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Comment fabriquer un individu néolibéral
Rencontre avec Pierre Dardot et Christian Laval,
auteurs de «la Nouvelle Raison du monde».
Par ERIC AESCHIMANN

Origine : http://www.liberation.fr/livres/0101320480-comment-fabriquer-un-individu-neoliberal

Pierre Dardot est philosophe, spécialiste de Marx et de Hegel. Christian Laval est sociologue, chercheur à Paris-X Nanterre. Il y a deux ans, avec El Mouhoub Mouhoud, ils avaient publié Sauver Marx ?, une critique minutieuse et acérée de l’interprétation du néocapitalisme selon Toni Negri. D’ampleur plus vaste, la Nouvelle Raison du monde propose une lecture du néolibéralisme inspirée par Foucault. «Il faut désormais, à gauche, cesser de penser que nous savons à quoi nous avons affaire quand nous parlons de "libéralisme" ou de "néolibéralisme", y écrivent-ils. Le prêt-à-penser "antilibéral", par ses raccourcis et ses approximations, nous a fait perdre trop de temps.» Rencontre.

Le néolibéralisme, affirmez-vous, «avant d’être une idéologie ou une politique économique, est d’abord et fondamentalement une rationalité». Qu’est-ce qu’une «rationalité» ?

Pierre Dardot : Foucault définit la rationalité gouvernementale comme une logique normative présidant à l’activité de gouverner, au sens de gouverner les hommes directement, mais aussi de façon indirecte : de les amener à se conduire d’une certaine façon. La rationalité n’est pas l’exercice d’une contrainte, d’une oppression. A cet égard, le néolibéralisme ne saurait être réduit au seul domaine de la politique économique (les privatisations, la dérégulation), ni à un corpus doctrinal identifié (Friedman, Hayek), ni aux dirigeants qui s’y sont convertis à la fin des années 70 (Reagan, Thatcher). La rationalité néolibérale que nous étudions a une portée plus vaste et a pu être mise en œuvre par des gouvernements se réclamant de la gauche.

Qu’est-ce qui définit la «rationalité» néolibérale ?

Christian Laval : Sa façon d’amener les sujets à agir sur le mode de la concurrence. Par exemple, à propos de l’éducation : le néolibéralisme va s’employer à faire en sorte que les individus cherchent à maximiser leur intérêt au détriment de toute considération éthique. L’actuelle réorganisation de l’université repose tout entière sur la logique normative selon laquelle les comportements des individus, des laboratoires et des facultés doivent obéir exclusivement au principe de la concurrence. Foucault a montré que les premiers théoriciens libéraux, notamment Smith et Ferguson, à la fin du XVIIIe siècle, pensaient le marché selon une logique de l’équivalence : on échange un bien contre un autre bien et chacun en bénéficie. Le néolibéralisme, lui, repense le marché selon la logique de la concurrence, donc de l’inégalité.

De quand date ce tournant ?

P.D. : Dès la fin du XIXe siècle, chez le philosophe anglais Spencer, qui propose d’étendre Darwin et son concept de «sélection naturelle» à d’autres champs, notamment sociaux. Spencer opère une naturalisation du social : pour lui, une même loi universelle d’évolution, donnant des avantages à ceux qui sont les plus aptes, s’applique à toutes les sociétés humaines. Les néolibéraux n’aiment guère qu’on leur parle de Spencer, à cause de son biologisme. Pourtant, c’est bien chez lui qu’ils ont trouvé l’idée que le marché, c’est la concurrence. Mais, là où Spencer y voyait un mécanisme naturel, eux ont estimé que c’était un système à construire, requérant une intervention active et continue de l’Etat. C’est notamment le point de vue des «ordolibéraux» allemands.

C.L. : Lorsque le libéralisme entre en crise, à la fin du XIXe, deux courants apparaissent : un libéralisme justifiant l’intervention de l’Etat dans une optique stabilisatrice et redistributrice, dont la figure la plus fameuse sera John Maynard Keynes ; et le «néolibéralisme», qui, dès les années 30, proposera de faire du marché concurrentiel le nec plus ultra de la vie économique et sociale - avec la participation active de l’Etat. Certes, le keynesianisme triomphe après guerre. Mais le néolibéralisme n’a pas désarmé : les «ordolibéraux» allemands ont eu une influence déterminante sur la construction européenne, à commencer par le Traité de Rome lorsqu’il fixe le principe d’une «concurrence libre et non faussée». Cessons de voir le néolibéralisme comme une vague venue des pays anglo-saxons : il faut porter au jour cette filiation européenne.

Comment le néolibéralisme s’impose-t-il comme «rationalité» ?

P.D. : Il n’y a pas eu de plan secret visant à promouvoir le modèle néolibéral. Celui-ci a profité de la crise du keynesianisme, comme ce dernier avait profité de la crise du capitalisme dans les années 20 et 30. Rien n’indiquait que le principe de la concurrence prendrait la relève comme nouvelle norme mondiale. Sa codification ne date d’ailleurs que de la fin des années 80, avec ce que l’on appelle le «consensus de Washington», qui fixe les normes monétaires et budgétaires imposées aux pays en échange de l’aide du FMI.

C.L. : Le terme clé est celui de discipline. Au milieu des années 70, les experts internationaux dressent un constat alarmiste. «La situation est ingouvernable, disent-ils en substance, il y a un manque de discipline sociale.» C’est l’époque où Raymond Barre plaide pour la discipline monétaire et budgétaire. Mais aussi le moment où apparaît la fabrique du «sujet néolibéral», avec la mise en concurrence des individus, les techniques d’évaluation, l’encouragement à l’endettement privé, l’incitation à se transformer en un capital humain. L’individu est entrepreneur de lui-même, se soucie d’accumuler, de réussir, est responsable, donc coupable de son éventuel échec - tous ces points sont devenus les nouveaux symptômes individuels et sociaux auxquels sont confrontés psychanalystes et sociologues.

Le sujet néolibéral prend pour une liberté ce qui ne serait que concurrence. Pourtant, ne jouit-il pas d’une autonomie enviable par rapport aux normes en vigueur il y a cinquante ans ?

C.L. : Nous refusons tout retour à l’ordre moral. Nous voudrions plutôt déplacer la question. En voulant rendre le sujet performant à tout prix et en tout domaine, le néolibéralisme pose comme règle paradoxale un principe d’illimitation. Mais cette illimitation masque qu’il existe, dans la réalité, une limite au désir, fixée par le capital et l’entreprise. L’illimitation promise par le néolibéralisme n’a rien à voir avec l’autonomie, tout comme la «gestion mentale des affects», dont parlent les manuels de management, ne saurait prétendre à être une «maîtrise de soi». Il ne faut pas voir dans le sujet néolibéral un être libéré de toutes ses chaînes. C’est l’erreur commune des conservateurs et des adeptes de la «modernité». Ce que nous désignons comme le «dispositif de performance-jouissance» est un système qui agit de l’intérieur du sujet mais n’en reste pas moins un mode de discipline sociale.

Peut-il exister un jour une «gouvernementalité», une «rationalité» de gauche ?

P.D. : Foucault remarquait que, lorsqu’elle était au pouvoir, la gauche adoptait soit un mode de gouvernement ou une gouvernementalité libérale, soit une gouvernementalité administrative et bureaucratique. Il faut sortir de cette alternative. Une gouvernementalité de gauche devra partir du principe que le bien commun est une affaire commune. Et ceci pas seulement au sens de mécanismes formels de prise de décision, mais aussi de pratiques vivantes, où l’on met en commun, où l’on coopère. Dans le champ de la connaissance ou dans celui de l’environnement, la logique du commun est très forte et informe directement certaines pratiques sociales : c’est cela qu’il faut développer. Il faut réinterroger le communisme, non pas en partant de l’objectif d’une société idéale, mais en partant des pratiques communes déjà existantes. Au XVIIIe, «communiste» voulait dire partisan du bien commun.