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En publiant au début de l’été deux tribunes libres aux
antipodes l’une de l’autre sur le même sujet, le journal
Le Monde a donné une nouvelle illustration de la plus importante
controverse qui traverse l’économie politique depuis trois
siècles et dont découlent toutes les autres.1
Un peu de théorie éloigne de la réalité, beaucoup en rapproche
L’occasion du rebondissement de la controverse fut l’annonce
faite le 26 juin 2001 par le PDG d’Alcatel de son intention
de créer « une entreprise sans usines » en revendant toutes ses
unités de fabrication pour ne conserver que des activités financières
ou des activités de recherche et de conception. J’entrepris
alors d’expliquer que l’évolution du capitalisme vers
un régime d’accumulation financière signifiait l’extension
à l’échelle planétaire du processus de captation de la valeur
par les groupes financiers qui transféraient ainsi sur le capital
investi dans la production le coût de la gestion de la main d’œuvre.
Ce qui se traduisait en fin de compte par une exploitation accrue
de la force de travail – celle-ci étant seule créatrice
de valeur et le capital étant stérile – par le biais d’une
précarisation des conditions d’emploi au sein des entreprises
assujetties à la finance. Mon contradicteur rétorqua que cela
n’était que « sophismes » et « vieilles lunes » car le travail
fondait « le coût » mais pas « la valeur » résultant de « la confrontation
des offres et des demandes ».
Avant d’examiner le fond de cette controverse, il faut en
situer l’enjeu social. Si toute valeur produite est le fruit
du travail et de lui seul comme l’ont enseigné Adam Smith
et David Ricardo, le profit est un prélèvement sur cette valeur
et le capitalisme n’a pas de justification théorique, en
avait conclu Karl Marx. Dès lors, le capital n’est que l’accumulation
entre les mains de ses propriétaires de la plus-value extorquée
aux travailleurs salariés. Si, au contraire, il était possible
de montrer que la valeur provenait d’une autre source que
le travail, le capital serait fécond et l’on ne pourrait
plus accuser la finance de détourner à son avantage une part des
richesses créées ni même le capital investi dans la sphère productive
d’exploiter la force de travail.
La difficulté réside dans le fait que la controverse porte sur
une question d’ordre scientifique à laquelle sont mêlées
des considérations ayant trait aux représentations des classes
sociales de leurs propres pratiques. Dans les sciences de la société,
science et idéologie forment donc un couple explosif. Il est vain
de croire que l’on peut trancher entre deux représentations
idéologiques. Mais il est possible d’avancer sur le terrain
proprement scientifique si l’on utilise le raisonnement
logique.
Une valeur peut en cacher une autre
Aristote eut le premier cette intuition : les marchandises ont
une valeur d’usage par l’utilité qu’elles procurent
à leurs utilisateurs et elles ont une valeur d’échange par
leur capacité à entrer en rapport quantifiable entre elles. Reprenant
cette distinction, Smith, Ricardo et Marx en firent le point de
départ de toute l’économie politique classique pour les
deux premiers et le pivot de sa critique pour le troisième. La
valeur d’usage est la raison pour laquelle une marchandise
est produite et ensuite achetée, mais n’est pas susceptible
de mesure. La valeur d’échange est le rapport dans lequel
deux marchandises vont s’échanger et qui dépend de trois
séries de facteurs s’emboîtant les uns dans les autres pour
expliquer les prix : à la base, la quantité de travail nécessaire
à la production ; ensuite, l’application d’un taux
moyen de rémunération exigé par les apporteurs de capitaux, compte
tenu du rapport de forces qu’ils imposent dans la société
; enfin, les fluctuations de l’offre et de la demande sur
le marché. Dans la problématique de l’économie politique,
en aucun cas la valeur d’échange n’est réductible
à la valeur d’usage. Au contraire, dans la problématique
de la théorie néoclassique construite ultérieurement en réaction
à l’hypothèse classique, la valeur d’échange et la
valeur d’usage ne font qu’un, ce qui permet d’exclure
du champ de l’analyse économique les conditions sociales
de la production, c’est-à-dire les rapports sociaux ; il
ne reste plus que des individus rationnels, autonomes car coupés
de tout environnement social et, évidemment, ni exploités ni exploiteurs.
Pour juger de la validité de l’hypothèse de l’irréductibilité
de la valeur d’échange à la valeur d’usage ou, à l’inverse,
de celle de leur identité, il suffit de procéder méthodiquement
: tant qu’on n’a pas trouvé de contre-exemple, une
hypothèse est tenue pour valide. Le lait bu par le nourrisson
au sein de sa mère a-t-il une valeur d’échange ? Non. A-t-il
une valeur d’usage ? Oui. La preuve est donc faite que l’hypothèse
réduisant l’une à l’autre est irrémédiablement fausse.
Par la même occasion, la preuve est faite que l’hypothèse
de la distinction entre les deux types de « valeur » est fondée.
Cette distinction a une portée immense, grandiose même. Elle établit
que la somme des valeurs marchandes produites ne couvre pas toute
la richesse disponible car cette dernière la dépasse par tous les
biens et services non marchands et non monétaires que l’activité
humaine engendre et par toutes les ressources de la nature, qui sont
de véritables valeurs d’usage 2.Cette distinction constitue
le socle théorique du refus de la marchandisation capitaliste. La
satisfaction des besoins humains ne passe pas nécessairement par une
consommation marchande. Pis encore, le marché sélectionne parmi ces
besoins ceux pour lesquels il existe une demande solvable. Les autres
n’ont pas la chance d’entrer dans le panier définissant
« l’optimum social »3.
Le mythe de la fécondité du capital
La séparation entre richesse (ensemble des valeurs d’usage
d’origine naturelle ou humaine) et valeur (sous-entendu
monétaire) est cruciale – d’où l’intérêt d’en
avoir apporté la démonstration logique auparavant – pour
aborder le point suivant de la discussion. Le travail inséré dans
le rapport salarial qui l’aliène au capital est-il le seul
facteur créateur de valeur, et, par conséquent, le capital est-il
stérile ?
La valeur des marchandises diminue au fur et à mesure que les
équipements deviennent de plus en plus importants et performants.
Il n’y a pas d’exception : tous les prix des marchandises
baissent à moyen et long terme parallèlement au progrès de la
productivité du travail, et, en tendance, la valeur d’échange
d’une marchandise s’aligne sur son coût en travail4.
Valeur et productivité sont d’ailleurs l’inverse l’une
de l’autre. L’évolution vers un travail de plus en
plus qualifié et vers une production immatérielle ne change rien
à cette règle5. Autrement dit, le capital (dans son sens technique)
permet au travail de produire de plus en plus de richesses, c’est-à-dire
de valeurs d’usage, qui ont une valeur d’échange unitaire
en constante diminution. Raisonnons en passant à la limite : plus
la production s’automatise – donc moins il y a de
travail vivant qui tend peu à peu vers zéro – plus la valeur
tend vers zéro.
Affirmer que le capital technique ne produit aucune valeur ajoutée
n’équivaut pas à dire qu’il est inutile. On crée plus
de richesses dans le même temps de travail avec un bon outil qu’avec
un mauvais, mais l’amélioration de la productivité est l’exact
synonyme de la baisse de la valeur.
Si le capital technique n’ajoute aucune valeur, a fortiori
le capital financier, qui désigne l’équivalent du capital
technique sous forme de titres financiers, c’est-à-dire
en termes de propriété, n’a en lui-même aucune fécondité.
Il ne peut s’accroître que s’il est valorisé par la
force de travail. Et sa concentration dans un nombre de mains
de plus en plus restreint accroît sa capacité à capter une plus
grande part de la valeur ajoutée dans le monde par la force de
travail exploitée. CQFD. D’ailleurs, les bulles financières
s’effondreraient-elles si le capital était fécond ?
Une théorie qui ne vaut rien
Les économistes qui tiennent le haut du pavé seraient-ils réfractaires
à la logique ? Pourquoi la théorie libérale néoclassique, qui
repose sur des hypothèses fausses et qui fourmille de contradictions
internes, est-elle dominante au point que ce sont les démonstrations
hétérodoxes qui sont stigmatisées et jugées irrecevables ? Ce
mystère n’est levé que si l’on se souvient que les
idées dominantes sont toujours celles de la classe dominante.
L’idéologie économique capitaliste est un ensemble très
complet mais incohérent. Aux rapports sociaux et aux rapports
de forces qui en sont issus, elle oppose des individus autonomes
et égaux. Quid alors des inégalités ? Elles sont naturelles, répond
l’idéologie. Première incohérence puisque les hommes sont,
paraît-il, naturellement égaux.
Aux conditions matérielles de production dont découle la valeur,
l’idéologie oppose la subjectivité individuelle. Dans ce
cas, pourquoi le prix des ordinateurs baisse-t-il constamment
et cela pour tout le monde ? Parce que l’utilité supplémentaire
que l’on en retire diminue, répond l’idéologie. Deuxième
incohérence : l’utilité ne se mesure pas. Les élucubrations
de la théorie subjective de la valeur fondée sur une utilité impossible
à mesurer servent à éliminer du champ de l’analyse les rapports
sociaux de production. Sa vacuité trouve son aboutissement ultime
dans la croyance que les marchés financiers créent de la valeur.
Aux dégâts sociaux, l’idéologie oppose le dynamisme du capitalisme
qui satisfait les aspirations humaines. Pourquoi donc tant de
sous-alimentés sur la planète ? Parce qu’ils n’ont
pas de revenus pour acheter les produits agricoles des pays riches,
répond l’idéologie. Troisième incohérence : pourquoi devraient-ils
acheter ces aliments au lieu de les produire eux-mêmes ? Parce
qu’ils coûtent moins cher au Nord qu’au Sud, répond
l’idéologie. Quatrième incohérence : elle se garde bien
de comparer la différence de prix avec le coût humain engendré
par la bidonvillisation du tiers-monde consécutive à l’abandon
des cultures vivrières.
Pourquoi y a-t-il du chômage ? Parce que les salaires sont trop
élevés, répond l’idéologie. Cinquième incohérence : les
salaires achètent les marchandises que les capitalistes veulent
vendre.
Pourquoi y a-t-il des pollutions ? Parce qu’on n’a
pas privatisé l’air et ainsi pas pu lui donner un prix,
répond l’idéologie. Sixième incohérence : l’air n’est
pas produit et son prix ne pourrait être que fictif.
Pourquoi le capitalisme connaît-il des surproductions chroniques
? L’idéologie ne répond pas, elle bafouille : la surproduction
est impossible en économie de marché ! Et pourtant, elle surproduit,
aurait pu dire Galilée. C’était la septième incohérence
: la négation de la réalité.
Une valeur peut en cacher plusieurs autres
En toute logique, la controverse scientifique abordée dans ces pages
peut être résolue. Elle ne pose pas de problème insurmontable. Mais
comme elle traduit finalement un rapport de forces entre les classes
sociales – entre ceux qui produisent et ceux qui vivent du travail
des autres – le verdict que l’on pourrait prononcer en
raison ne le sera pas en pratique tant que le rapport de forces ne
sera pas devenu favorable aux défavorisés, à tous ceux dont le capital
a besoin de détruire leur conscience du monde pour perpétuer sa domination.
C’est pourquoi la question économique de la valeur nous conduit
à celle des valeurs qui est d’ordre éthique, philosophique et
politique. Ce n’est pas simplement parce que le capitalisme
prélève pour son compte une part de la valeur produite qu’il
est à combattre. C’est aussi et peut-être surtout parce qu’en
voulant s’emparer de toutes les activités pour en faire des
marchandises, il met en cause la dignité humaine, il réduit tout à
un acte vénal, il met en danger les équilibres sociaux et naturels,
il compromet les conditions de la vie future, au nom de l’argent
érigé en finalité ultime, en « valeur » surpassant toutes les autres,
au point de prétendre gouverner le monde pour l’éternité. Dieu
est mort, vive le capital ? Ni dieu, ni maître, ni capital.
Jean-Marie Harribey
(1) J.M. Harribey, « L’entreprise sans usines ou la captation
de valeur », Le Monde, 3 juillet 2001 ; P.J. Bernard, « Captation
de la valeur ? », Le Monde, 10 juillet 2001.
(2) Voir dans ce numéro la chronique de B. Larsabal, « La bourse ou
la vie : Tout ce qui vaut n’est pas argent ».
(3) Les économistes libéraux néoclassiques retiennent la définition
donnée par Pareto : une situation est optimale si l’on ne peut
améliorer la situation de quelqu’un sans diminuer celle d’un
autre. C’est génial car prendre un seul dollar à celui qui en
possède des centaines de milliards pour le redistribuer détériore
sa position et la situation devient sous-optimale !
(4) Attention : le coût en travail comprend les salaires et la plus-value.
(5) Voir J.M. Harribey, « Nouvelle économie ou nouvelle idéologie
? », Le Passant Ordinaire, n° 33, février-mars 2001.
Passant N° 36 (septembre 2001 - octobre 2001)
http://www.passant-ordinaire.com/revue/36-270.asp
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