Origine : http://nantes.indymedia.org/article.php3?id_article=4527
Lundi 20 décembre 2004
PENSER GLOBALEMENT ; AGIR LOCALEMENT
Les négociations écologiques globales au coeur d'un
"New Deal" pour le XXIème siècle
Hors série de Alternatives Economiques, 1er trim 2005 /
janvier 2005 par Alain Lipietz : http://lipietz.net/article.php3
?id_article=1403
"PENSER GLOBALEMENT ; AGIR LOCALEMENT" : CETTE DEVISE
DES ECOLOGISTES SE HEURTE A DE SERIEUSES LIMITES... QUAND IL S'AGIT
DES CRISES ECOLOGIQUES GLOBALES. CELLES DONT LES CAUSES SONT LOCALES
MAIS LES EFFETS RETENTISSENT SUR TOUTE LA PLANETE.
Agir localement, avec toute la conscience des conséquences
globales de ses actes, est assurément la base de toute action
réaliste. Mais que faire si le pays d'à côté
n'atteint pas une même conscience écologiste ? Si les
efforts locaux sont anéantis par l'irresponsabilité
du voisin ? Face à une crise globale il faut que tous les
pays ou du moins la plupart agissent de concert. La devise des écologistes
va donc être complétée par "agir aussi
globalement". D'où l'ouverture, autour de la conférence
de Rio (1992), de plusieurs grandes négociations globales.
Agir globalement présente une très grande différence
avec l'action locale. Pour l'action locale, on chercher d'abord
à convaincre ses compatriotes, puis à traduire cette
majorité culturelle dans des votes. Dans le cas de l'action
globale s'intercale une médiation : la négociation
inter-nationale. Chaque nation y est représentée par
son gouvernement. Or, un gouvernement représente une alliance
de groupes sociaux dont les intérêts peuvent diverger
assez profondément de ceux de ses citoyens, à plus
forte raison peuvent-ils diverger de ceux des citoyens du monde.
Le combat écologiste pour convaincre les terriens de l'importance
d'une action résolue reste indispensable, mais la négociation
qui permet cette action implique des pays où une telle "conversion"
n'a pas eu lieu. Or ces pays peuvent être parmi les plus puissants
et les plus pollueurs. Le jeu complexe de compromis diplomatiques
prend en compte les pays tels qu'ils sont.... Pas forcément
avec des majorités écologistes !
La lutte contre la destruction de la couche d'ozone constitue
un cas d'école. D'abord, des savants désignent le
danger. Puis les victimes potentielles (les citoyens d'Australie
ou de Nouvelle-Zélande menacés par les ultra-violets)
se mobilisent, et leurs gouvernements posent la question sur la
scène internationale. Puis les pays dominants se mettent
d'accord : on remplace progressivement les produits nocifs (CFC)
par d'autres moins dangereux. C'est alors que les pays moins "avancés"
comme la Chine et l'Inde objectent qu'eux n'ont pas atteint le stade
de développement qui leur permet cette substitution, et donc
exigent des délais.
Cette contradiction entre le Nord et le Sud se retrouve dans toutes
les négociations. Prenons les deux grandes négociations
ouvertes autour de Rio. Dans le cas de la négociation pour
la défense de la biodiversité, on est dans une situation
classique, où la matière première (c'est à
dire la biodiversité) est au Sud, et les usines et les firmes
qui en tirent profit pour sélectionner des gènes intéressants
sont au Nord. La négociation se résout alors en un
problème de partage des bénéfices entre les
détenteurs et les exploitants de cette matière première.
La notion de détenteur se dédouble à nouveau,
d'ailleurs, entre les Etats qui n'ont pas toujours défendu
leur biodiversité (pensons à la politique forestière
du Brésil et de la Malaisie) et les peuples indigènes
ou les paysans qui ont maintenu cette biodiversité par leurs
pratiques agricoles. En tout cas, la demande de protection de la
biodiversité vient du Nord, tandis que les États du
Sud plaident pour leur droit à défricher leur forêt
et à moderniser leur agriculture comme les pays du Nord l'ont
fait depuis des siècles.
Dans le cas de la lutte contre l'effet de serre, les positions
sont inversées. Les pays les plus menacés sont des
pays du Sud : les États insulaires, l'Asie avec ses grands
deltas, et tous les pays dépendants crucialement de l'agriculture.
Au contraire, la cause de leur futur malheur est au Nord : c'est
l'activité industrielle et les modes de transport des pays
industriels. On pourrait donc croire que les pays du Sud seraient
pour agir vigoureusement contre l'effet de serre, et les pays du
Nord tous réticents. La situation est plus complexe. Une
partie du Sud est engagée dans une "modernisation"
accélérée. Inversement une partie du monde
développé ressent déjà les effets du
réchauffement planétaire, et surtout elle se sent
exposée aux troubles géopolitiques qui résulteraient
d'une déstabilisation climatique des pays du Sud. C'est le
cas de l'Europe. Les Etats Unis, au contraire, s'estiment assez
vastes pour s'adapter à un changement climatique, et assez
bien protégés contre l'immigration sauvage.
C'est à partir de ces données qu'il faut mener les
négociations. Ce serait plus simple si tous les pays étaient
gouvernés par des Verts ! On en est très loin. Les
gouvernements sensibilisés aux risques écologiques
vont donc jouer un rôle médiateur entre les exigences
d'un intérêt à long terme de la planète
et la possibilité de faire accepter les mesures contraignantes
par leur propre peuple et par les autres États. Ces compromis
sont internes à chacune des négociations, mais elles
il peut y avoir aussi des "compensations" entre plusieurs
négociations parallèles : sur la dette, à l'OMC,
etc.
Partons de la négociation la plus décisive de ce
premier quart du 21ème siècle : la lutte contre l'effet
de serre. Alors que tous les États de la planète s'étaient
engagés lors de la conférence de Rio à ramener
la production de gaz à effet de serre en l'an 2000 au niveau
de 1990, on s'est très vite aperçu que faute de mesures
contraignantes on n'y arriverait pas. L'accord de Kyoto a repoussé
l'échéance à 2010, mais en lui adjoignant des
clauses "d'observance" (avec des objectifs détaillés
et des sanctions). Les pays "émergents" du Sud
ont fait valoir que l'essentiel des gaz à effet de serre
étaient émis par le Nord et qu'ils avaient eux aussi
le droit de prendre toute leur part de ce bien collectif mondial
: ils ont été dispensés d'objectif de réduction.
Ce qui a permis aux États-Unis de ne pas ratifier le protocole
de Kyoto, au prétexte que les grands pays du Sud ne tarderaient
pas à dépasser le quota auquel ils pouvaient légitimement
prétendre. L'Europe au contraire, soutenue par les pays les
moins avancés et les pays insulaires, a pris des engagements
fermes. La conférence de Marrakech, qui clôt provisoirement
la négociation climatique, prévoit même un système
de sanctions et un impôt mondial, basé sur la quantité
des gaz carboniques émise, pour financer un fonds d'aide
au développement d'énergies propres dans le Tiers-monde.
Comment aller plus loin ? Il faudrait pour cela débloquer
l'opposition-complicité entre États-Unis et Pays du
Sud émergents. Une solution serait dans doute de reconnaître
aux pays du Sud un délai de grâce, délais qui
prendrait fin dès que ces pays dépasseront une quantité
fixée à l'avance de gaz à effet de serre émis
par personne et par an. Cette quantité pourrait être
par exemple la quantité soutenable de 600 kilos de carbone
par personne et par an qui est compatible avec les capacités
de recyclage des gaz à effet de serre par l'écosystème
planétaire1. Les pays les moins avancés en sont encore
très loin. Les Européens produisent 2000 kilos par
an, les États-Unis 5000 kilos. La Chine, l'Inde ou le Brésil
se rapprochent très rapidement de ce seuil.
Il est clair que les pays émergeants du Tiers-monde considéreront
qu'un tel compromis ne prend pas en compte le stock de gaz à
effet de serre émis dans le passé par les pays industrialisés.
Pourtant leur acceptation d'une telle règle isolerait les
Etats Unis et les placerait devant leur responsabilité. Cette
pression morale ne doit pas faire sourire : l'expérience
à montré qu'un pays peut difficilement s'abstraire
d'un consensus établi sur la plus grande partie de la planète.
Pour obtenir rapidement l'acquiescement des grands pays du Sud à
ce compromis, il importe d'affirmer qu'à l'horizon du milieu
de ce siècle le droit d'émission concédé
à chaque habitant de la terre sera le même. Ce qui
a d'ailleurs été acté lors de la Conférence
des Parties à Buenos Aires. Il faudra sans doute ajouter
d'autres contreparties dans d'autres négociations.
Voyons donc la Convention de défense de la biodiversité.
Elle fait des États les garants de la biodiversité
de leur propre territoire, et les propriétaires des gènes
qui s'y trouvent. Cette reconnaissance de la biodiversité
comme patrimoine national est d'ailleurs la cause du refus des États-Unis
de signer cette convention. Mais les firmes pharmaceutiques ou semencières
qui détectent dans la nature les gènes utiles opposent
à ce droit leur propre droit de propriété intellectuelle
: "c'est nous qui avons découvert ce gène, il
est à nous". On se déporte donc vers les négociations
à l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle,
ou sur les chapitres "ADPIC-TRIPS" (sur la propriété
intellectuelle) au sein des négociations de l'OMC.
Et là on entre dans une bataille majeure du 21ème,
en apparence bien loin des problèmes écologiques.
La nouvelle division internationale mise en place depuis le dernier
quart du siècle dernier se radicalise. Pratiquement toutes
les activités manuelles, routinières, ou banales,
dans l'agriculture, l'industrie ou le tertiaire, peuvent être
réalisées à bien meilleur marché en
tirant partie des basses conditions salariales du Tiers-Monde. Le
Nord cherche alors à se réserver les activités
de conception, d'ingénierie, de mise en formes. La bataille
des brevets devient un enjeu majeur de la guerre pour le contrôle
du travail mondial : logiciels, médicaments, biodiversité,
oeuvres artistiques, tout est matière à brevet. Ce
qui pèse très lourdement sur les négociations
écologiques elles-mêmes par le biais de la rémunération
de la biodiversité. Comment convaincre le Brésil de
protéger ses forêts (que ce soit pour sauvegarder le
climat et la biodiversité) si on ne rémunère
pas cette activité alors que les firmes du Nord exigent de
l'économie brésilienne des royalties sur les semences
et les logiciels qu'elle utilise ?
Mais ce n'est qu'un chapitre parmi d'autres de la négociation
à l'OMC. Les puissances émergentes du Sud, et notamment
la Thaïlande et le Brésil, exigent avant tout l'ouverture
des marchés du Nord à leurs produits agricoles. Il
est urgent d'expliquer, hors du cadre des négociations internationales,
qu'une spécialisation agro-exportatrice du Brésil
ou de la Thaïlande n'est pas dans l'intérêt des
peuples brésiliens ou thaÏlandais. Mais nous avons actuellement
sans doute le gouvernement le plus progressiste auquel le Brésil
puisse prétendre, et même Lula a dû composer
avec le parti des grands exportateurs agrariens. Dans les négociations
internationales, on a affaire au Brésil tel qu'il est, représenté
par des avocats de ce groupe, qui plante des OGM et qui cherche
à les exporter vers l'Europe. Dénouer de telles contradictions
ne sera possible que si l'Europe est capable de faire une offre
au Brésil (et à la Thaïlande, etc.) rentabilisant
le choix d'une agriculture sans OGM.
Ce qui nous amène à une négociation qui surplombe
toutes les autres : l'annulation de la dette. Ce thème est
progressivement sorti de l'agenda international au fur et à
mesure que les pays-phares du Tiers-monde se résignaient
à une stratégie exportatrice pour payer cette dette.
On peut considérer qu'ils ont fait là une erreur,
qu'ils n'ont pas su s'allier dans les années 1980-1990 pour
imposer la répudiation des dettes injustes, mais le fait
est qu'aujourd'hui ces pays se sont "calés" sur
cette stratégie "odieuse" au nom du remboursement
de cette dette. On ne pourra pas obtenir d'eux une modification
de leurs exportations sans en contrepartie revoir la question de
la dette.
Au fond, l'aboutissement, conformément aux intérêts
de tous, des grandes négociations globales de défense
de l'environnement suppose une sorte de New Deal à l'échelle
mondiale impliquant des concessions telles que : la renégociations
de la dette, l'ouverture de marchés agricoles du Nord au
moins à des produits écologiquement sains (sans OGM),
le partage de la propriété intellectuelle reconnaissant
le rôle des peuples indigènes dans la protection de
la biodiversité et des savoirs sur ses vertus, un partage
des technologies soutenables et des financements etc. Un tel compromis
semble épouvantablement complexe à obtenir, surtout
quand, contrairement au New Deal rooseveltien, il ne peut se régler
par une élection dans le cadre national !
FAUT-IL POUR AUTANT DESESPERER DE L'AVENIR DE L'HUMANITE ? IL
EST PROBABLE QU'EN EFFET LE 21EME SIECLE SOIT ASSEZ TRAGIQUE. Pourtant
le pire n'est jamais sûr. La meilleure contribution que les
intellectuels, les militants, les enseignants puissent apporter
localement au règlement de ces problèmes globaux est
d'exposer l'ensemble des enjeux de créer une opinion publique
mondiale favorable. Chacun doit comprendre l'intérêt
de ses voisins. Chacun doit faire l'effort d'admettre que des contreparties
seront nécessaires aux efforts que nous demandons des autres.
La façon dont le poids de ces contreparties sera réparti
à l'intérieur de chaque société nationale
est encore une autre histoire.
La version publiée dans le numéro hors série
est légèrement raccourcie.
http://www.alternatives-economiques.fr/
Auteur: anonymous ( Ulk )
lundi 20 décembre 2004
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