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Extrait de La Dictature du chagrin, Agone 2001, ce texte fut publié
en 1946 dans le numéro 2 de la revue 40-tal (Les Années
1940), qui rassemblait les jeunes écrivains suédois
engagés et novateurs de cette génération et dont
Stig Dagerman fut l’un des co-rédacteurs.
Transmis par les éditions Agone, Héléna Autexier
Héléna Autexier
Tel. [33 0]4 92 73 08 94
Les Billardes
04300 Forcalquier
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MARGINALES
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L’ANARCHISME ET MOI
Stig Dagerman
Les détracteurs de l’anarchisme ne se font pas tous
la même idée du danger idéologique que représente
celui-ci et cette idée varie en fonction de leur degré
d’armement et des possibilités légales qu’ils
ont d’en faire usage. Tandis qu’en Espagne, entre 1936
et 1939, l’anarchiste était considéré
comme si dangereux pour la société qu’il convenait
de lui tirer dessus des deux côtés (en effet, il n’était
pas seulement exposé, de face, aux fusils allemands et italiens
mais aussi, dans le dos, aux balles russes de ses « allié
» communistes), l’anarchiste suédois est considéré
dans certains cercles radicaux, et en particulier marxistes, comme
un romantique impénitent, une sorte d’idéaliste
de la politique aux complexes libéraux profondément
enracinés. De façon plus ou moins consciente, on ferme
les yeux sur le fait, pourtant capital, que l’idéologie
anarchiste, couplée à une théorie économique
(le syndicalisme) a débouché en Catalogne, pendant
la guerre civile, sur un système de production fonctionnant
parfaitement, basé sur l’égalité économique
et non pas sur le nivellement mental, sur la coopération
pratique sans violence idéologique et sur la coordination
rationnelle sans assassinat de la liberté individuelle, concepts
contradictoires qui semblent malheureusement être de plus
en plus répandus sous forme de synthèses. Afin, pour
commencer, de réfuter une variété de critique
anti-anarchiste qui est souvent le fait de gens qui confondent leur
pauvre petit fauteuil de rédacteur avec un baril de poudre
et qui, à la lumière, par exemple, de quelques reportages
sur la Russie, pensent détenir le monopole de la vérité
sur la classe ouvrière et sur ses conditions, j’ai
l’intention, dans les lignes qui suivent, de m’attarder
sur cette forme d’anarchisme qui est connue, en particulier
dans les pays latins, sous le nom d’anarcho-syndicalisme et
s’y est révélée d’une parfaite
efficacité non seulement pour la conquête de libertés
jadis étouffées, mais également pour la conquête
du pain.
Dans le choix d’une idéologie politique, cette voie
royale vers un état de la société qui représente
au moins quelques centièmes de ressemblance avec les idéaux
dont on rêvait avant de s’apercevoir que les boussoles
terrestres sont désespérément faussées,
intervient presque toujours la prise de conscience du fait que la
faillite des autres possibilités, qu’elles soient nazies,
fascistes, libérales ou de toute autre tendance bourgeoise,
ou encore socialistes autoritaires de toutes nuances, ne se manifeste
pas seulement par la quantité des ruines, des morts et des
infirmes dans les pays directement atteints par la guerre, mais
aussi par la quantité des névroses et des cas de folie
et de manque d’équilibre dans les pays apparemment
épargnés comme la Suède. Le critère
de l’anomalie d’un système social, ce n’est
pas seulement une injustice révoltante dans la répartition
de la nourriture, des vêtements et des possibilités
d’éducation, il faut aussi que soit bien établi
le fait qu’une autorité temporelle qui inspire la peur
à ses administrés doit être l’objet d’une
méfiance salutaire. Les systèmes basés sur
la terreur, comme le nazisme, révèlent certes instantanément
leur nature par une brutalité physique qui ne connaît
pas de bornes, mais une réflexion un peu plus approfondie
amène vite à comprendre que les systèmes étatiques
les plus démocratiques eux-mêmes font peser sur le
commun des mortels une charge d’angoisse que ni les fantômes
ni les romans policiers n’ont la moindre chance d’égaler.
Nous nous souvenons tous de ces gros titres noirs et terrifiants
dans les journaux, à l’époque de Munich –
combien de névroses n’ont-ils pas sur la conscience
! –, mais la guerre des nerfs que les maîtres du monde
sont en train de mener en ce moment même à Londres
contre la population du globe, au moyen de l’assemblée
générale de l’ONU, n’est pas moins raffinée.
Laissons de côté ce qu’a d’inadmissible
le fait qu’une poignée de délégués
puisse jouer avec le sort d’un bon milliard d’êtres
humains sans que personne trouve cela révoltant, mais qui
dira à quel point est horrifiante et barbare, du point de
vue psychologique, la méthode selon laquelle sont réglées
les destinées du monde ? La violence psychique, qui semble
être le dénominateur commun de la politique que mènent
des pays par ailleurs aussi différents que l’Angleterre
et l’URSS, est déjà suffisante pour justifier
que l’on qualifie leurs régimes respectifs d’inhumain.
Il semble que pour les régimes autoritaires, aussi bien démocratiques
que dictatoriaux, les intérêts de l’État
soient peu à peu devenus une fin en soi devant laquelle a
dû s’effacer le but originel de la politique : favoriser
les intérêts de certains groupes humains. Malheureusement,
la défense de l’élément humain en politique
a été transformée en slogan vide de sens par
une propagande libérale qui a camouflé les intérêts
égoïstes de certains monopoles sous le voile de dogmes
humanitaires douceâtres et sans grand contenu idéaliste,
mais ceci ne peut naturellement pas, à soi seul, mettre en
péril la capacité humaine d’adaptation, comme
les propagandistes de la doctrine étatique veulent nous le
faire croire.
Le processus d’abstraction qu’a subi le concept d’État
au cours des âges est, selon moi, l’une des conventions
les plus dangereuses de tout le maquis de conventions que le poète
doit traverser. L’adoration du concret dont Harry Martinson
s’est aperçu, au cours de son voyage en URSS, qu’il
était le cœur de la doctrine étatique (et qui
se manifestait par des portraits de Staline de toutes tailles et
de tous modèles) n’était naturellement qu’un
raccourci sur le chemin menant à cette canonisation de l’Abstrait
qui fait partie des caractéristiques les plus effrayantes
du concept d’État. C’est précisément
l’abstrait qui, par son intangibilité, par sa situation
en dehors de la sphère des influences, peut dominer l’action,
paralyser la volonté, entraver les initiatives et transformer
l’énergie en une catastrophique névrose de l’enchaînement
au moyen d’une brutalité psychique qui peut certes,
pendant un certain temps, garantir aux dirigeants une certaine dose
de paix, de confort et de souveraineté politique apparente,
mais qui ne peut avoir, en fin de compte, que les effets d’un
boomerang social. La compensation que, dans une société
étatique, l’individu se voit offrir, lors de chaque
élection, pour les possibilités d’action dont
il est privé est insuffisante en soi et le sera naturellement
de plus en plus au fur et à mesure que sa capacité
intérieure d’initiative se verra comprimée.
Les liens invisibles qui, par-dessus les nuages, unissent dans une
communauté de destin complexe mais grandiose l’État
et la haute finance, les dirigeants avec ceux qui les manipulent,
et la politique avec l’argent, instillent à la partie
non initiée de l’humanité un fatalisme que ni
les sociétés d’État pour la construction
de logements ni les romans-pavés d’Upton Sinclair n’ont
réussi à entamer.
Il doit donc pouvoir être établi que l’État
démocratique de l’époque contemporaine représente
une variété tout à fait nouvelle d’inhumanité
qui ne le cède en rien aux régimes autocratiques des
époques précédentes. Le principe « diviser
pour régner » n’a certes pas été
abandonné mais l’angoisse résultant de la faim,
l’angoisse résultant de la soif, l’angoisse résultant
de l’inquisition sociale a, au moins en principe, dû
céder la place, en tant que moyen de souveraineté
dans le cadre de l’État-providence, à l’angoisse
résultant de l’incertitude et à l’incapacité
dans laquelle se trouve l’individu de disposer de l’essentiel
de son destin. Enfoncé dans le bloc de l’État,
l’individu est sans cesse en proie à un sentiment lancinant
d’incertitude et d’impuissance qui doit rappeler la
situation de la coque de noix dans le Maelström ou celle d’un
wagon de chemin de fer, attaché à une locomotive en
folie, qui serait doué de pensée mais n’aurait
pas la possibilité de comprendre les signaux ni de s’y
reconnaître dans les aiguillages.
D’aucuns ont tenté de définir l’analyse
obsessionnelle de l’angoisse qui caractérise mon livre
Le Serpent comme une sorte de « romantisme de l’angoisse
», mais le romantisme implique une inconscience analytique,
une façon délibérée d’ignorer
tout fait qui risquerait de ne pas cadrer avec l’idée
qu’il se fait des choses. Alors que le romantique de l’angoisse,
pris d’une joie secrète de voir soudain tout concorder,
désire incorporer l’ensemble dans son système
d’angoisse, l’analyste de l’angoisse lutte contre
cet ensemble, avec son analyse comme bastion avancé, en mettant
à nu, au moyen de son stylet, toutes ses ramifications secrètes.
Sur le plan politique, ceci doit impliquer que le romantique, qui
accepte tout ce qui peut alimenter les brasiers de sa foi, ne peut
rien avoir à reprocher à un système social
basé sur l’angoisse et le fait même sien avec
une joie fataliste. Pour moi, qui suis au contraire un analyste
de l’angoisse, il a fallu, à l’aide d’une
méthode analytique d’exclusions successives, trouver
une solution au sein de laquelle toute la machine sociale puisse
fonctionner sans avoir recours à l’angoisse ou à
la peur comme source d’énergie. Il est bien sûr
exact que ceci suppose une dimension politique tout à fait
nouvelle qui doit être débarrassée des conventions
que nous avons pris l’habitude de considérer comme
indispensables. La psychologie sociologique doit se donner pour
tâche de détruire le mythe de « l’efficacité
» du centralisme : la névrose, causée par le
manque de perspective et par l’impossibilité d’identifier
sa situation dans la société, ne peut être contrebalancée
par des avantages matériels purement apparents. L’éclatement
de la macro-collectivité en de petites unités individualistes,
coopérant entre elles mais par ailleurs autonomes, que préconise
l’anarcho-syndicalisme, est la seule solution psychologique
possible dans un monde névrosé où le poids
de la superstructure politique fait chanceler l’individu.
L’objection selon laquelle la coopération internationale
serait entravée par la destruction des différents
États ne résiste naturellement pas à l’analyse
; car personne ne pourrait oser soutenir que la politique étrangère
menée, sur le plan mondial, par les différents États
ait contribué à rapprocher les nations les unes des
autres.
Plus sérieuse est l’objection selon laquelle l’humanité
ne serait pas, qualitativement parlant, capable de faire fonctionner
une société anarchiste. C’est peut-être
exact jusqu’à un certain point : le réflexe
du groupe, inculqué par l’éducation, ainsi que
la paralysie de l’initiative ont eu des effets totalement
néfastes à une pensée politique sortant des
sentiers battus. (C’est bien pour cette raison que j’ai
choisi d’exposer mes idées sur l’anarchisme principalement
sous forme négative.) Mais je doute que l’autoritarisme
et le centralisme soient innés en l’homme. Je croirais
plutôt, au contraire, qu’une pensée nouvelle,
à sa manière, que, faute de mieux, j’appellerai
le primitivisme intellectuel et qui, au moyen d’une analyse
très fine, procéderait à une radiographie des
principales conventions laissées de côté par
son ancêtre le primitivisme sexuel, pourrait finir par faire
des prosélytes parmi tous ceux qui, au prix, entre autres
choses, de névroses et de guerres mondiales, veulent faire
coïncider leurs calculs avec ceux de Marx, d’Adam Smith
ou du pape. Ceci suppose peut-être à son tour une nouvelle
dimension littéraire dont il vaudrait sans doute la peine
d’explorer les principes.
L’écrivain anarchiste (forcément pessimiste,
puisqu’il est conscient du fait que sa contribution ne peut
être que symbolique) peut pour l’instant s’attribuer
en toute bonne conscience le rôle modeste du ver de terre
dans l’humus culturel qui, sans lui, resterait stérile
du fait de la sécheresse des conventions. Être le politicien
de l’impossible, dans un monde où ceux du possible
ne sont que trop nombreux, est malgré tout un rôle
qui me satisfait à la fois comme être social, comme
individu et comme auteur du Serpent.
Traduit du suédois par Philippe Bouquet
Transmis par les éditions Agone, Héléna Autexier
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