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Origine : http://multitudes.samizdat.net/Avertisseur-d-incendie-la-critique.html
L’approche a-critique du progrès technique constitue
la tendance dominante dans le marxisme depuis la fin du XIXe siècle.
Le point de vue de Marx lui-même était moins unilatéral,
car on trouve dans ses écrits une tentative de comprendre
dialectiquement les antinomies du progrès.
Il est vrai que dans certaines de ses oeuvres, c’est le rôle
historiquement progressiste du capitalisme qui ressort. Par exemple,
dans le Manifeste du parti communiste, on trouve une célébration
enthousiaste du progrès technologique bourgeois :
La bourgeoisie, au cours d’une domination de classe à
peine séculaire, a créé des forces productrices
de la nature, le machinisme... , la navigation à vapeur,
les chemins de fer, les télégraphes électriques...
Quel siècle antérieur aurait soupçonné
que de pareilles forces productives sommeillaient au sein du travail
social" ?
Mais même ici il y a quelques références claires
aux conséquences négatives de la technologie industrielle
: à cause de l’utilisation extensive des machines,
le travail "a perdu tout son caractère autonome et,
par conséquent, tout attrait" ; le prolétaire
devient "un simple accessoire de la machine" et son travail
devient de plus en plus "repoussant" (terme que Marx emprunte
à Fourier [1]).
Ces deux aspects sont traités largement dans les écrits
économiques principaux de Marx. Dans les Grundrisse par exemple,
il souligne la "grande influence civilisatrice" du capital
mais n’en reconnaît pas moins que la machine enlève
au travail "toute son indépendance et son caractère
attrayant". (Notons ici une autre catégorie fouriériste
: le travail attrayant). Il ne doute pas que la technologie capitaliste
signifie la dégradation et l’intensification du travail
: "La machine la plus développée contraint l’ouvrier
à travailler plus longtemps que le sauvage, ou lui-même,
lorsqu’il disposait d’outils plus rudimentaires et plus
primitifs [2]".
Dans le Capital, le côté sombre de la technologie
industrielle vient avec force au premier plan : à cause des
machines, le travail dans l’usine capitaliste devient "une
sorte de torture", une "routine misérable de corvée
sans fin dans laquelle le même processus mécanique
est répété sans cesse ... comme le travail
de Sisyphe" (et ici Marx cite Engels : La situation de la classe
ouvrière en Angleterre) ; tout le processus de travail est
"transformé en un mode organisé pour écraser
la vitalité, la liberté et l’indépendance
de l’ouvrier". Autrement dit, dans ce mode de production,
la machine, loin d’améliorer la condition du travail
leur "prive le travail de tout intérêt" et
"confisque tout atome de liberté dans l’activité
corporelle et intellectuelle [3]".
Marx semble être conscient des conséquences écologiques
de la technologie capitaliste : dans le chapitre du Capital sur
"le machinisme et la grande industrie", il fait remarquer
que la production capitaliste "trouble (stört) l’échange
matériel (Stoffwechsel) entre l’homme et la terre en
rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments
de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont
enlevés et utilisés sous forme d’aliments, de
vêtements, etc.
Ainsi elle détruit et la santé physique de l’ouvrier
urbain et la vie spirituelle du travailleur rural. Chaque pas vers
le progrès de l’agriculture capitaliste, chaque gain
de fertilité à court terme, constitue en même
temps un progrès dans la ruine des sources durables de cette
fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de
l’Amérique par exemple, se développe sur la
base de la grande industrie, plus ce procès de destruction
s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe
donc la technique et la combinaison du procès de production
sociale qu’en épuisant en même temps les deux
sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le
travailleur [4].
Bien que Marx soit loin d’être un romantique, il s’inspire
beaucoup de la critique romantique de la civilisation industrielle
et de la technologie du capitalisme. Parmi les auteurs qu’il
cite souvent dans ses écrits économiques, on trouve
non seulement des communistes utopiques comme Fourier, mais aussi
des "socialistes petits-bourgeois" tels que Sismondi et
même des conservateurs aussi marqués que David Urquhart.
Mais à la différence des économistes romantiques,
Marx ne critique pas la technologie moderne elle-même, seulement
la façon dont le capitalisme s’en sert. Les contradictions
et les antinomies du machinisme ne proviennent pas du machinisme
lui-même mais de son usage (Anwendung) capitaliste. Par exemple,
il écrit :
Considéré en lui-même, le machinisme réduit
la journée de travail, tandis que son usage capitaliste l’accroît
; en lui-même il facilite le travail, mais son usage capitaliste
accroît son intensité ; il est en lui-même une
victoire de l’homme sur les forces de la nature mais son usage
capitaliste rend l’homme esclave de ces forces ; en lui-même
il multiplie la richesse du producteur, mais en son usage capitaliste
il le paupérise, etc [5].
Comment concevoir donc un usage post-capitaliste ou socialiste
des machines et de la technologie industrielle ? La réponse,
tant dans le Capital que dans les Grundrisse, est que la mécanisation,
en réduisant le temps de travail, créera du temps
libre, qui est à la fois un temps de loisir et un temps pour
des activités plus nobles. Dans la société
socialiste, le progrès technique permettra "de réduire
au minimum le travail nécessaire, qui correspond donc au
développement artistique, scientifique etc., des individus
dans le temps ainsi libéré et avec les moyens créés,
pour tous [6]..."
Cela signifie-t-il que la structure industrielle technologique
moderne est un instrument neutre que l’on peut utiliser soit
de façon capitaliste soit de façon socialiste ? Ou
bien la nature du système technologique en place est-elle
affectée par ses origines capitalistes ? Cette question et
bien d’autres questions pertinentes sont laissées sans
réponse par Marx. Mais une grande partie de la qualité
dialectique de ses écrits sur le machinisme - sa tentative
de saisir le caractère contradictoire de son développement
- s’est perdue dans la littérature marxiste après
Marx, car celle-ci est tombée sous le charme du progrès
technologique et a célébré ses succès
comme une pure bénédiction.
Walter Benjamin n’a jamais traité systématiquement
les problèmes de la technologie moderne, mais l’on
trouve dans ses écrits des aperçus remarquables qui
le distinguent comme un des premiers penseurs marxistes à
aborder ces questions avec un esprit critique. Rejetant les axiomes
serai-positivistes et naïvement optimistes du marxisme vulgaire
(de la IIe et de la IIIe Internationale), Benjamin a essayé
de sonner l’alarme pour avertir ses lecteurs des dangers inhérents
du modèle dominant du progrès technique. Sa double
protestation, contre le progrès technique dans la guerre
et contre la destruction de la nature, frappe par son côté
prophétique et par sa pertinence étonnante pour notre
temps.
Les racines de l’attitude de Benjamin par rapport à
la technologie se trouvent dans la tradition romantique. Les romantiques
et les néo-romantiques allemands de la fin du XIXe siècle
critiquaient la Zivilisation, c’est-à-dire le progrès
matériel sans âme lié au développement
technique et scientifique, à la rationalité bureaucratique
et à la quantification de la vie sociale. Cette critique
était formulée au nom de la Kultur, c’est-à-dire
du corps organique des valeurs morales, culturelles, religieuses
et sociales. Ils dénonçaient en particulier les résultats
fatals de la mécanisation, de la division du travail et de
la production de marchandises, en se référant nostalgiquement
aux modes de vie précapitalistes et préindustriels.
Bien qu’une grande partie de cet anticapitalisme romantique
fût conservateur ou réactionnaire, il exprimait aussi
une puissante tendance révolutionnaire. Les révolutionnaires
romantiques critiquaient l’ordre industriel bourgeois au nom
de valeurs du passé, mais leurs espoirs s’orientaient
vers une utopie post-capitaliste, socialiste et sans classes. Cette
vision du monde radicale, partagée par des auteurs tels que
William Morris et Georges Sorel, et en Allemagne par Gustav Landauer
et Ernst Bloch, constitue le fondement culturel et la source initiale
des réflexions de Walter Benjamin sur la technologie.
Dans un de ses premiers écrits, un essai qui date de 1913,
sur "La religiosité de notre temps", dans lequel
il prétend que "nous sommes encore profondément
immergés dans les découvertes du Romantisme",
Benjamin se plaint de la réduction des hommes en machines
à travailler et du rabaissement du travail à sa forme
technique. Faisant écho à certains thèmes néo-romantiques
de son temps, il croyait à la nécessité d’une
nouvelle religion (inspirée par Tolstoï et Nietzsche)
et rejetait le matérialisme superficiel qui réduit
toute activité sociale à "une affaire de Zivilisation
comme la lumière électrique [7]".
Après 1924, Benjamin s’intéresse de plus en
plus au marxisme et sympathise avec le mouvement communiste. Sa
critique devient plus politique et plus spécifique. Dans
un article publié en 1925, "Les armes de demain",
il attire l’attention sur l’usage de la technologie
moderne au service du "militarisme international". II
décrit en détail les batailles du futur avec "du
chlorazétophénol, du disphénylaminchlorasine
et du dichlorathysulphide" que l’on prépare dans
les laboratoires chimiques, et soutient que l’horreur de la
guerre chimique dépasse l’imagination humaine : le
gaz toxique ne distingue pas les civils des soldats et peut détruire
toute vie humaine, animale et végétale, sur de vastes
étendues de terre [8].
Mais c’est dans Sens unique (écrit avant 1926 mais
publié en 1928) que Benjamin s’efforce véritablement
d’affronter le problème de la technologie en termes
marxistes en le rapportant à la lutte des classes. Dans un
des passages les plus remarquables, le paragraphe intitulé
"Avertisseur d’incendie", il considère la
chute de la bourgeoisie provoquée par la révolution
prolétarienne comme la seule manière d’éviter
une fin catastrophique à "une évolution culturelle
trois fois millénaire". Autrement dit : Si l’élimination
de la bourgeoisie n’est pas accomplie avant un moment presque
calculable de l’évolution technique et scientifique
(indiqué par l’inflation et la guerre chimique), tout
est perdu. Il faut couper la mèche qui brûle avant
que l’étincelle n’atteigne la dynamite [9]".
Cet argument, qui ressemble étonnamment à des idées
avancées aujourd’hui par le mouvement antinucléaire
et pacifiste, est fondé encore une fois sur le danger mortel
de la guerre et de la technologie militaire. D’ailleurs il
ne conçoit pas la révolution prolétarienne
comme le résultat "naturel" ou "inévitable"
du "progrès" économique et technique (axiome
semi-positiviste partagé par beaucoup de marxistes à
l’époque), mais comme l’interruption critique
d’une évolution qui mène à la catastrophe.
La relation entre le capitalisme et la manipulation militaire de
la technologie est examinée dans un autre passage de Sens
unique, intitulé "Vers le planétarium".
La technologie aurait pu être un instrument pour les "fiançailles"
entre l’humanité et le cosmos, mais "comme la
soif de profits de la classe dominante comptait expier sur elle
son dessein, la technique a trahi l’humanité et a transformé
la couche nuptiale en un bain de sang" pendant la guerre mondiale.
Benjamin établit un rapport entre l’usage militaire
du progrès technique et le problème général
du rapport entre l’humanité et la nature : la technique
ne devrait pas être "domination de la nature " -
c’est un "enseignement impérialiste" - mais
plutôt "maîtrise du rapport entre la nature et
l’humanité". Il conçoit "les nuits
d’anéantissement de la dernière guerre"
comme une crise épileptique de l’humanité et
voit dans le pouvoir prolétarien le moyen de "mesurer
les progrès de la guérison" et la première
tentative de soumettre la technologie à un contrôle
humain [10].
Il est difficile de savoir dans quelle mesure l’Union soviétique
(que Benjamin a visitée en 1926-27) a correspondu à
ses attentes. Dans certains articles publiés en 1927 sur
le cinéma soviétique (qu’il défendait
contre divers critiques), il se plaint que le public soviétique,
à cause de son admiration passionnée de la technologie,
ne peut pas accepter les films satiriques occidentaux où
l’humour est dirigé contre la technologie. "Les
Russes ne peuvent comprendre l’attitude ironique et sceptique
face aux choses techniques [11]".
S’il nourrissait quelques espoirs pour le succès de
l’expérience soviétique, il n’en nourrissait
aucun pour le développement de la technologie dans le monde
capitaliste. Suivant l’auteur communiste français Pierre
Naville (de l’opposition trotskyste), Benjamin appelle à
une "organisation du pessimisme" et exprime ironiquement
sa "confiance illimitée seulement dans l’I.G.
Farben et dans le perfectionnement pacifique de la Luftwaffe [12]".
Ces deux institutions n’allaient pas tarder à montrer,
au-delà des prévisions les plus pessimistes de Benjamin,
quel usage sinistre on pouvait faire de la technologie moderne.
Benjamin voyait dans la société bourgeoise "un
décalage béant entre le pouvoir gigantesque de la
technologie et la minuscule illumination morale qu’elle
permet", décalage qui se manifeste par les guerres impérialistes.
La multiplication des artefacts techniques et des sources de puissance
ne peut être absorbée et est canalisée vers
la destruction, par conséquent, "toute guerre sera une
révolte des esclaves de la technologie". Benjamin croit
néanmoins que, dans une société libérée,
la technologie cessera d’être un "fétiche
de la mort" et deviendra "une clé du bonheur"
; l’humanité émancipée utilisera et illuminera
les secrets de la nature grâce à une technologie "médiatisée
par le schéma humain des choses [13]".
Dans son célèbre essai L’œuvre d’art
à l’âge de sa reproductibilité technique
(1936), il souligne encore que la guerre impérialiste est
"une révolte de la technique", ce qui
veut dire que "lorsque l’usage naturel des forces productives
est paralysé par le régime de la propriété,
l’accroissement des moyens techniques, des rythmes, des sources
d’énergie tend à un usage contre nature. Il
le trouve dans la guerre." La "formule technologique"
de la société capitaliste peut se résumer ainsi
: "La guerre, et la guerre seule, permet de mobiliser toutes
les ressources techniques d’aujourd’hui sans toucher
cependant au statut de la propriété [14]".
Walter Benjamin est de plus en plus conscient du fait que ses vues
critiques sur la technologie s’opposent à l’approche
béatement optimiste si caractéristique de l’idéologie
dominante au sein du mouvement ouvrier, en particulier le marxisme
positiviste adopté par la social-démocratie à
la fin du XIXe siècle. Dans son essai Eduard Fuchs, collectionneur
et historien (1937), il critique la façon positiviste d’identifier
la technologie aux sciences naturelles : la technologie n’est
pas un fait purement scientifique mais aussi historique, ce qui
signifie que dans la société actuelle elle est en
grande mesure déterminée par le capitalisme. Le positivisme
social-démocrate, que Benjamin fait remonter à Bebel,
semble ignorer le fait que dans la société bourgeoise
la technologie servait principalement à produire des marchandises
et à faire la guerre. Cette attitude apologétique
et a-critique rendait les théoriciens socialistes aveugles
devant le côté destructeur du développement
technologique et ses conséquences socialement négatives.
Il y a un fil conducteur qui mène des hymnes saint-simoniens
à la gloire de l’industrie jusqu’aux illusions
modernes des social-démocrates en ce qui concerne les bienfaits
de la technologie. Benjamin croit que la puissance et la capacité
des machines dépasse de loin les besoins sociaux de son temps
et que "les énergies que la technologie développe
au-delà de ce seuil sont destructrices". Elles servent
avant tout le perfectionnement technique de la guerre. Il oppose
sa perspective pessimiste-révolutionnaire à l’optimisme
superficiel des épigones marxistes modernes et la lie aux
pronostics de Marx lui-même concernant le développement
barbare du capitalisme [15].
Les effets négatifs de la mécanisation et de la technologie
capitaliste moderne sur la classe ouvrière sont un des leitmotive
du Capital de Marx. Dans son essai sur Baudelaire (1938) et dans
les notes pour son projet de livre sur les passages parisiens, Benjamin
articule les vues de Marx avec un cauchemar romantique : la transformation
des êtres humains en automates. Selon Marx (cité par
Benjamin), il est caractéristique de la production capitaliste
que les conditions de travail "utilisent" l’ouvrier
plutôt que l’inverse ; mais "il faut des machines
pour donner à cette inversion une forme techniquement concrète".
En travaillant avec des machines, les ouvriers apprennent à
coordonner "leurs propres mouvements avec les mouvements uniformément
constants d’un automate" (Marx). Alors que le travail
de l’artisan exigeait expérience et pratique, l’ouvrier
non qualifié moderne est "coupé - écrit
Benjamin - de l’expérience" et "profondément
dégradé par le dressage des machines". Le processus
du travail industriel est une "opération automatique",
"dépourvue de substance", où chaque acte
est "l’exacte répétition" du précédent.
Il compare le comportement des ouvriers dans l’usine à
celui des piétons dans une foule urbaine (comme le décrit
Edgar Allen Poe) : les deux "agissent comme s’ils s’étaient
adaptés aux machines et ne pouvaient s’exprimer qu’automatiquement"
; les deux "vivent leur vie comme des automates .. qui ont
complètement liquidé leur mémoire [16]".
Faisant allusion à la "futilité", du "vide"
et à l’inachèvement qui sont "inhérents
dans l’activité d’un esclave salarié en
usine", Benjamin compare le temps industriel au "temps
en enfer", l’enfer étant "la province de
ceux qui n’ont pas le droit de compléter ce qu’ils
ont commencé". Comme le joueur décrit par Baudelaire,
l’ouvrier est obligé de "toujours recommencer
à nouveau", effectuant toujours les mêmes gestes
[17]. C’est pourquoi Engels, dans Situation des classes ouvrières
en Angleterre (cité par Benjamin), comparait l’interminable
torture de l’ouvrier, toujours obligé de répéter
les mêmes mouvements, à la punition infernale de Sisyphe
[18]. Étant donné ses vues sur la nature "infernale"
du travail industriel moderne, il n’est pas étonnant
que dans son dernier écrit, les Thèses sur la philosophie
de l’histoire (1940), Benjamin critique avec virulence l’idéologie
social-démocrate allemande du travail comme nouvelle version
("sous une forme sécularisée") de la vieille
éthique protestante du travail, c’est-à-dire
que le travail d’usine est perçu par la social-démocratie
non seulement comme un résultat positif du progrès
technologique mais même comme une "performance politique
[19]".
Cependant la critique chez Benjamin du "marxisme vulgaire"
semi-positiviste est plus vaste et va jusqu’à remettre
en question sa compréhension globale de la technologie :
Rien ne fut plus corrupteur pour le mouvement ouvrier allemand
que la conviction de nager dans le sens du courant. Il tint le développement
technique pour la pente du courant, le sens où il croyait
nager [20].
Ce que Benjamin rejette dans cette idéologie digne de Pangloss,
c’est à la fois la supposition que le progrès
technique mène tout seul vers le socialisme en posant les
bases économiques d’un nouvel ordre, et la croyance
selon laquelle le prolétariat n’a qu’à
s’approprier le système technique existant (capitaliste)
et le développer davantage. Aveugle à tous les dangers
et à toutes les conséquences socialement négatives
de la technologie moderne, le marxisme vulgaire (c’est-à-dire
positiviste)
ne veut envisager que les progrès de la maîtrise sur
la nature, non les régressions de la société.
Il préfigure déjà les traits de cette technocratie
que l’on rencontrera plus tard dans le fascisme [21].
En réalité, la critique de Benjamin va plus loin
encore c’est l’axiome même de la "maîtrise"
(Beherrschung) de la nature, son "exploitation" (Ausbeutung),
qui est déjà inacceptable dans ses premiers écrits,
comme nous l’avons noté plus haut. Dans la conception
positiviste, la nature "est là gratis" (formule
employée par l’idéologue social-démocrate
Joseph Dietzgen), c’est-à-dire qu’elle est réduite
à une marchandise et envisagée seulement du point
de vue de sa valeur d’échange ; elle est là
pour être exploitée par le travail humain. A la recherche
d’une approche différente de la relation entre l’homme
et l’environnement naturel, Benjamin se réfère
aux utopies socialistes du XIXe siècle, et tout particulièrement
à Fourier.
Ce problème est soulevé dans les notes pour le livre
sur les passages parisiens (1938) : comme Bachofen l’avait
montré, la "conception meurtrière de l’exploitation
de la nature", conception moderne, n’avait pas existé
dans les sociétés matriarcales, car la nature était
perçue comme une mère donatrice. Cela pourrait être
le cas de nouveau dans une société socialiste car
dès que la production cessera d’être fondée
sur l’exploitation du travail humain,
le travail perdra à son tour son caractère exploitateur
de la nature par l’humanité. Il sera accompli selon
le modèle du jeu enfantin, qui est chez Fourier le paradigme
du travail passionné des harmoniens... Un tel travail investi
de l’esprit du jeu n’est pas orienté vers la
production de valeurs mais vers l’amélioration de la
nature [22]".
De même, dans les Thèses (1940), Benjamin célèbre
Fourier comme un visionnaire utopique d’"un travail qui,
bien loin d’exploiter la nature, est en mesure de faire naître
d’elle les créations qui sommeillent en son sein".
Ceci ne veut pas dire que Benjamin veuille remplacer le marxisme
par le socialisme utopique : il considère Fourier comme un
complément à Marx, et dans le même passage où
il parle si favorablement du socialiste français, il oppose
les aperçus de Marx à la grande confusion du Programme
du Gotha social-démocrate sur la nature du travail [23].
Dans son premier travail marxiste (Sens unique, écrit entre
1923 et 1926), Benjamin tire le signal d’alarme : si la révolution
prolétarienne n’arrive pas à temps, le progrès
économique et technique du capitalisme peut finir en catastrophe.
La défaite de la révolution en Allemagne, en France
et en Espagne a mené à l’une des plus grandes
catastrophes de l’histoire de l’humanité : la
Deuxième Guerre mondiale. Au moment où la guerre commençait,
il était trop tard pour sonner le tocsin. Benjamin n’avait
pas perdu son espoir révolutionnaire, mais il avait redéfini
la révolution à travers une nouvelle version de l’image
allégorique qu’il avait employée dans les années
20 :
Marx a dit que les révolutions sont les locomotives de l’histoire.
Mais peut-être sont-elles différentes. Peut-être
que les révolutions sont la main de l’espèce
humain qui voyage dans ce train et qui tire sur le frein d’urgence
[24].
Certains critiqueront Benjamin pour avoir proposé des images,
des utopies et des allégories plutôt qu’une analyse
concrète et scientifique de la technologie moderne et des
alternatives possibles. Mais on ne peut nier son importance en tant
que visionnaire qui a ouvert de nouveaux chemins, en tant que philosophe
révolutionnaire. Ses aperçus critiques sur les dangers
et les dégâts de la technologie industrielle capitaliste
lui ont permis de renouveler la pensée marxiste dans ce domaine
et d’ouvrir la voie aux réflexions futures de l’École
de Francfort. On peut le considérer aussi comme un précurseur
des deux mouvements sociaux les plus importants de cette fin de
siècle : l’écologie et le pacifisme anti-nucléaire.
Lorsqu’on lit aujourd’hui Avertisseur d’incendie,
il suffit de remplacer le mot "gaz" par le mot "nucléaire"
pour comprendre la pertinence et l’urgence extraordinaire
de ses avertissements.
[1] Karl Marx, Manifeste du parti communiste, Paris, Bourgeois,
1962, pages 25, 27.
[2] K. Marx, Fondements de la critique de l’économie
politique, trad. R. Dangeville, Ed. Anthropos, T. II, p. 222.
[3] K. Marx, Das Kapital, in Karl Marx-Friedrich Engels, Werke,
Band 23, Berlin, Dietz Verlag, 1968 ; pp. 445-446, 528-529.
[4] K. Marx, Le Capital, trad. Joseph Roy, Editions Sociales, 1976,
T. I, pages 360-361.
[5] Das kapital in Marx-Engels, op., cit., Band 23, p. 465.
[6] Marx, Grundrisse der kritik der Politischen Ekonomie, Berlin,
Dietz Verlag, 1953, p. 593.
[7] Walter Benjamin, "Dialog über die Religiosität
der Gegenwart" in Gesammelte Schiften (G. S.), Band 11.1, Francfort,
Suhrkamp Verlag, 1972-1985, pp. 16-35. Il n’existe aucune
traduction française de ce texte.
[8] Benjamin, G. S., IV. 1, pp. 473-476. Il n’existe aucune
traduction française de ce texte.
[9] Benjamin, Sens unique, trad. de Jean Lacoste, Paris, Les Lettres
Nouvelles - Maurice Nadeau, 1978, pp. 205-206.
[10] Ibid, pp. 242-243, G. S. IV. 1 et 147-148.
[11] Benjamin, "Zur Lage der Russischen Filmkunst" et
"Erwilderung an Oscar H. H. Schmitz" in G. S. 11-2, p.
750.
[12] Benjamin, "Le surréalisme. Le dernier instantané
de l’intelligence européenne" dans Mythe et violence,
Paris, Ed. Denoël, 1971, p. 312.
[13] Benjamin, "Theoricien des deutschen Faschismus",
G. S. III, pp. 238-243, 248-250.
[14] Benjamin, "L’œuvre d’art à l’âge
de sa reproductibilité technique" in L’homme,
le langage et la culture,trad. de Maurice de Gandillac, Paris, Denoël,
1971, pp. 179-180 Cf G. S. I, 2, pp. 467-469.
[15] Benjamin, E. Fuchs, der Sammler und der Historiter, G. S.
II, 2, pp. 487-488.
[16] Benjamin, Uber einige Motive der Baudelaire, G. S., 1, 2,
pp. 632-634. Dans un article qu’il avait écrit plusieurs
années auparavant (en 1930), sur E. T. A. Hoffmann, Benjamin
a parlé du dualisme métaphysique, chez l’auteur
romantique, entre la Vie et l’Automate, exprimant son horreur
des mécanismes diaboliques qui transforment les hommes en
automates. (Cf Benjamin, "E. T. A. Hoffmann und Oscar Panizza"
in G. X. Il. 2, p. 664-647). Une partie de cette peur romantique
est présente dans les remarques de Benjamin sur les conditions
de vie des ouvriers et des citadins modernes.
[17] Benjamin, Ibid. pp. 635-636.
[18] Benjamin, Das Passagen-Verk, G. SNI, p. 162. Marx aussi compare
les portes de l’usine aux portes de l’enfer. Benjamin
le cite dans G. S., V2, p. 813.
[19] Benjamin, "Thèses sur la philosophie de l’histoire",
in L’homme, le langage et la culture, trad. M. de Gandillac,
Paris, Denoël, 1971, p. 190.
[20] Ibid.
[21] Ibid. Cette définition du fascisme comme technocratie
indique un changement significatif par rapport aux vues antérieures
de Benjamin. Dans un article datant de 1934, "L’auteur
comme producteur" - un des rares écrits où il
semble entretenir des illusions quant aux bienfaits du progrès
technique en soi -, il oppose la nécessité d"innovations
techniques" dans la production culturelle à l’appel
au "renouveau spirituel" qu’il considère
comme typique du fascisme, oubliant ainsi les hymnes de Marinetti
à la gloire de la technologie moderne. Cf Benjamin : "L’auteur
comme producteur" in Essais sur Bertolt Brecht, trad. de Paul
Laveau, Paris, Maspero, 1969.
[22] Benjamin, Das Passagen-Verk, G. S., V. 1., p. 456.
[23] Benjamin, Thèses..., op. cit.,pp. 190-191.
[24] Benjamin, G. S., I. 3, p. 1232 (notes préparatoires
pour les Thèses sur la philosophie de l’histoire).
Première publication en décembre 1994
Mise en ligne le lundi 1er décembre 2003
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