"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Pierre Dardot et Christian Laval,
La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale.
Commentaire critique juillet 2009

Origine :
http://bouillaud.wordpress.com/2009/07/23/pierre-dardot-et-christian-laval-la-nouvelle-raison-du-monde-essai-sur-la-societe-neoliberale/


Christophe Bouillaud est professeur agrégé de science politique à l’Institut d’Etudes politiques de Grenoble depuis 1999. Agrégé de sciences sociales (1988). Ancien élève de l’Ecole normale supérieure (rue d’Ulm).

Pierre Dardot et Christian Laval présentent sous une belle couverture noire (façon « livre noir » de quelque mal affligeant l’humanité souffrante) leur essai commun, La Nouvelle Raison du Monde. Essai sur la société néolibérale (Paris : La Découverte, 2009).

La couverture dit assez le propos de cette association entre un philosophe et un sociologue : présenter et dénoncer une nouvelle peste intellectuelle, la rationalité néolibérale qui aurait envahi tous les aspects de nos comportements.

On trouvera en ligne dans la revue Pratiques. Les cahiers de la médecine utopique un interview des auteurs, qui donne une idée assez étendue de ce que les auteurs ont voulu démontrer dans leur ouvrage, cela va un peu plus loin que leur interview de Libération qui rabat un peu trop leur propos sur l’actualité.

Dans le livre, les deux auteurs insistent bien sur le fait que cette rationalité néolibérale n’est pas seulement d’une idéologie, soit une vision politique des choses exprimée à travers des écrits et mise en œuvre par des forces politiques et économiques précises, mais une rationalité au sens fort. Qu’est-ce à dire? Si j’ai bien compris, la rationalité dont il est ici question est issue de la réflexion du « dernier Michel Foucault », celui des cours au Collège de France. La rationalité néo-libérale est l’esprit qui anime la présente « gouvernementalité » des hommes dans le monde contemporain. En pratique, cela veut dire qu’elle est présente partout : dans nos pensées, dans les institutions, dans les normes sociales, dans les « dispositifs » qui encadrent notre subjectivité même, que personne n’en a donc le contrôle absolu, ni n’en est donc responsable au premier chef, que l’histoire telle qu’elle se déroule ne correspond au plan de personne en particulier, mais d’une (mal)heureuse conjonction entre des courants divers de l’historicité. Par exemple, ce ne sont pas les idées néolibérales d’un Hayek & Cie qui nous ont mené là où nous nous trouvons, mais l’utilisation de ces idées par des acteurs économiques, sociaux et politiques, qui en avaient besoin pour leurs propres tactiques de court terme dans les années 1970-80, et qui se sont retrouvés en quelque sorte prisonniers des conséquences de la réussite de leurs actes. On remarquera cependant qu’à suivre la propre présentation synthétique de leur thèses par les auteurs dans leur conclusion (p. 457-458), on se trouve tout de même très proche d’une intentionnalité au sens idéologique ordinaire déniée par ailleurs. Pour eux, le néolibéralisme, c’est en effet ce « constructivisme social » qui pose que, ni le marché, ni surtout la concurrence, ne sont des faits de nature, mais qu’ils doivent être construits à travers des normes qui font de la concurrence le moteur central de toute activité humaine et que l’État est nécessaire à la mise en place et au maintien de cet ordre social de la concurrence qui est tout sauf spontané.

En somme, contrairement au « laissez-fairisme » (le libéralisme du XIXème siècle), le néolibéralisme serait une doctrine de la construction de la concurrence à travers l’usage de la souveraineté étatique. Il aboutirait au règne des experts contre toute expression démocratique d’une volonté collective. La thèse ainsi résumé n’est pas vraiment originale; elle constitue comme une réitération de gauche des thèses de ce cher Hayek dans Droit, législation et liberté, où le pourfendeur du constructivisme des autres (socialistes, keynésiens, etc.) serait ainsi renvoyé à son propre désir de faire la société à son idée. On notera d’ailleurs qu’à ce compte-là, le premier libéralisme n’a jamais existé vraiment, puisque, comme chacun devrait le savoir même un philosophe et un sociologue, l’ère libérale s’est ouverte en France par une loi, la célèbre loi Le Chapelier de 1791, abolissant les corporations et interdisant les coalitions, qui, justement, pour avoir une efficace socioéconomique avait besoin du bras séculier de l’État! Que le « marché libre » en régime capitaliste soit une construction politique, quelle belle découverte! Et que dire de ce slogan du brave Guizot, « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne! », n’était-ce pas de la gouvernementalité néolibérale destinée à organiser les conduites journalières de tout un chacun? Et avez-vous lu les mémoires de ce cher Benjamin Franklin?

Au total, comme sans doute les auteurs dénieraient mon approche, m’accusant de les avoir mal lus, je ne suis pas sûr de bien même comprendre ce concept de rationalité néolibérale, je l’identifie pourtant assez avec la fameuse « cage d’acier » qu’aurait bâti autour de nous et surtout en nous le capitalisme selon Max Weber. Les auteurs référent plutôt leur concept à M. Foucault; leur texte est en effet parsemé de références critiques à ses écrits , qui m’ont paru parfaitement exaspérantes. Nous voilà donc face à des post-marxistes (qui animent un séminaire « Questions Marx » depuis 2004) qui nous proposent une lecture herméneutique de M. Foucault. Ils croient deviner dans les formules du grand homme trop tôt disparu tant d’intuitions radicales sur notre temps. Mais bon, passons, je ne suis pas foucaldien…

L’ouvrage comporte toutefois quelques points forts qui en rendent la lecture agréable, sinon vraiment utile.

Tout d’abord, les auteurs proposent de fait une « généalogie » de l’actuelle pensée néolibérale, en la faisant remonter à ces sources jusqu’à l’Enligthment britannique- application de la méthode généalogique de Michel Foucault. Malgré les dénégations des auteurs, cela ressemble toutefois diablement à de la bonne vieille histoire des idées dans la mesure où, en dehors d’incantations répétitives sur la gouvernementalité, aucun lien n’est vraiment fait avec la manière de fonctionner de la société britannique à la suite de ces écrits (quel lien par exemple entre la pensée d’un Adam Smith et la société victorienne réellement existante?). La première partie (I. Des limites du gouvernement) constitue donc un résumé, plutôt habile, des thèses des grands auteurs (J. Locke, A. Smith, J. Bentham, etc.) qu’un étudiant de philosophie politique est censé connaitre. Bizarrement, le livre classique de C. B. Mac Pherson, La théorie politique de l’individualisme possessif : d’Hobbes à Locke, n’est cependant pas cité, et le pauvre Jean-Claude Michéa est exécuté au détour d’une note (p.70) comme un vulgaire anarchiste du POUM par un Commissaire politique. Il est vrai que les auteurs se concentrent plutôt sur ce qui allait être connu par la suite sous le nom d’utilitarisme. Les auteurs continuent dans ce registre , mi-informatif, mi- »je refais l’histoire de la pensée à moi tout seul » à l’intention du bon peuple, dans la deuxième partie (II. La refondation intellectuelle), qui, elle, résume utilement ce que l’on sait de la genèse du néo-libéralisme. Comme il se doit en pareil cas, les auteurs proposent leur interprétation du Colloque Walter Lippman de 1938, sur lequel décidément on peut lire bien des choses ces temps-ci en français (cf. les travaux de Serge Audier et de François Denord, tous deux cités). Le chapitre 7 de cette deuxième partie, consacré à l’ordolibéralisme (« L’ordolibéralisme entre ‘politique économique’ et ‘politique de société’ ») offre une introduction séduisante à cette doctrine politique qui a régi les premiers pas de la République fédérale d’Allemagne, et qui a influencé le Traité de Rome (voir chap. 11. « Les origines ordolibérales de la construction européenne »). La troisième partie (III. La nouvelle rationalité) constitue elle un inventaire de tous les aspects de notre vie qui sont en proie à la rationalité néolibérale : cela va du fonctionnement des entreprises, de l’État et de l’Union européenne à – bien plus intéressant peut-être – à notre psyché individuelle qui serait formatée pour correspondre à cet « ordre spontané » comme dirait von Hayek qu’est devenu la rationalité néo-libérale qui, en nous, s’est faite chair!

Bref, quelque lecteur déprimé à la recherche d’un grand récit d’horreur qui mènerait des vaticinations de quelque penseur parfois un peu oublié d’il y a deux siècles à une nouvelle version de l’ »homme unidimensionnel » (Marcuse) révisé par les présents disciples de M. Foucault, devrait trouver dans ce livre de bonnes raisons de désespérer franchement de tout. J’ai personnellement eu l’envie de me convertir à l’alcoolisme « grand-russe » en les lisant. Si on en croit en effet les auteurs, nous sommes pris dans ce monde-là, si j’ose dire, de l’intérieur, un peu à la manière du monstre d’Alien qui ne cherche qu’à croitre et enlaidir au détriment des humains qu’il infeste, et les auteurs n’offrent, contrairement à ce qu’ils déclarent, pas grand chose pour nous en faire sortir. On se trouve là devant un bel exemple de pensée critique, qui se veut un mixte des héritages de M. Foucault et de K. Marx, qu’Umberto Eco aurait classé dans les années 1960 dans la catégorie des « apocalyptiques ». Les auteurs aboutissent certes à un appel à une nouvelle rationalité collective, bien peu engageante toutefois tant elle reste abstraite et qui n’est d’ailleurs évoquée que dans les pages 475-480. Les auteurs y appellent à une nouvelle « subjectivation« , à l’auto-construction collective d’un nouveau moi. Arnaud Viviant dans son commentaire de l’ouvrage se moque du nom qu’ils lui donnent, « la raison du commun » (en persifflant en conclusion de son post qu’« avec un nom aussi nul, gageons que cette raison-là ne s’imposera jamais.« )

La thèse des auteurs d’une rationalité néolibérale, dont le cœur serait non le marché (l’échange), mais la concurrence (le dépassement de soi, l’illimité du désir dans un monde pourtant fini parce qu’envisagé sous son seul aspect matériel, le jeu agonistique) et dont le gardien serait l’État (se comprenant lui-même comme soumis à la concurrence), possède sans aucun doute une grande part de validité, mais elle me semble tellement englobante qu’elle en devient aveugle à des « contradictions secondaires » qui ne sont pas si dénuées de sens que cela. On se sent là face à une construction typique de ces philosophes qui croient avoir résumé d’un concept une époque, entre Hegel et Comte en somme. Or, comme ce sont là les jours consacrés par les médias au Tour de France, on ne peut que constater qu’effectivement le spectacle cycliste est entièrement « concurrence » : entre les coureurs, entre les équipes, entre les annonceurs, pour l’audience télévisée, et que, si valeurs du sport il y a, la concurrence y occupe la place centrale. En revanche, on comprend mal pourquoi alors, si on suit l’idée d’une rationalité néolibérale englobante, on y lutte contre le dopage. On pourra bien sûr rétorquer que c’est là une vaste blague destinée aux gogos. Certes, mais cette lutte contre le dopage indique que la justification de la compétition repose sur une idée de justice des conditions de concurrence : il n’est bien sûr pas question que quelqu’un fasse le Tour de France avec un vélo à assistance électrique, il est aussi interdit de le faire sous assistance chimique, cet affrontement doit reposer sur des éléments légitimes de compétition (physique reçu par chacun de sa génétique, caractère, entrainement, tactique de course, etc.) Plus généralement, ce qu’oublient nos critiques de la rationalité néolibérale, c’est que la concurrence opère toujours en posant une limite entre le licite et l’illicite. Or celle-ci repose de fait sur une certaine vision morale du monde. Si seule la concurrence, le fait de gagner (et accessoirement de jouir de cette victoire), était la valeur à respecter, l’usage de toutes les drogues serait permise; or ce n’est pas le cas, dans aucune compétition « sportive » d’ailleurs (même si partout il existe des tricheurs). Il existe toujours des limites morales, reposant souvent sur l’intuition ou la tradition.

Ces limites, si j’ose dire, se rencontrent y compris dans des formes ultimes de la concurrence, comme avec les entreprises maffieuses. Celles-ci, le plus souvent, font émerger des règles implicites (ou parfois explicites) de leurs affrontements. Par ailleurs, toujours pour reprendre l’exemple du Tour de France, une partie des spectateurs veut croire à la loyauté de la concurrence qu’on lui propose; autrement dit, il existe un soutien de masse pour une « concurrence libre et non faussée » (comme dit la formule des Traités européens). Le « non faussée » fait partie du néolibéralisme aussi et renvoie à d’autres ordres de jugement que le seul calcul benthamien, amoral, des plaisirs (illimités) et des peines, que les auteurs inscrivent comme arrière-plan de leur rationalité néolibérale. Bien sûr, on pourrait dire que tous ces interdits qui régulent la concurrence sont des hypocrisies, des faux-semblant, des limites qui sont destinées à être transgressées par les vrais gagnants; or l’histoire contemporaine me semble pleine au contraire de création de limites nouvelles, pour des raisons explicitement morales, qui encadrent la concurrence, la recherche du plaisir, la lutte de tous contre tous, au nom de valeurs morales ou politiques (pensons par exemple à la montée en puissance de lois anti-discrimination sur le marché du travail ou celles qui régentent la sexualité « libérée »). Nous sommes certes dans une époque où les normes du bien-vivre se multiplient comme l’avait vu Michel Foucault si j’ai bien compris cet auteur, mais je doute qu’on puisse les résumer à une seule exhortation à être un individu concurrentiel qui accumule du plaisir et des biens matériels. Que faire alors de l’interdiction des drogues dans ce cas? Pourquoi la pédophilie est-elle de plus en plus strictement pourchassée (à juste titre si je puis me permettre)? Pourquoi limite-t-on la vitesse sur les autoroutes (là encore à juste titre)? Pourquoi le slogan « Live fast and die young » n’est pas très bien en cour ces temps-ci (même si les sports à risque sont à la mode)? Si tout le monde se dopait à la cocaïne ou aux amphétamines, cela améliorerait la productivité moyenne du travailleur français, tout en résolvant en plus le problème des retraites par mortalité prématurée, étrange tout de même qu’aucun responsable de l’économie ne le propose alors que la rationalité néolibérale est prétendument si impérieuse!

Pour tout dire, les auteurs font comme si toutes les institutions, tous les individus, toutes les normes, étaient déjà mus par cette rationalité néolibérale, comme si tout le monde ne réagissait plus que comme une caricature d’individu benthamien, qu’il n’y aurait plus dans cet univers que des « traders » à la recherche de leur bonus ultime. Or, dans le monde contemporain, tous les actes, toutes les normes et toutes les institutions peuvent-ils être renvoyés à une telle rationalité impérieuse du toujours plus d’argent et de jouissance? Je ne le crois pas : on pourrait citer du point de vue strictement individuel le fait que beaucoup d’individus ne voient pas leur vie comme une occasion de maximiser leurs plaisirs et de diminuer leur peine; il existe aussi beaucoup d’individus qui trouvent déjà plaisir dans une activité à la fois individuelle et collective, comme pour tous ceux qui ont un hobby ou tous les millions de « fans de »; au plan plus collectif et institutionnel, il reste bien des gens qui croient à l’armée, à la religion, à la médecine, à l’éducation, à un métier quelconque fait aussi pour lui-même. Ils reste aussi bien des gens qui aiment ou qui haïssent pour des motifs qui n’ont pas grand chose à voir avec une rationalité néolibérale de filiation benthamienne. On pourrait refaire ici toute la sociologie de la diversité de nos sociétés, où, pour le moins, il y a à la fois les « gens de peu » et des « terroristes, » deux catégories polaires d’individus difficilement subsumables dans la rationalité néolibérale.

Les auteurs ont par contre raison de souligner que l’art de gouverner, de gérer les institutions, tant à se résumer à une version « prêt-à-porter » du néolibéralisme, entendue comme gestion quantifiée de tout, ils ont raison aussi de montrer que certains individus se font « entreprise » d’eux-mêmes et adhérent, semble-t-il sans distance, à la théorie du capital humain, mais ils négligent toute cette énorme masse qui ne suit pas vraiment, qui résiste, certes, sans porte-parole autorisés. On peut bien savoir que ce monde exige de vous de concurrencer votre collègue de travail, tout en agissant de manière contraire parce que d’autres valeurs ou normes vous motivent. Par bonheur, toute la société ne se résume pas à des cadres de la finance aux dents longues fonctionnant sous cocaïne et n’ayant que leur bonus financier de fin d’année en vue (et encore, c’est là une caricature!), ou à des hauts fonctionnaires prêts à tout pour atteindre les objectifs que leur fixe le pouvoir politique de l’heure. Pour faire un peu d’humour au détriment des auteurs, tous les écrivains ne « dézinguent » pas ceux qui ont le malheur de travailler sur les mêmes textes comme les deux auteurs le font peu charitablement à maintes reprises dans le texte.

Un autre point m’a fortement gêné dans cet ouvrage : si l’on admet effectivement que les politiques économiques et sociales d’aujourd’hui trouvent leur inspiration dans un néolibéralisme qui serait né dès les années 1930-1950, et que l’État y est le gardien de la saine concurrence sur le marché, on ne peut de ce point de vue que souligner l’écart entre les intentions des auteurs néolibéraux en terme d’efficacité économique et de justice sociale et les réalités de l’heure. Prenons un exemple concret : le marché de la téléphonie mobile. On m’accordera qu’en France tout particulièrement, il y a comme une odeur de cartel autour de ce marché. Un néolibéral des années 1930-50 serait sans doute horrifié par cette situation, et il dirait que les « trusts » ont repris le dessus via leur capacité à influencer l’État. En effet, ce que ne montrent pas assez les deux auteurs à mon sens, c’est que la situation actuelle ne correspond pas à ce que voulaient les néolibéraux de l »époque. Ils imaginaient en effet un État impartial au dessus du marché. Celui-ci aurait garanti l’effectivité et la loyauté de la concurrence, et, -les auteurs ont raison sur ce point – il aurait été largement détaché de toutes les demandes corporatistes de la population (même s’il devait avoir l’assentiment démocratique du peuple). « Ni syndicalisme d’aucune sorte, ni trusts, la volonté générale par le marché libre, et tout ira bien », aurait pu être leur slogan. Or, comme le montre la crise économique actuelle sur les marchés financiers et bancaires, tout semble indiquer que les régulateurs étatiques de ces marchés ont été « capturés » depuis plusieurs décennies par les plus gros opérateurs des différents marchés. Cette situation est bien perçue par les héritiers intellectuels des néolibéraux qui en appellent à une meilleure surveillance des marchés, voire à la création de marchés transparents et organisés sur les segments de la finance non couverts par les bourses de valeur (marchés des dérivés par exemple). En ce sens, paradoxalement, nous rajouterions un argument à l’une des thèses majeures des deux auteurs : ils indiquent en effet que la crise financière et économique engagée en 2008 ne signe pas le « retour de l’État » comme opposé au marché, et que les anti-libéraux se font de graves illusions sur le moment actuel. Cette thèse des auteurs peut parfaitement être renforcée par le rappel de l’écart entre ce que voulaient les néolibéraux (comme les auteurs l’expliquent bien dans leurs chapitres sur l’ordolibéralisme) et ce qui en est advenu. En ce sens, les néolibéraux ont toutes les raisons de se défendre des crimes de laissez-fairisme irresponsable dont on les accuse, et d’appeler à une vraie régulation libérale des marchés.

Une vraie critique du néolibéralisme serait alors de lui reprocher de ne pas avoir prévu dans son approche de la société une méthode pour « garder les gardiens » du marché libre et concurrentiel. Comme les gardiens se sont vendus au plus offrant, on en est revenu de fait à la situation antérieure de domination des marchés au profit presque exclusif de certaines groupes sociaux organisés ou d’entreprises bien avisées. « La prospérité pour tous » que vantait jadis Ludwig Erhard n’a ainsi plus guère d’occasion de se réaliser. Nous voilà ainsi revenu à la « question sociale » qu’engendre le capitalisme sans tuteur. De ce point de vue, c’est la question de l’incomplétude (pratique) de l’ordre libéral à la Hayek qui est posé. Si l’on suppose que chacun suit son intérêt matériel, son plaisir infini, qu’est-ce qui me garantit que les élites préposées à la garde du marché libre et concurrentiel ne vont pas vendre les clés de ce marché au plus offrant pour augmenter leur plaisir? Ce qui pose d’une certaine façon l’éternel problème du « philosophe-roi ». Les libéraux du XXème siècle (F. v. Hayek, K. Popper, I. Berlin, etc.) ne se sont pas privés de faire remarquer qu’une élite qui veut faire le bonheur du peuple en organisant sa vie finira par ne faire que ses propres intérêts. L’histoire de toute la dérive bureaucratique du socialisme réel leur donnera difficilement tort. Mais j’ai bien peur qu’on retrouve exactement la même impasse pour le néolibéralisme, envisagé comme l’ensemble des politiques publiques, nationale ou internationale, actuelles : les élites qui sont censés réguler pour le bien de tous les marchés sont tentés de « se vendre » à ceux-là mêmes qu’ils sont censés réguler (ce qu’on appelle le « pantouflage » par exemple, ou, plus discrètement, faire faire son travail par les employés des lobbys qui vont mâchent le travail et vous évitent de réfléchir).

Au total, ce livre de P. Dardot et C. Laval trouvera sans doute ses lecteurs, il correspond à un esprit critique du temps présent, apocalytique, mais il ne restera pas sans doute comme un modèle d’analyse, plutôt comme un symptôme.