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Origine :
http://bouillaud.wordpress.com/2009/07/23/pierre-dardot-et-christian-laval-la-nouvelle-raison-du-monde-essai-sur-la-societe-neoliberale/
Christophe Bouillaud est professeur agrégé de science
politique à l’Institut d’Etudes politiques de Grenoble
depuis 1999. Agrégé de sciences sociales (1988). Ancien
élève de l’Ecole normale supérieure (rue
d’Ulm).
Pierre Dardot et Christian Laval présentent sous une belle
couverture noire (façon « livre noir » de quelque
mal affligeant l’humanité souffrante) leur essai commun,
La Nouvelle Raison du Monde. Essai sur la société
néolibérale (Paris : La Découverte, 2009).
La couverture dit assez le propos de cette association entre un
philosophe et un sociologue : présenter et dénoncer
une nouvelle peste intellectuelle, la rationalité néolibérale
qui aurait envahi tous les aspects de nos comportements.
On trouvera en ligne dans la revue Pratiques. Les cahiers de la
médecine utopique un interview des auteurs, qui donne une
idée assez étendue de ce que les auteurs ont voulu
démontrer dans leur ouvrage, cela va un peu plus loin que
leur interview de Libération qui rabat un peu trop leur propos
sur l’actualité.
Dans le livre, les deux auteurs insistent bien sur le fait que
cette rationalité néolibérale n’est pas
seulement d’une idéologie, soit une vision politique
des choses exprimée à travers des écrits et
mise en œuvre par des forces politiques et économiques
précises, mais une rationalité au sens fort. Qu’est-ce
à dire? Si j’ai bien compris, la rationalité
dont il est ici question est issue de la réflexion du «
dernier Michel Foucault », celui des cours au Collège
de France. La rationalité néo-libérale est
l’esprit qui anime la présente « gouvernementalité
» des hommes dans le monde contemporain. En pratique, cela
veut dire qu’elle est présente partout : dans nos pensées,
dans les institutions, dans les normes sociales, dans les «
dispositifs » qui encadrent notre subjectivité même,
que personne n’en a donc le contrôle absolu, ni n’en
est donc responsable au premier chef, que l’histoire telle
qu’elle se déroule ne correspond au plan de personne
en particulier, mais d’une (mal)heureuse conjonction entre
des courants divers de l’historicité. Par exemple,
ce ne sont pas les idées néolibérales d’un
Hayek & Cie qui nous ont mené là où nous
nous trouvons, mais l’utilisation de ces idées par
des acteurs économiques, sociaux et politiques, qui en avaient
besoin pour leurs propres tactiques de court terme dans les années
1970-80, et qui se sont retrouvés en quelque sorte prisonniers
des conséquences de la réussite de leurs actes. On
remarquera cependant qu’à suivre la propre présentation
synthétique de leur thèses par les auteurs dans leur
conclusion (p. 457-458), on se trouve tout de même très
proche d’une intentionnalité au sens idéologique
ordinaire déniée par ailleurs. Pour eux, le néolibéralisme,
c’est en effet ce « constructivisme social » qui
pose que, ni le marché, ni surtout la concurrence, ne sont
des faits de nature, mais qu’ils doivent être construits
à travers des normes qui font de la concurrence le moteur
central de toute activité humaine et que l’État
est nécessaire à la mise en place et au maintien de
cet ordre social de la concurrence qui est tout sauf spontané.
En somme, contrairement au « laissez-fairisme » (le
libéralisme du XIXème siècle), le néolibéralisme
serait une doctrine de la construction de la concurrence à
travers l’usage de la souveraineté étatique.
Il aboutirait au règne des experts contre toute expression
démocratique d’une volonté collective. La thèse
ainsi résumé n’est pas vraiment originale; elle
constitue comme une réitération de gauche des thèses
de ce cher Hayek dans Droit, législation et liberté,
où le pourfendeur du constructivisme des autres (socialistes,
keynésiens, etc.) serait ainsi renvoyé à son
propre désir de faire la société à son
idée. On notera d’ailleurs qu’à ce compte-là,
le premier libéralisme n’a jamais existé vraiment,
puisque, comme chacun devrait le savoir même un philosophe
et un sociologue, l’ère libérale s’est
ouverte en France par une loi, la célèbre loi Le Chapelier
de 1791, abolissant les corporations et interdisant les coalitions,
qui, justement, pour avoir une efficace socioéconomique avait
besoin du bras séculier de l’État! Que le «
marché libre » en régime capitaliste soit une
construction politique, quelle belle découverte! Et que dire
de ce slogan du brave Guizot, « Enrichissez-vous par le travail
et par l’épargne! », n’était-ce
pas de la gouvernementalité néolibérale destinée
à organiser les conduites journalières de tout un
chacun? Et avez-vous lu les mémoires de ce cher Benjamin
Franklin?
Au total, comme sans doute les auteurs dénieraient mon approche,
m’accusant de les avoir mal lus, je ne suis pas sûr
de bien même comprendre ce concept de rationalité néolibérale,
je l’identifie pourtant assez avec la fameuse « cage
d’acier » qu’aurait bâti autour de nous
et surtout en nous le capitalisme selon Max Weber. Les auteurs référent
plutôt leur concept à M. Foucault; leur texte est en
effet parsemé de références critiques à
ses écrits , qui m’ont paru parfaitement exaspérantes.
Nous voilà donc face à des post-marxistes (qui animent
un séminaire « Questions Marx » depuis 2004)
qui nous proposent une lecture herméneutique de M. Foucault.
Ils croient deviner dans les formules du grand homme trop tôt
disparu tant d’intuitions radicales sur notre temps. Mais
bon, passons, je ne suis pas foucaldien…
L’ouvrage comporte toutefois quelques points forts qui en
rendent la lecture agréable, sinon vraiment utile.
Tout d’abord, les auteurs proposent de fait une « généalogie
» de l’actuelle pensée néolibérale,
en la faisant remonter à ces sources jusqu’à
l’Enligthment britannique- application de la méthode
généalogique de Michel Foucault. Malgré les
dénégations des auteurs, cela ressemble toutefois
diablement à de la bonne vieille histoire des idées
dans la mesure où, en dehors d’incantations répétitives
sur la gouvernementalité, aucun lien n’est vraiment
fait avec la manière de fonctionner de la société
britannique à la suite de ces écrits (quel lien par
exemple entre la pensée d’un Adam Smith et la société
victorienne réellement existante?). La première partie
(I. Des limites du gouvernement) constitue donc un résumé,
plutôt habile, des thèses des grands auteurs (J. Locke,
A. Smith, J. Bentham, etc.) qu’un étudiant de philosophie
politique est censé connaitre. Bizarrement, le livre classique
de C. B. Mac Pherson, La théorie politique de l’individualisme
possessif : d’Hobbes à Locke, n’est cependant
pas cité, et le pauvre Jean-Claude Michéa est exécuté
au détour d’une note (p.70) comme un vulgaire anarchiste
du POUM par un Commissaire politique. Il est vrai que les auteurs
se concentrent plutôt sur ce qui allait être connu par
la suite sous le nom d’utilitarisme. Les auteurs continuent
dans ce registre , mi-informatif, mi- »je refais l’histoire
de la pensée à moi tout seul » à l’intention
du bon peuple, dans la deuxième partie (II. La refondation
intellectuelle), qui, elle, résume utilement ce que l’on
sait de la genèse du néo-libéralisme. Comme
il se doit en pareil cas, les auteurs proposent leur interprétation
du Colloque Walter Lippman de 1938, sur lequel décidément
on peut lire bien des choses ces temps-ci en français (cf.
les travaux de Serge Audier et de François Denord, tous deux
cités). Le chapitre 7 de cette deuxième partie, consacré
à l’ordolibéralisme (« L’ordolibéralisme
entre ‘politique économique’ et ‘politique
de société’ ») offre une introduction
séduisante à cette doctrine politique qui a régi
les premiers pas de la République fédérale
d’Allemagne, et qui a influencé le Traité de
Rome (voir chap. 11. « Les origines ordolibérales de
la construction européenne »). La troisième
partie (III. La nouvelle rationalité) constitue elle un inventaire
de tous les aspects de notre vie qui sont en proie à la rationalité
néolibérale : cela va du fonctionnement des entreprises,
de l’État et de l’Union européenne à
– bien plus intéressant peut-être – à
notre psyché individuelle qui serait formatée pour
correspondre à cet « ordre spontané »
comme dirait von Hayek qu’est devenu la rationalité
néo-libérale qui, en nous, s’est faite chair!
Bref, quelque lecteur déprimé à la recherche
d’un grand récit d’horreur qui mènerait
des vaticinations de quelque penseur parfois un peu oublié
d’il y a deux siècles à une nouvelle version
de l’ »homme unidimensionnel » (Marcuse) révisé
par les présents disciples de M. Foucault, devrait trouver
dans ce livre de bonnes raisons de désespérer franchement
de tout. J’ai personnellement eu l’envie de me convertir
à l’alcoolisme « grand-russe » en les lisant.
Si on en croit en effet les auteurs, nous sommes pris dans ce monde-là,
si j’ose dire, de l’intérieur, un peu à
la manière du monstre d’Alien qui ne cherche qu’à
croitre et enlaidir au détriment des humains qu’il
infeste, et les auteurs n’offrent, contrairement à
ce qu’ils déclarent, pas grand chose pour nous en faire
sortir. On se trouve là devant un bel exemple de pensée
critique, qui se veut un mixte des héritages de M. Foucault
et de K. Marx, qu’Umberto Eco aurait classé dans les
années 1960 dans la catégorie des « apocalyptiques
». Les auteurs aboutissent certes à un appel à
une nouvelle rationalité collective, bien peu engageante
toutefois tant elle reste abstraite et qui n’est d’ailleurs
évoquée que dans les pages 475-480. Les auteurs y
appellent à une nouvelle « subjectivation« ,
à l’auto-construction collective d’un nouveau
moi. Arnaud Viviant dans son commentaire de l’ouvrage se moque
du nom qu’ils lui donnent, « la raison du commun »
(en persifflant en conclusion de son post qu’« avec
un nom aussi nul, gageons que cette raison-là ne s’imposera
jamais.« )
La thèse des auteurs d’une rationalité néolibérale,
dont le cœur serait non le marché (l’échange),
mais la concurrence (le dépassement de soi, l’illimité
du désir dans un monde pourtant fini parce qu’envisagé
sous son seul aspect matériel, le jeu agonistique) et dont
le gardien serait l’État (se comprenant lui-même
comme soumis à la concurrence), possède sans aucun
doute une grande part de validité, mais elle me semble tellement
englobante qu’elle en devient aveugle à des «
contradictions secondaires » qui ne sont pas si dénuées
de sens que cela. On se sent là face à une construction
typique de ces philosophes qui croient avoir résumé
d’un concept une époque, entre Hegel et Comte en somme.
Or, comme ce sont là les jours consacrés par les médias
au Tour de France, on ne peut que constater qu’effectivement
le spectacle cycliste est entièrement « concurrence
» : entre les coureurs, entre les équipes, entre les
annonceurs, pour l’audience télévisée,
et que, si valeurs du sport il y a, la concurrence y occupe la place
centrale. En revanche, on comprend mal pourquoi alors, si on suit
l’idée d’une rationalité néolibérale
englobante, on y lutte contre le dopage. On pourra bien sûr
rétorquer que c’est là une vaste blague destinée
aux gogos. Certes, mais cette lutte contre le dopage indique que
la justification de la compétition repose sur une idée
de justice des conditions de concurrence : il n’est bien sûr
pas question que quelqu’un fasse le Tour de France avec un
vélo à assistance électrique, il est aussi
interdit de le faire sous assistance chimique, cet affrontement
doit reposer sur des éléments légitimes de
compétition (physique reçu par chacun de sa génétique,
caractère, entrainement, tactique de course, etc.) Plus généralement,
ce qu’oublient nos critiques de la rationalité néolibérale,
c’est que la concurrence opère toujours en posant une
limite entre le licite et l’illicite. Or celle-ci repose de
fait sur une certaine vision morale du monde. Si seule la concurrence,
le fait de gagner (et accessoirement de jouir de cette victoire),
était la valeur à respecter, l’usage de toutes
les drogues serait permise; or ce n’est pas le cas, dans aucune
compétition « sportive » d’ailleurs (même
si partout il existe des tricheurs). Il existe toujours des limites
morales, reposant souvent sur l’intuition ou la tradition.
Ces limites, si j’ose dire, se rencontrent y compris dans
des formes ultimes de la concurrence, comme avec les entreprises
maffieuses. Celles-ci, le plus souvent, font émerger des
règles implicites (ou parfois explicites) de leurs affrontements.
Par ailleurs, toujours pour reprendre l’exemple du Tour de
France, une partie des spectateurs veut croire à la loyauté
de la concurrence qu’on lui propose; autrement dit, il existe
un soutien de masse pour une « concurrence libre et non faussée
» (comme dit la formule des Traités européens).
Le « non faussée » fait partie du néolibéralisme
aussi et renvoie à d’autres ordres de jugement que
le seul calcul benthamien, amoral, des plaisirs (illimités)
et des peines, que les auteurs inscrivent comme arrière-plan
de leur rationalité néolibérale. Bien sûr,
on pourrait dire que tous ces interdits qui régulent la concurrence
sont des hypocrisies, des faux-semblant, des limites qui sont destinées
à être transgressées par les vrais gagnants;
or l’histoire contemporaine me semble pleine au contraire
de création de limites nouvelles, pour des raisons explicitement
morales, qui encadrent la concurrence, la recherche du plaisir,
la lutte de tous contre tous, au nom de valeurs morales ou politiques
(pensons par exemple à la montée en puissance de lois
anti-discrimination sur le marché du travail ou celles qui
régentent la sexualité « libérée
»). Nous sommes certes dans une époque où les
normes du bien-vivre se multiplient comme l’avait vu Michel
Foucault si j’ai bien compris cet auteur, mais je doute qu’on
puisse les résumer à une seule exhortation à
être un individu concurrentiel qui accumule du plaisir et
des biens matériels. Que faire alors de l’interdiction
des drogues dans ce cas? Pourquoi la pédophilie est-elle
de plus en plus strictement pourchassée (à juste titre
si je puis me permettre)? Pourquoi limite-t-on la vitesse sur les
autoroutes (là encore à juste titre)? Pourquoi le
slogan « Live fast and die young » n’est pas très
bien en cour ces temps-ci (même si les sports à risque
sont à la mode)? Si tout le monde se dopait à la cocaïne
ou aux amphétamines, cela améliorerait la productivité
moyenne du travailleur français, tout en résolvant
en plus le problème des retraites par mortalité prématurée,
étrange tout de même qu’aucun responsable de
l’économie ne le propose alors que la rationalité
néolibérale est prétendument si impérieuse!
Pour tout dire, les auteurs font comme si toutes les institutions,
tous les individus, toutes les normes, étaient déjà
mus par cette rationalité néolibérale, comme
si tout le monde ne réagissait plus que comme une caricature
d’individu benthamien, qu’il n’y aurait plus dans
cet univers que des « traders » à la recherche
de leur bonus ultime. Or, dans le monde contemporain, tous les actes,
toutes les normes et toutes les institutions peuvent-ils être
renvoyés à une telle rationalité impérieuse
du toujours plus d’argent et de jouissance? Je ne le crois
pas : on pourrait citer du point de vue strictement individuel le
fait que beaucoup d’individus ne voient pas leur vie comme
une occasion de maximiser leurs plaisirs et de diminuer leur peine;
il existe aussi beaucoup d’individus qui trouvent déjà
plaisir dans une activité à la fois individuelle et
collective, comme pour tous ceux qui ont un hobby ou tous les millions
de « fans de »; au plan plus collectif et institutionnel,
il reste bien des gens qui croient à l’armée,
à la religion, à la médecine, à l’éducation,
à un métier quelconque fait aussi pour lui-même.
Ils reste aussi bien des gens qui aiment ou qui haïssent pour
des motifs qui n’ont pas grand chose à voir avec une
rationalité néolibérale de filiation benthamienne.
On pourrait refaire ici toute la sociologie de la diversité
de nos sociétés, où, pour le moins, il y a
à la fois les « gens de peu » et des «
terroristes, » deux catégories polaires d’individus
difficilement subsumables dans la rationalité néolibérale.
Les auteurs ont par contre raison de souligner que l’art
de gouverner, de gérer les institutions, tant à se
résumer à une version « prêt-à-porter
» du néolibéralisme, entendue comme gestion
quantifiée de tout, ils ont raison aussi de montrer que certains
individus se font « entreprise » d’eux-mêmes
et adhérent, semble-t-il sans distance, à la théorie
du capital humain, mais ils négligent toute cette énorme
masse qui ne suit pas vraiment, qui résiste, certes, sans
porte-parole autorisés. On peut bien savoir que ce monde
exige de vous de concurrencer votre collègue de travail,
tout en agissant de manière contraire parce que d’autres
valeurs ou normes vous motivent. Par bonheur, toute la société
ne se résume pas à des cadres de la finance aux dents
longues fonctionnant sous cocaïne et n’ayant que leur
bonus financier de fin d’année en vue (et encore, c’est
là une caricature!), ou à des hauts fonctionnaires
prêts à tout pour atteindre les objectifs que leur
fixe le pouvoir politique de l’heure. Pour faire un peu d’humour
au détriment des auteurs, tous les écrivains ne «
dézinguent » pas ceux qui ont le malheur de travailler
sur les mêmes textes comme les deux auteurs le font peu charitablement
à maintes reprises dans le texte.
Un autre point m’a fortement gêné dans cet ouvrage
: si l’on admet effectivement que les politiques économiques
et sociales d’aujourd’hui trouvent leur inspiration
dans un néolibéralisme qui serait né dès
les années 1930-1950, et que l’État y est le
gardien de la saine concurrence sur le marché, on ne peut
de ce point de vue que souligner l’écart entre les
intentions des auteurs néolibéraux en terme d’efficacité
économique et de justice sociale et les réalités
de l’heure. Prenons un exemple concret : le marché
de la téléphonie mobile. On m’accordera qu’en
France tout particulièrement, il y a comme une odeur de cartel
autour de ce marché. Un néolibéral des années
1930-50 serait sans doute horrifié par cette situation, et
il dirait que les « trusts » ont repris le dessus via
leur capacité à influencer l’État. En
effet, ce que ne montrent pas assez les deux auteurs à mon
sens, c’est que la situation actuelle ne correspond pas à
ce que voulaient les néolibéraux de l »époque.
Ils imaginaient en effet un État impartial au dessus du marché.
Celui-ci aurait garanti l’effectivité et la loyauté
de la concurrence, et, -les auteurs ont raison sur ce point –
il aurait été largement détaché de toutes
les demandes corporatistes de la population (même s’il
devait avoir l’assentiment démocratique du peuple).
« Ni syndicalisme d’aucune sorte, ni trusts, la volonté
générale par le marché libre, et tout ira bien
», aurait pu être leur slogan. Or, comme le montre la
crise économique actuelle sur les marchés financiers
et bancaires, tout semble indiquer que les régulateurs étatiques
de ces marchés ont été « capturés
» depuis plusieurs décennies par les plus gros opérateurs
des différents marchés. Cette situation est bien perçue
par les héritiers intellectuels des néolibéraux
qui en appellent à une meilleure surveillance des marchés,
voire à la création de marchés transparents
et organisés sur les segments de la finance non couverts
par les bourses de valeur (marchés des dérivés
par exemple). En ce sens, paradoxalement, nous rajouterions un argument
à l’une des thèses majeures des deux auteurs
: ils indiquent en effet que la crise financière et économique
engagée en 2008 ne signe pas le « retour de l’État
» comme opposé au marché, et que les anti-libéraux
se font de graves illusions sur le moment actuel. Cette thèse
des auteurs peut parfaitement être renforcée par le
rappel de l’écart entre ce que voulaient les néolibéraux
(comme les auteurs l’expliquent bien dans leurs chapitres
sur l’ordolibéralisme) et ce qui en est advenu. En
ce sens, les néolibéraux ont toutes les raisons de
se défendre des crimes de laissez-fairisme irresponsable
dont on les accuse, et d’appeler à une vraie régulation
libérale des marchés.
Une vraie critique du néolibéralisme serait alors
de lui reprocher de ne pas avoir prévu dans son approche
de la société une méthode pour « garder
les gardiens » du marché libre et concurrentiel. Comme
les gardiens se sont vendus au plus offrant, on en est revenu de
fait à la situation antérieure de domination des marchés
au profit presque exclusif de certaines groupes sociaux organisés
ou d’entreprises bien avisées. « La prospérité
pour tous » que vantait jadis Ludwig Erhard n’a ainsi
plus guère d’occasion de se réaliser. Nous voilà
ainsi revenu à la « question sociale » qu’engendre
le capitalisme sans tuteur. De ce point de vue, c’est la question
de l’incomplétude (pratique) de l’ordre libéral
à la Hayek qui est posé. Si l’on suppose que
chacun suit son intérêt matériel, son plaisir
infini, qu’est-ce qui me garantit que les élites préposées
à la garde du marché libre et concurrentiel ne vont
pas vendre les clés de ce marché au plus offrant pour
augmenter leur plaisir? Ce qui pose d’une certaine façon
l’éternel problème du « philosophe-roi
». Les libéraux du XXème siècle (F. v.
Hayek, K. Popper, I. Berlin, etc.) ne se sont pas privés
de faire remarquer qu’une élite qui veut faire le bonheur
du peuple en organisant sa vie finira par ne faire que ses propres
intérêts. L’histoire de toute la dérive
bureaucratique du socialisme réel leur donnera difficilement
tort. Mais j’ai bien peur qu’on retrouve exactement
la même impasse pour le néolibéralisme, envisagé
comme l’ensemble des politiques publiques, nationale ou internationale,
actuelles : les élites qui sont censés réguler
pour le bien de tous les marchés sont tentés de «
se vendre » à ceux-là mêmes qu’ils
sont censés réguler (ce qu’on appelle le «
pantouflage » par exemple, ou, plus discrètement, faire
faire son travail par les employés des lobbys qui vont mâchent
le travail et vous évitent de réfléchir).
Au total, ce livre de P. Dardot et C. Laval trouvera sans doute
ses lecteurs, il correspond à un esprit critique du temps
présent, apocalytique, mais il ne restera pas sans doute
comme un modèle d’analyse, plutôt comme un symptôme.
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