|
Origine : LE MONDE le 3 juillet 2001
http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/sans-usines.html
http://www.ired.org/modules/infodoc/cache/files/pdf/francais/doc00104.pdf
Jean-Marie Harribey est professeur de sciences économiques
et sociales à l'université Bordeaux-IV.
L'ANNONCE faite le 26 juin par le PDG d'Alcatel, Serge Tchuruk, de
son intention de créer "une entreprise sans usines"
doit être prise comme l'expression la plus exacte de l'utopie
capitaliste. Il n'a pas dit "une entreprise sans salariés",
mais sans doute le pensait-il, comme l'y invitent toutes les revues
de management qui théorisent la "création de valeur
pour l'actionnaire".
Que serait une économie dans laquelle les grandes firmes évoluant
à l'échelle mondiale n'auraient aucune usine, aucun
atelier de fabrication ni, à la limite, aucun salarié
? Ces firmes sous-traiteraient toutes les opérations de production,
les externaliseraient de façon à ne conserver que des
activités financières ou, dans le meilleur des cas,
des activités de recherche et de conception.
Leur bilan comptable ferait apparaître essentiellement des actifs
financiers traduisant le contrôle qu'elles exercent sur des
pans entiers de l'économie, voire reflétant leur propriété
intégrale sur ceux-ci. Dans le cas limite d'une pure activité
financière, ces firmes ne produiraient rien et aucune valeur
ajoutée ne sortirait des bureaux et salons du siège
social. Et pourtant nul ne doute que, lors du bilan de l'exercice,
les dirigeants se glorifieraient devant leurs actionnaires de l'immense
"valeur" créée que ces derniers convoitent.
Or ce qui, dans le langage de la finance moderne, est appelé
"création de valeur pour l'actionnaire" ne représente
que de la valeur captée par les entreprises à caractère
financier sur le reste de l'économie. Cette captation de valeur
prend en réalité deux formes.
La première correspond à une modification des conditions
d'emploi de la force de travail permettant d'accroître sa
production et - à effectifs réduits - sa productivité,
de telle sorte que cet accroissement vienne grossir les profits.
Tel est le sens de la revendication permanente du patronat d'améliorer
la flexibilité du travail, dont l'objectif final est de modifier
la répartition de la valeur ajoutée entre travail
et capital.
La seconde forme de captation de la valeur cachée derrière
le mot d'ordre de "création" correspond à
une modification de la répartition de la fraction de la valeur
ajoutée allant aux profits entre les détenteurs de capitaux.
Dans les deux cas il s'agit de répartition, entre travailleurs
et capitalistes d'une part, et entre capitalistes eux-mêmes
d'autre part.
Ces deux phénomènes ne sont pas nouveaux ; ils sont
même caractéristiques du capitalisme. Déjà,
au XIXe siècle, Marx les avaient justement analysés.
Le premier relève directement des mécanismes de l'augmentation
absolue et relative de la plus-value prélevée sur les
salariés. Le second découle de la liberté totale
de circulation pour les capitaux : par le biais de prix formés
en intégrant l'exigence moyenne de rémunération
du capital exprimée sur les marchés financiers, les
secteurs très capitalistiques - jouissant souvent d'une position
dominante - captent au détriment des secteurs moins capitalistiques
- souvent en position dominée - une part de la valeur produite
ailleurs qu'en leur sein.
La concentration à un pôle de la planète du travail
très qualifié, surpayé par rapport au travail
moins qualifié à l'autre bout, ne signifie pas une polarisation
identique de la création de la valeur mais une polarisation
de son appropriation.
La seule nouveauté de la période actuelle est sa transparence
de plus en plus grande. Que l'on ne nous dise plus que le travail
ne crée plus la valeur ou qu'il n'est pas le seul facteur à
la créer, ou encore que c'est le marché qui en est le
lieu de création, voire le créateur lui-même.
Ce raisonnement à la limite et l'aveu cynique du PDG d'Alcatel
établissent sans contestation possible que la fécondité
du capital est le mythe fondateur de l'idéologie capitaliste
en même temps que son utopie irréaliste parce qu'irréalisable.
Un mythe fondateur, d'abord, dans la mesure où sa régénération
permanente est nécessaire à la légitimation du
système. Toute la "science économique" néoclassique
est bâtie sur la négation d'une grande partie de l'économie
politique. Le capital pourrait se valoriser sans intervention du travail.
Le capital aurait la faculté de s'auto-engendrer par l'intermédiaire
de marchés financiers autoréférentiels. Les fonds
de pension auraient en eux-mêmes la capacité d'accroître
la quantité de richesses disponibles pour payer de meilleures
retraites. La "nouvelle économie" serait celle du
virtuel sans production. Tout le monde pourrait s'enrichir à
la Bourse à un rythme supérieur à celui de la
croissance de la production.
Cette suite de balivernes est à l'économie politique
ce que "Loft Story" est à la culture. La déclaration
du philosophe Yves Michaud (Le Monde du 28 juin) s'applique parfaitement
à l'idéologie économique capitaliste : "La
grande bataille dans la société où nous vivons
n'oppose pas le bien et le mal, mais l'intelligence et la connerie.
Les forces de la connerie sont démentielles."
Une utopie irréaliste, ensuite. Le rêve du capital est
de se passer du travail qui est sa source. Rêve impossible,
même aux yeux des thuriféraires du capital. L'ambition
du capital financier est donc de reporter sur une fraction du capital
- celle qui est en position dominée - le coût principal
de la gestion de la force de travail.
Alcatel et Philips veulent vendre leurs usines à des entreprises
capitalistes chinoises ou singapouriennes dont, au besoin, elles rachèteront
plus tard en Bourse une partie des actifs financiers. Directement,
si elles possèdent des actions, ou indirectement si elles imposent
à leurs sous-traitants des prix avantageux, Alcatel et Philips,
comme toute firme à caractère financier, capteront la
valeur produite par des salariés dont elles auront réussi
à se débarrasser. Il en résultera inexorablement
un renforcement de l'exploitation subie par ces derniers car les entreprises
qui les emploieront reporteront sur eux le risque qu'elles ont elles-mêmes
endossé à la suite de la défausse des firmes
imposant leur logique financière.
A l'aube du XXIe siècle, le capitalisme a devant lui un espace
très grand : il y a encore plusieurs milliards d'êtres
humains non prolétarisés qu'il garde en attente dans
les immenses campagnes asiatiques ou africaines et qu'il ne plonge
dans le régime du salariat - dans un premier temps, un régime
sans aucune protection sociale - que lentement mais sûrement
à coups de plans d'ajustement structurel ou d'intégration
dans le marché mondial libéralisé.
Mais le rêve du capital sans travail est absurde car la poursuite
de la marchandisation du monde tend à raréfier les
territoires humains sur lesquels puisse reposer le risque en dernier
ressort.
Comment un rêve aussi absurde peut-il autant fasciner certaines
couches de la population des pays riches auxquelles on fait miroiter
"l'enrichissement sans cause" parce que leur rémunération
proviendrait de plus en plus de dividendes, capitalisés en
plans d'épargne salariale ou en plans de retraite ? Le discours
économique officiel n'a jamais eu qu'une seule fonction : légitimer
l'ordre social présenté comme naturel, en dissimulant
l'origine de la richesse produite, en masquant la captation de la
valeur derrière une fausse création, en accréditant
la thèse d'un capital n'ayant, tel un dieu, d'autre source
qu'en lui-même.
La propriété n'est pas simplement un vol, comme le disait
Proudhon. Elle est aussi un viol. Le capital s'accumule par prélèvement
sur le fruit du travail qui emprunte aujourd'hui des réseaux
globalisés contrôlés par la finance internationale.
Le capital est donc cannibale puisqu'il se nourrit de la substance
humaine. Mais pour assurer sa propre pérennité, il doit
violer la conscience du monde de ceux qu'il exploite. La loi du profit
? Naturelle ! La propriété du capital ? Naturelle !
L'appropriation du vivant ? Inscrite dans l'ordre des choses ! L'appropriation
du savoir ? Affublée du faux nez de "capital humain"
! La régulation collective de l'économie ? Antinaturelle
! Fermez le ban.
Cette violation de la conscience humaine est ce que Marx désignait
du nom de réification ou fétichisme. La particularité
contemporaine est qu'elle s'exprime crûment dans l'exigence
de "création de valeur pour l'actionnaire" dont il
n'est pas dit qu'elle ne peut provenir que du travail. Ce non-dit
était sous-jacent aux thèses, en vogue il n'y a guère,
de la fin du travail et du travail salarié, popularisées
par des prétendus critiques de "l'horreur économique",
euphémisme pour désigner l'horreur du capital.
Une entreprise sans usines ne peut être qu'un objectif minoritaire.
Transposé à l'échelle de la planète, cela
signifierait une humanité sans production. Autant dire la disparition
de l'humanité. Ou bien une fracture mondiale irrémédiable
entre quelques privilégiés et des foules en quasi-esclavage
: une économie inhumaine. Dans le dernier film documentaire
de Pierre Carles, Pierre Bourdieu dit que "la sociologie est
un sport de combat". En le paraphrasant, on peut dire que l'économie
est un sport de coups bas.
|