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Tout ce qui vaut n’est pas argent : La bourse ou la vie
Bertrand Larsabal

Lorsque l’été arrive et que l’envie et le besoin de se reposer dominent toute autre (pré)occupation, on se prend à rêver : ah, si l’on pouvait jouir du temps, de ce temps de la vie qui nous est volé par le capital à travers notre travail, de ce temps prélevé sur nos amours par des gadgets qui sonnent, s’illuminent, pétaradent et polluent, de ce temps happé par une recherche dérisoire et le plus souvent vaine sur un réseau électronique auquel sont connectées d’autres victimes d’un vol de temps similaire ! Le temps est tout ce qui nous manque. Le temps est tout ce que l’on nous prend.

La richesse vaut plus que la valeur

Voici un syllogisme qui serait parfait si la première prémisse était vraie : l’argent mesure la richesse, or les dégâts sociaux et écologiques s’évaluent en argent, donc plus il y a de dégâts, plus la richesse augmente. Ce syllogisme montre la manière dont le capitalisme étalonne ce qui a de la valeur et révèle sa conception de la richesse. Le PIB – mesurant ce qui est produit contre monnaie dans une année – additionne pêle-mêle la production d’automobiles (polluantes), d’ordinateurs et de téléphones (voleurs de temps), de porcs (immangeables), de services de soins (plus on est malade, plus le PIB augmente), de déchets (même les nucléaires), la construction et la démolition, etc. En revanche, le PIB ne comptabilise ni les activités bénévoles ni l’éducation donnée par les parents à leurs enfants, et il diminue si par hasard le nombre d’accidents de la route décroît. Voilà un indicateur partiel, sinon partial.

Son insuffisance tient au fait qu’il mesure uniquement ce qui relève de la sphère monétaire qui comprend elle-même deux compartiments : la sphère monétaire marchande (ce qui est produit pour être vendu sur le marché avec profit) et la sphère monétaire non marchande (les services collectifs à but non lucratif comme l’éducation). Au sein de cette sphère monétaire sont produits des biens et services parce qu’ils sont (à tort ou à raison) considérés comme utiles, c’est-à-dire ayant une valeur d’usage. Mais, déjà, on voit que certains (les services collectifs) ont une valeur d’usage sans avoir de valeur d’échange marchande. C’est la même chose avec les services rendus bénévolement dans la société ou avec les autres formes de richesse collective : la paix, la solidarité, le lien social, la création artistique non mercantile, cette chronique (qui fait la lumière sur l’économie) ou encore le soleil (qui fait la lumière tout court).

La valeur vaut moins que les valeurs

La preuve est donc faite qu’Aristote avait raison et que Smith, Ricardo et Marx ont eu raison de lui donner raison sur ce point : la richesse ne se réduit pas à la valeur et la valeur ne vaut rien à côté des valeurs. C’est un peu compliqué mais ce le serait moins si certains ne mélangeaient pas tout.

Dominique Méda et Patrick Viveret1 partent à l’assaut du PIB en pourfendant les fondateurs de l’économie politique cités plus haut auxquels ils attribuent la responsabilité d’une conception étroite de la richesse. C’est un contresens monumental. Méda et Viveret découvrent aujourd’hui que le PIB ne prend en compte que les productions monétaires, laissant de côté les autres richesses et, au contraire, intègre bon nombre de nuisances. Mais cela est connu depuis la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange et leur tort est de s’attaquer aux penseurs qui ont établi cette séparation.
La critique doit être adressée aux libéraux contemporains qui assimilent richesse (la valeur d’usage) et valeur d’échange et qui n’accordent aucune place aux services publics, au point que l’avenir de l’humanité devient la marchandisation infinie, puisqu’à leurs yeux la satisfaction des besoins ne peut provenir que de l’extension de la sphère marchande confondue avec celle des valeurs d’usage.

La richesse ne se réduit pas au PIB, c’est-à-dire aux valeurs ajoutées par le secteur marchand et le secteur non marchand ; en outre, une partie de la valeur marchande est constituée de nuisances ou externalités négatives qui ne sont pas de la richesse. Un autre problème naît avec la partie de la richesse correspondant à la qualité du bien-être ou aux dons de la nature, les externalités cette fois positives. Vouloir leur attribuer une « valeur » sans préciser qu’il s’agit d’une valeur qui ne peut être monétaire, qui se situe sur un autre plan que l’économique, celui du politique, de l’éthique et de l’esthétique, celui des « valeurs », au mieux entretient une redoutable ambiguïté, au pire constitue une grave erreur.

Beaucoup s’acharnent à essayer de compléter le PIB qui ne peut l’être. En somme, l’addition du PIB n’est pas fausse. Elle représente la valeur monétaire, une (petite) partie de la richesse. Le travail est bien le seul facteur susceptible de donner de la valeur monétaire, mais il y a du travail qui aboutit à des valeurs d’usage sans valeur d’échange et, en plus, il y a des richesses (non économiques) qui échappent au champ du travail.

Ô temps, suspends ton vol

C’est ce que ne comprend pas l’économiste américain Jeremy Rifkin qui, quelques années après avoir publié un best-seller établissant un pronostic erroné sur la fin du travail, récidive en annonçant « une transformation radicale du capitalisme »2 : « la marchandise est le temps humain, qui devient la valeur primordiale. » Rifkin enfonce une porte ouverte. Depuis sa naissance, le capitalisme vole le temps de l’homme. Marx en faisait le pivot de sa critique de l’aliénation, Weber aussi le disait et André Gorz le répète depuis cinquante ans. Mais, de plus, Rifkin se trompe en faisant implicitement sien l’aphorisme de Franklin « le temps, c’est de l’argent ». Le temps n’est de l’argent grossissant le capital que si c’est du temps de travail validé par une vente. Rifkin est victime comme tous les économistes libéraux de l’illusion qui consiste à assimiler l’accaparation de la valeur – par le biais de marchés monopolistiques ou de réseaux dont les coûts de fonctionnement sont nuls – à de la création de valeur. Il croit à l’utopie capitaliste intégrale – le capital peut se passer du travail – qu’a rappelée cyniquement le PDG d’Alcatel : « une entreprise sans usines ».

C’était une chronique de l’été pour l’été. Quelle suée ! Que voulez-vous, la vie, c’est beau mais c’est difficile à comprendre : quand on aime la vie, ne compte pas ce qui d’ordinaire se compte, et compte ce qui ne se compte pas. Et la bourse, c’est nul mais c’est facile.

Bertrand Larsabal


(1) D. Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Alto Aubier, 1999 ; P. Viveret, Reconsidérer la richesse, Rapport d’étape de la mission « nouveaux facteurs de richesses » au Secrétaire d’Etat à l’Economie Solidaire, 2001.

(2) J. Rifkin, « Quand les marchés s’effacent devant les réseaux », Le Monde diplomatique, juillet 2001.
Passant N° 36 (septembre 2001 - octobre 2001)
Le lien d'origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/36-269.asp