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Origine : http://www.revue-texto.net/Inedits/Joseph_Creativite.html
SOMMAIRE :
1. Dictateurs et dialogue
2. Orwell
3. Chomsky
4. Conclusion
1. Dictateurs et dialogue
Dans l’usage contemporain, un dictateur est quelqu’un
au pouvoir qui ne me plaît pas et qui me paraît narguer,
supprimer ou ne tenir aucun compte de la volonté de son peuple.
La clé à cette définition est “qui ne
me plaît pas”, car quelqu’un que j’apprécie
et qui gouverne de la même façon n’est pas un
dictateur mais un leader fort, un brave type dont on n’a pas
assez, malheureusement.
Les Romains ont inventé le mot dictator pour dénoter
les fonctions d’un souverain absolu, et cette invention suppose
deux choses : une culture dans laquelle, normalement, on construit
et exécute les lois d’une manière dialogique;
mais aussi une culture qui considère le dialogue comme le
luxe des temps de paix, qu’il faut suspendre sous la menace
d’un ennemi commun. Le dialogue connote, après tout,
le dissentiment et la division, et la guerre demande une unique
structure de commandement si l’armée doit se présenter
comme une force cohérente. Le chef de l’armée
doit être dictateur — ses paroles ont force de loi en
vertu du fait qu’il les a prononcées. La paix venue,
les dissidents n’accepteront pas si promptement la dictature;
mais le chef, ayant goûté au pouvoir absolu, ne tolérera
pas le dissentiment. Il y a plusieurs moyens de l’éliminer,
dont les deux les plus en vogue sont les suivants. D’abord,
convaincre le peuple qu’on est toujours en guerre, une guerre
perpétuelle. Deuxièmement, les persuader d’échanger
la démocratie contre la bureaucratie, où le principe
d’opération est que l’on doit confier le gouvernement
à ceux qui, grâce à leur formation spécialisée,
savent le mieux gouverner. Certes, Platon croyait quelque chose
de semblable lorsqu’il prévit sa République
gouvernée par un roi-philosophe. La Commission Européenne
n’est pas disposée à protester.
2. Orwell
Le dictateur comme négateur du dialogue trouve son expression
littéraire parfaite dans 1984, le roman satirique de George
Orwell (né Eric Arthur Blair, 1903–1950). Big Brother,
chef du Parti qui règne sur l’Océanie (en fait,
le monde anglophone), n’est pas une personne, mais un symbole.
Par définition, un symbole est incapable de dialoguer. Le
dictateur est, dans un certain sens, toujours un personnage symbolique,
quasi-divin, et le contredire est un acte de lèse-majesté.
Un symbole existe simplement pour être perçu et interprété.
Mais cette interprétation même est un problème
pour le Parti, étant trop indéterminée. Les
Prolos de l’Océanie, avec leur langage traditionnel
(qu’on appelle ‘Oldspeak’), peuvent chicaner sur
les paroles de Big Brother et mettre en doute ce que leur dit le
Parti. Voilà pourquoi le Parti a créé une vaste
opération linguistique chargée de la reconstruction
du langage pour éliminer l’indétermination de
l’interprétation.
Newspeak was the official language of Oceania and had been devised
to meet the ideological needs of Ingsoc, or English Socialism. [...]
The purpose of Newspeak was not only to provide a medium of expression
for the world-view and mental habits proper to the devotees of Ingsoc,
but to make all other modes of thought impossible. (Orwell 1989
[1949]: 312)
[La Nov-langue, la langue officielle de l’Océanie,
fut créée pour satisfaire les besoins idéologiques
de l’Ingsoc, ou le Socialisme Anglais. […] Le but de
la Nov-Langue était non seulement de fournir un moyen d’expression
pour les conceptions et habitudes mentales propres aux adeptes de
l’Ingsoc, mais aussi de rendre impossible tout autre mode
de pensée.]
En pensant au langage des régimes dictatoriaux, on est enclin
à se concentrer sur leurs tentatives pour former les “conceptions
et habitudes mentales” du peuple en leur faveur, autrement
dit pour manipuler la pensée des citoyens au moyen de la
propagande et du lavage de cerveau. Et quoique ces traits soient
caractéristiques du langage dictatorial, ils ne suffisent
pas pour le définir, étant employés par tout
régime, dictatorial ou non — régimes gouvernemental,
commercial, religieux, pédagogique, etc. C’est ce qu’on
appelle la rhétorique. Je ne nie pas qu’il y ait dans
la rhétorique des degrés d’intention de tromper
— car il y en a. Et l’art de déterminer l’intention
de quelqu’un d’autre, aussi utopique que soit son but,
est un art nécessaire. Je maintiens simplement — et
je serais étonné si tout le monde n’était
pas d’accord — que nous subissons tous, tous les jours,
de toute part, des tentatives de manipuler notre façon de
penser; et nous ne les appellerions pas toutes ‘dictatoriales’.
Car si on appliquait ce mot avec tant de facilité, il perdrait
toute signification forte et distinctive.
Mais en soulignant la manipulation active de la pensée,
on ferme les yeux sur ce que dit Orwell à la fin de la citation,
“rendre impossible tout autre mode de pensée”.
C’est ici qu’entre le besoin de restreindre l’interprétation
— et la thèse que je pose est que le trait distinctif
du dictateur est précisément son intention de restreindre
l’interprétation. Il doit imposer une seule interprétation
de sa parole. Désir utopique, oui, parce que c’est
dans la nature de l’esprit humain de considérer diverses
interprétations d’un énoncé et de choisir
entre elles. Ce qu’on peut faire, faute de mieux, c’est
empêcher les gens de prononcer une interprétation alternative,
par menace, torture ou meurtre. Mais un vrai dictateur, comme tout
artisan de qualité, ne s’inquiétera pas de la
nature utopique de son but ultime. La question importante est celle-ci
: que faire pour contrôler l’esprit des gens qu’on
commande?
Basé sur sa vaste expérience intime de régimes
impérialistes, communistes et fascistes, Orwell a déterminé
que la meilleure méthode, du moins pour les intentions satiriques
de 1984, est une forme de standardisation linguistique.
This was done partly by the invention of new words, but chiefly
by eliminating undesirable words and by stripping such words as
remained of unorthodox meanings, and so far as possible of all secondary
meanings whatever. […] The word free still existed in Newspeak,
but it could only be used in such statements as ‘This dog
is free from lice’ […]. It could not be used in its
old sense of ‘politically free’ or ‘intellectually
free’, since political and intellectual freedom no longer
existed even as concepts, and were therefore of necessity nameless.
[...] Newspeak was designed not to extend but to diminish the range
of thought, and this purpose was indirectly assisted by cutting
the choice of words down to a minimum. (Orwell 1989 [1949]: 313.)
[On a accompli cela en partie par l’invention de mots nouveaux,
mais surtout en éliminant des mots et en dépouillant
les mots qui restent de toute signification peu orthodoxe, et, autant
que possible, de toute signification secondaire. Un exemple : le
mot librecontinuait à exister en Nov-langue, mais ne pouvait
être employé que dans des phrases telles que “Les
toilettes sont libres” […]. On ne pouvait pas l’employer
dans l’ancien sens de “politiquement libre” ou
“intellectuellement libre”, puisque la liberté
politique et intellectuelle n’existait plus, même pas
en tant que concept, et donc devait être sans nom. [...] La
Nov-langue a été construite non pas pour étendre
mais pour diminuer l’étendue de la pensée. La
réduction au minimum du choix de mots a aidé indirectement
à l’accomplissement de cette fin.]
La Nov-langue représente le point culminant des opinions
développées par Orwell pendant les cinq années
précédentes (voir Orwell 1944, 1946, 1947). Elle est
avant tout une satire du Basic English, cet ‘Anglais fondamental’
de 850 mots créé par Ogden et Richards à la
suite de leur livre The Meaning of Meaning (Le sens du sens, 1923),
et offert comme une langue auxiliaire internationale (voir Ogden
1930; Courtine 1984; Joseph 1999a; Joseph et al. 2001, chap. 3).
Selon eux, la Première Guerre Mondiale fut elle-même
le résultat de l’abus de mots abstraits et complexes
tels que démocratie et liberté dans un but de propagande,
et tout espoir de paix mondiale dépendait de la capacité
des gens à contrôler la signification de tels mots
pour en éviter l’abus. Ogden et Richards croyaient
que la réduction de la langue à 850 mots, dont une
grande partie se rapportaient à des choses concrètes,
rendrait presque impossible l’emploi du langage pour tromper
les gens et leur imposer une propagande.
Au début Orwell s’intéressait au Basic English
et correspondait avec Ogden à propos de cette langue réduite.
Mais finalement il s’est rendu compte qu’elle risquait
de produire des effets opposés à ceux prévus
par ses créateurs. On ne peut combattre la propagande qu’avec
l’analyse rationnelle et le raisonnement. Cela demande qu’on
réexprime des énoncés propagandistes sous une
autre forme. Si la possibilité d’une telle réexpression
disparaissait à cause de la perte de mots, peut-être
qu’on ne pourrait plus mettre en doute aucun énoncé.
Dans 1984, le Parti soutient que deux et deux font cinq. Le protagoniste
du roman, Winston Smith, se rend compte de l’erreur, évidente
à ses yeux. Mais le Parti exerce déjà tant
de contrôle sur sa pensée et son langage qu’il
ne peut pas construire le raisonnement qui en prouverait la fausseté,
bien qu’il le comprenne instinctivement. Il en va de même
pour le grand projet que le Parti soutient pour réécrire
l’histoire — le projet sur lequel travaille Winston
lui-même — et pour les trois slogans du Parti :
WAR IS PEACE
FREEDOM IS SLAVERY
IGNORANCE IS STRENGTH
[La guerre, c’est la paix / La liberté, c’est
la servitude / L’ignorance, c’est la force]
Katherine, la femme de Winston, “had not a thought in her
head that was not a slogan” (“n’avait en tête
aucune pensée qui ne soit pas un slogan”, p. 69) —
c’est-à-dire, une collocation de mots et de pensées
préemballée par le Parti. En réduisant le nombre
de mots et de leurs collocations possibles, le Parti limite strictement
la possibilité de pensée originale, fondée
soit sur l’observation empirique, soit sur le raisonnement
individuel. Cet étranglement de la réception sensorielle
et de la possibilité de combiner des mots d’une façon
inventive, voilà ce qui pour Winston est le plus pervers
et le plus oppresseur dans le Parti.
The Party told you to reject the evidence of your eyes and ears.
It was their final, most essential command. His heart sank as he
thought of the enormous power arrayed against him, the ease with
which any Party intellectual would overthrow him in debate, the
subtle arguments which he would not be able to understand, much
less answer. And yet he was in the right! [...] Stones are hard,
water is wet, objects unsupported fall towards the earth’s
centre. With the feeling that he was [...] setting forth an important
axiom, he wrote:
Freedom is the freedom to say that two plus two make four. If that
is granted, all else follows. (p. 84)
[Le Parti vous dit de rejeter le témoignage de vos propres
yeux et oreilles. C’était son commandement final, le
plus essentiel. Le coeur lui manquait quand Winston pensait aux
forces énormes déployées contre lui, à
la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel
du Parti le démolirait dans un débat, aux arguments
subtils qu’il ne pourrait ni comprendre ni contester. Et néanmoins
il avait raison! [...] Les pierres sont dures, l’eau est mouillée,
des objets sans soutien tombe vers le centre de la terre. Avec le
sentiment de [...] promulguer un axiome important, il écrivit
:
La liberté, c’est la liberté de dire que deux
et deux font quatre. Si cela est permis, tout le reste suit.
C’est parce que le Parti avait enlevé son pouvoir
au langage qu’il ne pouvait espérer ni en comprendre
ni en contester les arguments. À la fin du roman, Winston,
l’esprit brisé par la torture, indique sa soumission
totale aux doctrines du Parti en traçant “presque inconsciemment”
dans la poussière sur la table : 2 + 2 = 5 (p. 303).
3. Chomsky
Selon Barsky (1998), la grande passion intellectuelle du jeune
Chomsky fut Orwell, surtout son Hommage à la Catalogne, dont
Chomsky prétend avoir tiré
the foundations of much of his later work on propaganda, the media,
and the ways that groups such as the Spanish anarchists are discredited
in Western society [...]. “Language in the Service of Propaganda”
[is] one of his many later articles that draws upon George Orwell’s
writings and the reception of his work [...]. (Barsky 1998:31)
[les fondations de beaucoup de son travail ultérieur sur
la propagande, les médias, et les moyens par lesquels, dans
la société occidentale, on discrédite des groupes
tels que les anarchistes espagnols […]. “Le langage
au service de la propagande” figure parmi ses nombreux articles
ultérieurs qui font appel aux écrits de George Orwell
et à la réception de son œuvre […].]
Dans son livre Knowledge of Language (1986), l’un de ses
efforts les plus réussis pour faire une synthèse abordable
de sa théorie linguistique, Chomsky conclut par un bref chapitre
intitulé “Notes on Orwell’s Problem” (“Notes
sur le problème d’Orwell”, pp. 276-287). Après
une discussion sur la Nov-langue, Chomsky cite Harold Lasswell (1902–1978),
un savant américain qui a beaucoup étudié la
propagande et qui a conclu que “we must avoid ‘democratic
dogmatisms’, such as the belief that people are ‘the
best judges of their own interests’” (“on doit
éviter les ‘dogmatismes démocratiques’,
tels que la foi que les gens soient ‘les meilleurs juges de
leurs propres intérêts’”, Chomsky 1986:
286). Selon Chomsky, “Propaganda is to democracy as violence
is to totalitarianism” (“La propagande est pour la démocratie
ce que la violence est pour le totalitarisme”, ibid.).
Dans ses critiques de la politique, Chomsky a insisté sur
l’existence d’une conspiration entre les gouvernements
et les médias pour ‘fabriquer le consentement’
(voir le titre de Chomsky 1985 et de Herman et Chomsky 1988). Dans
Chomsky (1992) on trouve des chapitres intitulés “Language
in the Service of Propaganda” and “Terrorism: The Politics
of Language” (“Langage au service de la propagande”
et “Terrorisme : La politique du langage”) — bien
que dans ce livre il répète plusieurs fois son hésitation
à attribuer trop d’importance au lien entre la langue
et la pensée. Son interviewer, Barsamian, le pousse à
accepter un lien profond, et dans la citation suivante on voit que
Chomsky est prêt à aller assez loin dans ce sens :
There is a tenuous relationship, in fact several different kinds.
I think myself that they’re exaggerated in importance. There
is in the first place the question discussed, for example, by Orwell
and by a number of others of how language is abused, tortured, distorted,
in a way, to enforce ideological goals. […]
Terms like “the free world” and “the national
interest” and so on are mere terms of propaganda. One shouldn’t
take them seriously for a moment. They are designed, often very
consciously, in order to try to block thought and understanding.
(Chomsky 1992: 1-3)
[Il y a un lien ténu, en fait des liens de plusieurs sortes.
Je pense pour ma part qu’on exagère leur importance.
Il y a d’abord la question posée, par exemple, par
Orwell et autres, de l’abus du langage, sa torture, sa distortion,
pour renforcer des buts idéologiques. […]
[Des expressions telles que “le monde libre” et “l’intérêt
national” etc. sont de pures expressions de propagande. On
ne doit pas les prendre au sérieux. Elles ont été
construites, souvent très consciemment, afin de bloquer la
pensée et la compréhension.]
Barsamian comprend, mieux que Chomsky, le pouvoir que ces points
de vue procurent du fait que celui qui les prononce est le plus
grand théoricien du langage de la seconde moitié du
vingtième siècle. Ses désaveux initiaux sont
poussés dans l’oubli par le torrent rhétorique
qui suit — surtout puisque peu de gens lisent ses livres sans
être déjà convaincus d’une conspiration
de forces obscures pour contrôler leur esprit.
La communication qu’a faite Chomsky en 1962 au Congrès
International des Linguistes, où il a établi sa réputation
internationale, dit sur sa première page que
The central fact to which any significant linguistic theory must
address itself is this: a mature speaker can produce a new sentence
of his language on the appropriate occasion, and other speakers
can understand it immediately, though it is equally new to them.
Most of our linguistic experience, both as speakers and hearers,
is with new sentences; once we have mastered a language, the class
of sentences with which we can operate fluently and without difficulty
or hesitation is so vast that for all practical purposes (...) we
may regard it as infinite. (Chomsky 1964c: 7)
[Le fait central auquel doit s’adresser toute théorie
linguistique qui prétend être importante est ceci :
une personne linguistiquement mûre peut énoncer dans
sa langue une nouvelle phrase quand l’occasion le demande,
que d’autres gens peuvent comprendre immédiatement,
bien qu’elle leur soit non moins nouvelle. La plus grande
part de notre expérience linguistique, en parlant et en écoutant,
est faite de phrases nouvelles. Une fois que nous avons maîtrisé
une langue, la gamme de phrases avec lesquelles nous pouvons opérer
couramment et sans difficulté ou hésitation est si
vaste que, en pratique, (…) on peut la considérer comme
infinie.]
(Sur les quatre versions de cet exposé, Chomsky 1962 et
1964 a, b et c, voir Joseph 2002, Chap. 6). Les opinions de Chomsky
sur la créativité ont connu un succès énorme,
non seulement au cours du Congrès de 1962 mais dans le Zeitgeist
entier des années 60. L’implication était que
tout être humain est infiniment créatif, dès
l’enfance. La créativité alors ne serait pas
limitée aux ‘créateurs’ intellectuels,
que personne n’aime vraiment, les gens de gauche les associant
à la décadence bourgeoise, les gens de droite au socialisme.
Mais l’idée plaisait à tout le monde que nous
tous, surtout les enfants, possédions une créativité
infinie, et donc égale.
Néanmoins une asymétrie curieuse se cache derrière
la surface de la créativité chomskyenne. La citation
précédente semble parler de la production des sujets
parlants et de la compréhension par les auditeurs comme s’il
s’agissait de deux phénomènes égaux.
L’auditeur, comme le sujet parlant, possède une créativité
infinie dans le sens où les sujets parlants peuvent produire
une infinité de phrases, et les auditeurs peuvent comprendre
chacune de ses phrases, pourvu qu’ils appartiennent à
la même communauté linguistique. Mais une ruse subtile
et intéressante s’opère dans l’emploi
que fait Chomsky du mot ‘créativité’.
Sa signification est différente selon qu’on l’applique
au sujet parlant ou à l’auditeur. Le sujet parlant
a bien la liberté de ‘créer’ des phrases
nouvelles à volonté, dans le sens du mot ‘créer’
plus ou moins proche de son sens ordinaire. Mais ce n’est
pas le cas pour l’auditeur, qui ne fait qu’enregistrer
passivement ce que le sujet parlant a créé.
La différence sera manifeste lorsque Chomsky (ibid.) remarque
que la maîtrise d’une langue entraîne avec elle
“the ability to identify deviant sentences” (“la
capacité d’identifier des phrases déviantes”),
telles que Colorless green ideas sleep furiously, et “on occasion,
to impose an interpretation on them […] if a context can be
constructed in which an interpretation can be imposed” (“parfois,
y imposer une interprétation […] si on peut construire
un contexte dans lequel cette interprétation peut s’imposer”).
Vous connaissez peut-être ce contexte célèbre
construit par le poète John Hollander :
Curiously deep, the slumber of crimson thoughts:
While breathless, in stodgy viridian,
Colorless green ideas sleep furiously.
(“Coiled Alizarine (for Noam Chomsky)”, from The Night
Mirror, 1971)
C’est un exemple évident de ‘l’imposition’
d’une interprétation pour Chomsky. Mais aucune imposition
n’est nécessaire pour interpréter une phrase
telle que Revolutionary new ideas appear infrequently (Chomsky 1964c:
7-8, n. 2). La grammaire mentale de l’auditeur produit une
analyse structurelle reconnaissant cette phrase comme ‘bien
formée’. Puis l’interprétation procède
automatiquement de la grammaire mentale.
Il y a donc deux mécanismes complètement différents
pour l’interprétation, l’un pour les phrases
bien formées, l’autre pour les phrases déviantes.
Le premier est simple et automatique. L’autre est beaucoup
plus complexe : d’abord, la grammaire assigne une description
structurelle qui indique de quel manière la phrase dévie
de l’état de bonne formation. Ensuite, “an interpretation
can often be imposed by virtue of formal relations to sentences
of the generated language” (“une interprétation
peut souvent être imposée en vertu de relations formelles
à des phrases de la langue générée”,
p. 9). Mais l’interprétation ne s’en suit pas
forcément — si c’était le cas, on ne pourrait
pas y appliquer le mot imposée. L’interprétation
de la phrase bien-formée est générée
par la grammaire, mais celle de la phrase déviante doit être
imposée par quelqu’un, John Hollander, par exemple.
Alors, de ces deux processus, lequel pourrait-on dénommer
‘créatif’ dans le sens ordinaire du mot? Evidemment
l’interprétation créative est celle de la phrase
déviante, l’interprétation ‘imposée’.
Et c’est précisément à cause de sa créativité
— c’est-à-dire le rôle actif d’un
agent linguistique, l’auditeur — que Chomsky la marginalise.
Elle s’oppose à cette ‘créativité
linguistique’ chomskyenne où le rôle ‘créatif’
de l’auditeur se limite à laisser sa grammaire mentale
engendrer une interprétation.
Pendant des années je me suis creusé la tête
pour comprendre comment Chomsky pouvait réconcilier la fabrication
orwellienne du consentement avec la créativité linguistique
infinie. On ne s’attendrait pas à ce que des esprits
linguistiques infiniment souples, opérant sur des principes
innés, soient si sujets au contrôle verbal, comme des
rats dans une boîte de Skinner. La solution à cet énigme
se trouve, je crois, dans un autre moment curieux de l’histoire
de Chomsky, sa répudiation en série de ses propres
termes et collocations. Dans les premières phases de son
travail, il s’agissait surtout de collocations — il
n’invente pas une terminologie, mais combine des mots existants
d’une manière qui leur prête une nouvelle signification
spécialisée dans le contexte particulier où
il les emploie. Après quelques années, toutefois,
il les abandonne, citant les malentendus qu’ils ont suscités
— ‘structure profonde’ interprétée
comme un niveau universel de structure qui est identique pour toute
langue humaine, une interprétation que Chomsky a toujours
déniée. Il a dû remplacer ‘structure profonde’
par ‘D-structure’, puis par ‘DS’, puis il
a cessé d’en parler complètement, de peur qu’on
déforme ses théories au point qu’elles soient
méconnaissables.
C’est le même Chomsky qui croit en la liberté
absolue de pensée si profondément qu’il a fait
beaucoup pour soutenir la cause des négateurs de l’Holocauste,
bien qu’il n’en soit pas un (voir Joseph 1999b). Là
où il s’agit de ses propres collocations, c’est
tout à fait autre chose — leur signification n’est
pas ouverte à l’interprétation libre, comme
c’est le cas pour quelque chose d’‘hypothétique’
comme Auschwitz. Mais il y a une certaine logique ici : Chomsky
a déclaré sans ambiguïté que pour lui
toute interprétation est un acte politique, pourvu qu’elle
ne soit pas générée directement par la grammaire.
C’est précisément ce qu’il dit à
propos du contraste entre Revolutionary new ideas appear infrequently
and Colorless green ideas sleep furiously. Pour ce dernier, il faut
‘imposer’ une interprétation, et l’imposition
est toujours un acte politique potentiel. Si deux personnes interprètent
cette phrase d’une façon différente l’une
de l’autre, celle qui fournit le raisonnement le plus puissant
pour son interprétation réussira à l’imposer.
Par contre, la phrase parfaitement bien-formée est fermée
à l’interprétation politique par l’unique
interprétation engendrée par la grammaire dans le
cerveau de l’auditeur. Ainsi, la créativité
linguistique que Chomsky appelle ‘infinie’ ne l’est
que du côté du sujet parlant. Normalement, l’interprétation
par l’auditeur est limitée, et dans les autres cas,
là où l’auditeur fait quelque chose de créatif,
Chomsky préfère l’appeler alors une ‘imposition’
(pour un autre exemple de la pratique de Chomsky à cet égard,
voir Joseph 2003 : 136-138).
Tous les personnes séduites par les idées de Chomsky
sur la créativité parce qu’elles les entendaient
signifier que les énoncés de tout le monde sont ‘créatifs’
dans un des sens ordinaires de ce mot — plutôt que dans
le sens spécialisé qu’il acquiert chez Chomsky
— auraient pu éviter ce malentendu si elles avaient
lu avec plus d’attention les exemples linguistiques fournis.
Car si l’on croit qu’il dit que tout le monde possède
une créativité intellectuelle, son propre exemple
linguistique nous dit que Revolutionary new ideas appear infrequently.
Et si l’on croit qu’il soutient que tout le monde possède
une créativité linguistique profonde, on se doit d’observer
que Colorless green ideas sleep furiously ne peut pas avoir un ‘vrai’
sens.
4. Conclusion
La peur contemporaine d’un contrôle linguistique de
l’esprit, dont Chomsky est le saint patron, représente
la culmination de plusieurs mouvements. L’idée de la
‘fabrication du consentement’ est le résultat
de la perte de foi en la volonté humaine individuelle, en
faveur de la peur qu’une oligarchie impose sa volonté
à la masse des gens, qui sont comme des automates sous le
contrôle de cette oligarchie. Cette peur se développe
depuis la fin du 19ème siècle. Dans mon livre de 2002
j’ai décrit un moment où il s’est glissé
dans la traduction anonyme de la Vie du langage du linguiste américain
William Dwight Whitney (1827–1894). Là où le
texte original dit d’une langue que
To the great mass of its speakers, it exists consciously for communication
alone; this is the use that exhibits and commends itself to every
mind. (Whitney 1875: 149)
— le traducteur l’a mutilé pour produire ceci
:
Pour la masse humaine, elle n’existe même que pour
cela, et les hommes qui pensent ont seuls conscience du rôle
que le langage joue au fond de l’esprit. (Whitney 1877 [1875]
:124)
Il est difficile d’imaginer comment un lecteur aurait pu
comprendre cela autrement que de supposer que Whitney divisait l’humanité
en une vaste ‘masse’ de gens qui ne pensent pas et qui
vivent dans l’illusion que la langue n’existe que pour
la communication, et un happy few qui pensent et qui se rendent
compte de la vérité : que c’est la langue qui
fournit la base à l’esprit même. Évidemment
le traducteur ne pouvait pas imaginer qu’un auteur citerait
l’opinion de la ‘masse humaine’ pour soutenir
son analyse, comme fait Whitney. Le traducteur (qui à mon
avis n’était ni Whitney lui-même, ni Michel Bréal
— les candidats préférés — mais
quelqu’un engagé à bas prix par l’éditeur)
présuppose que la masse doit toujours être perdue dans
l’ignorance, et que les savants seuls ont accès à
la vérité, et il lit Whitney comme s’il disait
précisément cela.
Pour Whitney, la langue elle-même est une démocratie,
une institution dans l’emploi de laquelle les sujets parlants
— c’est-à-dire, tout le monde — exercent
leur volonté. La dualité du traducteur entre les ‘hommes
qui pensent’, l’élite intellectuelle, et la ‘masse
humaine’, est précisément la dualité
derrière l’angoisse chomskyenne de la fabrication du
consentement. C’est essentiellement une forme de la répugnance
bourgeoise pour la masse populaire, ceux qui ne sont pas assez intelligents
pour reconnaître qu’on leur contrôle l’esprit.
Personne n’exprime jamais son angoisse que lui-même
soit sous le contrôle d’une force extérieure.
Il semble que, si on se rend compte de l’existence de la ‘fabrication
du consentement’, on est immunisé contre ses effets.
Mais on est certain que la vaste majorité des êtres
humains ne s’en rendent pas compte, et sont donc les pions
de l’oligarchie.
La déclaration par Chomsky que la créativité
linguistique infinie doit être le point de départ de
la linguistique a reçu beaucoup d’attention pour le
message politique qu’elle semblait comporter sur la possibilité,
voire la nécessité logique, de la liberté humaine.
Mais cette impression était erronée. Chomsky limitait
sa ‘créativité’ à la production
linguistique, et la bannissait du champ beaucoup plus important
de la signification de cette production. Voici précisément
le modèle du langage à la base de l’angoisse
à propos de la propagande : les gens ordinaires acceptent
automatiquement tout ce qu’on leur dit, sans interprétation
critique. C’est comme ça que la Nov-langue devait opérer
— et cela parce qu’Orwell s’est rendu compte que
notre langage, ‘Oldspeak’, n’opère pas
de cette façon, sauf peut-être pour les intellectuels.
La première génération des étudiants
de Chomsky, la génération brillante des ‘generative
semanticists’, ont essayé de corriger cette erreur
— jusqu’à ce que Chomsky les arrête en
imposant la seule vraie interprétation de sa théorie,
d’une façon qui mérite l’adjectif d’impérieux
sinon même dictatorial (voir Harris 1993; Joseph 1995). C’est
dommage, car la théorie qui lui restait ne peut pas rendre
compte du fait que les gens ordinaires n’acceptent pas tout
simplement ce que leur dit le gouvernement. Ils le mettent en doute,y
résistent, se l’approprient pour leurs propres fins.
Et voilà la vraie créativité linguistique infinie.
(Je veux exprimer ma gratitude profonde à Laura Gressani
et à Patrick Sériot, qui ont collaboré dans
la rédaction de cet exposé).
BIBLIOGRAPHIE
Barsky, Robert (1998): Noam Chomsky: A Life of Dissent, Cambridge,
Mass., MIT Press.
Chomsky, Noam (1962): «The Logical Basis of Linguistic Theory»,
in Preprints of Papers from the 9th International Congress of Linguists,
27-31 August 1962, Cambridge, Mass., pp. 509-574.
— — (1964a): «The Logical Basis of Linguistic
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juin 2006 pour l'édition électronique.
Référence bibliographique : JOSEPH, John. Créativité
linguistique, interprétation et contrôle linguistique
chez Orwell et Chomsky. Texto! [en ligne], juin 2006, vol. XI, n°2.
Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Joseph_Creativite.html>.
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