse cohérence d’une pensée qui, parce
qu’elle n’a jamais renié sa dimension révolutionnaire,
nous offre les meilleures clés pour comprendre notre temps.
Situation paradoxale que celle de Guy Debord, dans le panorama
intellectuel français ; d’un côté, tout
le monde le cite, fait référence à lui, jusqu’aux
agents même du spectacle dont il aura été toute
sa vie l’adversaire ; d’un autre côté,
on ne peut qu’être frappé de l’étrange
discrétion de la presse devant la parution en volume de l’ensemble
de ses œuvres (1). Un tel livre, pourtant, qui rassemble, outre
ses ouvrages déjà publiés, tout un précieux
recueil de lettres, de directives, d’interventions, d’articles
parus en revues, de notes inédites, est d’évidence
un événement : permettant, tout à la fois,
d’éclairer le cheminement de cette pensée, année
par année, et d’en saisir l’impressionnante cohérence.
Mais tout se passe comme si Debord, désormais, se devait
d’être ramené à quelques clichés,
à quelques formules stéréotypées et
affadies sur la « société du spectacle »
; et cela, au détriment du parti pris indéfectiblement
révolutionnaire de celui qui n’aura eu d’autre
objectif, dans ses textes comme dans sa vie, que de nuire à
l’ordre établi – ou, du moins, de ne rien lui
concéder.
Au début des années 1950, Debord est au centre d’un
petit groupe de jeunes gens qui s’évertuent, dans la
lignée de certaines avant-gardes du début du siècle,
à soutenir que l’art est mort en tant qu’entité
« séparée », que la poésie doit
désormais passer dans la vie. Dada, pensent-ils, a voulu
supprimer l’art sans le réaliser ; le surréalisme
a voulu réaliser l’art sans le supprimer : c’est
précisément cet antagonisme qu’il s’agit
de dépasser. Chaque vie doit être inventée,
et non subie ; la ville (en l’occurrence Paris) est le territoire
même des « dérives », des aventures (d’où
le scandale fomenté, par exemple, contre Le Corbusier, coupable
selon eux de soutenir une conception de l’urbanisme visant
à « détruire la rue »). L’objectif
est de « créer des situations » – ce qui
implique un dédain affirmé envers tout l’art
existant, et plus généralement envers toute culture
« aliénée », coupée de l’expérience
directe. Tout au plus peut-on prendre acte de la « décomposition
» de cette culture, et imaginer (après Lautréamont)
les techniques permettant de la « détourner »...
Dans une deuxième période (correspondant, en gros,
au passage de l’Internationale lettriste à l’Internationale
situationniste), Debord va très nettement élargir
le champ d’action – c’est-à-dire le politiser.
La contestation de la culture débouche logiquement sur celle
de la société. La rencontre avec Marx était
inévitable – encore qu’il s’agisse, en
ce cas, d’un marxisme hétérodoxe, aux antipodes
du communisme officiel (pour Debord et ses amis, c’est la
« contre-révolution » qui a triomphé,
au XXe siècle, lorsque l’Etat totalitaire s’est
substitué en Russie au pouvoir des soviets, ou lorsque les
soulèvements libertaires de la guerre civile espagnole ont
été écrasés par la bureaucratie stalinienne).
Debord, surtout, perçoit ceci : la logique de la «
marchandise », dont Marx avait analysé le lien au système
de production, s’étend désormais à tous
les aspects de la vie quotidienne ; la part de « loisir »
dégagée par l’évolution technique, loin
de susciter des libertés supplémentaires, débouche
sur l’expansion du spectacle, propulsant des besoins factices
sans cesse renouvelés, soumettant nos vies à des représentations
manipulées et falsifiées, qui deviennent notre rapport
au monde. C’est l’époque, pour Debord, de nouvelles
complicités internationales, d’alliances tactiques
scandées par des « manifestes » (le groupe ne
cesse de se recomposer), et aussi d’une intense élaboration
théorique – ce qui débouchera, en 1967, sur
ce livre décisif qu’est La Société du
spectacle, implacable ensemble de thèses impeccablement martelées.
« Le spectacle, écrit Debord, n’est pas un ensemble
d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé
par des images » ; la « société du spectacle
» n’est pas seulement l’hégémonie
du modèle médiatique ou publicitaire, mais, au-delà,
le « règne autocratique de l’autonomie marchande
ayant accédé à un statut de souveraineté
irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement
qui accompagnent ce règne ». On connaît la suite
: la propagation souterraine de ces thèses, leur ramification
dans le milieu étudiant, de Strasbourg à Nanterre,
et pour finir l’explosion de Mai 68, dont l’esprit situationniste
apparaît comme le foyer secret, brûlant, irradiant,
peut-être moins par son influence directe (notamment, à
la Sorbonne, sur le Comité pour le maintien des occupations)
que par son inspiration diffuse. C’est lui qui vibre alors
dans les slogans, les affiches, les inscriptions qui envahissent
les rues.
La suite est plus sombre. Debord se rend compte, assez vite, que
ce qu’il a propulsé risque, par extension, de sombrer
dans le lieu commun, c’est-à-dire d’être
dilué dans une « contestation » banalisée,
conformiste. D’où la dissolution de son « Internationale
» (qui n’a jamais, au mieux, compté qu’une
quinzaine de membres), le repli, les exils volontaires (notamment
en Italie, occasion de démontrer la vraie nature du «
compromis historique » sollicité par les communistes,
et d’indiquer, avec une imparable lucidité, la manipulation
et l’infiltration des Brigades rouges par le pouvoir d’Etat).
Rencontre, ensuite, avec un mécène, Gérard
Lebovici, dont les éditions publieront les auteurs de prédilection
de Debord (de Gracián à Orwell), et qui consacrera
une salle à la diffusion exclusive de ses films (car toute
cette aventure aura été ponctuée par une singulière
activité cinématographique, visant à détruire
le spectacle de l’intérieur, avec ses propres armes
retournées). Lebovici, un jour, sera assassiné, dans
des circonstances mal élucidées. Debord, lui, de plus
en plus irréductible, de plus en plus isolé dans sa
radicalité, à l’heure où la plupart des
soixante-huitards se rallient à l’ordre libéral
établi, consacrera ses derniers efforts à riposter
aux images (le plus souvent calomnieuses) qui sont données
de lui, et de ses œuvres.
S’engageant dans une écriture à la fois classique,
subversive, souveraine, condensée, désabusée,
n’hésitant plus désormais (ce qui culmine dans
le prodigieux Panégyrique) à évoquer sa propre
expérience, à la première personne –
non par narcissisme (car le narcissisme est aussi l’un des
ingrédients du spectaculaire), mais plutôt pour suggérer
que la résistance au monde intégralement marchandisé
revient aussi à affirmer, envers et contre tout, qu’une
autre façon de vivre est possible que celle qui nous est
imposée.
Le livre majeur de cette ultime période, c’est sans
doute les Commentaires sur la société du spectacle,
de 1988, où Debord étend et approfondit ses analyses
de 1967, en nous livrant le diagnostic le plus pénétrant
qui soit sur le monde contemporain, et les principales clés
permettant de le comprendre. Un an avant la chute du mur de Berlin,
il pressent que l’opposition entre la forme « concentrée
» du spectacle (les régimes communistes) et sa forme
« diffuse » (le capitalisme occidental) est sur le point
d’être surmontée, fondue dans un « spectaculaire
intégré » régnant désormais planétairement
sans partage. Ses traits caractéristiques ? Le « renouvellement
technologique incessant » (par exemple, la marchandise informatique
imposée, transformant tout utilisateur en client assujetti)
; la « fusion économico-étatique » (l’absorption
de l’Etat dans le marché) ; le « secret généralisé
» (les vraies décisions sont inaccessibles, le modèle
mafieux triomphe dans l’instance politique) ; le « faux
sans réplique » (pour la première fois, les
maîtres du monde sont aussi ceux de ses représentations)
; le « présent perpétuel » (abolition
de toute conscience historique).
Cela crée un univers de servitude volontaire sans précédent
(la véritable nouveauté du spectacle, selon Debord,
c’est « d’avoir pu élever une génération
pliée à ses lois ») : « Qui regarde toujours,
pour savoir la suite, n’agira jamais, et tel doit bien être
le spectateur. » L’heure, d’évidence, n’est
plus aux grandes utopies collectives, le spectacle a tout envahi,
tout absorbé, y compris les critiques partielles, localisées,
de son système, qui n’en visent que les effets périphériques
– il n’en est pas moins possible de refuser radicalement
ce système. Ce qui, au demeurant, chez Debord, n’exclut
pas une certaine tonalité de nostalgie : la régression
est telle, désormais, qu’il peut être révolutionnaire
de regretter certains aspects révolus du passé –
ceux, justement, que le spectacle a anéanti...
Au total, donc, un volume passionnant, où l’on peut
suivre le parcours de Debord dans toutes ses étapes –
dont aucune n’est le reniement des précédentes.
A noter : la fulgurance de certains textes ici publiés, jusqu’alors
inédits, ou introuvables. Par exemple, cette « Adresse
aux révolutionnaires d’Algérie », de 1965,
à l’époque où le putsch de Houari Boumedienne
évinça M. Ahmed Ben Bella ; ou cet étonnant
article de 1967 sur la révolution culturelle chinoise, analysée
dans toutes ses contradictions ; ou encore, plus près de
nous, ces « Notes inédites sur la question des immigrés
» (décembre 1985) – où Debord pose la
question dérangeante entre toutes de savoir à quoi,
exactement, les immigrés sont sommés de « s’intégrer
», au moment où le spectacle est en passe de complètement
américaniser ce qui reste de la France...
Autant d’analyses précises, clairvoyantes, anticipatrices,
ne cédant à aucun lieu commun (aux antipodes, notamment,
des stéréotypes et des aveuglements de la gauche conformiste).
Il ne s’agit pas seulement, ici, de remarquer que Debord n’a
jamais manifesté la moindre complaisance envers le «
camp socialiste », ou les dictatures du tiers-monde ; ou encore
faut-il se demander pourquoi, chez lui, c’est la recherche
du point de vue le plus révolutionnaire qui génère,
sur tous ces sujets, le maximum d’intelligence et de lucidité.
A noter aussi l’extraordinaire intérêt de ses
textes cinématographiques. Car même s’il s’agissait,
pour lui, de détruire ce code de l’intérieur
(en brisant toute fascination spectatrice, en dissociant systématiquement
l’image et le son, en affirmant le primat de la pensée
sur le « visuel », le plus souvent ramené à
des images documentaires ou à des plans détournés),
il n’en reste pas moins que les films de Debord (et par-dessus
tout ce chef-d’œuvre qu’est In girum imus nocte
et consumimur igni) représentent une tentative inouïe
de projeter du côté de la conscience (historique et
subjective) un art en principe voué à l’évacuer.
D’où des films qui tiennent à la fois de l’essai,
de la confession, de la méditation, de la compréhension
du monde à travers ses images, et qui ne peuvent se comparer
à rien d’autre – sinon, peut-être, aux
ultimes réalisations de Jean-Luc Godard (et l’on se
prend du reste à regretter qu’aucun dialogue entre
ces deux géants, qui se détestaient cordialement,
n’ait jamais pu s’établir) (2)...
Il est permis, certes, de ne pas adhérer aveuglément
à tout ce qu’a écrit ou soutenu Debord. De trouver
excessive et injuste, par exemple, sa répudiation quasi systématique
de tout l’art et de toute la littérature de son temps
– alors qu’il est clair désormais que c’est
précisément toute l’effervescence créatrice
du XXe siècle que le spectacle tend à détruire,
ou à rendre « illisible ». Ou encore : il n’est
pas interdit de trouver quelque peu suspecte la tendance de Debord
à opérer, dans les groupes dont il s’est entouré,
des suites régulières de ruptures, d’exclusions,
d’épurations, visant parfois ceux qui lui étaient
les plus proches, réduisant d’autant la portée
collective (donc politique) de ses positions. Mais peut-être
tout cela, au fond, n’était-il que la rançon
obligée de son intransigeance, de son exigence quasi absolue
de radicalité – lui qui savait que tout groupe subversif
doit s’attendre à être, tour à tour, «
égaré, provoqué, infiltré, manipulé,
usurpé, retourné ».
C’est cette radicalité, en somme, qui permet à
la pensée de Debord d’être la seule, aujourd’hui,
à pouvoir rendre compte de façon critique de tous
les aspects de la marchandisation du monde, et de la « fausse
conscience » qu’elle a pu propager. En définitive,
c’est même en cela que Debord demeure, malgré
tous les effets de mode destinés à rendre sa pensée
inoffensive, profondément irrécupérable. «
Il est assez notoire, écrivait-il, que je n’ai nulle
part fait de concessions aux idées dominantes de mon époque.
» Telle est, en effet, la grande leçon qu’il
nous lègue – et qu’il faut savoir, comme lui,
faire passer dans nos vies.
Guy Scarpetta.
(1) Guy Debord, Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto »,
Paris, 2006, 1904 pages, 31 euros ; édition établie
et annotée par Jean-Louis Rançon, en collaboration
avec Alice Debord.
(2) Cette proximité contradictoire entre Debord et Godard
a été très bien pointée par Cécile
Guilbert (Pour Guy Debord, Gallimard, Paris, 1996), dans l’un
des meilleurs essais qui lui ont été consacrés.
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