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Lorsque l’été arrive et que l’envie
et le besoin de se reposer dominent toute autre (pré)occupation,
on se prend à rêver : ah, si l’on pouvait jouir
du temps, de ce temps de la vie qui nous est volé par le
capital à travers notre travail, de ce temps prélevé
sur nos amours par des gadgets qui sonnent, s’illuminent,
pétaradent et polluent, de ce temps happé par une
recherche dérisoire et le plus souvent vaine sur un réseau
électronique auquel sont connectées d’autres
victimes d’un vol de temps similaire ! Le temps est tout ce
qui nous manque. Le temps est tout ce que l’on nous prend.
La richesse vaut plus que la valeur
Voici un syllogisme qui serait parfait si la première prémisse
était vraie : l’argent mesure la richesse, or les dégâts
sociaux et écologiques s’évaluent en argent,
donc plus il y a de dégâts, plus la richesse augmente.
Ce syllogisme montre la manière dont le capitalisme étalonne
ce qui a de la valeur et révèle sa conception de la
richesse. Le PIB – mesurant ce qui est produit contre monnaie
dans une année – additionne pêle-mêle la
production d’automobiles (polluantes), d’ordinateurs
et de téléphones (voleurs de temps), de porcs (immangeables),
de services de soins (plus on est malade, plus le PIB augmente),
de déchets (même les nucléaires), la construction
et la démolition, etc. En revanche, le PIB ne comptabilise
ni les activités bénévoles ni l’éducation
donnée par les parents à leurs enfants, et il diminue
si par hasard le nombre d’accidents de la route décroît.
Voilà un indicateur partiel, sinon partial.
Son insuffisance tient au fait qu’il mesure uniquement ce
qui relève de la sphère monétaire qui comprend
elle-même deux compartiments : la sphère monétaire
marchande (ce qui est produit pour être vendu sur le marché
avec profit) et la sphère monétaire non marchande
(les services collectifs à but non lucratif comme l’éducation).
Au sein de cette sphère monétaire sont produits des
biens et services parce qu’ils sont (à tort ou à
raison) considérés comme utiles, c’est-à-dire
ayant une valeur d’usage. Mais, déjà, on voit
que certains (les services collectifs) ont une valeur d’usage
sans avoir de valeur d’échange marchande. C’est
la même chose avec les services rendus bénévolement
dans la société ou avec les autres formes de richesse
collective : la paix, la solidarité, le lien social, la création
artistique non mercantile, cette chronique (qui fait la lumière
sur l’économie) ou encore le soleil (qui fait la lumière
tout court).
La valeur vaut moins que les valeurs
La preuve est donc faite qu’Aristote avait raison et que
Smith, Ricardo et Marx ont eu raison de lui donner raison sur ce
point : la richesse ne se réduit pas à la valeur et
la valeur ne vaut rien à côté des valeurs. C’est
un peu compliqué mais ce le serait moins si certains ne mélangeaient
pas tout.
Dominique Méda et Patrick Viveret1 partent à l’assaut
du PIB en pourfendant les fondateurs de l’économie
politique cités plus haut auxquels ils attribuent la responsabilité
d’une conception étroite de la richesse. C’est
un contresens monumental. Méda et Viveret découvrent
aujourd’hui que le PIB ne prend en compte que les productions
monétaires, laissant de côté les autres richesses
et, au contraire, intègre bon nombre de nuisances. Mais cela
est connu depuis la distinction entre valeur d’usage et valeur
d’échange et leur tort est de s’attaquer aux
penseurs qui ont établi cette séparation.
La critique doit être adressée aux libéraux
contemporains qui assimilent richesse (la valeur d’usage)
et valeur d’échange et qui n’accordent aucune
place aux services publics, au point que l’avenir de l’humanité
devient la marchandisation infinie, puisqu’à leurs
yeux la satisfaction des besoins ne peut provenir que de l’extension
de la sphère marchande confondue avec celle des valeurs d’usage.
La richesse ne se réduit pas au PIB, c’est-à-dire
aux valeurs ajoutées par le secteur marchand et le secteur
non marchand ; en outre, une partie de la valeur marchande est constituée
de nuisances ou externalités négatives qui ne sont
pas de la richesse. Un autre problème naît avec la
partie de la richesse correspondant à la qualité du
bien-être ou aux dons de la nature, les externalités
cette fois positives. Vouloir leur attribuer une « valeur
» sans préciser qu’il s’agit d’une
valeur qui ne peut être monétaire, qui se situe sur
un autre plan que l’économique, celui du politique,
de l’éthique et de l’esthétique, celui
des « valeurs », au mieux entretient une redoutable
ambiguïté, au pire constitue une grave erreur.
Beaucoup s’acharnent à essayer de compléter
le PIB qui ne peut l’être. En somme, l’addition
du PIB n’est pas fausse. Elle représente la valeur
monétaire, une (petite) partie de la richesse. Le travail
est bien le seul facteur susceptible de donner de la valeur monétaire,
mais il y a du travail qui aboutit à des valeurs d’usage
sans valeur d’échange et, en plus, il y a des richesses
(non économiques) qui échappent au champ du travail.
Ô temps, suspends ton vol
C’est ce que ne comprend pas l’économiste américain
Jeremy Rifkin qui, quelques années après avoir publié
un best-seller établissant un pronostic erroné sur
la fin du travail, récidive en annonçant « une
transformation radicale du capitalisme »2 : « la marchandise
est le temps humain, qui devient la valeur primordiale. »
Rifkin enfonce une porte ouverte. Depuis sa naissance, le capitalisme
vole le temps de l’homme. Marx en faisait le pivot de sa critique
de l’aliénation, Weber aussi le disait et André
Gorz le répète depuis cinquante ans. Mais, de plus,
Rifkin se trompe en faisant implicitement sien l’aphorisme
de Franklin « le temps, c’est de l’argent ».
Le temps n’est de l’argent grossissant le capital que
si c’est du temps de travail validé par une vente.
Rifkin est victime comme tous les économistes libéraux
de l’illusion qui consiste à assimiler l’accaparation
de la valeur – par le biais de marchés monopolistiques
ou de réseaux dont les coûts de fonctionnement sont
nuls – à de la création de valeur. Il croit
à l’utopie capitaliste intégrale – le
capital peut se passer du travail – qu’a rappelée
cyniquement le PDG d’Alcatel : « une entreprise sans
usines ».
C’était une chronique de l’été
pour l’été. Quelle suée ! Que voulez-vous,
la vie, c’est beau mais c’est difficile à comprendre
: quand on aime la vie, ne compte pas ce qui d’ordinaire se
compte, et compte ce qui ne se compte pas. Et la bourse, c’est
nul mais c’est facile.
Bertrand Larsabal
(1) D. Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Alto Aubier,
1999 ; P. Viveret, Reconsidérer la richesse, Rapport d’étape
de la mission « nouveaux facteurs de richesses » au Secrétaire
d’Etat à l’Economie Solidaire, 2001.
(2) J. Rifkin, « Quand les marchés s’effacent
devant les réseaux », Le Monde diplomatique, juillet
2001.
Passant N° 36 (septembre 2001 - octobre 2001)
Le lien d'origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/36-269.asp
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