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Origine : http://www.radio-universfm.com/lapensée.htm
Comment se
sauver de la servitude. François Dagognet
LA RAGE INDIVIDUALISTE ET SON DESORDRE.
Il nous semble que l’un des premiers devoirs du philosophe consiste
à repérer le mal ou ses équivalents, - le désordre,
l’injustice, l’intolérable. Avant de combattre
« l’ennemi » et pour le combattre, hâtons-nous
de le définir et surtout de le localiser.
Le doute n’est guère possible : l’individu ne
cesse pas de s’affirmer – il va même jusqu’à
s’absolutiser – et il ne trouve de repos ou de contentement
que dans l’abaissement de ceux qui l’entourent. La tendance
profonde de l’homme le pousse moins à persévérer
dans son être qu’à l’augmenter par tous
les moyens : aussi se trouve-t-elle à l’origine des
pires passions qui vont empoisonner la vie inter-individuelle, voire
même inquiéter et déstabiliser la société.
Cette auto-affirmation nous condamne à cette sourde violence,
s’enracine dans la vitalité, - le « vouloir-vivre
» aveugle.
Nous cherchons tout ce qui pourrait s’opposer à la
tyrannie du désir individuel pour en limiter les prérogatives.
Sur quoi compter ? Quels sont les systèmes susceptibles d’empêcher
l’agressivité, introduire des relations de partage,
des promesses de fraternité, animer et vivifier une vie sociale
en luttant contre ce qui l’infecte, c’est-à-dire
la violence individuelle ? Comment instaurer un monde moins belliqueux
?
LA JUSTICE.
Nous devrions pouvoir tabler sur le droit, parce que la loi neutralise,
apaise, amortit les chocs, prévoit les drames et la manière
de les éteindre…En fait nous avons dû noter que
le droit transige, accorde un peu à l’un et un peu
à l’autre, diffère et, du même coup, admet
les inégalités qu’il se contente de réduire.
La législation ne sauve pas la société de ses
plaies ni des plus graves dysfonctionnements ; elle se borne à
nous insensibiliser et à nous contenir.
L’ECHEC DE L’ECOLE.
L’école est menacée par la scission, à
laquelle pourtant elle tendait à s’opposer. Les plus
« adaptés » à notre monde vont jusqu’à
se réfugier dans le privé qui leur offre un abri et
une sécurité ; à l’intérieur même
du public, ils cultivent et assoient leur supériorité
qu’exacerbe la rivalité. D’un autre côté
les « retardés » ne se bornent plus à
se recroqueviller sur eux-mêmes, ils introduisent la violence
dans le système où ils se trouvent mal à l’aise
; C’est sans doute le rôle PREMIER du maître que
de veiller à la solidité de la communauté scolaire,
parce que, à tout moment, et même dans les jeux, le
groupe peut se fissurer.Gaston Bachelard disait « le jeune
milieu, à l’école, est plus formateur que le
vieux, les camarades plus importants que les maîtres. »
(Remarque perso : La relation inflexible au maître, souvent
sans réciproque, qui, sous couvert de transmettre un savoir,
d’animer un temps
LIBRE ou maintenant d’encadrer d’un point de vue sécuritaite
à tout moment l’enfant, l’excluant continuellemnt
du vrai groupe d’expression libre : la cour d’école
ou la cantine…fait du jeune, un individu sans dynamisme et
sans auto-critique…) La pédagogie doit éviter
une double fracture : entre les plus avantagés culturellement
parlant et les autres et entre une scientificité sans intérêt
et un intérêt sans scientificité, pour rappeler
le clivage que Hegel lui-même condamne.
L’AMBIVALENCE DE LA RELIGION.
La religion manque à la fin qu’elle se proposait. Cette
église sclérosée, pactise avec les puissants,
s’en accomode et ne se range guère aux côtés
de ceux avec lesquels elle devrait faire corps… En outre,
l’Eglise se transforme en un tribunal qui condamne à
tout va la moindre inflexion du dogme ou les seules innovations…
Ne comptons donc pas sur les systèmes, repérons dans
leurs mailles de modestes innovations, des « sauts de puce
» destinés à l’amélioration du
lien inter-humain, des changements qu’il faut accompagner
philosophiquement, avec l’espoir qu’ils détruiront
peu à peu, par leur infiltration, les organismes et les statuts
qui retiennent l’immobilisme.
Ce qui commence à se déliter ne manquera pas de tomber.
N’attaquons pas frontalement, feignons d’accepter l’ensemble,
n’exigeons que des miettes, puisque, ici comme ailleurs, «
la fin est déjà dans le commencement ».
Parmi les « 100 mots pour commencer à philosopher
» de F. DAGOGNET il y a le mot :
TROUBLE « Nous savons tous en quoi consiste le trouble
: l’eau par exemple, perd sa limpidité, sa transparence,
lorsqu’on verse en elle un liquide ou, plus sûrement,
lorsqu’on sème en elle des particules qui flotteront
et lui enlèveront sa pureté. Et nous sommes enclins
à nous méfier de ce qui altère tant les substances
que les milieux.
La philosophie cartésienne a élevé à
la hauteur de principes fondamentaux du savoir la clarté
et la distinction, tandis que le trouble, à l’inverse,
relève de l’hétérogénéité
; et ce dernier état se traduit plus souvent par une obscurité
propre au mélange. Descartes a donc condamné, sur
le plan méthodologique, la confusion ( des associations qui
empêchent qu’on puisse atteindre l’essence ) et
non moins l’absence de luminosité. Nous sommes prévenus
contre les mélanges, les amalgames, les mixtures, les contaminations.
Toutefois, dans notre monde, règne souvent ce qui résulte
d’entrecroisements, tels les alliages :
Nous songeons au laiton qui unit le cuivre et le zinc, au bronze,
mêlant le cuivre et l’étain, au maillechort qui
assemble le cuivre, le zinc et le nickel. Mais le plus important,
c’est bien que le résultat de ces fusions métalliques
donne des corps qui ne se comparent pas à leurs constituants
et fondent le principe bénéfique de l’allotropie,
c’est-à-dire des corps qui peuvent se présenter
sous divers états, tous avantageux ; en d’autres termes,
pour une fois, le même donne de l’autre, ce qui l’enrichit.
Le trouble ne concerne pas seulement les matériaux, mais
aussi la vie de l’homme qu’il complique et aussi peut
empoisonner…Il nous semble alors que les multiplications,
les associations, les hybridations suggèrent d’autres
modèles que ceux qui privilégiaient le simple et le
clair : nous voyons moins en ces critères ce qui désigne
l’essence qu’un attachement au séparé
et donc à l’abstraction. L’isolé, l’autonome
nous éloignent trop de la compréhension et de la reconnaissance
du complexe. Nous plaidons, en conséquence, pour le trouble.
François Dagognet
C'est un petit livre stimulant et précieux que vient de publier
François Dagognet (1). Stimulant parce qu'il ouvre
le chemin de la réflexion philosophique au lecteur non spécialiste,
en partant des mots dans lesquels s'énonce la vie la plus
quotidienne. Piqué au plus vif par ce Socrate de notre temps,
l'esprit peut quitter préjugés et certitudes premières
pour sefaire pensée en mouvement et se construire patiemment,
par une libre méditation, une approche plus instruite et
plus féconde du réel. Ce livre est aussi précieux
parce qu'il condense à l'usage du débutant toute une
vie consacrée à la recherche et à l'enseignement,
toute une ouvre, élaborée loin du tumulte et des projecteurs
médiatiques, pendant plus d'un demi-siècle.
François Dagognet est né le 24 avril 1924 à
Langres, comme Diderot, dont une formule fameuse patronna jadis
" l'Université nouvelle " qui prit la suite de
" l'Université ouvrière " de Georges Politzer
: " Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. "
Etudiant en philosophie, il fut notamment l'élève
de Gaston Bachelard puis de Georges Canguilhem. Il retint de ses
maître le précepte selon lequel la philosophie ne pouvait
se nourrir d'elle-même mais devait se mettre à "
l'école des sciences ", s'ouvrir à d'autres savoirs,
entrer dans d'autres disciplines. Agrégé de philosophie
en 1949, François Dagognet s'engage peu après dans
un cycle complet d'études médicales à Dijon,
puis à Lyon, où il soutient sa thèse.
Nommé docteur en psychiatrie, médecin au centre du
Prado à Lyon, puis médecin consultant auprès
des prisonniers de la prison Saint-Paul, il exerce en même
tempsqu'il enseigne la philosophie : au lycée Ampère,
puis à l'université Lyon-III jusqu'en 1985, année
où il est nommé professeur à la Sorbonnejusqu'en
1995. Pendant des années, il présidera le jury de
l'agrégation dephilosophie à Paris. Ce parcours professionnel
est jalonné par la publication de livres : pas moins d'une
bonne cinquantaine de titres, à ce que nous tirons d'un rapide
examen, sans parler de nombreux articles de revues.
Ce qui va au fil du temps devenir une oeuvre s'est engagé
par une épistémologie du savoir médical, une
interrogation philosophique sur le vivant et la biologie, avant
de s'ouvrir à d'autres espaces, à d'autres dimensions
du monde contemporain, jusqu'à cette incursion dans une "
morale ", à l'opposé du moralisme de la tradition,
que François Dagognet tient pour " une science cardinale,
la reine des sciences ". Notons enfin - autre fidélité
à Bachelard pour lequel " l'homme est une création
du désir, non pas une création du besoin " -
que François Dagognet saura ne pas exclure de sa réflexion
le champ du sensible et de l'art, jusqu'en ses polémiques
les plus récentes.
C'est bien ainsi une pensée se frottant au champ philosophique
de la totalité - aux antipodes des périmètres
restreints du "spécialiste " et de " l'expert
" auxquels se voue beaucoup trop notre temps - qui est présente
dans ce petit glossaire. L'essentiel s'y avance tranquillement,
mine de rien. C'est ce qui lui donne sa saveur inimitable.
B.V.pour L'HUMANITE
François Dagognet
CAPITALISME...
" Le capitalisme - pour nous en tenir à des généralités,
sinon à desbanalités - est né avec la grande
industrie et le développement de celle-ci,principalement au
début du XIXe siècle. Il s'est encore appelé
le libéralisme - un terme flatteur -, sans doute parce que
chacun peut créer son entreprise et qu'il faut laisser au seul
marché le soin de valider ce projet (ou de l'annuler, s'il
n'est pas capable de nourrir les échanges économiques).
De même, le prix de ce qui sera fabriqué et vendu serait
défini, lui aussi, par le seul jeu de l'offre et de la demande.
N'intervenons pas sur ce qui parvient à se " réguler
" soi-même ! Nous allons jusqu'à définir
la philosophie tout entière comme ce qui doit analyser mais
surtout combattre un tel système : le reste ne compte pas,
comparé à cette tâche. Nous craignons d'ailleurs
que la philosophie ne soit un allié objectif du capitalisme,
dans la mesure où elle oriente les esprits ou la culture vers
des notions oiseuses, qui détournent justement de l'essentiel
: la lutte contre cet ensemble." Pourquoi un tel programme et
cette violente hostilité, celle-là d'ailleurs que Marx,
dans le Capital, a si bien justifiée ? D'abord, ce système
économique engrange des bénéfices et se garde
bien de les répartir entre ceux qui ont travaillé à
son fonctionnement, à sa réussite (financière).
Ces derniers ne reçoivent que des salaires de misère
: ils vivent dans la précarité et le manque. Il est
vrai qu'hier l'entrepreneur engageait surtout des femmes et des enfants.
Il est vrai aussi que parfois une politique de hauts salaires a gagné
certains secteurs de l'industrie, mais nous ne sommes pas pour autant
convaincu de la validité de cette organisation de la production
: par-là, les maîtres de ce système arrachent
le consentement de quelques responsables dévoués à
leur cause et qui acceptent le reste. Les revenus élevés
ne concernent d'ailleurs que les cadres ; on ne manque pas de diviser
ainsi les travailleurs ; on exploite un peu plus les laissés-pour-compte.
Et lorsque l'ouvrier spécialisé sera lui-même
avantagé, le déclassé n'en sera que davantage
abaissé.
" Nous le reconnaissons : lorsque les infrastructures industrielles
et commerciales seront confiées à la nation (la socialisation
de la production comme de tous ses instruments), le système
fonctionnera moins bien et pour cause : il lui faut alors empêcher
l'insoutenable, les cadences infernales, les risques, les horaires
brisés, l'exploitation. Et il arrive même que le collectivisme
détourne le système au profit d'une idéologie
ou de la classe dominante. Mais comme la raison d'être du capitalisme
consiste dans l'augmentation croissante des bénéfices,
nous n'excluons pas que l'acheteur des marchandises comme des services
soit lui aussi exploité et trompé, tant à travers
le prix de ce qui est mis sur le marché (en dépit de
l'apparente liberté qui y règne) qu'à travers
les ingrédients qui composent les produits et échappent
aux contrôles. Pour conserver ses zones d'influences (et devente),
le système ne manque pas de soutenir certains régimes
politiques qui lui sont favorables : il infiltre donc le domaine étatique
qu'il soumet à ses vues (d'où le néocolonialisme).
"
Finalement, il n'est rien qui ne soit altéré : la relation
humaine, les marchés, l'arène étatique. La philosophie
doit travailler à l'instauration d'une industrie prospère
(parfois, pour conserver son monopole, le capitalisme s'oppose aux
changements et même au progrès technique), favorable
à tous ceux qu'elle mobilise comme à ceux qui recourent
à ses résultats de fabrication, sans la possibilité
d'une intervention sur les bases et l'organisation de la société
civile (l'impérialisme). Chargé de comprendre son temps,
le philosophe se doit de dénoncer ou du moins de prendre conscience
d'une telle organisation : bien que fondé sur l'acquisition
matérielle (le profit), elle a su nous envelopper d'une culture
qui la sert et assure sa domination."
(*) Extraits de " Cents mots pour commencer à philosopher
".
François Dagognet
Les " cents mots " de François Dagognet
En partant des mots dans lesquels s'énonce la vie la plus
quotidienne, le philosophe propose une réflexion sur le monde
d'aujourd'hui, ouverte à tous les espaces du savoir, de l'art,
des sciences et de la connaissance.
Entretien.
Certains des mots que vous avez retenus dans votre livre appartiennent
au vocabulaire de la philosophie, mais le plus grand nombre relève
du langage courant. Il en est même qui semblent bien éloignés
de la philosophie, comme budget, déchet, peau. Que signifie
un tel choix ?
François Dagognet. Vous avez raison. J'ai souvent privilégié
des mots et donc des notions du langage courant. C'est qu'il faut
se méfier des termes ésotériques, compréhensibles
des seuls initiés, compliqués à souhait et
prétendument techniques. Avec eux, l'examen philosophique,
qui se ferme, risque de mystifier ou d'éloigner le lecteur.
La vraie philosophie ne consiste pas à quitter le monde ou
la vie la plus ordinaire pour je ne sais quelle contrée lointaine.
Ainsi, le vocabulaire que vous avez retenu comme exemple du langage
de tous les jours mérite l'attention du " penseur "
: à travers le " budget " - recettes et dépenses
- nous parvenons à saisir la force des désirs individuels.
Il va armer le psychologue d'un outil révélateur d'un
sujet, voire de toute une classe sociale (qu'est-ce qu'il achète
préférentiellement ? Quels sont les besoins prioritaires
?). Le travail du politique revient aussi à organiser recettes
et dépenses : il exprime par là ses vrais projets.
Il ne s'agit pas d'un dessein simplement comptable ; il témoigne
plutôt des changements (ou des non-changements) en cours.
Cent mots, trois pages pour chacun... Ne risque-t-on pas de vous
accuser de céder à l'air du temps (aller vite, faire
court...) alors que votre livre est tout à l'opposé
du conformisme ambiant ?
François Dagognet. Je comprends votre remarque, tant il
est vrai qu'un philosophe, en principe, ne doit pas examiner une
notion à toute vitesse ni en accumuler une centaine ! D'abord,
ce glossaire s'adresse à des débutants. Or, sait-on
assez que les adolescents lisent peu (ou pas), abusés par
les images de l'audiovisuel en général ? Le livre
a perdu un peu de son rôle, du fait de la lenteur et de l'étirement
des énoncés. La fin est séparée du commencement.
Alors, j'ai retenu, dans et pour le livre, le médium actuel
: ce qui est court et rapide. En outre, je reste attaché
à la formule " less is more " (moins est plus).
La philosophie n'échappe pas à la règle : si
elle doit s'exposer et s'exprimer dans des " Sommes ",
ne lui retirons pas pour autant les présentations apéritives
; ne lui refusons pas l'ultra compendium (compendium, abréviation)
ou le résumé. Dans toutes les disciplines, à
un moment donné, on s'aide de la contraction éclairante.
L'ouvrage s'adresse prioritairement aux débutants, aux plus
défavorisés. Proposons-leur de l'élémentaire,
voire du concentré.
Vous dites du libéralisme qu'il est " une doctrine parmi
les plus trompeuses". Au mot " capitalisme " vous
écrivez même : " Nous allons jusqu'à définir
la philosophie tout entière comme ce qui doit analyser mais
surtout combattre un tel système : le reste ne compte pas
comparé à cette tâche. " C'est une prise
de position ferme et résolue.
François Dagognet. Comme bien vous pensez, je persiste et
je signe. Le philosophe se doit de contester une société
qui repose sur une insupportable inégalité. Comment
accepter que ceux qui travaillent à la prospérité
n'y participent pas et ne reçoivent qu'un salaire tout juste
destiné à entretenir leur force quasiment motrice,
énergétique ? N'allez pas penser que le travailleur
ait acquiescé à cette situation : celui qui n'a pas
trouvé à s'employer se prête à toutes
les conditions qui lui sont imposées. Qui pourrait soutenir
le contraire : celui qui a travaillé à des résultats
ne mérite-t-il pas d'en recevoir une part ? • l'inverse,
le capital, le simple apport d'argent à une entreprise qui
investit, ne devrait pas permettre de verser au créancier
des avantages excessifs. Réservons-lui un intérêt
minime, fixé à l'avance. Bref, l'univers industriel
relève d'un fondement intolérable : d'un côté,
les privilèges, de l'autre, del'exclusion.
Vous évoquez comme alternative au capitalisme une "
socialisation de la production ". Vous parlez d'un avenir où
" les infrastructures industrielles et commerciales seront
confiées à la nation ". Mais, en même temps,
vous dites que " tout ce qui fondait la nation s'est affaibli
au point de disparaître ". N'y a-t-il pas là une
vraie difficulté ?
François Dagognet. Vous relevez, en effet, sinon une contradiction,
du moins un fâcheux décalage entre deux passages. D'un
côté, le philosophe en appelle à la nation,
de l'autre côté, il la récuse, puisqu'elle s'effiloche
et disparaît. Faute de précision, on crée de
la confusion. Je tenais d'abord à valoriser l'Etat (le service
public, les nationalisations), mais je reconnaissais en même
temps que cette nation elle-même allait tôt ou tard
se fondre avec d'autres, pour une souveraineté plus ample
(l'Europe). La nation ou l'Etat qui la gère ne peut pas résister
aux infrastructures en pleine mutation, notamment celles qui assurent
les déplacements, circulations, transports. Aujourd'hui,
la pluralité et la rapidité des communications de
toute nature facilitent les rassemblements, donc l'étendue
habitable - celle dans laquelle nous vivons - s'est agrandie. La
nation d'hier en perd sa relative exiguïté. Mais nous
lui conservons toute son importance, à elle et surtout à
l'Etat qui la gouverne. Ce dernier ne s'aligne pas sur l'intérêt
de quelques-uns, ni même sur l'intérêt de tous.
Il dépasse la sphère des intérêts et
se situe au-dessus d'eux. Il se soucie du bien collectif qui, dans
un premier temps, peut contrarier tous ceux qui, plus tard, bénéficieront
de ses décisions.
Un mot ne figure pas parmi ceux que vous avez retenus : le mot
communisme. Qu'en diriez-vous pour " commencer à philosopher
" ?
François Dagognet. Je le reconnais. Des zones d'ombre continuent
à parsemer le texte et elles ne vous échappent pas.
Vous relevez, à juste titre, un terme absent, celui de "
communisme ", écarté au profit d'un mot voisin,
" socialisme ". C'est que ce mot de "communisme "
me pose des problèmes et m'enferme dans une impasse. Par
exemple, Marx en appelle à " la dictature du prolétariat
". Si les ouvriers-travailleurs, soumis aux pires injustices,
ne prennent pas le pouvoir, par l'insurrection, ils en seront toujours
privés.C'est vrai. Mais quand on instaure une dictature,
on sait ce qui arrivera : la terreur, les privilèges, l'immobilisme.
L'histoire récente l'a mis en évidence. Ce n'est là
qu'une des contradictions du système. Nous nous en tenons
donc à un " socialisme ", non celui qui s'accommode
du libéralisme, mais celui qui, partout, cherche à
travailler à l'égalité (remarque élémentaire
: tout homme doit pouvoir travailler ; le travail mérite
non seulement un salaire, mais une participation au bénéfice).
Est ce que je force le trait si je vous dis que je comprends votre
réponse comme signifiant que ce que vous appelez le socialisme,
c'est au fond le communisme sans les limites d'une époque
(" la dictature du prolétariat " chez le Marx de
1848) et sans les impasses dramatiques d'une histoire ? Ce qui montre,
à mes yeux, qu'il est possible de développer la pensée
critique de Marx sans en répéter la lettre, pour concevoir
un communisme de notre temps, vraiment libérateur et pleinement
démocratique. Qu'en pensez-vous ?
François Dagognet. Vous ne vous trompez pas. Il me semble,
en effet, salutaire et juste que soit proposé un " communisme
" de notre temps, pleinement démocratique. Voici, d'ailleurs,
dans cette perspective, une remarque qui vous surprendra. Ce socialisme
ne se séparera pas d'une vraie religion, parce que la religion
véritable souhaite instituer la fraternité. Malheureusement,
la religion s'est enlisée dans une invraisemblable mythologie.
Elle s'est calquée sur le pire ; elle a même été
jusqu'à se figer en un état, avec ses services et
ses pompes. En elle, nous croyons apercevoir deux courants : le
libérateur - celui qui insta
ure une communauté - et le mystificateur, d'ailleurs dominant.
Le vrai communisme se joint à la première orientation
et condamne la seconde.
Votre livre n'est pas un " manuel " prétendant
à une plate neutralité. On y retrouve sous une forme
condensée ce que vous soutenez ailleurs dans votre ouvre.
Quels mots choisiriez-vous pour caractériser votre propre
positionnement philosophique ?
François Dagognet. Vous imaginez mal à quel point
vous m'embarrassez, parce qu'à peu près tous les mots
retenus forment un tout indécomposable et renvoient à
ce que j'ai écrit. S'il faut en élire un, ce pourrait
être " la surface ", - un terme, il est vrai, assez
vague. Nous le retenons dans la mesure où il s'oppose à
la " profondeur " que nous combattons : cette dernière
notion, mystificatrice, se trouve à l'origine des glissements
ou déviations philosophiques (l'insondable, l'abyssal, l'insaisissable,
l'intériorité, l'être même). Nous demandons
au jeune philosophe de s'arrêter sur cette remarque : ce que
nous appelons l'être (ce qui serait au fond) peut-il se replier
sur lui et ainsi s'autolimiter ? Ne doit-il pas tendre à
se manifester, à s'affirmer et à s'exprimer en raison
même de son effectivité ou de sa puissance ! L'apparaître
dit bien l'être. En conséquence, nous devons surtout
apprendre à voir. Souvent, nous voyons ce qui n'existe pas
et nous ne remarquons pas ce qui nous entoure. Le philosophe devra
se sensibiliser aux nuances, ainsi qu'aux signes qu'il apprendra
à interpréter. La surface le comblera des unes et
des autres.
A travers votre petit livre et ce que vous y dites du capitalisme
qui nous enveloppe d'une culture servant à en dissimuler
la vraie nature, de l'école qui éduque plus qu'elle
n'instruit, des médias qui vont au plus pressé et
au plus rentable, vous soulignez le déficit de la pensée
critique aujourd'hui et, a contrario, l'importance cruciale de la
philosophie. Que pensez-vous de son enseignement et de sa place
dans l'enseignement ?
François Dagognet. Vous soulevez la question la plus difficile
qu'on puisse imaginer. D'un côté, comment un philosophe
pourrait-il participer en quoi que ce soit à la diminution
d'une discipline aussi cardinale que la philosophie ? Du moment
qu'elle achève et couronne la scolarité, ne
l'abaissons surtout pas. D'un autre côté, lorsque je
lis seulement quelques manuels (pour certains, quel fourre-tout
!) et la scolastique qu'ils
diffusent, je comprends le rejet, notamment parmi les plus démunis
(peu accoutumés à des discussions oiseuses) et les
moins sophistiqués. Il conviendrait moins encore de réformer
les programmes que de renouveler et d'alléger aussi un tel
enseignement.
Entretien réalisé par Bernard Vasseur pour L'HUMANITE
François Dagognet
EN QUELQUES LIVRES D'une ouvre protéiforme très
vaste, inaugurée par deux thèses magistrales et fameuses
- la Raison et les remèdes, essai sur l'imaginaire et le
réel dans la thérapeutique contemporaine " (1964,
PUF), Méthodes et doctrines dans l'ouvre de Pasteur (1967,
PUF) - nous nous bornerons à signaler ici que quelques titres
parmi les plus récents :
- Rematérialiser, matières et matérialismes.
(Editions Vrin, 1985.)
- Eloge de l'objet. Pour une philosophie de la marchandise. (Editions
Vrin,
1989.)
- L'invention de notre monde ; l'industrie : pourquoi et comment
? (Editions
Encre marine, 1995.)
- Les dieux sont dans la cuisine, Philosophie des objets et objets
de la philosophie. (Editions les Empêcheurs de penser en rond,
1996.)
- Savoir et pouvoir en médecine. (Idem, 1999.)
- Comment se sauver de la servitude ? Justice, école, religion
(Idem, 2000.)
- Philosophie d'un retournement. (Editions Encre marine, 2001.)
Bernard Vasseur a lu François Dagognet , Comment se sauver
de la servitude ?
Réformisme " oblique " ?
C'est la question spinoziste de l'Éthique (pourquoi les humains
combattent-ils pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur salut,
et comment peuvent-ils se libérer ?) que François Dagognet
remet sur le chantier de la réflexion philosophique dans son
dernier ouvrage (1). Il part pour cela du constat des déchirements
profonds qui compromettent et vicient la vie sociale : les riches
et les pauvres, les possédants et les démunis, les plus
doués et les moins aptes, les forts et les faibles, les suroccupés
et les sans-emploi, etc. Il en trouve la source dans ce qu'il appelle
" la rage individualiste et son désordre ". Mais
surtout - c'est l'objet du livre - il montre comment trois institutions,
la justice, l'école, la religion, échouent à
réduire la cassure qui s'élargit et qui brise la communauté.
Certes, elles s'emploient à colmater les brèches, à
limiter les dégâts, mais, quant au fond, " le juriste
continue à privilégier le puissant et l'école,
(...) reproduit l'organisation sociale et ses cassures ". Quant
à la religion (essentiellement ici la chrétienne), elle
échoue, elle aussi, selon notre auteur, à défendre
et à imposer le partage pour tous, à promouvoir une
fraternité qui guérirait notre univers de l'injustice
qui le ronge. François Dagognet souligne également comment
des idées philosophiques de l'" air du temps " viennent
conforter ces violences et ces blessures, en insistant sur "
les bénéfices d'une liberté ouvertement compétitive
", en favorisant la résurgence d'un darwinisme social
et d'une anthropologie qui tient les humains pour constitutionnellement
inégaux (idée que le système scolaire renforce,
alors qu'il est fait pour la combattre).
Le livre ne conduit pourtant pas au pessimisme. Tout au contraire.
Il se clôt sur le renvoi comme symétriques inverses
d'une révolution qui revient au " même "
(comme l'astre en révolution revient à son point de
départ après avoir " cru " s'en éloigner)
et d'un réformisme timoré. Il se prononce pour "
un réformisme habilement oblique ", qui consiste à
demander " le peu " en sachant - ruse de l'histoire -
que le reste viendra, que " ce qui commence à se déliter
ne manquera pas de tomber ". Du Lionel Jospin, mais revu et
corrigé par Machiavel et le " bien creusé, vieille
taupe " d'Hamlet, que Marx aimait tant à citer ? En
tout cas, un livre qu'on lit avec intérêt et plaisir,
car on se sent plus intelligent au fur et à mesure qu'on
en tourne les pages.
Bernard Vasseur
(1) François Dagognet : Comment se sauver de la servitude
? Les Empêcheurs de penser en rond. 84 francs.
http://www.humanite.presse.fr/journal/2000-04-14/2000-04-14-223590
François Dagognet
"Si un peu de technique engendre des inconvénients,
beaucoup de techniques permettent de les combattre." Biographie:
Né à Langres en 1924, François Dagognet a suivi
une double formation philosophique et scientifique. Elève
de Canguilhem il devient agrégé de philosophie1949,
docteur en médecine en 1958. Il a acquis des connaissances
précises dans les domaines de la neuropsychiatrie, de la
chimie et de la géologie, et s'est employé à
réfléchir en philosophie sur les méthodes à
l'ouvre dans ces disciplines.
Professeur de philosophie à l'université de Lyon puis
à Paris (Sorbonne) où il enseigne actuellement, François
Dagognet est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages? Sa réflexion
attaché au concret s'est progressivement étendue des
questions liées aux savoirs biologiques et médicaux
à une analyse d'ensemble du monde moderne saisi à
partir de ses productions techniques, de ses procédures administratives
et juridique ou de ses créations artistiques.
Dans la diversité des analyses de François Dagognet
un fil conducteur rend sa démarche particulièrement
originale: alors que domionent chez bon nombre de penseurs la condamnation
de la technique et le ressentiment envers l'époque, ce philosophe
ne cesse de souligner les aspects positifs, libérateurs et
créatifs du monde actuel y compris dans les domaines qui
passent pour les plus redoutables, tels que l'ingénierie
génétique et la détérioration des équilibres
écologiques, même s'il n'a de cesse aussi dans déceler
les dysfonctionnements.
Origine : http://www.ac-nantes.fr/peda/disc/philo/franois.htm
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