Un an après la mise en vente du Viagra, que constate-t-on? Le spectre
de l'impuissance n'a pas fini de hanter le mâle contemporain.
Comme le chantait déjà Brassens, «la bandaison, papa,
ça ne se commande pas». C'est ce qu'expérimente le
héros du film de Claude Berri : «La débandade»,
qui sort ces jours-ci sur les écrans romands. La mollesse le surprend
dans son lit et les bras de sa femme. Faiblesse inaugurale qui l'oriente
successivement vers une jeunette pouvant être sa fille, un médecin
vantant les mérites de technologies comiques (le vacuum, sorte
de pompe à durcir le pénis), la chimie miraculeuse du Viagra
et, en désespoir de cause, vers une péripatéticienne
qu'on ne recommandera à personne. C'est l'histoire d'un homme qui
poursuit moins les objets de son désir que le désir lui-même.
C'est «la débandade» comme emblème de la démoralisation
contemporaine du phallus.
Le film de Claude Berri est porté par une lame de fond. On aura
noté, ces temps-ci, que le spectre de l'impuissance paraît
hanter le cinéma. Il y a eu, au printemps, «Romance»,
de Catherine Breillat, où se dévoilent les tourments d'une
femme encombrée d'un partenaire peu motivé par le sexe.
Il y a eu, pour réchauffer l'automne, les débats suscités
par le dernier Stanley Kubrick où Tom Cruise apparaît en
nabot impuissant. Et on va affronter l'hiver avec une «Mauvaise
passe» annoncée où Daniel Auteuil devrait tenir le
rôle du bandeur mou. On peut lire là-dedans comme dans un
inconscient à ciel ouvert. L'homme nouveau est arrivé: il
est angoissé, rongé par l'échec, ébranlé
dans son identité, égaré, invertébré,
flasque, et le signe de sa malédiction pendouille tristement entre
ses jambes. Il règne sur la masculinité un climat dépressionnaire
auquel la biologie elle-même s'associe. Non seulement les spermatozoïdes
sont désormais moins nombreux à peupler le liquide séminal,
mais ils se montrent plus lents et irrésolus dans leur course à
l'ovule.
Le désir est démocrate
Pourtant le désir est partout. Sur les murs de nos villes et de
nos villages. Sur les écrans des télévisions et ceux
des ordinateurs branchés online. Dans les rouages de cette grande
machine à faire désirer de force qui s'appelle la publicité.
Partout, absolument partout, comme une obsession. Jusque dans les laboratoires
de l'industrie pharmaceutique où se concoctent, en ce moment même,
des philtres d'amour que les sorciers de la chimie promettent plus rapides,
plus performants que le Viagra. Car le désir est démocrate:
nul ne doit y échapper. C'est l'impératif catégorique
de notre fin de siècle: il faut s'en préoccuper, le surveiller,
le bichonner, le revitaliser, le doper, l'investir...
A force de le voir ainsi partout excité, on finit par soupçonner
que le désir n'est peut-être plus nulle part. Que révèle
cette inflation? Que le continent sexuel se trouve désormais totalement
colonisé par l'économie marchande? C'est en effet probable.
Mais on peut craindre aussi un phénomène inverse d'abandon,
de désertion, de désaffection. Pas besoin d'avoir lu Freud
pour deviner, derrière l'hédonisme de façade et la
revendication claironnée du plaisir, l'inquiétude du manque
qui pointe le bout de son nez. Sinon, pourquoi tant d'agitation? Pourquoi
tant d'énergie dépensée à regonfler le pénis?
Est-ce qu'on ne cherche pas à exorciser ainsi une terreur diffuse?
Hypothèse: le monde occidental connaîtrait une baisse tendancielle
du taux de désir. Et le mâle postmoderne, lessivé
par l'émancipation sexuelle, serait tenté par un retrait
stratégique. Plus prosaïquement, on pourrait appeler ça
la grande débandade.
Certes, il ne faudrait pas exagérer la nouveauté du phénomène.
L'impuissance est déjà évoquée, dès
l'origine de l'écriture, dans des récits sumériens.
Mais ce qui est en revanche nouveau, c'est l'irruption du «dysfonctionnement
érectile» dans l'espace public, devenant objet de témoignage
et de débats. Il n'est d'ailleurs pas indifférent que l'ancêtre
des reality shows télévisés, le «Psy-show»
produit par Pascale Breugnot, ait consacré sa première émission
d'octobre 1983 à un couple de pompistes venu raconter ce qu'ils
désignaient pudiquement comme un petit problème mécanique.
Depuis lors, les témoignages s'échappent de plus en plus
du cabinet médical où ils demeuraient confinés. De
toute évidence, le porteur du pouvoir phallique a perdu de son
arrogance. Il faudrait être sourd et aveugle pour prétendre
le nier.
Un «homme-paillasson»
Prêtons donc l'oreille à ce que le mâle nous dit aujourd'hui.
Premier constat, la déprime du phallus n'attend pas le nombre des
années. Alexandre, informaticien genevois de 26 ans, se pose en
héritier sceptique de la libération sexuelle: «J'appartiens
à une génération qui a consommé du porno et
des revues du genre "Union" où les confidences des mecs
se font toujours sur le mode bête de sexe. A cause de ma personnalité
émotive, j'ai fortement ressenti cette pression à la performance.
Mais on ne veut pas reconnaître la fragilité de la sexualité
masculine au même titre que la féminine. Pour les femmes,
j'ai souvent été l'homme-paillasson, sensible, attentif,
celui sur lequel elles s'essuient.» L'érotisation de nos
sociétés pourrait ainsi inhiber le sexe au moment même
où elle le banalise. Le psychiatre genevois Pierre Sindelar confirme
cette influence paradoxale: «Les hommes qui viennent consulter sont
souvent saturés d'idées sur la sexualité bien faite
ou mal faite. Ils ressentent cela comme quelque chose d'oppressant. De
manière générale, on constate chez eux les effets
délétères d'une sexualité qui, en s'affichant
partout, tend à les rendre plus spectateurs qu'acteurs.»
Voilà donc l'homme sommé de se montrer à la hauteur.
Dans le désordre des draps, il affronte l'épreuve du plaisir
comme un examen où la moindre mollesse lui vaudrait d'être
recalé. Mis en situation d'échec, il n'est pas rare qu'il
cherche alors son salut dans la fuite. Vincent, courtier en assurances
dans la cinquantaine, confesse un souvenir qui en témoigne. Scénario
classique dans lequel une majorité d'hommes peuvent se reconnaître:
il rencontre une femme au cours d'une soirée, l'attirance est réciproque,
les auspices sont favorables, mais le fiasco tombe comme une douche glacée:
«Le lendemain, quand nous sommes passés au lit, je me suis
tout de suite retrouvé en panne d'érection. Rien n'y fit,
ni mes efforts, ni l'assistance de ma compagne très attentionnée.
Quand nous nous sommes séparés, elle m'a demandé
qu'on se revoie. Mais, pour moi, c'était inutile. Je sentais bien
que ça ne pourrait pas marcher avec elle.»
Même panique chez Dominique, ingénieur de 42 ans, qui se
décrit comme «un grand timide» cultivant des manières
galantes à l'ancienne: «J'étais tombé amoureux
d'une fille plus jeune que moi. Pendant des mois, je lui ai fait une cour
discrète en l'entourant d'attentions. Le jour où elle a
avoué être sensible à mon charme, j'ai paniqué.
Je n'ai pas osé prendre le risque de la décevoir. J'ai donc
choisi une forme de fuite en lui disant qu'elle s'était méprise
sur mes sentiments, que pour moi il n'était question que d'amitié.
Par peur de débander, je me suis ainsi débiné.»
Ici, l'angoisse de la performance va jusqu'à empêcher le
passage à l'acte. Elle agit comme une force de dissuasion sexuelle.
Elle réintroduit le règne de la vertueuse abstinence dans
cette société qui, l'oeil humide, commémore Mai 68
et sa levée des interdits censée augurer d'une jouissance
sans temps mort.
Redéfinitions
Si l'homme n'est plus ce qu'il était, ou ce qu'il a longtemps prétendu
être, c'est que la femme, elle aussi, a changé. Tout le monde
vous le dira: elle est aujourd'hui plus exigeante, attentive à
son plaisir qu'elle fonde désormais en droit. La redéfinition
de la féminité a entraîné celle de la masculinité,
et les vieux habits de la virilité ne sont décidément
plus de saison. Dès les années 80, le style supermacho a
été recyclé par certains homosexuels qui le rejouent
en version kitsch et parodique, exhibant la moustache drue et le cuir
clouté. Au même moment, le monde éberlué a
découvert ce premier congrès d'hommes, au Nouveau-Mexique,
où l'on en vit qui se mettaient à verser des torrents de
larmes en évoquant les affres de leur virilité défaite.
Bientôt, le «soft male» américain, à la
suite de son gourou Robert Bly, prendra la direction de la forêt
profonde où, le temps d'un week-end, il ira rencontrer ses semblables
pour renifler leurs aisselles et chercher avec eux ce que peut bien vouloir
dire: «être un homme». Le «men's movement»
était né, comme un étrange contrepoint au féminisme.
A l'égard des mouvements de femmes, la dette est énorme.
L'hégémonie masculine sur le monde est encore exorbitante;
elle recule pourtant et qui songerait à s'en plaindre? En tout
cas pas nous. Mais le féminisme, lui aussi, a changé de
base. On a vu décliner celui que personnifiait entre autres Simone
de Beauvoir avec sa fameuse formule: «On ne naît pas femme,
on le devient.» A sa place s'est imposé un féminisme
en quête d'une identité naturelle: une essence féminine
immuable à laquelle s'opposerait sa rivale masculine. Aux Etats-Unis,
ce néo-féminisme s'est beaucoup ingénié à
démontrer la supériorité de la première sur
la seconde. Pour ses théoriciennes les plus radicales, le viol
peut être considéré comme inhérent à
la nature même de l'homme.
Des penchants criminels?
On peut sourire de ces féministes américaines en guerre
contre le phallus, qui font planer l'ombre de la justice sur la vie libidinale
et recommandent des godemichés en forme de fleur. Il n'empêche
que leur représentation du mâle se répand jusque sous
nos latitudes. Psychiatre et sexologue lausannois, Maurice Hurni dénonce
ainsi une campagne lancée en Suisse, en mai 1997, et intitulée
«Halte à la violence contre les femmes dans le couple»:
«La campagne postule que cette violence ne peut être que l'oeuvre
des hommes, comme si les femmes étaient dénuées de
toute violence propre.» Suspect de penchants criminels enracinés
dans sa nature, le mâle contemporain ne sait plus très bien
où il en est. Il appréhende la chambre à coucher
comme le terrain où se rallume la guerre des sexes. Souvent, il
réagit en surenchérissant de manière indécente
dans le registre victimaire. Le repli masturbatoire, l'alcool ou le suicide:
à en croire certains, l'homme n'aurait plus d'autre choix.
Selon Maurice Hurni, l'homme qui vient chez le sexologue exprime un désarroi
d'une tonalité nouvelle: «Auparavant, les problèmes
fonctionnels dominaient. Maintenant, c'est plus grave: c'est le désir
lui-même qui fait défaut. De plus en plus d'hommes montrent
une sorte de désintérêt global pour la chose sexuelle.
S'ils consultent, c'est avant tout parce qu'ils craignent de ne pas être
normaux, mais beaucoup disent qu'ils pourraient s'en passer.» C'est
à se demander si la sexualité est vraiment faite pour tout
le monde. Au fond, combien sont-ils ceux qui, hommes et femmes confondus,
rêvent secrètement de s'en débarrasser? Travailleur
social de 38 ans et divorcé, Lucas fait partie de ceux qui ne veulent
plus endurer «la dictature du désir et du plaisir»:
«Je crois que je suis loin d'être le seul à ne plus
avoir envie de faire l'amour, mais moi je l'assume. Est-ce que je suis
impuissant? Je n'ai en tout cas pas de problèmes physiques, si
c'est ce que vous sous-entendez. Mais l'absence de désir me permet
d'avoir d'autres rapports, plus profonds, avec les femmes. Souvent, elles
m'apprécient parce qu'elles ne se sentent pas agressées
par ma virilité. Cette tranquillité des sens m'apporte une
véritable paix intérieure.» Fin de la mêlée
des corps: dans «Sodome et Gomorrhe», Proust avait déjà
lancé cette prophétie: «Les deux sexes mourront chacun
de son côté».
Ils battent en retraite
La débandade ne se résume donc pas à l'angoisse du
mâle au moment de la pénétration. La tentation de
battre en retraite flotte dans l'air du temps et se laisse deviner à
travers mille signes. Par exemple, le succès polémique qu'a
connu Michel Houellebecq, l'an dernier, avec «Les particules élémentaires».
Où conduit ce roman entrelaçant les destins de deux demi-frères?
Tandis que Bruno descend aux enfers de la chair flasque et triste, Michel
poursuit des recherches génétiques qui, dans les dernières
pages, dessine l'aube d'une humanité nouvelle: «Dès
que le code génétique serait entièrement déchiffré
(et ce n'était plus qu'une question de mois), l'humanité
serait en mesure de contrôler sa propre évolution biologique;
la sexualité apparaîtrait alors clairement comme ce qu'elle
est: une fonction inutile, dangereuse et régressive.» L'horizon
de la fiction, c'est ce rêve inquiétant de séparer
la procréation d'une sexualité désormais redoutée
comme on redoute les maladies sexuellement transmissibles.
Telle est du moins la thèse de l'essayiste Jean Baudrillard («Ecran
total», Galilée, 1997): «On a peur d'attraper le sida,
mais on a peur aussi d'attraper le sexe tout simplement, on a peur d'attraper
quoi que ce soit qui ressemblerait à une passion, à une
séduction, à une responsabilité. Et, dans ce sens,
c'est encore le masculin qui est le plus profondément victime de
l'obsession négative du sexe. Au point de se retirer du jeu sexuel,
harassé d'avoir à assumer un tel risque, fatigué
sans doute aussi d'avoir assumé historiquement pendant si longtemps
le rôle du pouvoir sexuel.»
Michel Audétat, collaboration: Marie Abbet, Pierre-André
Krol et Michel Zendali 14 octobre 1999
L'article PANNES DE DÉSIR "Les mâles en pleine débandade"
a été publié en Suisse sur le site Webdo le site
du journal "L'hebdo". Le lien d'origine http://www.webdo.ch/hebdo/hebdo_1999/hebdo_41/viagra1_41.html
Le lien de cette publication http://www.webdo.ch/index.html
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