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Intéressant par l'attention portée à un vrai
problème de l'économie contemporaine, le point de
vue de Jean-Marie Harribey, "L'entreprise sans usines, ou la
captation de la valeur" publié dans la page Débats
du Monde (3 juillet) est aberrant par sa méconnaissance de
ce qui la fait se mouvoir et ses références à
de dangereux sophismes. Ce texte omet de parler de la demande, de
l'appétit des consommateurs ou producteurs pour le nouveau.
Et il ignore que, contrairement à ce qu'ont enseigné
Adam Smith, Ricardo - ou Marx -, le travail est fondement du coût,
mais non de la "valeur". On ne doute plus aujourd'hui
que celle-ci résulte de la confrontation des offres et des
demandes, d'où les variations erratiques que l'on connaît.
Le moteur de l'économie capitaliste, ce processus de destruction
créatrice, selon la formule bien connue de Schumpeter, système
par bien des côtés injuste et déséquilibré,
ce sont les aspirations des hommes, leur désir d'affranchissement
de servitudes diverses, leur appétit de satisfactions, voire
de rêves dont les produits et services disponibles seront
le signe ou le substitut.
Le spectacle du désordre ambiant fait espérer une
"autre" économie. Mais l'expérience montre
qu'une "économie des besoins" - la planification
à la française des années 1950 et 1960 en avait
donné une illustration relativement satisfaisante - rencontre
bientôt ses limites. La croissance de la productivité
est en effet telle que le système risque au moindre accident
de tomber en panne. Les aspirations seront frustrées, d'où
le besoin périodique d'une nouvelle offre pour stimuler les
envies.
Si les entreprises entendent aujourd'hui tirer parti de leur image
de marque en se réservant la conception et la mise sur le
marché de leurs produits, c'est afin de sortir de cette trappe.
Bien sûr, les risques majeurs, y compris celui de diminution
des rémunérations, sont ainsi transférés
sur des sous-traitants souvent lointains. Cette situation mérite
attention, mais, de grâce, ne parlons pas de captation de
la valeur. Qui sait d'ailleurs s'il n'y aura pas là une façon
de la mieux distribuer au bénéfice au moins d'une
partie du reste du monde ?
Avec la "nouvelle économie" et le pouvoir accru
de la finance, on a vu quelques économistes que l'on avait
connus plus keynésiens se convertir au concept de "création
de valeur". Mais les critères classiques comme celui
de l'optimum de Pareto n'ont pas à être oubliés
: une situation est préférable à une autre
s'il lui correspond un accroissement des revenus et si nul ne voit
diminuer le sien. Clairement, l'économie américaine
des vingt-cinq dernières années n'est pas dans ce
cas. Le capitalisme a survécu et prospéré parce
que, périodiquement, des garde-fous lui ont été
ajoutés. Cette tâche mérite toujours attention.
Y a-t-il vraiment une "utopie" de la fécondité
du capital ? S'il y a utopie, elle n'est pas là, mais dans
notre désir à tous d'une économie à
la fois performante, juste et équilibrée. Les fondements
d'une pareille ambition ne sont pas faciles à découvrir,
mais la recherche est à poursuivre. En effet, les idées
et aspirations ne sont jamais sans portée.
Il ne manque pas, en France, en Europe et outre-Atlantique de bons
esprits qu'inquiètent les tendances de l'économie
contemporaine. Il faut porter l'attention sur les points susceptibles
de correction et sur l'information de l'opinion. Ce n'est en tout
cas pas en revisitant les vieilles lunes que l'on y parviendra.
Philippe j. Bernard est ancien président du département
humanités, sciences sociales à l'Ecole polytechnique
LE MONDE | 09.07.01 | 16h02 | analyse .
Le lien d'origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/vie-ses/hodebas/j-bernard.htm
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