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Note de lecture : Comment se sauver de la servitude François Dagognet
Les " cents mots " de François Dagognet
Bernard Vasseur a lu François Dagognet , Comment se sauver de la servitude ?

Origine : http://www.radio-universfm.com/lapensée.htm
Comment se sauver de la servitude. François Dagognet

LA RAGE INDIVIDUALISTE ET SON DESORDRE.

Il nous semble que l’un des premiers devoirs du philosophe consiste à repérer le mal ou ses équivalents, - le désordre, l’injustice, l’intolérable. Avant de combattre « l’ennemi » et pour le combattre, hâtons-nous de le définir et surtout de le localiser.

Le doute n’est guère possible : l’individu ne cesse pas de s’affirmer – il va même jusqu’à s’absolutiser – et il ne trouve de repos ou de contentement que dans l’abaissement de ceux qui l’entourent. La tendance profonde de l’homme le pousse moins à persévérer dans son être qu’à l’augmenter par tous les moyens : aussi se trouve-t-elle à l’origine des pires passions qui vont empoisonner la vie inter-individuelle, voire même inquiéter et déstabiliser la société. Cette auto-affirmation nous condamne à cette sourde violence, s’enracine dans la vitalité, - le « vouloir-vivre » aveugle.

Nous cherchons tout ce qui pourrait s’opposer à la tyrannie du désir individuel pour en limiter les prérogatives. Sur quoi compter ? Quels sont les systèmes susceptibles d’empêcher l’agressivité, introduire des relations de partage, des promesses de fraternité, animer et vivifier une vie sociale en luttant contre ce qui l’infecte, c’est-à-dire la violence individuelle ? Comment instaurer un monde moins belliqueux ?

LA JUSTICE.

Nous devrions pouvoir tabler sur le droit, parce que la loi neutralise, apaise, amortit les chocs, prévoit les drames et la manière de les éteindre…En fait nous avons dû noter que le droit transige, accorde un peu à l’un et un peu à l’autre, diffère et, du même coup, admet les inégalités qu’il se contente de réduire. La législation ne sauve pas la société de ses plaies ni des plus graves dysfonctionnements ; elle se borne à nous insensibiliser et à nous contenir.

L’ECHEC DE L’ECOLE.

L’école est menacée par la scission, à laquelle pourtant elle tendait à s’opposer. Les plus « adaptés » à notre monde vont jusqu’à se réfugier dans le privé qui leur offre un abri et une sécurité ; à l’intérieur même du public, ils cultivent et assoient leur supériorité qu’exacerbe la rivalité. D’un autre côté les « retardés » ne se bornent plus à se recroqueviller sur eux-mêmes, ils introduisent la violence dans le système où ils se trouvent mal à l’aise ; C’est sans doute le rôle PREMIER du maître que de veiller à la solidité de la communauté scolaire, parce que, à tout moment, et même dans les jeux, le groupe peut se fissurer.Gaston Bachelard disait « le jeune milieu, à l’école, est plus formateur que le vieux, les camarades plus importants que les maîtres. » (Remarque perso : La relation inflexible au maître, souvent sans réciproque, qui, sous couvert de transmettre un savoir, d’animer un temps

LIBRE ou maintenant d’encadrer d’un point de vue sécuritaite à tout moment l’enfant, l’excluant continuellemnt du vrai groupe d’expression libre : la cour d’école ou la cantine…fait du jeune, un individu sans dynamisme et sans auto-critique…) La pédagogie doit éviter une double fracture : entre les plus avantagés culturellement parlant et les autres et entre une scientificité sans intérêt et un intérêt sans scientificité, pour rappeler le clivage que Hegel lui-même condamne.

L’AMBIVALENCE DE LA RELIGION.

La religion manque à la fin qu’elle se proposait. Cette église sclérosée, pactise avec les puissants, s’en accomode et ne se range guère aux côtés de ceux avec lesquels elle devrait faire corps… En outre, l’Eglise se transforme en un tribunal qui condamne à tout va la moindre inflexion du dogme ou les seules innovations…

Ne comptons donc pas sur les systèmes, repérons dans leurs mailles de modestes innovations, des « sauts de puce » destinés à l’amélioration du lien inter-humain, des changements qu’il faut accompagner philosophiquement, avec l’espoir qu’ils détruiront peu à peu, par leur infiltration, les organismes et les statuts qui retiennent l’immobilisme.

Ce qui commence à se déliter ne manquera pas de tomber. N’attaquons pas frontalement, feignons d’accepter l’ensemble, n’exigeons que des miettes, puisque, ici comme ailleurs, « la fin est déjà dans le commencement ».


Parmi les « 100 mots pour commencer à philosopher » de F. DAGOGNET il y a le mot :

TROUBLE

« Nous savons tous en quoi consiste le trouble : l’eau par exemple, perd sa limpidité, sa transparence, lorsqu’on verse en elle un liquide ou, plus sûrement, lorsqu’on sème en elle des particules qui flotteront et lui enlèveront sa pureté. Et nous sommes enclins à nous méfier de ce qui altère tant les substances que les milieux.

La philosophie cartésienne a élevé à la hauteur de principes fondamentaux du savoir la clarté et la distinction, tandis que le trouble, à l’inverse, relève de l’hétérogénéité ; et ce dernier état se traduit plus souvent par une obscurité propre au mélange. Descartes a donc condamné, sur le plan méthodologique, la confusion ( des associations qui empêchent qu’on puisse atteindre l’essence ) et non moins l’absence de luminosité. Nous sommes prévenus contre les mélanges, les amalgames, les mixtures, les contaminations. Toutefois, dans notre monde, règne souvent ce qui résulte d’entrecroisements, tels les alliages :

Nous songeons au laiton qui unit le cuivre et le zinc, au bronze, mêlant le cuivre et l’étain, au maillechort qui assemble le cuivre, le zinc et le nickel. Mais le plus important, c’est bien que le résultat de ces fusions métalliques donne des corps qui ne se comparent pas à leurs constituants et fondent le principe bénéfique de l’allotropie, c’est-à-dire des corps qui peuvent se présenter sous divers états, tous avantageux ; en d’autres termes, pour une fois, le même donne de l’autre, ce qui l’enrichit.

Le trouble ne concerne pas seulement les matériaux, mais aussi la vie de l’homme qu’il complique et aussi peut empoisonner…Il nous semble alors que les multiplications, les associations, les hybridations suggèrent d’autres modèles que ceux qui privilégiaient le simple et le clair : nous voyons moins en ces critères ce qui désigne l’essence qu’un attachement au séparé et donc à l’abstraction. L’isolé, l’autonome nous éloignent trop de la compréhension et de la reconnaissance du complexe. Nous plaidons, en conséquence, pour le trouble.


François Dagognet
C'est un petit livre stimulant et précieux que vient de publier François Dagognet (1).

Stimulant parce qu'il ouvre le chemin de la réflexion philosophique au lecteur non spécialiste, en partant des mots dans lesquels s'énonce la vie la plus quotidienne. Piqué au plus vif par ce Socrate de notre temps, l'esprit peut quitter préjugés et certitudes premières pour sefaire pensée en mouvement et se construire patiemment, par une libre méditation, une approche plus instruite et plus féconde du réel. Ce livre est aussi précieux parce qu'il condense à l'usage du débutant toute une vie consacrée à la recherche et à l'enseignement, toute une ouvre, élaborée loin du tumulte et des projecteurs médiatiques, pendant plus d'un demi-siècle.

François Dagognet est né le 24 avril 1924 à Langres, comme Diderot, dont une formule fameuse patronna jadis " l'Université nouvelle " qui prit la suite de " l'Université ouvrière " de Georges Politzer : " Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. " Etudiant en philosophie, il fut notamment l'élève de Gaston Bachelard puis de Georges Canguilhem. Il retint de ses maître le précepte selon lequel la philosophie ne pouvait se nourrir d'elle-même mais devait se mettre à " l'école des sciences ", s'ouvrir à d'autres savoirs, entrer dans d'autres disciplines. Agrégé de philosophie en 1949, François Dagognet s'engage peu après dans un cycle complet d'études médicales à Dijon, puis à Lyon, où il soutient sa thèse.

Nommé docteur en psychiatrie, médecin au centre du Prado à Lyon, puis médecin consultant auprès des prisonniers de la prison Saint-Paul, il exerce en même tempsqu'il enseigne la philosophie : au lycée Ampère, puis à l'université Lyon-III jusqu'en 1985, année où il est nommé professeur à la Sorbonnejusqu'en 1995. Pendant des années, il présidera le jury de l'agrégation dephilosophie à Paris. Ce parcours professionnel est jalonné par la publication de livres : pas moins d'une bonne cinquantaine de titres, à ce que nous tirons d'un rapide examen, sans parler de nombreux articles de revues.

Ce qui va au fil du temps devenir une oeuvre s'est engagé par une épistémologie du savoir médical, une interrogation philosophique sur le vivant et la biologie, avant de s'ouvrir à d'autres espaces, à d'autres dimensions du monde contemporain, jusqu'à cette incursion dans une " morale ", à l'opposé du moralisme de la tradition, que François Dagognet tient pour " une science cardinale, la reine des sciences ". Notons enfin - autre fidélité à Bachelard pour lequel " l'homme est une création du désir, non pas une création du besoin " - que François Dagognet saura ne pas exclure de sa réflexion le champ du sensible et de l'art, jusqu'en ses polémiques les plus récentes.

C'est bien ainsi une pensée se frottant au champ philosophique de la totalité - aux antipodes des périmètres restreints du "spécialiste " et de " l'expert " auxquels se voue beaucoup trop notre temps - qui est présente dans ce petit glossaire. L'essentiel s'y avance tranquillement, mine de rien. C'est ce qui lui donne sa saveur inimitable.

B.V.pour L'HUMANITE


François Dagognet
CAPITALISME...

" Le capitalisme - pour nous en tenir à des généralités, sinon à desbanalités - est né avec la grande industrie et le développement de celle-ci,principalement au début du XIXe siècle. Il s'est encore appelé le libéralisme - un terme flatteur -, sans doute parce que chacun peut créer son entreprise et qu'il faut laisser au seul marché le soin de valider ce projet (ou de l'annuler, s'il n'est pas capable de nourrir les échanges économiques). De même, le prix de ce qui sera fabriqué et vendu serait défini, lui aussi, par le seul jeu de l'offre et de la demande.

N'intervenons pas sur ce qui parvient à se " réguler " soi-même ! Nous allons jusqu'à définir la philosophie tout entière comme ce qui doit analyser mais surtout combattre un tel système : le reste ne compte pas, comparé à cette tâche. Nous craignons d'ailleurs que la philosophie ne soit un allié objectif du capitalisme, dans la mesure où elle oriente les esprits ou la culture vers des notions oiseuses, qui détournent justement de l'essentiel : la lutte contre cet ensemble." Pourquoi un tel programme et cette violente hostilité, celle-là d'ailleurs que Marx, dans le Capital, a si bien justifiée ? D'abord, ce système économique engrange des bénéfices et se garde bien de les répartir entre ceux qui ont travaillé à son fonctionnement, à sa réussite (financière). Ces derniers ne reçoivent que des salaires de misère : ils vivent dans la précarité et le manque. Il est vrai qu'hier l'entrepreneur engageait surtout des femmes et des enfants. Il est vrai aussi que parfois une politique de hauts salaires a gagné certains secteurs de l'industrie, mais nous ne sommes pas pour autant convaincu de la validité de cette organisation de la production : par-là, les maîtres de ce système arrachent le consentement de quelques responsables dévoués à leur cause et qui acceptent le reste. Les revenus élevés ne concernent d'ailleurs que les cadres ; on ne manque pas de diviser ainsi les travailleurs ; on exploite un peu plus les laissés-pour-compte. Et lorsque l'ouvrier spécialisé sera lui-même avantagé, le déclassé n'en sera que davantage abaissé.

" Nous le reconnaissons : lorsque les infrastructures industrielles et commerciales seront confiées à la nation (la socialisation de la production comme de tous ses instruments), le système fonctionnera moins bien et pour cause : il lui faut alors empêcher l'insoutenable, les cadences infernales, les risques, les horaires brisés, l'exploitation. Et il arrive même que le collectivisme détourne le système au profit d'une idéologie ou de la classe dominante. Mais comme la raison d'être du capitalisme consiste dans l'augmentation croissante des bénéfices, nous n'excluons pas que l'acheteur des marchandises comme des services soit lui aussi exploité et trompé, tant à travers le prix de ce qui est mis sur le marché (en dépit de l'apparente liberté qui y règne) qu'à travers les ingrédients qui composent les produits et échappent aux contrôles. Pour conserver ses zones d'influences (et devente), le système ne manque pas de soutenir certains régimes politiques qui lui sont favorables : il infiltre donc le domaine étatique qu'il soumet à ses vues (d'où le néocolonialisme). "

Finalement, il n'est rien qui ne soit altéré : la relation humaine, les marchés, l'arène étatique. La philosophie doit travailler à l'instauration d'une industrie prospère (parfois, pour conserver son monopole, le capitalisme s'oppose aux changements et même au progrès technique), favorable à tous ceux qu'elle mobilise comme à ceux qui recourent à ses résultats de fabrication, sans la possibilité d'une intervention sur les bases et l'organisation de la société civile (l'impérialisme). Chargé de comprendre son temps, le philosophe se doit de dénoncer ou du moins de prendre conscience d'une telle organisation : bien que fondé sur l'acquisition matérielle (le profit), elle a su nous envelopper d'une culture qui la sert et assure sa domination."

(*) Extraits de " Cents mots pour commencer à philosopher ".

François Dagognet
Les " cents mots " de François Dagognet


En partant des mots dans lesquels s'énonce la vie la plus quotidienne, le philosophe propose une réflexion sur le monde d'aujourd'hui, ouverte à tous les espaces du savoir, de l'art, des sciences et de la connaissance.
Entretien.

Certains des mots que vous avez retenus dans votre livre appartiennent au vocabulaire de la philosophie, mais le plus grand nombre relève du langage courant. Il en est même qui semblent bien éloignés de la philosophie, comme budget, déchet, peau. Que signifie un tel choix ?

François Dagognet. Vous avez raison. J'ai souvent privilégié des mots et donc des notions du langage courant. C'est qu'il faut se méfier des termes ésotériques, compréhensibles des seuls initiés, compliqués à souhait et prétendument techniques. Avec eux, l'examen philosophique, qui se ferme, risque de mystifier ou d'éloigner le lecteur. La vraie philosophie ne consiste pas à quitter le monde ou la vie la plus ordinaire pour je ne sais quelle contrée lointaine. Ainsi, le vocabulaire que vous avez retenu comme exemple du langage de tous les jours mérite l'attention du " penseur " : à travers le " budget " - recettes et dépenses - nous parvenons à saisir la force des désirs individuels. Il va armer le psychologue d'un outil révélateur d'un sujet, voire de toute une classe sociale (qu'est-ce qu'il achète préférentiellement ? Quels sont les besoins prioritaires ?). Le travail du politique revient aussi à organiser recettes et dépenses : il exprime par là ses vrais projets. Il ne s'agit pas d'un dessein simplement comptable ; il témoigne plutôt des changements (ou des non-changements) en cours.

Cent mots, trois pages pour chacun... Ne risque-t-on pas de vous accuser de céder à l'air du temps (aller vite, faire court...) alors que votre livre est tout à l'opposé du conformisme ambiant ?

François Dagognet. Je comprends votre remarque, tant il est vrai qu'un philosophe, en principe, ne doit pas examiner une notion à toute vitesse ni en accumuler une centaine ! D'abord, ce glossaire s'adresse à des débutants. Or, sait-on assez que les adolescents lisent peu (ou pas), abusés par les images de l'audiovisuel en général ? Le livre a perdu un peu de son rôle, du fait de la lenteur et de l'étirement des énoncés. La fin est séparée du commencement. Alors, j'ai retenu, dans et pour le livre, le médium actuel : ce qui est court et rapide. En outre, je reste attaché à la formule " less is more " (moins est plus). La philosophie n'échappe pas à la règle : si elle doit s'exposer et s'exprimer dans des " Sommes ", ne lui retirons pas pour autant les présentations apéritives ; ne lui refusons pas l'ultra compendium (compendium, abréviation) ou le résumé. Dans toutes les disciplines, à un moment donné, on s'aide de la contraction éclairante. L'ouvrage s'adresse prioritairement aux débutants, aux plus défavorisés. Proposons-leur de l'élémentaire, voire du concentré.

Vous dites du libéralisme qu'il est " une doctrine parmi les plus trompeuses". Au mot " capitalisme " vous écrivez même : " Nous allons jusqu'à définir la philosophie tout entière comme ce qui doit analyser mais surtout combattre un tel système : le reste ne compte pas comparé à cette tâche. " C'est une prise de position ferme et résolue.

François Dagognet. Comme bien vous pensez, je persiste et je signe. Le philosophe se doit de contester une société qui repose sur une insupportable inégalité. Comment accepter que ceux qui travaillent à la prospérité n'y participent pas et ne reçoivent qu'un salaire tout juste destiné à entretenir leur force quasiment motrice, énergétique ? N'allez pas penser que le travailleur ait acquiescé à cette situation : celui qui n'a pas trouvé à s'employer se prête à toutes les conditions qui lui sont imposées. Qui pourrait soutenir le contraire : celui qui a travaillé à des résultats ne mérite-t-il pas d'en recevoir une part ? • l'inverse, le capital, le simple apport d'argent à une entreprise qui investit, ne devrait pas permettre de verser au créancier des avantages excessifs. Réservons-lui un intérêt minime, fixé à l'avance. Bref, l'univers industriel relève d'un fondement intolérable : d'un côté, les privilèges, de l'autre, del'exclusion.

Vous évoquez comme alternative au capitalisme une " socialisation de la production ". Vous parlez d'un avenir où " les infrastructures industrielles et commerciales seront confiées à la nation ". Mais, en même temps, vous dites que " tout ce qui fondait la nation s'est affaibli au point de disparaître ". N'y a-t-il pas là une vraie difficulté ?

François Dagognet. Vous relevez, en effet, sinon une contradiction, du moins un fâcheux décalage entre deux passages. D'un côté, le philosophe en appelle à la nation, de l'autre côté, il la récuse, puisqu'elle s'effiloche et disparaît. Faute de précision, on crée de la confusion. Je tenais d'abord à valoriser l'Etat (le service public, les nationalisations), mais je reconnaissais en même temps que cette nation elle-même allait tôt ou tard se fondre avec d'autres, pour une souveraineté plus ample (l'Europe). La nation ou l'Etat qui la gère ne peut pas résister aux infrastructures en pleine mutation, notamment celles qui assurent les déplacements, circulations, transports. Aujourd'hui, la pluralité et la rapidité des communications de toute nature facilitent les rassemblements, donc l'étendue habitable - celle dans laquelle nous vivons - s'est agrandie. La nation d'hier en perd sa relative exiguïté. Mais nous lui conservons toute son importance, à elle et surtout à l'Etat qui la gouverne. Ce dernier ne s'aligne pas sur l'intérêt de quelques-uns, ni même sur l'intérêt de tous. Il dépasse la sphère des intérêts et se situe au-dessus d'eux. Il se soucie du bien collectif qui, dans un premier temps, peut contrarier tous ceux qui, plus tard, bénéficieront de ses décisions.

Un mot ne figure pas parmi ceux que vous avez retenus : le mot communisme. Qu'en diriez-vous pour " commencer à philosopher " ?

François Dagognet. Je le reconnais. Des zones d'ombre continuent à parsemer le texte et elles ne vous échappent pas. Vous relevez, à juste titre, un terme absent, celui de " communisme ", écarté au profit d'un mot voisin, " socialisme ". C'est que ce mot de "communisme " me pose des problèmes et m'enferme dans une impasse. Par exemple, Marx en appelle à " la dictature du prolétariat ". Si les ouvriers-travailleurs, soumis aux pires injustices, ne prennent pas le pouvoir, par l'insurrection, ils en seront toujours privés.C'est vrai. Mais quand on instaure une dictature, on sait ce qui arrivera : la terreur, les privilèges, l'immobilisme. L'histoire récente l'a mis en évidence. Ce n'est là qu'une des contradictions du système. Nous nous en tenons donc à un " socialisme ", non celui qui s'accommode du libéralisme, mais celui qui, partout, cherche à travailler à l'égalité (remarque élémentaire : tout homme doit pouvoir travailler ; le travail mérite non seulement un salaire, mais une participation au bénéfice).

Est ce que je force le trait si je vous dis que je comprends votre réponse comme signifiant que ce que vous appelez le socialisme, c'est au fond le communisme sans les limites d'une époque (" la dictature du prolétariat " chez le Marx de 1848) et sans les impasses dramatiques d'une histoire ? Ce qui montre, à mes yeux, qu'il est possible de développer la pensée critique de Marx sans en répéter la lettre, pour concevoir un communisme de notre temps, vraiment libérateur et pleinement démocratique. Qu'en pensez-vous ?

François Dagognet. Vous ne vous trompez pas. Il me semble, en effet, salutaire et juste que soit proposé un " communisme " de notre temps, pleinement démocratique. Voici, d'ailleurs, dans cette perspective, une remarque qui vous surprendra. Ce socialisme ne se séparera pas d'une vraie religion, parce que la religion véritable souhaite instituer la fraternité. Malheureusement, la religion s'est enlisée dans une invraisemblable mythologie. Elle s'est calquée sur le pire ; elle a même été jusqu'à se figer en un état, avec ses services et ses pompes. En elle, nous croyons apercevoir deux courants : le libérateur - celui qui insta
ure une communauté - et le mystificateur, d'ailleurs dominant. Le vrai communisme se joint à la première orientation et condamne la seconde.
Votre livre n'est pas un " manuel " prétendant à une plate neutralité. On y retrouve sous une forme condensée ce que vous soutenez ailleurs dans votre ouvre. Quels mots choisiriez-vous pour caractériser votre propre positionnement philosophique ?

François Dagognet. Vous imaginez mal à quel point vous m'embarrassez, parce qu'à peu près tous les mots retenus forment un tout indécomposable et renvoient à ce que j'ai écrit. S'il faut en élire un, ce pourrait être " la surface ", - un terme, il est vrai, assez vague. Nous le retenons dans la mesure où il s'oppose à la " profondeur " que nous combattons : cette dernière notion, mystificatrice, se trouve à l'origine des glissements ou déviations philosophiques (l'insondable, l'abyssal, l'insaisissable, l'intériorité, l'être même). Nous demandons au jeune philosophe de s'arrêter sur cette remarque : ce que nous appelons l'être (ce qui serait au fond) peut-il se replier sur lui et ainsi s'autolimiter ? Ne doit-il pas tendre à se manifester, à s'affirmer et à s'exprimer en raison même de son effectivité ou de sa puissance ! L'apparaître dit bien l'être. En conséquence, nous devons surtout apprendre à voir. Souvent, nous voyons ce qui n'existe pas et nous ne remarquons pas ce qui nous entoure. Le philosophe devra se sensibiliser aux nuances, ainsi qu'aux signes qu'il apprendra à interpréter. La surface le comblera des unes et des autres.

A travers votre petit livre et ce que vous y dites du capitalisme qui nous enveloppe d'une culture servant à en dissimuler la vraie nature, de l'école qui éduque plus qu'elle n'instruit, des médias qui vont au plus pressé et au plus rentable, vous soulignez le déficit de la pensée critique aujourd'hui et, a contrario, l'importance cruciale de la philosophie. Que pensez-vous de son enseignement et de sa place dans l'enseignement ?

François Dagognet. Vous soulevez la question la plus difficile qu'on puisse imaginer. D'un côté, comment un philosophe pourrait-il participer en quoi que ce soit à la diminution d'une discipline aussi cardinale que la philosophie ? Du moment qu'elle achève et couronne la scolarité, ne
l'abaissons surtout pas. D'un autre côté, lorsque je lis seulement quelques manuels (pour certains, quel fourre-tout !) et la scolastique qu'ils
diffusent, je comprends le rejet, notamment parmi les plus démunis (peu accoutumés à des discussions oiseuses) et les moins sophistiqués. Il conviendrait moins encore de réformer les programmes que de renouveler et d'alléger aussi un tel enseignement.

Entretien réalisé par Bernard Vasseur pour L'HUMANITE


François Dagognet
EN QUELQUES LIVRES

D'une ouvre protéiforme très vaste, inaugurée par deux thèses magistrales et fameuses - la Raison et les remèdes, essai sur l'imaginaire et le réel dans la thérapeutique contemporaine " (1964, PUF), Méthodes et doctrines dans l'ouvre de Pasteur (1967, PUF) - nous nous bornerons à signaler ici que quelques titres parmi les plus récents :

- Rematérialiser, matières et matérialismes. (Editions Vrin, 1985.)

- Eloge de l'objet. Pour une philosophie de la marchandise. (Editions Vrin,
1989.)

- L'invention de notre monde ; l'industrie : pourquoi et comment ? (Editions
Encre marine, 1995.)

- Les dieux sont dans la cuisine, Philosophie des objets et objets de la philosophie. (Editions les Empêcheurs de penser en rond, 1996.)

- Savoir et pouvoir en médecine. (Idem, 1999.)

- Comment se sauver de la servitude ? Justice, école, religion (Idem, 2000.)

- Philosophie d'un retournement. (Editions Encre marine, 2001.)


Bernard Vasseur a lu François Dagognet , Comment se sauver de la servitude ?

Réformisme " oblique " ?


C'est la question spinoziste de l'Éthique (pourquoi les humains combattent-ils pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur salut, et comment peuvent-ils se libérer ?) que François Dagognet remet sur le chantier de la réflexion philosophique dans son dernier ouvrage (1). Il part pour cela du constat des déchirements profonds qui compromettent et vicient la vie sociale : les riches et les pauvres, les possédants et les démunis, les plus doués et les moins aptes, les forts et les faibles, les suroccupés et les sans-emploi, etc. Il en trouve la source dans ce qu'il appelle " la rage individualiste et son désordre ". Mais surtout - c'est l'objet du livre - il montre comment trois institutions, la justice, l'école, la religion, échouent à réduire la cassure qui s'élargit et qui brise la communauté.

Certes, elles s'emploient à colmater les brèches, à limiter les dégâts, mais, quant au fond, " le juriste continue à privilégier le puissant et l'école, (...) reproduit l'organisation sociale et ses cassures ". Quant à la religion (essentiellement ici la chrétienne), elle échoue, elle aussi, selon notre auteur, à défendre et à imposer le partage pour tous, à promouvoir une fraternité qui guérirait notre univers de l'injustice qui le ronge. François Dagognet souligne également comment des idées philosophiques de l'" air du temps " viennent conforter ces violences et ces blessures, en insistant sur " les bénéfices d'une liberté ouvertement compétitive ", en favorisant la résurgence d'un darwinisme social et d'une anthropologie qui tient les humains pour constitutionnellement inégaux (idée que le système scolaire renforce, alors qu'il est fait pour la combattre).

Le livre ne conduit pourtant pas au pessimisme. Tout au contraire. Il se clôt sur le renvoi comme symétriques inverses d'une révolution qui revient au " même " (comme l'astre en révolution revient à son point de départ après avoir " cru " s'en éloigner) et d'un réformisme timoré. Il se prononce pour " un réformisme habilement oblique ", qui consiste à demander " le peu " en sachant - ruse de l'histoire - que le reste viendra, que " ce qui commence à se déliter ne manquera pas de tomber ". Du Lionel Jospin, mais revu et corrigé par Machiavel et le " bien creusé, vieille taupe " d'Hamlet, que Marx aimait tant à citer ? En tout cas, un livre qu'on lit avec intérêt et plaisir, car on se sent plus intelligent au fur et à mesure qu'on en tourne les pages.

Bernard Vasseur

(1) François Dagognet : Comment se sauver de la servitude ? Les Empêcheurs de penser en rond. 84 francs.

http://www.humanite.presse.fr/journal/2000-04-14/2000-04-14-223590
François Dagognet
"Si un peu de technique engendre des inconvénients, beaucoup de techniques permettent de les combattre."

Biographie:
Né à Langres en 1924, François Dagognet a suivi une double formation philosophique et scientifique. Elève de Canguilhem il devient agrégé de philosophie1949, docteur en médecine en 1958. Il a acquis des connaissances précises dans les domaines de la neuropsychiatrie, de la chimie et de la géologie, et s'est employé à réfléchir en philosophie sur les méthodes à l'ouvre dans ces disciplines.

Professeur de philosophie à l'université de Lyon puis à Paris (Sorbonne) où il enseigne actuellement, François Dagognet est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages? Sa réflexion attaché au concret s'est progressivement étendue des questions liées aux savoirs biologiques et médicaux à une analyse d'ensemble du monde moderne saisi à partir de ses productions techniques, de ses procédures administratives et juridique ou de ses créations artistiques.

Dans la diversité des analyses de François Dagognet un fil conducteur rend sa démarche particulièrement originale: alors que domionent chez bon nombre de penseurs la condamnation de la technique et le ressentiment envers l'époque, ce philosophe ne cesse de souligner les aspects positifs, libérateurs et créatifs du monde actuel y compris dans les domaines qui passent pour les plus redoutables, tels que l'ingénierie génétique et la détérioration des équilibres écologiques, même s'il n'a de cesse aussi dans déceler les dysfonctionnements.

Origine : http://www.ac-nantes.fr/peda/disc/philo/franois.htm