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Captation de la valeur ?
par Philippe J. Bernard

Intéressant par l'attention portée à un vrai problème de l'économie contemporaine, le point de vue de Jean-Marie Harribey, "L'entreprise sans usines, ou la captation de la valeur" publié dans la page Débats du Monde (3 juillet) est aberrant par sa méconnaissance de ce qui la fait se mouvoir et ses références à de dangereux sophismes. Ce texte omet de parler de la demande, de l'appétit des consommateurs ou producteurs pour le nouveau. Et il ignore que, contrairement à ce qu'ont enseigné Adam Smith, Ricardo - ou Marx -, le travail est fondement du coût, mais non de la "valeur". On ne doute plus aujourd'hui que celle-ci résulte de la confrontation des offres et des demandes, d'où les variations erratiques que l'on connaît.

Le moteur de l'économie capitaliste, ce processus de destruction créatrice, selon la formule bien connue de Schumpeter, système par bien des côtés injuste et déséquilibré, ce sont les aspirations des hommes, leur désir d'affranchissement de servitudes diverses, leur appétit de satisfactions, voire de rêves dont les produits et services disponibles seront le signe ou le substitut.

Le spectacle du désordre ambiant fait espérer une "autre" économie. Mais l'expérience montre qu'une "économie des besoins" - la planification à la française des années 1950 et 1960 en avait donné une illustration relativement satisfaisante - rencontre bientôt ses limites. La croissance de la productivité est en effet telle que le système risque au moindre accident de tomber en panne. Les aspirations seront frustrées, d'où le besoin périodique d'une nouvelle offre pour stimuler les envies.

Si les entreprises entendent aujourd'hui tirer parti de leur image de marque en se réservant la conception et la mise sur le marché de leurs produits, c'est afin de sortir de cette trappe. Bien sûr, les risques majeurs, y compris celui de diminution des rémunérations, sont ainsi transférés sur des sous-traitants souvent lointains. Cette situation mérite attention, mais, de grâce, ne parlons pas de captation de la valeur. Qui sait d'ailleurs s'il n'y aura pas là une façon de la mieux distribuer au bénéfice au moins d'une partie du reste du monde ?

Avec la "nouvelle économie" et le pouvoir accru de la finance, on a vu quelques économistes que l'on avait connus plus keynésiens se convertir au concept de "création de valeur". Mais les critères classiques comme celui de l'optimum de Pareto n'ont pas à être oubliés : une situation est préférable à une autre s'il lui correspond un accroissement des revenus et si nul ne voit diminuer le sien. Clairement, l'économie américaine des vingt-cinq dernières années n'est pas dans ce cas. Le capitalisme a survécu et prospéré parce que, périodiquement, des garde-fous lui ont été ajoutés. Cette tâche mérite toujours attention.

Y a-t-il vraiment une "utopie" de la fécondité du capital ? S'il y a utopie, elle n'est pas là, mais dans notre désir à tous d'une économie à la fois performante, juste et équilibrée. Les fondements d'une pareille ambition ne sont pas faciles à découvrir, mais la recherche est à poursuivre. En effet, les idées et aspirations ne sont jamais sans portée.

Il ne manque pas, en France, en Europe et outre-Atlantique de bons esprits qu'inquiètent les tendances de l'économie contemporaine. Il faut porter l'attention sur les points susceptibles de correction et sur l'information de l'opinion. Ce n'est en tout cas pas en revisitant les vieilles lunes que l'on y parviendra.

Philippe j. Bernard est ancien président du département humanités, sciences sociales à l'Ecole polytechnique
LE MONDE | 09.07.01 | 16h02 | analyse .
Le lien d'origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/vie-ses/hodebas/j-bernard.htm