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Origine : http://www.mouvements.info/La-raison-neoliberale.html
Le néolibéralisme est réputé être
né dans les années 80, « les années fric
», sous l’impulsion de Reagan et de Thatcher, ainsi
que de leurs mentors : l’Ecole de Chicago, notamment Milton
Friedman. Ses dogmes ont pu être résumés dans
ce qui a été appelé le « consensus de
Washington » : privatiser, libéraliser, réduire
les dépenses de l’Etat, « laisser-faire et laisser-passer
» les marchandises et les capitaux, et les humains s’ils
sont « bankables ». Mais d’où vient vraiment
cette idéologie ? De quoi est-elle réellement faite
? C’est ce que cet ouvrage se propose d’élucider,
en suivant le fil des leçons de Michel Foucault au Collège
de France.
Pierre Dardot & Christian Laval commencent par revenir aux
racines du libéralisme classique, entre le 17e siècle
et le 18e siècle en Occident. Ils montrent que cette philosophie
politique se constitue sur la base de deux rationalités,
les droits de l’individu, d’une part, qui justifient
une limitation de l’action du gouvernement, et une analyse
scientifique de la nature humaine, d’autre part, qui implique
pour la société civile une capacité à
s’auto-organiser, indépendamment de l’Etat. Les
deux rationalités sont toujours articulées, à
l’instar des deux œuvres majeures de Smith, la Théorie
des sentiments moraux et La richesse des Nations ; d’après
Dardot & Laval, la thèse classique de l’incompatibilité
entre ces deux ouvrages repose sur une incompréhension fondamentale
du libéralisme classique, surdéterminée par
les versions ultérieures du libéralisme, axées
sur l’économie et non sur l’intérêt
au sens le plus général du terme. Le souci des libéraux
classiques est de limiter le pouvoir clérical et l’intervention
de l’Etat, en fournissant une axiomatique de l’intérêt
qui explique pourquoi la société civile peut être
à l’origine d’un ordre qui pour être harmonieux
ne nécessite pas l’intervention incessante des pouvoirs
publics. L’agent individuel est donc réputé
pouvoir définir et suivre l’intérêt général,
sans que l’Etat soit nécessaire pour le lui prescrire.
Cet Etat n’est pas absent pour autant ; mais étant
limité et en réalité tenu par la société
civile, dont il est supposé tirer son pouvoir, il est moins
enclin à la guerre et à l’oppression des peuples.
Locke complète le tableau en fournissant une théorie
du gouvernement qui ne doit rien à une théorie de
l’Etat. Avec lui, l’ancrage des droits individuels passe
de la théologie à la tautologie, au droit naturel,
la « loi de nature » implantée en chacun de nous.
Au sujet de Locke, Dardot & Laval rétablissent quelques
vérités bonnes à entendre, après des
décennies de lecture marxiste [1]. L’empiriste anglais,
souvent présenté comme le fondateur de la propriété
privée et le théoricien des « enclosures »,
n’envisageait en réalité la propriété
privée qu’en regard de la possessio commune. La terre,
en particulier, ne pouvait être la propriété
de personne, puisqu’elle avait été donnée
en commun à tous les êtres humains – suivant
cela la doctrine classique de l’époque. Ce sont les
Constant, Spencer, au XIXe siècle, Nozick, au XXe siècle,
etc. qui chercheront plus tard à détacher le droit
de propriété des obligations découlant de la
communauté naturelle, en faisant de ce droit une pure convention
(Constant) ou un droit absolu de la personne humaine (Nozick). Pour
Locke, si les fruits du travail sont bien appropriables, la nature
reste res communes – elle n’est jamais la res nullius
sujette à une appropriation exclusive.
C’est encore la nature qui limite le pouvoir du gouvernement,
du fait des droits naturels. Le gouvernement doit servir les droits
naturels et non aller contre eux, ce qui garantit l’égalité
– puisque les humains sont égaux par nature. Le gouvernement
émanant de la société civile et non l’inverse,
son action est soumise au consentement du peuple, d’où
le droit de résistance à des lois illégitimes.
Bentham ensuite va critiquer le droit naturel lockéen pour
lui substituer « l’utilité », qu’il
faut ici aussi comprendre en un sens élargi.
Plusieurs tensions se font jour au cours de cette naissance, et
nous entrons là dans le cœur du livre. Si Adam Ferguson,
le premier théoricien de la « société
civile », voit dans l’intérêt et la division
du travail un motif de corruption et de déclin des sociétés,
Smith y voit une source de progrès. L’intérêt
général servi par la recherche individuelle de l’utilité
débouche désormais sur un progrès social qui
prend la forme d’une succession de « stades »
historiques : à la chasse succèdent le pastoralisme,
l’agriculture et enfin le commerce. Le gouvernement doit ménager
les conditions de la croissance, l’histoire tend vers un état
final de perfection. Smith ne va pas aussi loin mais un lecteur
postérieur de Smith, Francis Fukuyama, ira jusqu’au
bout de cette thèse téléologique et providentialiste.
Ferguson et Smith peuvent donc être vus comme ayant ouvert
deux voies possibles pour le libéralisme, la seconde étant
qualifiée par Dardot & Laval de « radicale-utilitariste
». C’est elle qui va l’emporter historiquement.
S’ensuit une « crise du libéralisme »,
entre 1880 et 1930. D’après Dardot & Laval, l’origine
de cette crise est à chercher dans l’incapacité
de la doctrine à rendre compte de la formation de firmes
géantes et de cartels. Certains théoriciens tentent
alors de refonder le libéralisme version « radicale-utilitariste
», marquée par le providentialisme et par Malthus.
Spencer, qui tire de Darwin une théorie de la sélection
sociale des « plus aptes », peut symboliser cette tentative.
La rareté a désormais un rôle d’éducation
et de sélection.
La refondation intellectuelle du libéralisme, qui va donner
naissance au « néolibéralisme » proprement
dit, intervient un peu plus tard. C’est le colloque Walter
Lippmann en 1938, et non la fondation de la Société
du Mont-Pèlerin en 1947, qui est choisi par Dardot &
Laval pour le symboliser. Pourquoi ? Parce que le colloque voit
se heurter deux tendances : celle qui souhaite « rétablir
le laisser-faire » (Hayek, Von Mises, Robbins et Rueff) et
celle qui souhaite un « interventionnisme libéral »
(Von Rüstow, Lippmann, Louis Rougier et ce qu’on appellera
ensuite « l’ordolibéralisme »). Pour les
premiers, l’intervention de l’Etat doit être limitée
en raison de la primauté de la liberté. Pour les seconds,
la liberté n’existe pas par elle-même, elle doit
être construite par l’intervention publique. Dans tous
les cas, la liberté est comprise comme étant d’ordre
économique. Il s’agit de favoriser l’échange,
la compétitivité, l’abondance matérielle.
Pour Lippmann, laisser-fairistes et collectivistes commettent une
erreur symétrique : ignorer que la « grande association
» ne peut se former que par une société civile
ordonnée par une loi commune. Et, à la différence
de Locke, cette loi commune est dictée par les lois de l’économie,
que seules connaissent les élites. Autrement dit c’est
la science, et non la voix populaire, qui doit gouverner. De plus,
si l’on parle encore de « marché », le
sens a changé, nous disent Dardot & Laval : il ne s’agit
plus d’échange gagnant-gagnant comme chez Ricardo et
les Classiques mais d’un ordre social basé sur la concurrence,
d’où les lois sur les cartels etc. Dans ce cadre, le
rôle de l’Etat est de protéger la concurrence
et la prospérité. L’ordolibéralisme est
qualifié de « politique de société »
(et non « politique sociale ») par certains de ses défenseurs,
et ultérieurement « d’économie sociale
de marché ». Il ne s’agit donc pas du tout d’un
« retrait de l’Etat ».
La branche dite « laisser-fairiste », qui va donner
naissance au néolibéralisme proprement dit, ne revient
pas exactement au laisser-faire non plus. En fait l’opposition
centrale chez Von Mises et Hayek, ce n’est pas le totalitarisme
et la démocratie mais la liberté et le totalitarisme.
Et la liberté, c’est la libre action de l’entrepreneur,
qui s’oppose à toute forme de bureaucratie et de collectivisme.
La solution proposée ici n’est pas non plus d’organiser
un retrait de l’Etat mais de produire et de généraliser
le sujet entrepreneurial, y compris et surtout au sein de l’Etat.
Inacceptable sous sa forme bureaucratique, l’Etat devient
le serviteur de la liberté si son action a la forme d’une
entreprise. Ici le marché est conçu comme un processus
de transmission et de répartition de l’information.
Entreprendre, c’est apprendre. La théorie de la connaissance
de Hayek est éclairante à ce point de vue. Elle souhaite
avant tout démontrer qu’un « contrôle conscient
» de l’économie est impossible, un tel contrôle
n’aboutit qu’à dérégler le marché,
si l’intervention est légère, et au totalitarisme,
si elle est plus profonde.
Hayek théorise l’ordre spontané du marché,
qu’il nomme « catallaxie », qui signifie réciprocité,
troc, « entrée dans la communauté ». L’évolution
de la société est adaptation. L’Etat doit être
fort et structuré sur le modèle du droit privé,
car un droit public impliquerait l’existence d’un point
de vue totalisant – et totalitaire. Hayek s’oppose donc
à la fois au jusnaturalisme et au positivisme juridique :
les règles de conduite sont découvertes par l’expérience,
nul droit naturel ne préexiste, nul ordre juridique ne doit
avoir de préséance sur l’entreprise. Ce qui
compte, et c’est ce que l’Etat doit garantir, c’est
« l’Etat de droit » compris comme une métarègle
devant s’appliquer à toutes les règles de droit
: généralité (la loi ne doit faire référence
à aucun particulier), certitude (la loi ne doit évoluer
que lentement, pour permettre à tous d’en évaluer
la pertinence) et l’égalité (la loi s’applique
à tous y compris à l’Etat). Garantir la sécurité
des agents économiques est la véritable justification
du monopole de l’usage de la coercition détenu par
l’Etat. Hayek reconnaît toutefois à l’Etat-entreprise
le pouvoir de fournir certains services, notamment des services
publics, mais sans monopole et sans complexité administrative,
qui rendrait la machine coûteuse et opaque : revenu minimum,
éducation, définition des poids et mesures etc.
Les écarts par rapport au libéralisme classique sont
considérables : les relations économiques sont désormais
au fondement de la société tout entière, il
n’y a plus de référence au bien commun ni au
droit naturel, le législatif n’est plus le pouvoir
suprême, et le consentement du peuple n’est plus le
fondement de la règle ! Bref, la démocratie a été
liquidée au profit de la « liberté »,
celle-ci étant comprise en un sens très particulier.
Dans les années 50, alors que le marxisme a une emprise
forte, Von Mises et Hayek sont tous deux conscients de l’importance
de la bataille idéologique. Ils pensent que le socialisme
n’a du succès que parce que les masses pensent qu’il
peut leur apporter davantage de bien-être. Il faut donc parvenir
à donner à penser que c’est le capitalisme qui
peut le mieux sélectionner les talents et apporter l’abondance.
Ils vont donc soutenir les efforts des Lasswell pour contrôler
les représentations des masses – et finalement donner
naissance à « la publicité » en tant que
véhicule de modes de vie et de promesses de bonheur, et non
simple réclame. Dardot & Laval n’évoquent
pas ce dernier point mais, comme nous le verrons plus loin, il aurait
dû être une pièce essentielle de l’analyse.
C’est avec l’arrivée au pouvoir de Reagan et
Thatcher que la « rationalité nouvelle » ainsi
mise en place sur le plan théorique finit par passer dans
les politiques publiques. Pour Dardot & Laval, on l’a
compris, le néolibéralisme est une rationalité
nouvelle qui se caractérise par la mise en concurrence de
tous les secteurs de la société – y compris
les services de l’Etat, d’où le New Public Management.
Il n’y a pas de « retrait de l’Etat », ce
dernier remplissant des fonctions essentielles au bon fonctionnement
de la machine – notamment en être le dernier garant,
comme la crise financière de 2008 l’a démontré
de manière éclatante, et plus généralement
produire les « biens publics » (stabilité juridique
etc.) qui remplacent les « biens communs », qui sont
écartés. L’Etat met en place un ensemble de
disciplines ayant pour but de permettre aux talents d’émerger
et au consommateur de choisir. Le modèle est le « global
shopping center ». Chacun doit « être performant
» et est sommé d’appliquer avec soin sa rationalité
calculatrice. Il ne s’agit pas d’un « retour du
marché », comme l’a cru la critique « antilibérale
», mais d’une « mise en marché »
de la société. La « gouvernance » désigne
ce partenariat public-privé en vue de « l’efficacité
», un critère qui fonctionne comme une évidence
partagée. Une forme nouvelle d’individualisme se met
en place. La « cage d’acier » de Weber est démantelée
au profit de petites cages que chacun est tenu de construire pour
demeurer « compétitif ». La « troisième
voie » de Blair, Clinton, Delors et Schröder est l’incarnation
de cette politique à gauche. Toute rationalité impliquant
une recherche de l’intérêt général
est proscrite – car dangereuse. Seule compte « la liberté
».
En conclusion, Dardot & Laval identifient quatre grands traits
du néolibéralisme, dont la caractéristique
principale est de prendre le total contre-pied de ce que la critique
antilibérale s’efforce de distiller depuis plus de
deux décennies :
1- le marché est, pour les néolibéraux, une
construction sociale (et non naturel) ;
2- l’essence du marché
n’est pas l’échange mais la concurrence ;
3-
l’idéal recherché est une société
de droit privé, ce qui n’exclut pas l’Etat, contrairement
aux apparences ;
4- et l’individu doit se penser comme une
entreprise, y compris au sein de l’Etat.
La conséquence principale de ce programme est que la politique
se trouve dégradée en gestion. Le management remplace
les débats sur le bien commun. La rationalité néolibérale
fabrique ce qu’elle clame ensuite découvrir : que l’individu
est égoïste. On assiste donc à une dé-démocratisation,
si par « démocratie » on entendait une forme
ou une autre de souveraineté du peuple. Le néolibéralisme
est donc un « antidémocratisme », cela par essence
et non par accident.
La démonstration est assez convaincante. La réhabilitation
de Locke, du libéralisme classique et de la démocratie
sont les bienvenues, en ces temps d’autoritarisme rampant,
qu’ils viennent de gauche ou de droite. L’analyse met
aussi en lumière les dynamiques à courte vue et groupusculaires
qui ont procédé, à gauche, à la naissance
d’une opposition « antilibérale ». Il n’est
pas interdit de penser que le livre s’adresse d’abord
et avant tout à ces « antilibéraux » qui,
en se définissant ainsi, rendent leur projet complètement
illisible. Il est bon aussi de retracer par le menu l’origine
du néolibéralisme, quand tant d’analyses à
gauche se contentent de rendre « les entreprises » responsables
de tous les maux, en passant assez largement sous silence la question
de l’Etat. Enfin l’ouvrage, sur le plan de la forme,
est assez bien organisé, même si la première
partie est parfois confuse sur le plan de la périodisation
chronologique.
Quelques regrets cependant. Ce que ce livre passe entièrement
sous silence, ce sont les enjeux d’une alternative. L’histoire
des idées y semble un peu déconnectée de l’histoire
et de l’évolution concrète des sociétés.
Les raisons qui ont permis la mise en place du néolibéralisme
ne sont pas sérieusement étudiées. En particulier,
si la France a un PIB aussi élevé, un niveau aussi
élevé de dépenses de santé, la fusée
Ariane et le reste, n’est-ce pas parce qu’elle s’est
insérée dans le jeu de la compétition économique
internationale et qu’elle y a fort bien tiré son épingle
du jeu ? Comment aurait-elle pu le faire sans se transformer en
entreprise, quels que soient le rôle respectif de l’Etat
et de l’initiative individuelle dans ce processus ? Aurions-nous
pu avoir le beurre (la croissance économique) et l’argent
du beurre ? On peut en douter. C’est là le vrai angle
mort de cette analyse du néolibéralisme, et en cela
elle rejoint les insuffisances de la critique antilibérale
: ne pas oser envisager le prix concret à payer pour éviter
cette domination de la concurrence, à savoir la perspective
d’une décroissance, en rester à une analyse
idéologique qui ne se soucie pas vraiment des conditions
concrètes d’exercice de la politique aujourd’hui.
Donner l’impression ou laisser croire que la « croissance
des forces productives » n’a aucun sens en dehors des
« rapports de production », pour reprendre le vocabulaire
marxiste, c’est s’enfermer dans une impasse productiviste.
Il ne suffira évidemment pas de prôner la coopération
plutôt que la concurrence, comme le livre l’évoque
en conclusion, pour venir à bout d’un mode de vie massivement
destructeur de l’environnement. La coopération pour
quoi ? Et avec quelle forme d’articulation avec l’Etat
? Ce sont là des points clé. Hayek base la société
sur la coopération économique, sur l’échange
gagnant-gagnant – bref sur la recherche de croissance, et
non sur la concurrence pour la concurrence. Hayek recherche la prospérité
– du moins, une certaine forme de prospérité,
la prospérité matérielle et possessive. C’est
là un autre aspect de sa définition de la liberté,
peu développé dans l’ouvrage de Dardot &
Laval. Sommes-nous prêts, pour le bien commun, à aller
vers des formes d’austérité matérielle
qui seraient aussi des modes de vie plus riches d’autres dimensions
? Si nous sortions de la rationalité économique, nous
le payerions d’une décroissance, c’est au moins
ce que les mouvements pour la décroissance, qui proposent
eux aussi de sortir de la rationalité économique,
ont le courage d’affirmer et de théoriser.
Un autre élément pose problème. Ce que Ferguson
désigne comme les « passions intéressées
», dans un passage cité par Dardot & Laval eux-mêmes,
ce sont les arts mécaniques et le commerce – pas seulement
le commerce. Alors que deviennent les arts mécaniques, dans
l’architecture libérale puis néolibérale
? Quel est leur rôle ? L’absence totale de ce sujet
dans l’ouvrage de Dardot & Laval est malheureusement un
lieu commun de la pensée politique aujourd’hui, qui
considère implicitement les machines comme porteuses d’un
progrès irréfutable, et donc ne nécessitant
aucune critique. Le marxisme, suivant en cela Marx lui-même,
on le sait, a largement salué la capacité du capitalisme
à libérer des « forces productives » potentiellement
émancipatrices. Denis Collin, dans un ouvrage récent
(2009), avouait l’incapacité du marxisme à définir
le terme « abondance », dont le concept est nécessaire
pour savoir à quel niveau les forces productives apportent
« suffisamment ». C’est tout l’effort d’un
André Gorz, dont la disparition l’année dernière
est saluée par plusieurs livres, d’avoir essayé
de penser ce « suffisant ». Au sujet des machines, néolibéralisme
et marxisme partagent assez largement la même position : la
mythologie technicienne de « l’Homme Prométhéen
» qui conquiert la nature et marche sur la Lune. Or l’abolition
de la rationalité économique mettrait aussi fin à
ce genre d’utopie.
La question cruciale n’est donc pas : concurrence ou pas,
Etat ou pas, mais : croissance ou pas – c’est-à-dire
: voulons-nous la croissance (économique) ou pas ?. Telle
est la question qui dérange aussi bien à droite qu’à
gauche, et qui est pourtant la question clé à ouvrir
pour poser les bases d’un avenir qui ne soit pas un cauchemar.
On ne sera donc pas trop sévère en estimant que l’ouvrage
de Dardot & Laval, s’il lève utilement quelques
faux débats à gauche, reste en deçà
de ce que propose un Serge Latouche ou un Gorz, pour qui le rôle
de l’Etat dans la mise en place du néolibéralisme
était évidente. Quant aux postures des antilibéraux,
elles restent avant tout peu conséquentes – et sans
conséquences.
Un dernier point, pour conclure. Ce qui est retracé dans
ce livre, c’est l’émergence culturelle du néolibéralisme.
Ce qui manque à l’appel, c’est de savoir à
quel point ce discours était idéologique, destiné
à bercer les masses de douces illusions. Car en réalité
la concurrence concerne avant tout le bas de l’échelle
: concurrence sur le marché du travail, comme Marx l’avait
mis en évidence, mais aussi concurrence du coté consommation
– et c’est là un phénomène neuf
que les marxismes nostalgiques de la grande époque ne parviennent
pas à saisir. C’est dans les années 50, largement
après la mort de Marx, que le consumérisme et la société
de consommation apparaissent et fondent une nouvelle forme d’individualisme,
organisé autour du marché comme forme de différenciation
basée sur l’ostentatoire, comme l’a suggéré
Thorstein Veblen. L’individualisme qui se forme à l’issue
de cette mise en concurrence n’a pas du tout été
anticipé par Marx, lire et relire ses textes n’y changera
rien. Au contraire, la consommation croissante était une
revendication explicite, relayée par les mouvements ouvriers.
Cet aspect est totalement absent de l’analyse de Dardot &
Laval. C’est un manque important si l’on veut penser
la situation actuelle.
Publié par Mouvements en janvier 2010
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