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Origine :http://www.lemonde.fr/idees/article/2009/04/03/vers-un-krach-du-sujet-neoliberal-par-pierre-dardot-et-christian-laval_1176268_3232.html
La catastrophe économique dissipe peut-être les illusions
les plus grossières sur le marché autorégulateur,
elle rend un peu moins arrogants les doctrinaires du capitalisme
mondial, elle provoque les conversions spectaculaires de quelques
"responsables" qui voudraient faire oublier au plus vite
leurs aveuglements.
Mais elle n'entraîne pas encore le blocage de tous les dispositifs,
de tous les discours, de toutes les politiques qui constituent le
mode actuel du gouvernement des hommes et des sociétés.
Ce mode a un nom : le néolibéralisme. Pour le dire
avec Michel Foucault, cette rationalité consiste en une certaine
"conduite des conduites", une manière d'inciter
les sujets à se conduire selon le modèle de l'entreprise
et la norme générale de la concurrence.
En établissant partout des situations de concurrence entre
les sujets, en les incitant à devenir les gagnants d'une
compétition universelle, en instaurant contrôles et
surveillances, et surtout en poussant à l'autocontrôle,
en faisant de la performance la règle de vie de chacun, elle
a pour effet la construction d'un nouveau sujet, d'un néosujet
comme disent certains psychanalystes.
Une telle logique normative relève en effet tout autant
du rapport à soi que du rapport aux autres. Elle est autant
subjective que politique. C'est ce qui fait sa force et rend difficile
de l'enrayer. Que l'on considère le chef de service qui se
prend pour un "manageur moderne", le salarié soumis
aux procédures culpabilisantes de "l'évaluation",
le consommateur dont les désirs sont captés par l'espoir
de joies ineffables acquises à bon prix, l'étudiant
invité à confondre les progrès de la connaissance
avec la croissance individuelle d'un "capital humain",
c'est chaque subjectivité qui, sous tel angle particulier,
est amenée à se conformer à l'impératif
de l'illimitation. Se dépasser soi-même, s'outrepasser,
telle est la maxime de la subjectivité néolibérale.
L'accumulation du capital est devenue le principe du fonctionnement
individuel, comme s'il fallait que l'existence soit indexée
à la vie de la finance, comme si chaque individu devait se
regarder comme une "autoentreprise" : au "toujours
plus" exigé des travailleurs (performance) répond
le "toujours plus" espéré des consommateurs
(jouissance). Pire encore, la jouissance de soi est censée
s'éprouver dans le dépassement de toute limite. Aussi
convient-il de parler d'un dispositif de "performance-jouissance".
Trois décennies de gouvernement néolibéral
livrent cette leçon : pas d'extension possible du capital
sans transformation de l'homme. Il s'agit en conséquence
non seulement de prolétariser les populations jusqu'aux confins
de la planète, d'accroître les inégalités
entre riches et pauvres, mais aussi de "dynamiser" les
sujets en faisant de chaque salarié un individu calculateur,
maximisateur, un "entrepreneur de soi". Mme Thatcher,
fidèle à l'éthique puritaine, avait trouvé
la formule : "Economics are the method, the object is to change
the soul."
Changer l'âme est un beau projet qui ne va pas sans des disciplines
multiples. La diffusion générale des techniques de
l'évaluation individualisante et quantitative, l'essor des
méthodes de "développement personnel", l'omniprésence
du marketing dans les rapports humains, la promotion du sport de
compétition comme modèle de rapport à soi,
la soumission de la politique à la logique du management
: ces dispositifs font système et tendent à imposer
une certaine forme d'existence.
La crise financière et économique arrêtera-t-elle
ce modelage redoutable des sociétés ou conduira-t-elle
à l'intensifier, moyennant quelques corrections des règles
de la finance ? Nul ne peut encore le dire. Pour les pouvoirs en
place, la ligne est en tout cas claire : si la crise appelle des
mesures d'urgence à l'écart du dogme, elle est aussi
l'occasion d'accélérer les "réformes"
en tout domaine, et particulièrement dans l'action publique,
levier des mutations à venir.
Si cette crise, aussi profonde et longue qu'elle s'annonce, ne
mettra pas fin d'elle-même à la logique néolibérale,
elle crée une situation nouvelle en modifiant les conditions
de l'affrontement. Lutte contre la précarisation et la pauvreté,
refus de concevoir autrui comme un concurrent, dégoût
pour la commercialisation et la financiarisation de la vie quotidienne,
actes individuels ou collectifs d'insoumission contre l'ordre de
la performance dans les entreprises : au nouvel appauvrissement
des populations s'opposent les "révoltes logiques"
des nouveaux pauvres, à la surveillance méticuleuse
des comportements et à la comptabilité absurde des
relations s'opposent des formes nouvelles de résistance transversale.
Quand s'impose la logique entrepreneuriale, les professionnels
des institutions d'éducation, de soin, d'information, de
justice, de culture se coordonnent, les chercheurs et les universitaires
en masse font dissidence. Ne se dirige-t-on pas vers l'épuisement
des ressorts du néosujet ? A quoi bon cette "réussite"
si factice, cette course si ennuyeuse et si morbide à l'enrichissement,
cette vie où l'individu réduit à sa misérable
condition de "capital humain" s'exploite et se dévore
lui-même ?
La crise présente devant chacun la division radicale des
choix possibles d'existence, elle pose à chacun la question
éthique et politique ancienne et toujours décisive
: quelle société est-il bon de promouvoir, quelle
vie est-il bon de mener ? Comme toujours en pareil cas, la réponse
n'est écrite nulle part.
Pierre Dardot est philosophe.
Christian Laval est sociologue.
Tous deux animent le groupe d'études et de recherches Question
Marx et ont publié "La Nouvelle Raison du monde"
(La Découverte, 498 p. 26 €).
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