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Arrête !  Tu me fais mal ! La violence domestique, 60 questions, 59 réponses…
Daniel WELZER-LANG


Origine : http://www.europrofem.org/02.info/22contri/2.07.fr/livr_dwl/arrete/dwlaret1.htm
Réseau européen proféministe

Arrête !  Tu me fais mal ! La violence domestique, 60 questions, 59 réponses… Daniel WELZER-LANG
en collaboration avec Jules Henri Gourgues
vlb éditeur - 1992

à Madeleine Lang

Du même auteur :
Le viol au masculin, L'harmattan, Paris, 1988
Les hommes violents, Lierre et Coudrier, Paris, 1991

Remerciements :

Mes remerciements vont à l'ensemble des personnes qui ont accepté de collaborer à mes recherches ou qui ont donné de leur temps pour que ce livre prenne forme. Plus particulièrement je remercie : Elvire Bernardet, Jacques BROUE, Robert CORMIER, Juergen DANKWORT, Clément GUEVREMONT, Marthe Jomard, Dominique Marron, Gérard Petit, François Schneider, Claire THIBOUTOT et les étudiants-e-s de Sociologie des Sexes de l'Université Lumière Lyon 2.

Les organismes CHOC de Laval, Options de Montréal, GAPI de Québec et RIME de Lyon ; Les hommes violents clients de CHOC, de GAPI et de RIME pour l'aide qu'ils m'ont apporté.

Ce livre doit beaucoup à Jules Henri Gourgues et Gérard PETIT.

Jules Henri Gourgues fait partie de ces amis québécois connu dans les arcanes de la condition masculine, à l'époque des premières interrogations sur l'identité masculine. Par ses conseils, son énorme travail de relecture et de réécriture, il a grandement aidé à rendre ce manuscrit intelligible et accessible.

Gérard PETIT est mon complice lyonnais. Celui avec qui nous avons créé RIME, le centre d'accueil pour hommes violents de LYON et qui depuis, me conseille dans l'ensemble de mes recherches sur la violence.

Les recherches sur les violences domestiques ont pu être réalisées grâce au concours du Centre Jacques Cartier de Lyon et du C.N.R.S en France.

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Livre publié chez VLB ÉDITEUR - 3° trimestre de 1992

Une division du groupe Ville-Marie Littérature
1000, rue Amherst, bureau 102
Montréal (Québec)
H2L 3K5
Tel: (514) 523-1182
Fax: (514) 282-7530

Distributeurs exclusifs:

Pour le Québec, le Canada et les Etats-Unis: LES MESSAGERIES ADP

Pour la Belgique et le Luxembourg: PRESSES DE BELGIQUE S.A.

Pour la Suisse: TRANSAT S.A.

Pour la France et les autres pays: INTER FORUM


TABLE

Questions / Réponses

 Une histoire de cas en guise de préface

Introduction : 1- Pourquoi un livre sur la violence ?

Une histoire de cas, en guise de préface

Julien a 35 ans.

Son histoire est banale et se rapproche de ces centaines de témoignages recueillis pendant les cinq années d'enquête menées en France et au Québec auprès de ces hommes qui violentent leurs proches.

Enfant d'un couple ordinaire - son père est bibliothécaire dans une petite ville de province, sa mère, femme au foyer - il a un frère et une soeur.

Lui a choisi l'enseignement, par "plaisir d'enseigner" dit-il, de "transmettre le goût d'apprendre", "la magie du verbe". Un visage aux traits fins, un sourire chaleureux, vêtu avec goût et recherche, il ressemble à ces milliers d'hommes qui déambulent dans les grands centres urbains. Rien ne le distingue des autres. "Un bon gars" comme diraient mes amis québécois. "Un homme de confiance, franc et fidèle dans ses amitiés" dit son entourage de manière unanime. Bref, un homme moderne, sensible aux grandes causes humanitaires et notamment, un homme bien désireux de vivre avec son amie de coeur une longue histoire d'amour.

Il arrive au centre pour hommes violents de Lyon (Rime) par un après-midi d'hiver. Le temps est gris, l'air froid et sec. Il est en colère. "Qui s'appelle Tristan ?" demande t-il. "Qui a osé dire du mal de moi sans me connaître ?". Il est pâle, ses mains tremblent. Sa tenue, contrairement à ses habitudes est aujourd'hui négligée. Il semble à bout.

Sa compagne, Sandrine, institutrice, a en effet été reçue quelques jours auparavant. Devant les animateurs du Centre, elle a déplié petit à petit son histoire d'amour avec Julien.

Elle et lui se sont connu-e-s il y a six ans. A cette époque, ils ont vécu une brève mais intense histoire d'amour. Rencontre faite de complicité, de plaisirs, de "moments fous" dit-elle. A cette époque, Julien vivait deux amours à la fois. Deux femmes à qui, pour des raisons différentes, il disait "je t'aime". Cette situation l'arrangeait, lui permettait de ne pas s'enfermer dans un couple. Appelée sur sa demande à aller enseigner dans un département français d'Outre Mer, elle lui demanda de choisir. Il prit peur. Ce fut la première rupture. Elle est partie enseigner loin de la métropole, a eu d'autres amis, mais dit-elle, a toujours gardé au fond d'elle-même, le secret espoir de le revoir, de continuer cette histoire inachevée.

Quand elle est revenue, il y a deux ans, Julien était "libre". Il errait d'amourettes en amourettes sans jamais vouloir se fixer. Lui-même le dira plus tard, il gardait aussi le secret espoir de vivre - un jour - avec elle, y compris de faire des enfants.

Dès son retour, après un bref échange téléphonique, ce furent les retrouvailles et très rapidement, son installation dans l'appartement de Julien.

Mais elle n'était pas venue à Rime raconter une "Love Story" à la Française. En tout cas, la suite l'avait déçue et la laissait perplexe.

Tout avait basculé quelques mois après leur installation commune. Un soir, au cours d'une "scène de ménage" Julien l'a giflée. Le coup fut bref, court. La main claqua. Elle eu mal, très mal. Mal à la tête, mais surtout mal dans le coeur. Comment cet homme-là, cet homme attendu, cet homme rêvé pendant de longues nuits lors de son séjour dans les îles, comment cet homme pouvait lui aussi faire ces gestes.

Oh, ce n'était pas vraiment nouveau pour elle. Elle n'avait jamais été violentée mais elle avait déjà vu son père, sur sa mère… En un instant, une fraction de seconde qui ressemble à des heures, elle le regarda différemment.

Très vite, Julien s'effondra en excuses, les larmes coulèrent à pleines joues. Il s'excusa, expliqua qu'il ne comprenait pas, qu'il ne voulait pas la perdre. Elle, le joyau de sa vie. Il ne pouvait expliquer son acte. Atroce. Condamnable. Il se sentait souillé de lui avoir fait vivre cet affront. Les larmes, le tremblement de sa voix, son regard, tout concourait à obtenir le pardon et elle lui accorda. Sans problème, sans aucun doute. La claque de Julien, ce flash qui, un moment, lui avait fait revivre sa terreur d'enfant devant la violence de son père ; cette claque fut oubliée.

D'un commun accord, Julien et Sandrine mirent cet acte sur le compte de la colère, du stress que vivait Julien à l'école (Un nouveau directeur avait été nommé, il contestait plus ou moins les innovations pédagogiques et les enseignant-e-s se sentaient menacé-e-s)

Les retrouvailles furent l'occasion de repenser leur mode de vie, de ré-interroger les habitudes. Ils sortirent souvent, allèrent au théâtre, au cinéma, fréquentèrent les meilleurs restaurants lyonnais. Passés quelques mois, chacun-e ne pouvait que se féliciter du regain d'énergie et de désir que vivait le couple.

Six mois plus tard, Sandrine attendait Julien impatiemment pour lui dire, lui annoncer la bonne nouvelle : enceinte, elle attendait un enfant de lui. Cet enfant, elle le souhaitait, elle avait arrêté sa contraception le mois précédent. Ensemble, il/elle avaient décidé d'aller voir le gynécologue. Ce soir là, ce fut la fête, la grande fête.

Occupée à regarder les modifications de son corps, à préparer l'événement, à l'annoncer à l'ensemble de ses ami-e-s, Sandrine ne voit pas le temps passer. Deux mois plus tard, après un repas ordinaire, Julien lui reproche de continuer de fumer, de ne pas faire attention à elle et "au petit". De trop sortir. Elle ne se souvient plus de sa réponse exacte, mais se rappelle le sentiment d'injustice provoqué par les paroles de son ami. Le ton monte, Julien crie, elle répond. Les gestes s'enchaînent, se bousculent. C'est l'horreur. Un mauvais film. Julien en arrive à l'étrangler en criant "Arrête, écoute-moi!".

Paniquée Sandrine se dégage, prend quelques affaires à la va-vite et va se réfugier chez sa mère.

C'est le lendemain qu'elle est venue au Centre. Julien a eu beau l'appeler, lui promettre de ne plus recommencer, faire valoir son amour, la fatigue, implorer l'avenir de l'enfant à naître, lui dire qu'il n'avait fait que répondre aux mots méchants qu'elle lui avait lancés tels des projectiles… Elle ne le croit plus. Ou plutôt, elle ne sait plus. Sa meilleure amie lui a conseillé de venir voir le Centre pour hommes violents. "Eux sont spécialistes, ils pourront te dire ce qu'il faut faire".

Sandrine avait trois questions. "Quand il dit qu'il m'aime est-il sincère ? Quand il dit qu'il ne recommencera plus, dois-je le croire? Comment lui faire comprendre tout à la fois que je l'aime, mais que je ne veux plus vivre de semblables situations ?" Elle avait noté les questions sur une feuille d'écolier à gros carreaux. Mais, dit-elle, "ce n'est même pas la peine que je les lise, je les connais par coeur". Elle semblait décidée, annonça son intention d'avorter. "Quelle que soit l'issue, je n'aurai pas d'enfant dans ces conditions. Je ne veux pas d'enfant qui ait vu son père frapper sa mère."

L'animateur lui décrit le cycle de la violence, la spirale infernale qui se poursuit inexorablement quand l'homme ne s'est pas responsabilisé, n'a pas pris les moyens de changer. Il dit à Sandrine que la colère et l'amour sont deux réalités différentes. Que l'amour qu'elle portait à Julien n'était pas en cause. Mais que dans l'état actuel de nos connaissances sur les hommes violents, il pouvait lui affirmer que si elle lui accordait à nouveau son pardon, comme çà, sans que son compagnon ait prouvé qu'il allait changer, à nouveau il recommencerait à la violenter. Il lui proposa de s'adresser aux groupes qui s'occupent de femmes violentées, de discuter avec d'autres femmes. De prendre le temps de mûrir ses décisions. Elle partit en disant qu'en réalité, pour avoir vu son père frapper sa mère, elle connaissait plus ou moins les réponses, mais "que c'était pas facile".

C'est Julien qui nous expliqua la suite. L' appel téléphonique de Sandrine, son intention définitive, lui avait-elle dit, de se séparer. Sa décision d'avorter. "De quel droit?" demandait-il.

C'est toujours émouvant de voir un homme pleurer, implorer Dieu, dire sa rage d'être impuissant à changer le cours des choses. Sa tristesse de perdre l'être aimé. Dans ce premier entretien, il lui fut réexpliqué qu'il avait un problème à résoudre avec la violence. Mais au delà de sa violence, il avait un problème à résoudre avec sa volonté permanente de vouloir contrôler ses proches. L'animateur lui dit qu'il était maintenant entièrement responsable de ce qui allait se passer. Il avait les moyens de s'aider lui-même. Certes, le Centre pourrait l'accueillir, mais jamais, au grand jamais, nous ne pourrions l'aider s'il ne s'aidait pas lui-même.

Il fit une dernière tentative, nous proposa d'appeler son amie, d'organiser une ultime rencontre. Il voulait -devant les responsables du Centre- lui promettre solennellement qu'il allait changer. Ses mots furent vains. De ce premier entretien, il dira plus tard que ce jour là, il comprit que le problème était en lui et qu'il fallait qu'il arrête de se faire prendre en charge par les autres.

Après le centre pour hommes violents, il fit deux démarches complémentaires. Il alla voir un ami de sa famille, un prêtre. Lui, croyant, voulait obtenir le pardon de Dieu et de l'Eglise. Le prêtre lui dit que, sans aucun doute, l'homme d'Eglise pouvait lui pardonner, mais que son geste était impardonnable, qu'il devait rechercher en lui les moyens de ne plus le reproduire. Il rendit aussi visite à un psychologue qui lui proposa un "travail" thérapeutique, une réflexion sur soi, sur lui.

Nous étions en Septembre. Ce n'est que le mois de Janvier suivant qu'il appela le centre pour hommes violents. "Je suis prêt" dit-il au téléphone.

Pendant les quatre mois précédents il était passé par plusieurs phases successives. D'abord déprimé, ayant appris que Sandrine s'était effectivement fait avorter, il avait un temps pensé à se suicider, à couper le fil qui le retenait à la vie. C'est l'époque où il est à la lisière de la faute professionnelle. Il manque un certain nombre de cours sans prévenir, va le soir courir les tavernes à la recherche d'ami-e-s imaginaires. Il arrive en retard au lycée, roule comme un fou en voiture, délaisse les copies d'élèves à corriger… Puis quelques semaines après ce régime où l'alcool se conjuguait aux boîtes de conserves qui s'empilaient dans sa cuisine, il considéra qu'il avait assez pleuré sur son sort.

Il fut pris alors d'une boulimie de relations sexuelles. Appela la plupart de ses anciennes amies.

Il affichait haut et fort un dédain pour sa vie de couple passée, accumulait les "baises" -le terme est de lui- comme autant de trophées contre la solitude. Il évitait consciencieusement d'expliquer les motifs de la séparation avec Sandrine, espérant qu'elle aussi se taisait.

Sa fierté était touchée. Quelques lettres furent échangées avec son ancienne amie. Elle lui affirmait son amour, mais aussi sa volonté de refaire sa vie autrement. Il n'y comprenait plus rien. Jamais il ne s'était senti si seul. C'est alors qu'il décida d'attaquer le mal à la source, de revenir voir ceux qui lui avaient proposé de l'aide.

A partir de Janvier il participa à un groupe de paroles. Etaient là René, Marc, Michel et les autres. Certains vivaient encore en couple, d'autres "échangeaient" leurs enfants un week-end sur deux avec leur ex-compagne. Semaine après semaine chacun parlait, racontait sa semaine, ses tentatives, difficiles au départ, pour ré-apprendre à vivre sans se laisser emporter par la colère. Semaine après semaine, Julien discutait avec ses collègues de sa vie d'homme. De cet homme à qui on avait déposé en cadeau l'habitude de se taire, de ne pas parler de lui, de ses émotions. Il prenait souvent la parole, essayait d'aider les autres. Les échanges étaient tour à tour vifs et émouvants. A l'écoute des autres les idées lui venaient. Il put leur expliquer et surtout s'expliquer à lui-même qu'il avait du mal à accepter ses proches comme ils/elles étaient, qu'il voulait toujours les voir à travers ses propres lunettes. Il en avait voulu à Sandrine de ne pas être une femme exceptionnelle, cette femme parfaite rêvée à travers la littérature. Il lui faisait aussi grief de douter de lui, de ne pas lui faire entièrement confiance. Il prit le temps de décrire ses peurs, ses déceptions : "Je voulais que mon amour soit comme une église, ouverte, rayonnante, et je le voyais devenir comme un tombeau".

Semaine après semaine, avec les autres et les animateurs du groupe, il cessait de se cacher derrière la responsabilité de l'autre. En même temps, il disait qu'il commençait à apprécier les moments où il était seul, sans rien faire."Juste à s'allonger sur le lit pour rêver" ou prendre le temps d'écrire à un vieil ami.

Parallèlement au groupe, il avait entrepris une démarche chez une psychologue. Il alternait les "séances" de paroles entre cette femme et le Centre. "J'ai toujours cherché à plaire, à être le chéri de ces dames. Et moi dans tout ça ?" Il s'inscrit à un cours de tennis. Son corps se transformait. On avait l'impression de le sentir plus léger. "Ton visage rayonne de sérénité" lui dit son ami le prêtre au cours de sa dernière visite.

Un soir, à la porte de l'école, il eut la surprise de voir Sandrine qui l'attendait. "Je sais" dit-elle "Je sais que cela a été dur…"Il/elle partirent ensemble au restaurant. Ce soir là, lui et elle parlèrent peu. Il lui dit juste son espoir que peut-être, un jour, elle pourrait lui pardonner ses actes et oublier les cicatrices.

Ils se quittèrent sur le seuil du restaurant. Chacun-e reprit sa voiture et rentra chez soi.

Leurs rencontres devinrent de plus en plus rapprochées. Julien en parla beaucoup aux autres collègues du groupe. D'autres vivaient des rapprochements similaires. En Juin, à la fin du groupe, Julien partit seul en vacances. "Les premières vacances où je m'accorde du temps libre pour moi" dit-il.

A la rentrée un appel téléphonique nous apprit qu'il avait repris la vie commune avec Sandrine. C'était il y a 17 mois.

Avant de conclure cette brève histoire, je suis allé diné chez eux. Il/elle habitent maintenant un coquet appartement dans l'Ouest Lyonnais. En dehors des parties communes, chacun-e a aménagé son "territoire" comme il/elle disent : un grand bureau pour Julien, une belle pièce mansardée pour Sandrine.

J'oubliais : le 8 Janvier sont nées des jumelles. L'une s'appelle Camille, l'autre Elodie. Les enfants, la mère et le père se portent bien.

Parfois il suffit de peu de choses pour mieux vivre et pour risquer l'amour à 2.

Souvent il suffit d'entendre quand l'autre dit "Arrête, tu me fais mal".

Lyon, Le 15 Février 1992.

INTRODUCTION

1- Pourquoi un livre sur la violence?

"Pourquoi vouloir écrire un Xème livre sur la violence?" penseront de nombreuses personnes? quelles sont vos intentions?

Je vais étonner plusieurs d'entre vous. Il ne s'agit pas de faire ici un livre de plus sur la violence, mais d'écrire un livre qui fasse le point des connaissances dont nous disposons sur cette question. Ceci pour plusieurs raisons. D'abord contrairement à ce que l'on pourrait croire et malgré de multiples articles dans les journaux, les magazines, différentes émissions de télévision, il y a très peu d'ouvrages consacrés aux violences domestiques. Ensuite, mon projet est celui d'un guide simple et pratique.

Pour faire moi même de nombreuses conférences sur ce thème, je sais qu'il existe un fossé entre les manières de penser du sociologue et les questions que se posent les hommes et les femmes non formé-e-s dans les sciences sociales. Autrement dit, ce livre voudrait répondre aux questions que vous vous posez, dans vos propres termes.

D'autre part - et le pari est ambitieux - j'ai opté pour une certaine forme d'écriture: les événements que l'on va décrire sont dramatiques pour toutes les personnes qui les vivent, y compris pour les hommes violents ; mais hors le livre savant, incompréhensible ou l'article de magazine où toutes les descriptions font immédiatement penser à Cosette et à Victor Hugo dans Les Misérables, je préfère essayer de parler simplement des phénomènes de violences avec les mots de tous les jours, y compris parfois en utilisant l'humour. Ne comptez donc pas sur moi, ni pour faire pleurer dans les chaumières, ni pour accentuer la dramatisation ambiante. La vie, et même la vie des hommes violents, des femmes violentées ou des hommes violentés et des femmes violentes, ne se limite jamais aux violences ; elle est aussi composée de multiples scènes d'amour, de joie, de rires…. Le propos de ce livre est d'être proche de ces personnes.

J'ai abordé la question des violences en tant qu'homme, homme du 20 ème siècle, persuadé qu'à l'aube de l'an 2000, on doit être capable collectivement d'organiser autrement nos vies quotidiennes. C'est sans doute pour cette raison que des centaines d'hommes et de femmes ont osé me parler un jour des relations de violences qu'ils/elles vivaient. On est homme -ou femme- avant d'être savant-e, chercheur-e ou intervenant-e social-e. En ce sens, cet ouvrage est une forme de restitution des paroles que m'ont transmises ces personnes.

Vous avez noté, je pense, ce qui peut compliquer quelque peu la lecture de ce livre en France, mon choix de mettre côte à côte le masculin et le féminin dans le texte, de faire apparaître les hommes et les femmes. Vous trouvez ainsi des termes comme professionnel-le-s, chercheur-e-s. Ceci nécessite d'ouvrir une parenthèse.

Le motif de ce choix est double. Il correspond aux incitations officielles québécoises de lutter contre le sexisme de la langue, mais surtout, notamment lorsque l'on aborde les violences faites aux femmes, il correspond à une volonté de transparence du langage. Vouloir arrêter les violences dont sont essentiellement victimes des femmes, c'est aussi arrêter de les dévaloriser dans la langue ou dans la vie.

Enfin, ce livre n'est pas le premier que j'écris sur les hommes violents. Cela nécessite une explication. En 1991, j'ai publié en France un gros volume intitulé Les hommes violents aux éditions Lierre et Coudrier à Paris. Il reprenait en partie une thèse de doctorat et se voulait faire progresser la connaissance scientifique sur la question. On l'aura compris à la lecture des quelques lignes précédentes, les deux livres sont fondamentalement différents dans leur écriture, les informations qu'ils donnent et plus globalement dans leur conception. De plus, plusieurs années ont passé depuis l'écriture du premier. Plusieurs années où avec mes ami-e-s de l'association R.I.M.E (1) à Lyon, nous avons accueilli des hommes violents; plusieurs années pendant lesquelles, en France et au Québec, j'ai pu suivre l'évolution de l'aide apportée aux hommes et aux femmes concerné-e-s, plusieurs années où à travers de multiples interventions publiques j'ai écouté des hommes et des femmes. Ce livre en tient compte. En ce sens, il se veut fragment d'une mémoire collective, extraits de l'immense non-dit sur les violences domestiques. En France, depuis plus de 10 ans pour les femmes et depuis 1986 pour les hommes, nous dévoilons des bribes des violences qui se cachent derrières les portes du privé. Ces révélations ont permis que les croyances et les mythes se transforment. Chaque parole nouvelle accompagne le changement.

Enfin, ce livre intègre les premiers résultats du "traitement" des hommes violents. Dans les descriptions, voire dans les conseils qu'il suggère, il se veut une aide pratique pour les hommes et les femmes concerné-e-s.

• A qui s'adresse ce livre ?

A toutes les personnes touchées de près ou de loin par la violence. Dans l'état actuel de nos connaissances ou plus exactement, dans l'état actuel de notre méconnaissance collective, il n'est pas possible de distinguer des catégories sociales qui peuvent se prétendre correctement informées ou qui ne soient pas touchées par cette problématique. Outre les hommes et les femmes qui connaissent de manière plus ou moins fréquente des violences domestiques, j'aimerais aussi que ce livre devienne un outil de prévention pour les adolescent-e-s et les jeunes adultes afin de leur éviter de plonger eux-aussi dans cette gangrène moderne. Et enfin, un guide pour les professionnel-le-s du social qui déclarent souvent leur méconnaissance et leur impuissance.

Pour l'ensemble de ces personnes, tout ouvrage nouveau peut apporter des outils complémentaires à la compréhension et à une possible intervention sociale.

• Comment le lire ?

Sa présentation est volontairement simple. Elle adopte la forme questions/réponses. Pour éviter les répétitions, des renvois précisent des liens entre des réponses différentes. On trouvera à la fin de ce livre la liste des questions posées. On peut donc entrer dans ce livre de diverses manières: en suivant l'ordre des questions ou par les questions qui intéressent particulièrement le lecteur ou la lectrice. J'ai volontairement limité les références bibliographiques au strict minimum (2), ceux et celles qui veulent en connaître plus, pourront consulter utilement mon premier livre ou les centres de documentation spécialisés.

Le livre est composé de 5 parties. Dans la première, j'aborderai des questions de base: Qu'appelle-t-on violence domestique ? Quelles formes prend-elle ? Est-elle naturelle ? Dans un second temps, nous examinerons les croyances et les mythes que nous véhiculons sur les hommes violents ou les femmes battues. Puis seront examinées les manières dont fonctionne la violence (3ème partie). Ensuite, on verra comment "ça marche" dans les couples, quel est le sens des violences ? (4ème partie) Dans une cinquième et dernière partie sera traitée la "sortie" de la violence, puisque, heureusement, on est pas forcément violent-e ou violenté-e à vie.

Notes de bas de page:

1 R.I.M.E: Recherches en Interventions Masculines à Lyon est l'association qui gère le Centre d'Accueil pour Hommes Violents de Lyon. Les adresses de tous les organismes cités sont situés à la fin du livre.

2 Les ouvrages ou les articles cités dans ce livre sont rassemblés dans la bibliographie placée à la fin de l'ouvrage.

PREMIÈRE PARTIE

Les questions de base

2- Qu'appelle-t-on violence domestique et quelles formes prend-elle?

La violence domestique est l'ensemble des formes de violences qui s'exerce dans la maison, quelles que soient les personnes qui les exercent et celles qui les subissent.

A la différence de ceux ou celles qui parlent de "violences conjugales", de "violences familiales", ou de "violences maritales", ceux ou celles qui particularisent et classent séparément les "violences contre les femmes" ou les "violences à enfants", j'utilise un terme unique qui globalise des phénomènes semblables. De plus, on peut vivre seul-e et être violenté-e, être tour à tour violenté-e et violent-e… Le point commun de toutes ces violences est de s'exercer dans le privé de la maison. J'ai abandonné l'expression pourtant alléchante de "violences en privé", car le privé est une notion qui m'est apparue trop large. On peut ainsi avoir des relations privées dans beaucoup d'autres lieux que la maison: le bureau, l'atelier, l'université…

Les formes de la violence domestique sont diverses, nous allons les examiner une à une. Mais devant la confusion et la multiplicité des définitions qui concernent la violence, il est utile au préalable d'ouvrir une parenthèse.

Les définitions qui suivent, comme toutes définitions, sont à prendre comme des "outils" qui permettent de classer entre elles les différentes violences, des repères pour permettre de savoir de quoi on parle. Elles essaient d'être les plus objectives possible. Pour éviter tout malentendu, je préciserai les différentes sortes de violences en les illustrant d'exemples fournis par des hommes ou des femmes.

La liste est longue et difficile à lire. Ce n'est pas par gaieté de coeur que je la reproduis. Elle est à l'image de ce que vivent encore hommes et femmes à l'aube de l'an 2000. Elle décrit une réalité complexe et multiforme: les violences domestiques que nos sociétés commencent à découvrir dans toute leur horreur.

Dans la violence domestique, nous trouvons:

• Les violences physiques

Ce sont l'ensemble des atteintes physiques au corps de l'autre. Parmi celles-ci nous trouvons les actions suivantes:

- taper, frapper, empoigner, donner des coups de pied, des coups de poing, des claques, frapper avec un outil (couteau, bout de verre, bâton), un ustensile quelconque (casserole, balai, serviette…) ou un objet quelconque (des cailloux, un œuf, des livres…).

- tirer les cheveux, brûler, lancer de l'eau ou des huiles bouillantes, de l'acide, pincer, cracher, jeter quelqu'un par la fénêtre…

- séquestrer (enfermer dans un placard, dans une cave), empêcher physiquement quelqu'un-e de sortir ou de fuir, faire des gestes violents en direction de l'autre pour lui faire peur.

- fesser, obliger l'autre à mettre la main sur un fil électrique dénudé, électrocuter.

- taper la tête contre un rocher, déchirer les vêtements, tenir la tête sous l'eau,…

- mordre, étouffer, arracher un bout de doigt en mordant, casser le bras, les côtes, le nez.

- étrangler, tirer avec un pistolet, un fusil, poignarder, tuer.

•Les violences psychologiques

Toute action qui porte atteinte ou qui essaie de porter atteinte à l'intégrité psychique ou mentale de l'autre (son estime de soi, sa confiance en soi, son identité personnelle…) sera qualifiée de violence psychologique.

Parmi celle-ci, nous retrouvons fréquemment:

- insulter, énoncer des remarques vexantes, des critiques non fondées. Critiquer de façon permanente les pensées ou les actes de l'autre. Se présenter comme celui [celle] qui a toujours "la vérité", qui sait tout. Inférioriser l'autre, lui dicter son comportement, ses lectures, ses ami-e-s. Refuser d'exprimer ses émotions et obliger l'autre à exprimer ses angoisses, ses peurs, ses tristesses. Essayer de faire passer l'autre pour folle [fou], malade mentale, paranoïaque.

- menacer d'être violent, intimider, menacer de représailles, de viol (par des copains). Menacer de mort.

- utiliser le chantage, faire pression sur l'autre en utilisant l'affection ou le droit de garde des enfants, menacer de les enlever.

- la destruction permanente, la dénégation de l'autre, créer un enfer relationnel.

- le chantage au suicide en culpabilisant plus ou moins explicitement l'autre sur sa responsabilité.

- menacer de partir, de déporter sa femme (en la renvoyant "au pays").

- forcer l'autre à des actions vécues comme dégradantes: lui faire manger des cigarettes, lui faire lécher le plancher.

- contrôler sans cesse l'autre, ses allées et venues, ses fréquentations.

- s'arranger pour que l'autre vous prenne en pitié et cède.

- se moquer sans cesse des différences d'éducation (le rapport au bricolage, à la voiture) et nier le travail domestique effectué par sa compagne.

- insulter et dévaloriser le genre féminin par des phrases générales aboutissant à exprimer que toutes les femmes sont des "salopes" ou des "putains".

• Les violences sexuelles, ou violences sexuées

Les violences sexuelles ou sexuées correspondent au fait d'imposer son désir sexuel à un-e partenaire.

Méfions-nous des mots. Pour ma part je qualifie ces violences de sexuées et non de sexuelles. En effet, elles sont en général sexuelles pour la personne qui impose son désir, mais il en est autrement pour la victime. Celle-ci subit un désir qui réfère à la domination et à la sexualité de l'autre.

Ainsi allons-nous trouver dans cette catégorie: violer, frapper, brûler les organes génitaux, imposer à l'autre de reproduire des scènes pornographiques, la prostituer contre son désir...

Méfions-nous aussi de la morale. Les violences qui nous préoccupent sont des actes de domination où l'un-e s'autorise à imposer à l'autre des pratiques qu'il/elle se refuse. A cet égard, la jalousie des hommes peut -ou pas- être qualifiée de violence sexuelle. Elle l'est lorsque monsieur a des relations sexuelles extérieures au couple et l'interdit à sa compagne (qu. n° 41). De même, certaines pratiques sexuelles conjointes et volontaires sont qualifiées, à tort, de violences sexuelles (qu. n° 40).

• Les violences verbales

En dehors du contenu des paroles, relevant le plus souvent des violences psychologiques, les violences verbales réfèrent plus au débit de parole, à la violence perçue dans la voix, le ton, les cris, c'est-à-dire au mode de communication.

Nous y trouverons:

- les cris qui stressent l'ensemble de la famille, le ton brusque et autoritaire pour demander un service, l'injonction pour que l'autre obéisse tout de suite.

- Faire pression sans cesse sur l'autre en montrant son impatience.

- Interrompre l'autre constamment en lui reprochant de parler, ou lui faire grief de ses silences en l'obligeant à parler.

- Changer le sujet de conversation fréquemment, vouloir diriger la conversation sur ses seuls centres d'intérêts, ne pas écouter l'autre, ne pas lui répondre.

- Ponctuer toutes ses phrases par des insultes ou des qualificatifs infamants pour les femmes: putain, salope connasse.....

• Les violences contre les animaux et/ou les objets:

En plus d'être des violences injustifiées en elles-mêmes, les atteintes aux animaux domestiques ou aux objets sont souvent recherchées pour faire peur en s'attaquant à des êtres ou des objets qui ont une valeur affective pour l'autre.

Ceux-ci seront brisés, détruits ou enlevés (par exemple un chien ou un chat), mais ils peuvent aussi être cruellement assassinés. Parfois, le bris d'objets concerne les portes, les tables, les chaises... La valeur affective n'est pas forcément considérable mais ces objets appartiennent à l'univers familier de la victime. Celle-ci est alors insécurisée de voir modifier son univers de manière brutale. Certaines personnes peuvent assister à la destruction d'une porte à coups de pied comme une symbolique de leur propre destruction.

• La violence économique

Dans des pays comme la France ou le Québec où les femmes, de manière globale, gagnent à qualification égale des salaires moyens correspondant encore à moins des 2/3 des salaires masculins, la violence économique se définit comme le contrôle économique ou professionnel de l'autre.

Ses formes sont multiples, mais elles ont en commun d'être peu reconnues parmi les violences domestiques. A côté de certaines femmes qui ne disposent pas de carnets de chèque ou de cartes bancaires, on retrouve certains hommes qui contrôlent les talons du carnet de chèques de leur conjointe. Mais plus globalement, la violence économique peut se lire dans l'attitude qui consiste à considérer les revenus féminins, quand ils existent, comme des éléments seconds du ménage. Le salaire de la femme, quelle qu'en soit l'importance, sert de salaire d'appoint pour payer les traites de la résidence secondaire ou de la caravane, il est souvent dévalorisé comparativement aux revenus du conjoint. La décision de travailler et la nature de ce travail sont aussi souvent dépendant du désir et des choix de l'époux.

La violence économique réfère au pouvoir des hommes, que ceux-ci soient pères ou pas. Bien évidemment, dans ce type de système, la conjointe généralement gère le budget familial, mais elle le fait sous le contrôle du compagnon ou du mari. Reconnaître cette forme de violence impose de pouvoir se décentrer de la quotidienneté. La violence économique appartient à ces éléments du quotidien qui à force d'être considérées comme "normaux" finissent par passer inaperçus.

D'une manière générale, étudier quelles sont les formes économiques des violences nécessite de comparer la libre disposition qu'ont l'un-e et l'autre de leur revenus, et quelles places respectives ont les revenus de chacun-e. Dans certains couples, les revenus féminins sont pratiquement nuls, la femme est entièrement dépendante des revenus du conjoint ou des aides publiques notamment en ce qui concerne les enfants.

• La violence contre les enfants

La violence contre les enfants correspond à toute activité qui vise à les atteindre dans leur intégrité physique, psychique ou sexuelle Parmi celles-ci, nous retrouvons évidemment les punitions corporelles: les claques, les fessées, les électrocutions, mais aussi les brimades alimentaires, les viols ou les attouchements indésirés, les insultes...

En général on accepte plus facilement de reconnaître la violence, qu'elle qu'en soit la forme, lorsqu'on la subie, alors qu'on résiste à la voir comme violence lorsqu'on en est l'auteur-e. Ainsi, de nombreuses femmes violentées sont violentes avec leurs enfants mais refusent de le voir. Elles reproduisent pourtant le même comportement que leur conjoint: obtenir quelque chose (la paix, un service, le silence...) par l'utilisation de violences.

Interdites en Europe du Nord, blâmées en Amérique du Nord, les violences faites aux enfants sont tolérées de manière importante en France. Elles relèvent pourtant des mêmes mécanismes: se croire autorisé-e à imposer par la force son désir à l'autre. (voir aussi questions n° 20, 44 et 45).

• Et les autres violences...

Les catégories sont utiles pour décrire un phénomène, elles en réduisent toutefois la portée. Parmi les autres violences aperçues au cours de ces années d'écoute d'hommes et de femmes, citons:

• La violence contre soi-même: celle-ci peut correspondre à des pratiques suicidaires. Elle est aussi souvent une occasion pour tenter de culpabiliser l'autre et obtenir satisfaction par la domination et le contrôle. Parmi celles-ci: les tentatives de suicide, les auto-mutilations…

Le contrôle du temps: il s'agit pour l'homme non seulement de contrôler le temps libre de l'épouse ("qu'est-ce-qu'elle fait à l'extérieur de la maison ?") ou soumettre, par exemple, le fait de sortir seule le soir à une autorisation préalable. Mais plus généralement, il s'agit de l'attitude qui consiste à imposer les rythmes familiaux: les heures du lever et du coucher de la compagne sont alors calquées à partir de ceux de monsieur.

L'isolement: quand, à cause la jalousie du conjoint ou pour répondre à ses désirs, la compagne se retrouve seule, obligée d'abandonner ses ami-e-s, de refuser les invitations des voisin-ne-s. Souvent le conjoint et les enfants restent les seules personnes à qui elle peut parler.

La violence contre autrui: la menace contre un travailleur social ou une travailleuse sociale, un-e policier-e ou un simple passant devient une occasion pour montrer sa violence virtuelle et contribue à faire naître ou à accentuer la peur de la conjointe.

- Le chantage au départ: insécuriser l'autre pour éviter les discussions en menaçant de manière permanente de partir, de laisser l'autre sans ressources…

- Le refus explicite ou non que l'autre fasse ou re-fasse des études, réalise un projet ou une formation.

On pourrait à loisir allonger la liste tant la violence domestique est multiple.

Loin d'être un long réquisitoire contre quiconque, cette liste constitue pour les hommes violents qui veulent changer une aide importante. A sa lecture, on se rend compte que, bien évidemment, il n'y pas que quelques individus isolés que l'on pourrait à loisir dénoncer et qualifier de violents. Les violences domestiques concernent une grande partie de la population française ou québécoise car nous avons tous et toutes été éduqué-e-s d'après les mêmes principes.

Y a-t-il des violences plus graves que d'autres?

Bien évidemment que oui.

La seule question à se poser est de savoir qui va dire si les violences sont graves ou non ? La personne qui les exerce ? Elle serait alors juge et partie. La personne qui les subit ? Pour que les femmes et les hommes puissent vivre autrement, il faut pouvoir identifier "l'ancien", c'est-à-dire les pratiques que l'on veut changer. En cela, la liste qui précède revêt un intérêt certain. J'ai vu trop de femmes qui nous expliquaient: "je veux juste qu'il arrête d'être violent, qu'il arrête de me battre". Nous savons maintenant que la violence physique n'est qu'un aspect d'un problème plus vaste. L'enrayer nécessite de comprendre l'ensemble du processus.

3- Quelle est l'ampleur de la violence domestique?

La violence domestique, son appellation et sa reconnaissance, appartiennent à notre monde actuel. Non pas qu'elle était inexistante auparavant, mais le désir de l'abroger -donc de l'identifier- est récent. Il est apparu de manière massive avec l'avènement du féminisme et des luttes de femmes. Au vu des différentes définitions proposées ci-avant, chiffrer le phénomène dépend des définitions qu'on lui prête.

En France, en 1992, ce phénomène n'est pas encore chiffré. En 1990, Madame Michèle André, alors Secrétaire d'Etat aux Droits des Femmes, lors de la campagne contre les violences conjugales a utilisé... les chiffres des autres pays Européens et du Québec croisés à quelques données collectées en urgence pour aboutir à une estimation. Nous sommes capables de mener scientifiquement des études statistiques sur beaucoup de choses, les difficultés pour chiffrer en France les violences domestiques ne se présentent pas comme étant de nature technique. Elles sont avant tout politiques au sens plein du terme. On n'a pas chiffré le phénomène jusqu'à présent car, collectivement, il semble que nous ne voulions pas savoir qu'elle en est l'ampleur.

On a pris l'habitude de dire qu'une femme sur dix est régulièrement battue. Ce qui correspondrait en France à deux millions de personnes. Vraisemblablement, ce chiffre est en deçà de la réalité, y compris pour la seule violence physique. Mais il ne s'agit que d'hypothèses obtenues après plusieurs années de recherche. Il reste à les vérifier.

Au Québec, la statistique la plus souvent citée évalue à 350 000 le nombre de femmes qui seraient victimes de violences (1). Au niveau canadien, l'auteure bien connue Linda Mac Léod évalue, dans son dernier livre (2), à une femme sur sept le nombre de canadiennes victimes de violences.

Qu'on se rassure, le fait d'en parler maintenant publiquement correspond certainement à une diminution du phénomène. Plus on parle des violences domestiques, plus s'agrandit l'espace social permettant de penser et de vivre d'autres relations entre hommes et femmes. Les divers colloques sur la question nous montre l'aspect mondial de la violence domestique: elle est présente dans l'ensemble des pays et des cultures.

Notes de bas de page:

1 Ministère de la santé et des services sociaux, une politique d'aide aux femmes violentées, MSSS, Québec, 1985

2 Mac Léod Linda, Pour de vraies amours: prévenir la violence conjugale, Conseil consultatif canadien sur la situation des femmes, Ottawa, 1987

4 - Si la violence domestique est présente dans tous les pays, serait-ce qu'elle est naturelle?

D'abord, un constat: dès que dans un système social un groupe en domine un autre, le groupe dominant se justifie en invoquant le caractère naturel non de la domination, mais de la différence. Pensons à ce que disaient les hommes libres des esclaves chez les Grecs, les blancs d'Afrique du Sud des Noirs, les Nazis des Juifs...

Dans les rapports hommes/femmes, on retrouve le même processus. Les hommes dominent les femmes et on nous explique ainsi la supériorité mâle. Si la violence conjugale existe dans l'ensemble des pays ou des cultures, elle est parallèle à une autre constante trans-culturelle: la domination des hommes sur les femmes. De là à dire que, par nature, puisqu'ils dominent partout, les hommes sont plus forts ou plus intelligents que les femmes, il y a un net abus de langage. Méfions-nous des généralisations qui oublient les évolutions historiques. Autrement dit, la nature a bon dos. Au début du siècle "on" se demandait si les femmes avaient une âme, il y a seulement 40 ans encore, si elles pouvaient penser suffisamment pour voter... L'évolution rapide des relations hommes/femmes est historique. Les luttes actuelles contre les subsistances de la barbarie que sont les violences domestiques, en sont la suite logique.

Affirmer que la violence est naturelle, c'est aussi confondre: agressivité et violence, violence défensive et violence offensive. Qu'un instinct de survie pousse l'être, quel que soit son genre (1), à se défendre pour exister et affirmer sa différence par rapport à l'autre, cela semble évident. Mais la violence dont nous parlons ici, la violence domestique, ce n'est pas ça. La violence domestique, c'est se croire autorisé à utiliser sa force pour imposer ses désirs et sa volonté. Nous le verrons, même si le phénomène est interactif et se joue à deux, les violences "symétriques" ou "égales" sont rares (qu. n° 43).

La violence domestique est, la plupart du temps, la forme individualisée que prend dans chaque maison, la domination collective des hommes sur les femmes ou des adultes sur les enfants.

5 - Mais les hommes ne sont-ils pas plus forts que les femmes?

Aujourd'hui, en termes statistiques, c'est vrai. Quoique j'ai vu des hommes plus petits que leurs compagnes frapper ces dernières. Mais est-ce un fait de nature? Ou est-ce un fait de culture?

De plus, plusieurs questions se posent: qu'appelle-t-on exactement la force? Est-ce le volume musculaire ? La capacité de soulever un poids "P" à un instant "T"? Ou l'ensemble des efforts fournis au cours d'une journée ? Qui est le plus fort. Celui (ou celle) qui soulève un sac de ciment ? Ou celui (ou celle) qui porte toute la journée un enfant sur son dos ? Les ethnologues montrent que dans la plupart des sociétés, primitives ou non, en général les femmes mangent moins et travaillent plus.

Pour comprendre l'argument sur la différence de force entre hommes et femmes, il est intéressant d'élargir la question au "dimorphisme sexuel" c'est-à-dire les différences physiques entre hommes et femmes.

Le dimorphisme sexuel existe à n'en point douter. Mais quand il apparaît insuffisant pour montrer la différence des sexes, un ensemble de prescriptions alimentaires et culturelles l'amplifie. Ainsi, nous avons une série de codes, qui aboutissent à accroître la différence des sexes. Pensons aux critères esthétiques: une femme, dans nos pays, doit pour être belle, se couper toute manifestation du système pileux; elle doit ne pas trop manger pour correspondre à des schémas corporels dont le modèle, fourni par des mannequins, se rapproche souvent de l'anorexie. J'ai pu observer, tout au long de mes voyages, que le dimorphisme sexuel, à travers les critères esthétiques ou le vêtement, semble proportionnel à l'état du rapport de domination et aux différentes situations économiques.

Alors, de manière hormonale, physiologique, hommes et femmes sont différents, bien sûr, cela ne fait aucun doute. Mais la véritable question est autre.

La véritable question concerne nos catégories de penser. Je m'explique: un homme blond aux yeux bleus qui mesure 1,85 mètre est aussi très différent d'un homme brun, aux yeux noirs dont la taille est petite. Lui même ressemblera d'avantage à une femme aux yeux noirs et de petite taille. Et pourtant les deux hommes appartiennent à la même catégorie: ils ont des privilèges semblables. La question des catégories de sexe existe parce que le classement dans l'une ou l'autre crée des différences de droits et de pouvoir. La variabilité des catégories est d'ailleurs toujours l'objet de luttes sociales et politiques. Le pouvoir appartient bien souvent à ceux ou celles qui conviennent des catégories. La catégorisation nomme et hiérarchise les groupes sociaux et les individu-e-s.

A notre époque, les catégories hommes et femmes s'opposent, sous des pseudo-spécificités, pour privilégier le groupe dominant: les hommes blancs et adultes. Et ainsi, bien souvent, nous nous sommes plus attachés à regarder ce que sont les différences entre hommes et femmes, plutôt que d'examiner ce que nous avons en commun.

"On ne naît pas femme, on le devient" disait Simone de Beauvoir. Pour la paraphraser, on peut aussi dire qu'on ne naît pas homme, encore moins homme violent, on le devient. Nos catégories, nos façons de penser le biologique sont d'abord des catégories sociales. Derrière le sexe, ou les catégories sexuelles, ce qui existe avant tout, c'est le genre. Ce ne sont pas 80 kg de chair qui créent l'homme, mais plutôt l'ensemble des privilèges sociaux- et on en examinera le prix- attribués au genre masculin, sous prétexte de sa supériorité.

Enfin, quand on parle de la "force" des hommes, certain-e-s entendent la force psychologique. Là aussi, surtout dans nos sociétés qui évoluent très vite, les pseudo-différences psychologiques "naturelles" entre hommes et femmes restent à démontrer.

Notes de bas de page:

1 Le terme "genre" est utilisé au sens de genre masculin ou genre féminin.


Première partie: Les questions de base

2- Qu'appelle-t-on violence domestique et quelles formes prend-elle ?

• Les violences physiques

•Les violences psychologiques

• Les violences sexuelles, ou violences sexuées

• Les violences verbales

• les violences contre les animaux et/ou les objets

• La violence économique

• La violence contre les enfants

• Et les autres violences

3- Quelle est l'ampleur de la violence domestique ?

4 - Si la violence domestique est présente dans tous les pays, serait-ce qu'elle est naturelle ?

5 - Mais les hommes ne sont-ils pas plus forts que les femmes ?



Deuxième partie: Profils, rumeurs, mythes véhiculés-e-s dans les sociétés industrielles contemporaines

6- La violence : un mythe moderne ?

7 - L'homme violent provient de milieux populaires, modestes, ou défavorisés ?

8 - L'homme violent : un alcoolique ?

9 - L'homme violent : un fou ? un monstre ?

10 - L'homme violent : un homme à double visage et à double personnalité ?

11 - L'homme violent : un ancien enfant battu ?

12 - La violence, c'est une perte de contrôle ?

13 - Le stress provoque la violence ?

14 - Ce sont les femmes qui apprennent la violence aux hommes ?

15 - Ce n'est pas n'importe quelle femme qui est victime de violences ?

16 - Les femmes provoquent la violence ?

17 - La femme violentée y trouve son compte ?

18- Elles aiment ça ?

DEUXIÈME PARTIE

Profils, rumeurs,
mythes véhiculés-e-s
dans les sociétés
industrielles contemporaines

Dans cette partie, nous allons aborder successivement les idées reçues sur les hommes violents ou les femmes battues. Certaines de ces idées sont admises globalement par tout le monde, du moins, par ceux et celles qui ne sont guère intéressé-e-s par la question (1). D'autres, sont produites et reproduites à longueur de page par certains médias. Bon nombre sont ressassées perpétuellement par les hommes et les femmes que je rencontre régulièrement. L'ensemble des idées reçues et des rumeurs qui circulent forme un tout cohérent que l'on peut qualifier de mythe.

Avec un peu d'observation, on peut y voir une forme de tribunal. D'un côté la défense: son rôle vise à expliquer que les hommes ne sont pas vraiment responsables des violences que subissent les femmes; de l'autre le procureur qui lui explique pourquoi les femmes sont responsables des violences qu'elles subissent. Qui sont les accusé-e-s ? Devinez…

6- La violence: un mythe moderne?

Je définis comme un mythe moderne la pseudo-connaissance sur la violence masculine domestique, la plaidoirie de la défense et l'acte d'accusation. En effet, l'ensemble des certitudes que l'on peut entendre ça et là concernant la violence domestique, lorsqu'elles sont mises bout à bout, présentent une image cohérente non seulement de la violence domestique, mais des relations sociales dans lesquelles la violence s'insère.

Ce mythe moderne nous dit: la violence est exceptionnelle, elle est l'oeuvre de fous, de monstres, d'hommes alcooliques qui appartiennent aux milieux populaires. Ou bien, concernant les femmes violentées, que les victimes consciemment ou non, provoquent la violence ou s'en satisfont, qu'elles aiment ça. En limitant la définition de la violence aux coups reçus ou subis, le mythe sépare arbitrairement ce qu'il convient de définir comme violence, en insistant sur ce qu'il n'est pas légitime de qualifier de pratiques violentes.

Le mythe n'explique pas, ou très peu, les conditions sociales dans lesquelles la violence domestique va s'exercer. Au contraire, il définit de manière restrictive les acteurs et actrices qui agissent ou subissent la violence pour nous fournir des explications psychologiques sur telle ou telle personne. L'avocat et le procureur sont d'accord, il s'agit de cas particuliers. Et l'expert, le médecin ou le psychologue sera convoqué devant ce tribunal particulier pour l'attester.

Le mythe, et avec lui l'étrange procès qui lui sert de support, extériorise et individualise chaque scène, chaque couple, chaque personne concernée par la violence. Il participe à la négation de l'ampleur du phénomène. Et surtout, il n'offre pas d'éléments pour en comprendre le sens, et donc pour permettre aux hommes, aux femmes et aux couples concerné-e-s de changer. Toutefois, le mythe nous rassure et nous permet de dire: puisque je ne ressemble pas au portrait de l'homme violent ou de la femme battue, je ne suis pas concerné-e: la violence, c'est les autres.

On aurait pu aussi intituler ce chapitre: "liste des trucs disponibles sur le marché de la déresponsabilisation" tant il est vrai que l'ensemble des éléments du mythe, l'ensemble des arguments de la défense ou du procureur, déresponsabilisent les principaux responsables: les hommes violents.

Je n'aborderai pas l'ensemble des formes que peut revêtir le mythe, la liste serait très longue et allongerait sans réel intérêt cet ouvrage. Je me contenterai d'en décrire les principales. Au fur et à mesure que les hommes violents ou les femmes violentées prennent la parole, le mythe se transforme, reléguant aux oubliettes certains stéréotypes. Pourtant le mythe et les stéréotypes ont "la peau dure". Ceci pour une raison simple: les mythes sont tout à la fois croyances ainsi que supports imaginaires et symboliques pour nos relations. On a besoin d'eux pour vivre et se dire qu'on est à peu près normal et qu'on n'est pas -ou peu- concerné-e-s.

Je précise que les données à partir desquelles j'appuie mes affirmations - ou plutôt ici mes dénégations - sont le fruit de plusieurs années de recherches personnelles et d'écoute d'hommes violents et de femmes violentées. Ces constats empiriques sont corroborés par l'ensemble des chercheur-e-s qui se sont penché-e-s sur la question. Notamment, il faut rendre hommage aux travaux pionniers de Linda Mac Léod et de Ginette Larouche qui, au Québec, ont étudié les femmes violentées (2) et au travail de recherche menés par Gilles Rondeau, qui avec Monique Gauvin et Juergen Dankwort, ont étudié le vécu de 1500 hommes qui ont fréquenté les centres québécois pour hommes violents (3).

Maintenant écoutons la Défense.

7 - L'homme violent provient de milieux populaires, modestes, ou défavorisés?

Les témoignages successifs le prouvent : cette affirmation est fausse. On trouve des hommes violents dans tous les milieux sociaux, sans qu'il soit possible dans l'état actuel de nos connaissances actuelles de déterminer si certains milieux sont plus atteints que d'autres. Tout au plus peut-on dire que certaines formes de violences sont, dans certains milieux, plus visibles parce que plus extérieures et plus admises. L'hypothèse la plus vraisemblable est que les violences subies par une femme sont proportionnelles à son degré de soumission économique et/ou culturelle à son mari ou compagnon. Or, on m'accordera que ce n'est pas là une spécificité liée à un groupe social particulier.

Souvent, quand on veut définir qui sont les hommes violents, on confond la méthode mise en oeuvre pour recueillir des informations et les personnes concernées. J'en donne un exemple. Dans un département du centre de la France, suite aux incitations officielles pour connaître -non pas qui sont les hommes violents (en général on ne s'en est pas préoccupé) mais qui sont les femmes battues - on s'est adressé aux services sociaux pour qu'ils compilent leurs données sur la question. Et j'ai pu, dans une conférence, entendre ceci: "dans notre département, les femmes battues sont à x% d'origine maghrébine, elles habitent une zone urbaine dans X cas sur 10, elles ont X enfants en moyenne …". Sans doute ces femmes existent et font partie de la population à circonscrire, mais sont-elles les seules ? Faut-il se limiter à la population qui se plaint aux travailleurs sociaux, aux personnes qui réclament une aide urgente ? [Dans ce cas là, à l'heure d'aujourd'hui, rassurez-vous et refermez ce livre: il y aurait vraiment très peu d'hommes violents].

Dans mes recherches, le point commun entre tous les hommes violents, c'est … qu'ils sont des hommes ! J'ai rencontré des hommes violents chez les ouvriers, les cadres supérieurs, les médecins, les professeurs d'université, les techniciens, les enseignants, les gens qui votent à droite, au centre, à gauche; d'autres étaient écologistes, "non-violents" ou d'extrême droite. Certains étaient noirs, d'autres jaunes, juifs ou maghrébins, français ou québécois…

D'une manière générale, les personnes qui prétendent désigner les milieux les plus touchés par la violence disent: c'est toujours chez les autres. Voila la véritable croyance populaire: la violence, c'est les autres ! Et j'avoue humblement que cette mystification collective m'a créé personnellement aussi des déconvenues. Plusieurs spécialistes qui s'occupent des femmes violentées ou des hommes violents ont fait, un jour, l'amère expérience de découvrir chez leurs proches, chez ceux et celles que l'on croyait au dessus de ça, des violences, et pas seulement des violences psychologiques.

8 - L'homme violent: un alcoolique?

Encore que la qualification d'alcoolisme prête à confusion: à partir de quel taux doit-on dire qu'un homme est sous l'emprise d'alcool? Qu'appelle-t-on alcoolisme au sens commun et quelles sont les différentes pratiques alcooliques? etc. L'association violence et alcool revient comme un leitmotiv, au point même de l'inventer comme je l'ai montré à propos d'un dossier d'instruction de cour d'assises (4).

Quand on écoute les hommes qui utilisent la violence, l'association systématique entre violence et alcool s'effondre: beaucoup d'hommes ne boivent pas et ne sont pas sous l'effet d'alcool quand ils frappent. D'autres expliquent qu'ils ont bu pour se donner du courage et pour se laisser aller à exprimer leur colère. Ou bien qu'ils ont bu pour "oublier" leur désespoir ou leur tristesse. Certains enfin, justifient leur violence par l'alcool. Les statistiques sur les relations entre violences et alcool sont confuses : certains centres pour hommes violents expliquent qu'ils accueillent 10% d'hommes ayant un problème à régler avec l'alcoolisme, d'autres 20 % ou 30 % ou 75%. Il n'y a pas de concordance dans les chiffres. D'une manière globale -et très schématiquement- on pourrait dire que 50% des hommes violents ont un problème avec l'alcoolisme; que celui-ci soit provoqué par du vin rouge ou du whisky. Autrement dit: 50% des hommes violents ne sont pas alcooliques.

Est-ce à dire que 5O% des hommes violents sont violents pour cause d'alcoolisme ? Ou que l'alcool provoque la violence ? NON.

On trouve par contre des raisons communes qui font qu'un homme boit pour oublier ou pour se laisser aller à exprimer ses sentiments, et le fait que cet homme s'autorise à frapper sa femme. Cette raison est l'adhésion consciente ou inconsciente aux stéréotypes masculins: la croyance que la virilité est associée à l'alcool et à la force et que la force est associée à la violence.

D'autres hommes boivent et ne sont pas violents. Vouloir expliquer la violence de l'homme par l'alcoolisme rassure: il suffirait de manière comportementaliste de supprimer l'alcoolisme de l'homme pour transformer sa violence. Or, dans les faits - en tous cas dans certains faits que j'ai pu observer - c'est exactement le contraire qui se joue. Ainsi, j'ai pu rencontrer un homme qui avait subi (et quand on connaît certaines méthodes employées, le terme n'est pas trop fort) plusieurs cures de désintoxication. Le résultat ? Zéro pointé. Et pour l'alcool et pour la violence ! Après quelques jours de retour à son domicile, l'homme recommençait à flirter avec la bouteille. Mais après avoir fréquenté un centre pour hommes violents au Québec et avoir pu parler avec d'autres hommes de sa solitude à la maison, de ses tristesses… l'homme quitta progressivement et la violence physique… et l'alcool.

L'association violence= alcool est aussi pratique pour les hommes violents eux-mêmes. Elle permet à certains de se présenter comme irresponsables: "Je ne suis pas responsable … c'est l'alcool " entend-on quelquefois. Ou bien elle permet à leurs compagnes d'accepter les excuses de leurs maris ou compagnons: "quand il n'a pas bu, il est très gentil " est une parole courante. Maintenant interrogez ces hommes: ils savent très bien que sous l'effet de l'alcool, ils ont toutes les chances d'être violents, de se laisser aller aux coups. Autrement dit, ceux-là boivent pour débloquer des barrières mentales qui limitent leurs violences. Mais d'abord, alcool ou pas, ce sont des hommes qui s'autorisent dans la pensée à utiliser la violence contre leurs proches.

Alors, par égard pour les hommes violents et leurs compagnes, pour leur permettre de prendre -enfin- leurs responsabilités, arrêtons d'assimiler violence et alcool, de justifier la violence des hommes par l'alcoolisme.

9 - L'homme violent: un fou? un monstre?

On pourrait supposer la question assez simple pour que la réponse le soit aussi. Or, la question de la folie des hommes violents ou de leur monstruosité est à double détente, pour utiliser une expression masculine.

Examinons donc d'abord l'aspect le plus simple de cet élément du mythe, la façade. Disons-le de suite, la plupart des hommes violents ne sont ni malades mentaux, ni fous. Ceci n'empêche pas que certains hommes peuvent être à la fois "fous" et violents, quand d'autres sont fous et non violents.

Une certaine presse à scandale aime nous présenter de manière hebdomadaire des monstres: ceux-ci peuvent être violeurs, tueurs d'enfants ou meurtriers de femmes. Les affaires judiciaires font vendre, d'autant plus quand les affaires traitées ont un aspect scabreux et/ou sexuel. Le mode journalistique, la ré-écriture des pseudos propos des agresseurs ou des victimes, la mauvaise qualité des photos (après 48 heures de garde à vue, qui aurait une image agréable?), tout concourt à nous présenter ces hommes violents comme des montres ou des "fous". D'ailleurs que vous achetiez -ou pas- ces publications, vous avez toutes les chances de voir la "une" accrochée chez votre vendeur de journaux favori et donc, d'associer vous aussi, homme violent-meurtre-folie et monstre. Le fait que, pour l'instant en France, seule la violence criminelle ait été judiciarisée favorise cette association.

A l'opposé, la quasi totalité des hommes violents peut se présenter comme de "bons collègues", "de bons pères de famille", "des hommes sensibles"…. Ceux qui nient leur violence vont d'ailleurs utiliser le portrait-type du monstre pour bien montrer qu'ils ne sont pas des hommes violents, puisqu'ils ne leur ressemblent pas. De même, les figures du fou ou du monstre contribuent à obscurcir la vision des femmes violentées : "en dehors des périodes où il est violent, c'est un homme si gentil…" pensent et disent certaines, de là le nouveau discours sur la double personnalité (question suivante). Quant à ceux qui acceptent de considérer la violence qu'ils exercent comme un problème, et c'est notamment le cas de la majorité des hommes suivis dans les centres pour hommes violents, ils crient très fort qu'ils ne sont ni des fous, ni des monstres.

Bref, les hommes violents sont des hommes normaux, ordinaires, et il faut chercher d'autres causes pour expliquer leurs violences. En d'autres termes: ce ne sont pas des explications psychologiques individuelles qui expliquent la violence des hommes, mais bel et bien des raisons sociales, notamment les privilèges qu'apportent le pouvoir et le contrôle exercés sur ses proches.

Cette affirmation choque, elle choque d'autant plus qu'elle heurte nos schèmes de pensée. On aimerait, dans l'absolu, pouvoir considérer la violence domestique comme une maladie. Il suffirait à ce moment-là de bons thérapeutes pour la guérir. L'affirmation de la primauté du social ou du sociologique sur le psychologique nous oblige à nous questionner, non plus sur tel ou tel cas particulier d'homme violent, mais plutôt à repenser et à redéfinir les rapports qui fondent les relations entre hommes et femmes. Voila ce qui rend la question beaucoup plus complexe. Et c'est peut-être pour cette raison qu'il est si difficile d'intégrer dans nos consciences le fait qu'il y ait au moins 2 millions d'hommes violents en France et plus d'un quart de million au Québec.

L'autre aspect qui tend à accréditer la folie des hommes violents est la place du médical et des psy de tous ordres. Ici que la question de l'association entre folie et violence devient complexe.

Qui convoque t-on au tribunal pour parler des hommes violents ?

A la barre du tribunal, on appelle un spécialiste: médecin, expert, psychiatre, psychologue…

Ce sont des experts psychiatres qui seront chargés de dire dans les cours d'assises si les hommes inculpés sont malades ou pas. Que la personne accusée soit -ou pas- déclarée malade mentale, c'est à dire que sa responsabilité soit atténuée ou pas, dans le grand public on retient que la violence concerne… les psy. Donc qu'elle réfère plus ou moins directement à la folie.

Qui convoque-t-on souvent dans les médias pour faire les comptes rendus d'audience et nous expliquer pourquoi les hommes violentent les femmes ? A nouveau ces mêmes spécialistes.

Je n'ai aucune animosité particulière contre ces spécialistes. Certain-e-s ont des analyses très intéressantes. Ce qui est plus critiquable c'est l'impérialisme des sciences psy, leur désir d'expliquer l'ensemble du social à travers la seule lunette du cas individuel. Or quand ce cas individuel est multiplié par 350 000 ou par 2 millions, avouez qu'il y a problème.

D'autre part, il faut bien permettre aux hommes violents de changer, de se faire traiter. Quels sont, notamment en France et au Québec les spécialistes du changement ? Quels sont ceux et celles qui sont chargé-e-s par la société de prendre en charge les déviants de toutes sortes ? A nouveau les médecins et les psy. Tout semble se passer comme dans un deal (un échange): on offre à ces spécialistes une clientèle (un marché) et en contrepartie, ils / elles authentifient de leur science que leurs clients ressemblent bien aux images qui nous rassurent.

Car définir les hommes violents comme des fous ou des malades, médicaliser et psychologiser leur traitement, cela rassure l'ensemble de la population:

- ceux et celles touché-e-s par la violence domestique: puisque je ne suis pas fou, je ne suis pas réellement violent ou mon conjoint n'étant pas fou, il n'est pas vraiment violent.

- et les autres: puisque la violence domestique a des explications psychologiques, elle peut être l'affaire de spécialistes, et nous voila rassurés.

Pourtant, ils sont nombreux les hommes qui refusent d'aller voir un psychologue pour changer leur violence car ils sentent bien eux, que la question n'est pas là.

L'association violence-folie est fausse et déresponsabilise les hommes violents. Qu'il soit assimilé à un fou ou à un monstre, voire à un salaud, l'effet est le même: ces images couramment admises empêchent les hommes violents de parler. Qui irait s'assimiler à ces caricatures du masculin ?

10 - L'homme violent: un homme à double visage et à double personnalité?

Puisque mon compagnon, ou mon mari, est juste violent occasionnellement, c'est-à-dire qu'en dehors des périodes où il me frappe, il est un parfait mari, un père attentif… c'est donc qu'il a une double personnalité, pensent et disent certaines femmes violentées. Et bien non, en général, les hommes violents n'ont pas de double personnalité.

Le mythe, quel qu'en soit son support, quel-le que soit l'avocat-e, est une pure production humaine. Il s'adapte au fur et à mesure que nos connaissances sur la violence domestique s'amplifient. Comme je l'expliquerai plus loin, la violence est là de façon régulière, mais les coups n'apparaissent pas tous les jours. Sur le marché de la déresponsabilisation, on nous présente aujourd'hui une nouvelle figure de l'homme violent: un Dr Jeckill et Mr Hide. Celles (ou ceux) qui véhiculent cette image oublient de regarder les effets des coups. Evidemment, la majorité des hommes violents ne frappent pas tous les jours. Evidemment, ils sont souvent doux, attentifs… La violence domestique n'est pas qu'un problème moral, les hommes violents ne sont pas des méchants, même si, lorsqu'ils utilisent la violence physique, on serait tenté de s'en persuader. L'homme violent est simplement un homme qui veut que ses proches se conforment et obéissent à ses désirs. Il n'a pas de double personnalité, il aime ses proches, mais ne supporte pas la contradiction.

En dehors des épisodes de violences, là où comme le disait un homme: il remet les pendules à l'heure, c'est-à-dire qu'il montre par la violence qui a le pouvoir, il n'a aucune raison d'être violent physiquement. Mais n'est-il pas violent autrement ? Les violences verbales, psychologiques, économiques… Ces autres facettes de la violence sont plus difficiles à identifier.

11 - L'homme violent: un ancien enfant battu?

Certains hommes violents accueillis dans les centres rapportent des violences subies dans l'enfance, d'autres non.

Sans doute, le fait d'avoir vu son père frapper sa mère, ou le fait d'avoir été maltraité dans son enfance produit chez beaucoup d'hommes -et beaucoup de femmes- le sentiment qu'il est normal d'utiliser la violence quand on se pense le plus fort. On ne peut pas dire en tous cas que les modèles éducatifs légués par nos aîné-e-s ont été les meilleurs pour nous apprendre à vivre des rapports exempts de violences entre hommes et femmes et avec les enfants.

Mais, en préalable, il faut se mettre d'accord sur ce que l'on appelle violences à enfants, sur ce qui peut faire sens dans l'éducation. Je vais demander ici un gros effort de réflexion à l'ensemble des lecteurs et des lectrices, tant il apparaît de plus en plus nettement que nous sommes aujourd'hui, à un tournant dans la compréhension de cette problématique.

Qu'appelle-t-on éducation à la violence? Quand commence-t-elle? Ne croyez-vous pas qu'à partir du moment où je lève la main sur un enfant, que je le frappe, même une seule fois, je lui enseigne que moi, adulte, je peux, quand je veux, montrer par cette méthode qu'il n'a pas le choix et que j'ai raison? Qu'on tourne le problème dans n'importe quel sens, dès qu'il y a apparition de violences physiques, de contacts corporels violents, on éduque les enfants à la violence.

J'entends déjà les cris: il y a violences et violences, petites claques ou petites fessées et martyrisation… Une fessée fait circuler le sang… Vous exagérez…

Eh bien non ! Entre 300 et 500 enfants meurent tous les ans en France de mauvais traitements. Beaucoup de ces parents prétendent eux aussi n'avoir "pas exagéré". Plus de 100 000 martinets sont vendus annuellement aux français (qu'ils soient maintenant vendus au rayon pour "animaux" ne change rien). Qui doit dire si une violence est grave ou pas ? Le/la maltraitrant-e ou le/la maltraité-e ?

Il est possible d'éduquer un enfant sans utiliser la violence. Et cela ne signifie aucunement qu'on le laisse faire tout et n'importe quoi.

Si on accepte que l'éducation à la violence commence avec une claque ou une fessée, celle des parents, du maître ou de n'importe quel-le adulte, on doit se rendre compte que peu d'adultes aujourd'hui peuvent sereinement expliquer qu'ils n'ont jamais été battu-e-s. Or, comme tous les hommes ne sont pas violents, cela signifie ipso facto, que l'argument qui veut que les hommes violents soient d'anciens enfants battus n'est pas suffisant.

La véritable question est celle-ci: pourquoi, même ayant été battus, certains frappent et d'autres pas?

12 - La violence, c'est une perte de contrôle?

A écouter les hommes violents, au début, quand ils arrivent dans les centres pour hommes violents ou quand ils témoignent, on pourrait croire cela: la violence est une perte de contrôle. La plupart peuvent expliquer par ces bouffées qui envahissent le corps, l'explosion incontrôlée de violence, la libération d'énergie qu'ils essaient de retenir mais qui les dépasse. D'ailleurs, violents ou pas, beaucoup d'entre nous connaissons ce mécanisme de la colère.

La différence chez les hommes qui frappent se situe avant, avant la colère et avant les coups. Loin d'être en perte de contrôle, les hommes violents au contraire, sont dans le contrôle permanent de leurs proches et d'eux-mêmes. Tout doit être fait selon leurs désirs. Certes, il existe une gradation du contrôle et des variations individuelles. Celles-ci sont dépendantes des relations mises en place et entretenues dans la famille. Mais en général, les conjoints violents vérifient tout sans cesse, épient les réactions des autres et en même temps n'ont pas toujours les mots pour le dire. Ils gardent souvent pour eux-mêmes leurs insatisfactions, leurs rancunes. La violence n'est alors que la pointe émergée de l'iceberg. D'ailleurs, il ne s'agit pas seulement d'un problème de mots, de mots à apprendre, de mots à dire. La violence physique n'est que la continuation des autres violences souvent passées inaperçues auprès des proches : le regard en coin, la bouderie, l'insulte, la dévalorisation des actions ou des pensées de l'autre… Toute action qui n'est pas faite selon leur volonté est dans les faits classée comme effectuée contre leur volonté. Quand le contrôle "soft" (doux) du quotidien, du regard, de la voix… ne suffit pas, que l'insatisfaction grandit, alors commence la colère et la pseudo perte de contrôle.

Si on réfléchit quelque peu, il y a beaucoup d'endroits où on prend des colères. Celles-ci sont plus ou moins intérieures, plus ou moins exprimées: quand un-e professeur-e met un zéro injustifié à un-e étudiant, quand un-e employeur-e sanctionne un-e salarié-e, quand un-e policier-e met une contravention… Il y a des endroits où on accepte de perdre son contrôle et d'autres pas. Comme le disait un des premiers hommes accueillis à R.I.M.E: "Frapper mon contremaître après une remontrance ? Vous n'y pensez pas, je serais immédiatement licencié !". Avouez que la perte de contrôle sélectionnée et choisie est une drôle de perte de contrôle.

En présence des intervenant-e-s pour conjoints violents, les hommes peuvent facilement expliquer qu'il existe un court moment où avant de frapper, ils savent exactement qu'ils vont le faire. C'est d'ailleurs à partir de ce constat qu'on leur apprend à arrêter la violence physique (qu. n° 53).

Mais comme pour l'alcool ou toute autre explication psychologique, il est plus facile de dire à sa compagne: "excuse-moi chérie, je ne sais ce qui m'a pris, j'ai perdu mon contrôle". On obtient d'autant plus facilement les excuses et le pardon.

13 - Le stress provoque la violence?

Est-on stressé du fait de la vie quotidienne ? Certainement.

Mais tous les hommes stressés ne sont pas des hommes violents. Par contre vouloir à tout prix régenter la vie des ses proches, les contrôler de manière permanente, être sur le qui-vive perpétuel, provoque à n'en point douter du stress. Dire que le stress provoque de la violence correspond à une curieuse inversion. On confond la cause et l'effet.

On terminera ici cette liste interminable d'excuses que l'on plaque sur les hommes violents. Elle vise autant à les déresponsabiliser, à les enfermer dans des rôles construits et taillés pour les hommes par nos sociétés, qu'à servir de préambule à la suite: les affirmations qui expliquent que les compagnes sont responsables des violences subies. Ce que nous pourrions appeler: l'acte d'accusation contre les femmes.

Ecoutons l'accusation

Dans le mythe sur la violence domestique, les femmes sont convoquées à différents niveaux pour dire: vous êtes responsables des violences commises par les hommes. Nous allons examiner la longue litanie de cet acte d'accusation, question par question.

14 - Ce sont les femmes qui apprennent la violence aux hommes?

L'argument est simple: les mères éduquent les enfants, leur apprennent la valeur éducative de la claque et de la fessée. Ce sont donc elles, dit le procureur, qui leur apprennent la violence. Dans cet argument, exit les pères, exit les cours de récréation où p'tit homme apprend à se battre pour être le meilleur, exit l'armée, exit le contrôle du mari sur l'éducation de petit homme que lui donne sa compagne. Haro sur les mères !

La question n'est pas de savoir si les femmes participent en tant que mères à l'éducation à la violence. L'éducation parentale se joue bien évidemment à deux. Quelques fois même, le deux est un peu compliqué à mettre en place. On a tellement appris aux femmes à materner qu'elles ont du mal à partager. Non, l'argument est ici : Vous Mesdames, vous êtes responsables si les hommes violentent les femmes. Autrement dit, les hommes encore une fois, sont irresponsables.

Le pire avec cet énoncé, au vu du nombre de femmes qui veulent jouer à la maman ou à l'assistante sociale avec les hommes, c'est qu'il semble être majoritairement un argument féminin. Summum du summum, le procureur a réussi à diviser les principales victimes et certaines se portent partie civile contre les autres. Devinez qui est gagnant ? Certainement pas les femmes qui se font rosser. Encore moins les enfants, qui continuent à prendre de la part de leur mère ou de leur père des torgnolles à tire-larigot (5).

15 - Ce n'est pas n'importe quelle femme qui est victime de violences?

L'argument est fort et perfide: naturellement que toutes les femmes ne sont pas violentées.

L'argument est perfide parce qu'il vise à culpabiliser les femmes violentées, à leur faire honte. Comment, vous êtes violentée Madame ? Pourquoi vous et pas les autres ? Ne seriez-vous pas -quelque part- responsable ?

D'abord une remarque: plus des femmes différentes prennent la parole, plus se restreignent les cercles sociaux où la violence n'existerait pas. Puisqu'il y a des hommes violents de tout âge dans tous les milieux, la conséquence (et j'insiste sur ce terme) est que les femmes violentées appartiennent aussi à tous les milieux et à toutes les cultures.

Pourtant, les faits sont tenaces: certaines femmes sont violentées et d'autres pas. Qui en est responsable ? L'argument du procureur tente de rendre les femmes responsables des modèles éducatifs qui font qu'elles sont… les principales victimes de violences masculines. Et ça marche !

Je m'explique. L'acte d'accusation, le mythe, fonctionne sur un antagonisme, il y aurait les vraies "femmes battues", celles qui sont des pauvres-victimes-à-protéger, celles qui sont la proie d'hommes affreux, ces monstres que l'on a aperçus auparavant, puis les autres… Mais la figure de l'oie blanche qui ne répond jamais, cette femme complètement soumise aux désirs du monstre, est aussi exceptionnelle que la figure du monstre ou du "fou". La violence domestique n'est qu'un symptôme particulier d'une relation sociale ordinaire, où l'homme, la femme et les enfants vivent, se répondent et résistent les un-e-s- aux autres. Dans la mesure où une femme ne va pas correspondre à la figure exceptionnelle de la "vraie" victime, les corollaires insidieux de cet énoncé se font jour. Quels sont-ils ?

Si certaines femmes sont battues mais pas d'autres, c'est sans doute que les femmes provoquent la violence ou pour le moins qu'elles y trouvent leur compte. Ou même alors, même, qu'elles aiment ça !

16 - Les femmes provoquent la violence?

L'argument du procureur met bout à bout plusieurs éléments de nature différente dans un seul énoncé.

Dire que les femmes provoquent la violence n'a pas le même sens suivant la personne qui le formule. Pour le commun des mortels, cet argument s'appuie sur une image triviale: il y a des femmes pénibles et d'autres pas. Certaines femmes sont de véritables mégères, elles sont hargneuses, et on entend souvent, du côté des hommes, des paroles comme: "celle-là j'aimerais pas être son mari…", "Elle doit être pénible à vivre…"; voire on entend aussi du côté des femmes "Elle cherche les coups, c'est sûr…" Ces propos décrivent souvent des femmes aigries par plusieurs années de vie commune. Des femmes qui ont pris l'habitude de résister aux tyrannies domestiques en criant ou en "faisant la gueule". Ou plus simplement, des femmes qui veulent manifester leur présence, notamment en faisant valoir leur propre point de vue sur la vie et les choses de la vie. Dans d'autres cas, et quelques hommes violents le disent, l'argument sous-entend que la femme devrait avoir intégré le fait que toute contrariété peut provoquer la violence de l'homme. Donc, si elle ne se soumet pas à son désir, si elle parle trop ou, selon le cas, si elle se tait, c'est qu'elle cherche…

Les arguments diffèrent selon les situations, mais la fonction du mythe est toujours la même: il ordonne la soumission, le respect des hiérarchies traditionnelles et… le silence. Il confond résistance et provocation. Ne serait pas violentée une femme qui tait ses propres désirs, qui ne répond jamais, qui accepte tout et n'importe quoi de ses proches. Cela est faux. Un des moyens pour une femme de ne pas être violentée est, au contraire, d'affirmer son autonomie, sa capacité à exister de manière indépendante (voir qu. n° 28 et 32). Dire que les femmes provoquent la violence est par contre un énoncé de menaces. "Madame, vous avez été violentée, c'est donc de votre faute. Consciemment ou pas, vous l'avez cherché". Conclusion logique de cet argument: "changer pour éviter à votre compagnon d'être à nouveau "obligé" de vous frapper. Vous êtes responsable de la violence que vous avez subie, donc ayez honte et taisez-vous !"

17 - La femme violentée y trouve son compte?

Variante de "elles aiment ça" que nous verrons ci-après, le fait de dire que les femmes violentées, en dernière analyse, " y trouvent leur compte" s'appuie sur quelques traits sociologiques sommaires qui se dégagent dès que l'on connaît des couples où l'homme est violent. Dans les rapports conjugaux ordinaires, où la violence maritale n'apparaît qu'occasionnellement, des bénéfices secondaires sont accordés à l'épouse: une pseudo sécurité affective et matérielle, la satisfaction d'avoir des enfants "bien élevés" et plus généralement l'ensemble des plaisirs que tout un-e chacun-e peut prendre dans un pays industrialisé. J'utilise volontairement le terme de "pseudo" sécurité affective et matérielle, car en particulier dans les familles où la femme n'a pas de travail salarié ou d'indépendance économique, elle est conditionnelle au fait de rester avec son compagnon.

Un des effets pervers des campagnes contre les violences conjugales est sans conteste la focalisation sur la violence, ou même l'attention exclusive que l'on accorde aux coups. On oublie régulièrement que la violence est le symptôme du problème et non le problème lui-même. Je décrirai par la suite comment "marche" un couple où l'homme est violent, comment la violence s'insère progressivement dès les premières heures de la rencontre (qu. n° 26). La victimologie, le besoin pour certaines femmes d'être protégées en "urgence absolue", de fuir un risque réel de mort ou de protéger les enfants, les figures associées au mythe du salaud ou du monstre… nous font régulièrement oublier que dans la longue marche vers l'égalité des sexes, les femmes ont obtenu des droits. L'esclavage des femmes est rare. Ceci se traduit dans les couples ordinaires par des moments de joies, des plaisirs fréquents où toute la famille, femme comprise, partage les fruits de l'union.

Donc, le quidam moyen qui regarde cette famille ne comprend pas pourquoi cette femme va alternativement exprimer son bonheur d'être avec ses proches et ensuite se plaindre des coups de Monsieur. D'autant plus, quand cette femme va tour à tour fuir ou exiger que son compagnon change pour ensuite revivre avec lui. Quand on connaît les conditions réservées aux femmes qui veulent fuir et vivre seules, l'extrême précarité économique et/ou affective que la société réserve à ces insoumises, l'argument "elle doit y trouver son compte" apparaît bien fallacieux.

Toujours est-il que cet élément du mythe va être prononcé par le procureur médo voccio, (à mi-voix), les mots se détachent les uns des autres, le ton est suggestif; l'argument appelle son corollaire, déjà ses yeux s'illuminent et on entend la suite: "Elle doit y trouver son compte ou… ", et là la voix se fait incisive, les mots claquent, le verdict semble sans appel: "elle aime ça !".

18- Elles aiment ça?

Quel que soit le procureur qui énonce cette sentence, j'ai toujours été frappé par le ton de la voix: il insinue, il fait appel à de vieux souvenirs enfouis que devraient avoir tous les hommes. L'argument est masculin à n'en point douter.

L'affirmation prête à la confusion. Elles aiment quoi, les femmes ? Et chacun de sourire, le sous-entendu est bien évidemment sexuel. Nous verrons par la suite les rapports entre violence et sexualité (qu. n° 40); comment certaines femmes malgré les violences subies affichent secrètement une sexualité épanouie, partagée, où les caresses sont parfois bien différentes du tout-douceur que nous distillent les magazines féminins.

En dehors du cas particulier de ces femmes, dont les spécialistes ne savent toujours pas si le plaisir pris dans la sexualité correspond à une stratégie de résistance, une forme de ré-évaluation de l'image de soi, une figure particulière de soumission aux désirs masculins ou un véritable désir réciproque, l'énoncé "elles aiment ça…" est insidieux et péremptoire.

Insidieux, car il sous-entend que les dénonciations des violences domestiques sont fausses et sans objet. Plus encore, que les femmes qui protestent contre les violences sont, soient des menteuses, soient des femmes qui ne connaissent pas "la vraie sexualité épanouie" où violence domestique, violences sexuelles et sexualité forte sont mêlées. On n'est pas loin des accusations de "mal baisées" lancées contre les militantes féministes des années 70.

D'autre part, l'affirmation est péremptoire car elle laisse supposer que l'homme sait ce qui est bon pour "les" femmes, quels que soient leurs propos ou leurs dénégations. On retrouve ici un élément du mythe sur le viol (6). L'homme, le vrai, lui il sait. Il sait ce qui est bon pour lui, mais il sait aussi ce qui est bon pour ses proches. Quitte à l'imposer pour leur faire découvrir. On retrouve ici un élément très structurateur des hommes violents: ils sont persuadés de posséder la vérité.

Quand le procureur dit: "elles aiment ça", il s'adresse aux hommes: "n'écoutez pas ce qu'elle peut dire ou ce qu'elles peuvent dire. Nous, nous les hommes, nous qui les initions, nous qui les guidons, nous savons: elles aiment ça". C'est un argument d'un dominant qui parle aux autres dominants en niant la véracité des paroles des femmes.

On le voit, elles aiment ça est peut-être une phrase qui prête à sourire, mais ce n'est pas, en tout cas, une parole qui permettra aux hommes de comprendre que, quand une femme dit non, c'est non !

Et nous quitterons là ce triste tribunal, où c'est d'abord de procès d'intention dont il est question. Tribunal où la défense s'évertue à déresponsabiliser les hommes violents, à leur trouver des excuses ou des raisons individuelles qui justifient leurs violences et où, en définitive ce sont les femmes qui sont les premières accusées. Ce tribunal, les visages de l'avocat et du procureur, n'allez-pas les chercher très loin. Ce sont nous tous et toutes. Personne ne peut raisonnablement se déclarer totalement étranger au mythe. Ces arguments avancés, nous allons essayer de les déconstruire, mais plutôt que de répondre une à une à cet amas de contre-vérités, de menaces et d'insultes, je vais tenter d'expliquer comment "fonctionne" la violence.

Notes de bas de page:

1Quoique certains discours de spécialistes ressemblent des fois étrangement aux idées toutes faites que nous allons examiner. Comme quoi, personne n'est parfait.

1 LAROUCHE G., Guide d'intervention auprès des femmes violentées, Ministère de la santé et des services sociaux, Québec, 1983

MAC LEOD L., La femme battue au Canada: un cercle vicieux, Montréal, Québec, Conseil consultatif canadien de la situation de la femme, 1980

MAC LEOD L., Pour de vraies amours...Prévenir la Violence Conjugale, Ottawa, Ontario, Conseil Consultatif Canadien du statut de la Femme,1987

3 RONDEAU G., GAUVIN M. ET DANKWORT Y., Les programmes québécois d'aide aux conjoints violents- rapport sur les 16 organismes existants au Québec, Montréal, Ministère Santé services Sociaux- Québec, I989

4 Daniel WELZER-LANG, Les hommes violents op. cit. p..76

5 En québécois: des claques à coeur joie.

6 WELZER-LANG D., Le viol au masculin, Paris, L'Harmattan, 1988


Troisième partie: La violence, comment ça marche ?

19 - Toutes les violences décrites sont-elles équivalentes ?

20 - Comment les hommes violents ou les femmes battues définissent la violence ?

• Et les autres personnes violentées : les hommes, les enfants

21 - Comment apparaît la violence ? Est-elle régulière ? Le cycle de la violence :

• le quotidien du couple : silences, contrôle et montée de la violence

• l'irruption de violence : les coups

• les excuses

• la lune de miel

• le retour du quotidien

22 - Y a t-il une fréquence particulière à la violence ? La spirale de la violence.

23 - A partir de quand une violence est-elle considérée comme grave ou intolérable ?

24 - Quand apparaît le premier coup ?

25 - Un homme qui a été violent avec une femme, le sera t-il avec une autre ? TROISIÈME PARTIE

La violence,
comment ça marche?

A l'opposé des clichés qui nous font penser tour à tour que la violence ne s'explique pas, qu'elle surgit à n'importe quel moment, ou alors que la vraie violence s'exerce tous les jours, qu'elle n'est importante que si elle est plus qu'irrégulière, il est possible d'expliquer comment apparaît la violence (qu. n° 21 ). Pour cela, il est nécessaire auparavant d'expliquer la place particulière qu'occupe la violence physique (qu. n° 19) et la manière dont les personnes violentes et celles violentées définissent différemment la violence (qu. n° 20)

19 -Toutes les violences décrites sont-elles équivalentes ?

Oui et non, je m'explique:

- oui, dans la mesure où toute violence, quelle que soit sa forme tend à montrer, ou à rappeler qui a le pouvoir. Il y a des réflexions ou des actes - et ici je pense aux insultes que décrivent les hommes violents ou à certaines scènes où ils brisent des objets ou maltraitent des animaux - qui ont des conséquences très importantes pour leurs proches. Par exemple, traiter régulièrement sa femme de "grosse", de "salope", de "connasse", de "débile" (1) aboutit à une dévalorisation de cette dernière et diminue ses capacités de résistance. Dans d'autres cas, le fait de casser une porte ou une table devant ses proches provoque chez eux la peur que cette violence ne s'exerce contre eux. Vu sous cet angle, toute violence est grave.

- et non, dans la mesure où la violence physique a une place particulière. Et ceci pour deux raisons principales:

- la violence physique, les coups, viennent dans la maison rappeler les violences légitimes qu'exerce l'Etat dans d'autres domaines. La police, l'armée exercent une violence physique légitime. Weber, un grand sociologue, expliquait que "L'Etat consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime" (2). Les organismes chargés d'exercer cette violence sont des groupes masculins (police, armée, justice…). La violence légitime, celle que l'on considère comme normale, est une violence à symbolique masculine. Les coups, inconsciemment, viennent dans la maison rappeler cette chaîne de pouvoirs. L'homme violent n'est plus un homme isolé, mais devient alors, en quelque sorte, représentant dans cette maison particulière du pouvoir général.

L'autre raison qui fait que la violence physique a une place particulière tient à nos perceptions collectives. La violence physique touche le corps, elle provoque l'irruption d'humeurs corporelles: le sang, les pleurs… Dans notre symbolique occidentale, quand le corps est touché, lorsque le sang coule… nous avons tendance à penser que c'est grave. Enfin, n'oublions pas les conséquences possibles de cette violence physique dont la mort qui heureusement est relativement rare.

20 - Comment les hommes violents ou les femmes battues définissent la violence ?

Les personnes violentes et les personnes violentées définissent différemment la violence. C'est une des conclusions les plus surprenantes de mes recherches.

On pourrait supposer, en tout cas ce fut une de mes hypothèses de travail, que les femmes violentées -ou les hommes violentés- repèrent facilement les violences qu'on leur fait subir, qu'elles (ils) associent à la violence la peur du cri, du geste qui menace, du regard qui paralyse… Or, non seulement il n'en est rien, mais c'est exactement le contraire qui se passe.

Quand un homme violent accepte de parler, qu'il commence à décrire les violences qu'il exerce, il définit aisément plus de violences que sa compagne n'en a repéré. Je me souviens toujours de ce témoignage où un homme m'explique avoir écrasé un oeuf sur la tête de sa compagne. Il qualifie ce geste "d'acte mille fois plus violent qu'une claque" ; son amie interrogée par la suite parle "d'humiliation, de saloperie…" mais refuse de considérer cet acte comme de la violence. Les témoignages se sont déroulés en 1987, quand je commençais mes recherches. Depuis, ce genre de situation s'est reproduite très fréquemment. Dernièrement encore, une femme qualifiait le fait d'avoir été poussé brutalement contre le mur "d'acte insensé, qui n'était pas encore de la violence", quand son compagnon parlait lui de "début réel des coups".

Encore faut-il pour entendre de tels propos que les hommes aient quitté le déni. Dès ils ont quitté le déni, déni de leurs responsabilités ou déni de la violence, les hommes décrivent:

- des violences physiques: les coups, les gestes brusques, les objets que l'on jette sur l'autre…

- des violences psychologiques: les insultes, les menaces, la pression permanente…

- des violences verbales: les cris, les silences, le ton autoritaire…

- pour certains des violences sexuelles: imposer un rapport sexuel contre la volonté de sa compagne, la forcer ou la violer …

Toutes les violences énoncées sont alors associées à une intention, une volonté de dire quelque chose, de lui montrer que, d'obtenir que… La violence n'est jamais gratuite. L'acte de violence physique (le coup) est souvent différé. Par exemple, si René P. est mécontent d'une réflexion que sa compagne a faite devant des ami-e-s, bien souvent, sa réaction ne s'exprimera que quelques jours plus tard, voire quelques semaines ou quelques mois. Il ne s'agit nullement d'une volonté diabolique de "brouiller les cartes", d'empêcher sa compagne de comprendre le sens de la violence. René P. va garder en lui son insatisfaction, sa colère. Il attend le moment propice pour l'exprimer. Souvent elle éclate sur un rien, un détail qui ajouté aux autres, fait "déborder le vase" comme disent certains. Si quelques hommes expliquent les raisons de leur colère -et de leur violence-, d'autres, bien souvent gardent le silence sur les raisons apparentes de leurs actes. Le contrôle qu'exerce les hommes violents n'est pas en, général, un phénomène conscient, pervers… Le contrôle est global. Les effets de la violence, quelles qu'en soient les formes, doivent être permanents. Il faut, à leurs yeux, que la menace soit suffisante pour que la compagne "fasse attention" tout le temps.

Les coups ne sont employés que lorsque les autres moyens s'avèrent inefficaces, quand le cri, le regard en coin, les remontrances… s'avèrent inopérant-e-s pour obtenir la soumission escomptée. On pourrait utiliser cette image: les hommes violents ont à leur disposition un panier dans lequel sont disponibles diverses violences. Selon la situation particulière, selon la personnalité de cet homme violent et de cette femme, selon aussi le seuil d'acceptabilité de la violence (qu. n° 23), l'homme va choisir telle forme de violence ou telle autre parmi celles dont il dispose. Quand la forme choisie "ne marche pas" pour obtenir la reddition de ses proches, il en choisit une autre, un peu plus forte.

Quant aux compagnes, au vu des images véhiculées par le mythe (qu. n° 6 à 18), elles ne peuvent pas vivre avec l'idée permanente d'être une femme battue, avec l'idée que l'homme qu'elles aiment est un homme violent. Alors, elles vont reconnaître les coups, ceux qui font mal, ceux où elles sentent une volonté explicite de leur nuire; mais toutes les autres violences, généralement la plupart des moyens utilisés pour imposer le contrôle, ne sont ni repérés ni identifiés comme étant des violences. Ceci ne veut pas dire qu'elles n'ont pas mal. Mal physiquement quand il les jette au bas du lit. Mal dans la tête et dans le corps quand il les insulte ou les traite de moins que rien en public. Ou qu'elles n'ont pas peur de ses réactions qu'elles jugent imprévisibles. Beaucoup expriment que ce n'est pas tant la violence des coups qui est difficile à vivre (du moins quand ils sont peu fréquents et qu'elles ne sont pas blessées), mais la tension permanente et la peur constante de son mécontentement.

Alors quand on les questionne ou qu'elles témoignent sur les "violences" subies, elles ne peuvent parler que des coups. Plus tard, beaucoup disent même qu'elles ont été gênées de devoir expliquer pourquoi elles ne supportaient plus cet homme. Les coups n'étant pas forcément fréquents, comment faire comprendre à une personne qui ne l'a pas vécu, tout le reste: la terreur d'entendre une porte fermée à clef, la peur de regarder son visage et d'y lire de la colère, son brusque changement d'humeur à la moindre irritation…

Bien plus, je me suis rendu compte que souvent les violences qu'elles définissent comme coups, ne correspondaient pas à l'ensemble des coups décrits par leurs conjoints. Les coups prennent pour les femmes violentées une définition restrictive. Pour qu'un geste violent, un contact corporel soit identifié comme coup, que celui-ci soit effectué avec la main nue, le poing fermé, la main prolongée d'une arme ou avec le pied, il faut qu'elles soient persuadées qu'il ait voulu intentionnellement leur faire mal. Quand elles pensent que le coup est l'effet du hasard, de la colère légitime, de l'alcool ou de toute autre cause située en dehors de sa volonté manifeste, elles ont tendance à ne pas considérer cet acte comme un coup. C'était pas vraiment de la violence, puisqu'il ne l'a pas fait exprès" disent beaucoup de femmes.

Naturellement, cette règle générale n'est qu'un schéma explicatif global. Vous en trouverez de nombreuses exceptions. Parmi celles-ci, on retrouve les femmes qui ont déjà fui une première fois leur compagnon. Celles qui sont passées dans des foyers ou des groupes d'aide, là où on prend le temps de leur expliquer les diverses formes de violences. Celles qui ont été conscientisées par des lectures féministes ou la littérature qui traite de la violence. Les femmes plus jeunes élevées sous un modèle égalitaire. Malgré tout, ce schéma de la double définition de la violence s'applique dans la plupart des cas et ce, dans des proportions étonnantes.

Entre la définition des personnes violentes et celles de personnes violentées, je propose donc de ne pas choisir une forme ou une autre pour définir les violences domestiques. Au contraire, il faut les associer dans une définition commune perçue comme "le binôme de la violence domestique" ou "le double standard de la violence". On pourrait le résumer ainsi:

Quand ils admettent leur responsabilité, les hommes violents définissent la violence qu'ils exercent sur leur compagne, comme un continuum (une suite) de violences physiques, psychologiques, verbales, parfois sexuelles, associées à une intention: intention de dire, de faire céder l'autre, d'exprimer un sentiment, un désir ou une volonté. "C'était pour lui dire,... lui montrer" disent-ils. Quant aux femmes violentées, du moins celles non conscientisées à cette question, elles définissent la violence comme un discontinuum (un ensemble discontinu) essentiellement composé de violences physiques, c'est à dire en général de coups qui n'ont pas de liens entre eux.

De plus, pour qu'un acte ou un coup porté sur leur corps soit défini comme de la violence physique, il faut qu'elles soient persuadées qu'il ait voulu consciemment leur faire mal, les faire souffrir. Pour les femmes les violences physiques sont elles-mêmes définies de manière restrictive, comme des coups portés à main nue ou poing fermé (voire avec le pied), associés à l'intention de les faire souffrir.

Plusieurs remarques s'imposent alors:

- Quand on sait l'empressement des hommes - pour obtenir le pardon ou pour éviter la rupture - à expliquer la perte de contrôle par le hasard, les astres, l'alcool, l'acte fortuit … bref leur non-responsabilité (qu. n° 6 à 18), on comprend que de nombreuses violences soient déqualifiées.

- Au vu de la charge stigmatisante (3) associée au concept de "femme battue", les injonctions qui apparaissent quelquefois comme des ordres culpabilisateurs pour que les femmes battues quittent immédiatement leurs conjoints (qu. n°55), on comprend alors qu'il est plus simple de croire les excuses, de déqualifier les coups et d'essayer d'oublier.

- Puisque seuls certains coups sont identifiés comme violences, on peut sans doute expliquer, avec cette double définition, la prégnance particulière que prend le concept de "femme battue", y compris chez des femmes,.

Maintenant, répétons-le, cette double représentation de la violence n'est explicite que pour autant qu'on accepte de confronter les hommes violents, que l'on cesse de vouloir les excuser, de les protéger ou de les plaindre. Or, force est de constater que ce n'est pas le cas de l'ensemble des intervenant-e-s qui oeuvrent dans cette problématique. Bref, il faut que les professionnel-le-s et les ami-e-s de ces hommes arrêtent d'être complices. C'est le meilleur service à leur rendre et à rendre à leur compagnes ou leur ex-compagne.

• Et les autres personnes violentées: les hommes, les enfants…

On se rend compte que cette double définition n'est pas l'exclusivité des hommes violents ou des femmes violentées.

Quand les femmes violentes décrivent une gamme importante de violences mises en oeuvre pour le faire réagir, pour qu'il arrête de se plaindre… les hommes violentés par leur compagne définissent quelques coups qu'ils repèrent comme de la violence. Là où il se dit persuadé qu'elle va changer "puisqu'elle m'aime", elles expriment leur agacement envers ce qu'elles considèrent comme de la provocation. "Il sait comment je suis, alors pourquoi il insiste ? C'est pas de la provoc. ça ? J'expliquerai d'ailleurs les difficultés que rencontre le chercheur qui veut interroger des hommes battus, car souvent ils n'en ont pas conscience (qu. n° 48).

Quand aux parents, et je développerai ce point à la question n° 44, père et mère montrent souvent qu'ils ont à leur disposition une large palette d'outils disponibles pour éduquer leurs enfants: de la privation alimentaire au refus de sortie en passant par le cri, la claque ou la fessée. Chaque acte de violence est associé à une (bonne) intention: lui apprendre les limites, les bonnes manières, en faire un homme… Les rejetons, eux (ou elles), ne se souviennent souvent que de quelques coups, ceux qui ont fait très mal, ceux distribués de manière jugée injuste…

Bref, et ce point me paraît fondamental, les personnes violentes et les personnes violentées ne définissent pas les violences de la même manière.

21 - Comment apparaît la violence ?

Est-elle régulière ?

Le cycle de la violence:

Contrairement a ce que pensent de nombreuses personnes, il y a un cycle de la violence..

Celui-ci a d'abord été identifié par des chercheures américaines notamment Lénore WALKER. Autrement dit, en étudiant attentivement les scènes que décrivent des femmes et des hommes, on peut faire un schéma explicatif du fonctionnement de la violence domestique. Mais attention: comme tout schéma celui-ci est forcément réducteur par rapport aux milliers de situations particulières.

Le cycle se décompose en 4 étapes, décrites dans la figure suivante:

Nous allons le décrire en détail en y replaçant les éléments déjà entrevus.

• le quotidien du couple: silences, contrôle et montée de la violence:

Cette phase est en quelque sorte préparatoire aux coups. Dans le vécu journalier des couples où s'exerce de la violence, situation que nous analyserons plus loin, l'homme domine et veut contrôler l'ensemble de la vie familiale, les agissements de sa compagne et de ses enfants. Non que tous les hommes violents soient des tyrans domestiques, mais ils ont une représentation de ce que doit être leur milieu familial et considèrent normal de l'imposer. Nous le verrons, les hommes violents sont à cet égard particulièrement seuls dans la famille. Au lieu de se réjouir des différences qu'il y a entre les éléments de la famille, ils veulent que tout se passe comme ils l'ont prévu. En même temps, pour aboutir à ce rôle de chef de famille, ils maintiennent un contrôle permanent: contrôle de leurs proches, mais aussi contrôle d'eux-mêmes. Les hommes violents ne parlent pas, ou du moins, ne parlent pas d'eux et de ce qu'ils vivent.

Certains agissements de leurs proches ne leur plaisent pas. Ils ne sont pas jugés conformes avec leurs projets ou leurs désirs. Les hommes en éprouvent une insatisfaction qu'ils gardent en eux. Surtout au début de la vie de couple, quand ils n'osent pas encore exprimer leurs colères. Les insatisfactions, les rancunes et les griefs s'ajoutent au fur et à mesure, puis s'accumulent jusqu'à arriver à un trop-plein. Les métaphores sont nombreuses quand les hommes expliquent ce "trop plein": la goutte d'eau qui fait déborder le vase, mais surtout la cocotte minute; "Ça monte, ça monte et ça explose" (qu. n° 12). Arrive alors le second stade du cycle: les coups.

• l'irruption de violence: les coups

Les coups ou d'autres formes de violences surgissent alors. Nous verrons ci-après qu'ils vont, au fur et à mesure, en crescendo. L'ampleur des coups est variable. Bien souvent au début de ces cycles, ce sont des claques, des mouvements brusques ou l'homme "pousse" plus ou moins violemment sa compagne. La durée de la scène de violence peut, elle aussi, être variable. Les hommes en parlent comme d'un soulagement, une décharge d'énergie longtemps accumulée, une sorte de libération. Leurs compagnes, n'ayant pas toujours su apercevoir les signes avant-coureurs, sont surprises; elles ont peur. Souvent elles ne comprennent pas ce qui a provoqué l'arrivée de cette violence.

• les excuses

Souvent appelée phase de rémission en Amérique du Nord, la phase suivante va voir l'homme violent s'excuser, demander ou implorer le pardon. Comprenons-nous bien: quand l'homme s'excuse, promet de ne plus recommencer, il est dans la plupart des cas, sincère et honnête. Il est désolé de cette violence que souvent, il ne comprend pas non plus.

L'objectif plus ou moins conscient de la violence est de montrer son mécontentement, de dire ses désaccords, de signifier une volonté, de montrer qui a, l'ultime pouvoir dans le couple. En ce sens la violence est un langage. L'objectif n'est pas d'aboutir à la fuite de la compagne, bien au contraire. Pour éviter que cette dernière horrifiée par de telles violences ne parte ou ne se plaigne à l'extérieur, voire porte plainte contre "son conjoint violent", celui-ci doit obtenir son pardon.

Les excuses invoquées par l'homme sont multiples et variées, nous en avons déjà aperçu certaines (colère, alcool, stress…). Les plus simples sont souvent les meilleures. La plus simple étant: "Je suis comme ça, il faut que tu fasses attention". Les excuses sont conformes à nos représentations collectives qui nous font croire que l'homme à l'intérieur des maisons est comme un enfant irresponsable. L'objectif est de dire: "Ma chérie: je ne suis pas responsable des violences commises, je ne l'ai pas fait exprès". Souvent l'invocation de l'amour sera utilisée pour prouver l'aspect accidentel de la scène. Dans d'autres cas, le rappel de la situation matérielle ou morale de la compagne, sa précarité, ou le sort des enfants accompagneront la demande de pardon. C'est à dire qu'il y a rappel à la conjointe de sa dépendance.

Certains hommes pleurent pendant plusieurs heures de suite, d'autres restent prostrés pendant quelques jours. Ils montrent, ou veulent montrer ainsi, leur réel désarroi. Beaucoup n'expliquent pas ce qui a provoqué leur violence et font passer les violences comme des actes irréfléchis. D'autres, notamment lorsque ces scènes sont déjà répétitives, accusent leurs compagnes d'en être responsables (qu. n° 14 à 18). Dans certains couples, c'est en faisant l'amour que l'homme obtient son pardon (qu. n° 40).

• la lune de miel

Cette expression utilisée par Ginette LAROUCHE (4), traduit merveilleusement bien la phase suivante. Une fois le pardon accordé, les excuses acceptées, il faut pour l'homme -et la femme- oublier la scène de violence. C'est l'époque où l'homme va inviter sa compagne au restaurant, lui offrir cette robe qu'elle attend depuis longtemps, accepter -enfin- d'aller passer des vacances chez les beaux-parents… Bref, tout se passe pour le mieux dans ce qu'il/elle aimerait voir comme le meilleur des mondes. Période douce du bonheur retrouvé, cette phase est souvent passée sous silence par les professionnel-le-s du social. Pourtant, cette phase et la suivante expliquent pourquoi nombre de compagnes peuvent dire, en dehors des situations de fuite en urgence absolue: "Après tout, c'est pas tous les jours la violence". La lune de miel doit faire oublier le passé et laisser croire qu'il ne se reproduira plus. L'homme et la femme sont réellement heureux du bonheur retrouvé. Une fois dissipé le souvenir des violences, le cycle continue.

• le retour du quotidien:

Quelle qu'ait pu être la sincérité des excuses de l'homme, après la période "lune de miel", le quotidien reprend ses droits. Celui-ci, comme avant, s'accompagne du désir de l'époux de vouloir régenter la vie des ses proches, de son incapacité à dire ses désirs, ses insatisfactions, comme d'ailleurs ses plaisirs. Progressivement, la tension, le besoin de domination, le stress dû-e-s à l'accumulation d'éléments contraires à ses attentes, augmentent. Et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, réapparaît plus ou moins rapidement une nouvelle phase de violences.

22 - Y a t-il une fréquence particulière à la violence?

La spirale de la violence.

Les cycles de violences se suivent, mais ne se ressemblent pas exactement. D'abord un constat: j'ai vu des hommes qui étaient violents physiquement -ou plus exactement (voir qu. n° 20) dont la compagne repérait la violence physique- tous les jours ou presque, alors que d'autres vivent les phases de violence tous les 15 ans. En reprenant la terminologie américaine, on peut parler de Spirale de la violence. La violence est continue, mais son intensité et sa fréquence d'apparition augmentent. Le cycle de la violence se reproduit de plus en plus vite avec une intensité de plus en plus forte.

Comprendre pourquoi est relativement simple. On peut prendre l'exemple de l'enfant (le schéma est identique quel que soit l'âge ou le sexe de la personne violentée) (5). Il y a une gradation dans l'échelle des punitions et des violences qu'utilisent les parents. Quel que soit le point d'entrée dans cette gradation, le premier stade de la punition physique (une petite claque sur les fesses, une "engueulade" ou un grand coup…), le corps de l'enfant va s'habituer à cette violence. Les punitions, pour la plupart des parents, ne sont jamais gratuites, elles servent à montrer le désir des parents, à signifier l'apprentissage du bien et du mal, à imposer une limite… Pour que les punitions (violences) gardent leur efficacité, il faut que les parents augmentent l'intensité de la violence. Ainsi, tout se passe comme si plus l'enfant est violenté, plus le temps entre deux violences se raccourcit. Que cette situation s'explique par une accoutumance aux coups, tant de la part de l'enfant que de la part des parents, l'effet recherché des violences parentales - la soumission à leurs désirs - semble diminuer et on arrive souvent à des gestes "réflexes" qui accompagnent et ponctuent ces rappels. Il faut rappeler de plus en plus souvent qui a le pouvoir. La spirale de violence traduit ce processus.

Chaque moment (ou phase) de violence repérée par l'un-e ou l'autre va être un palier de cette spirale.

Les paliers de la violence domestique sont les moments où la violence est identifiée. Ils sont souvent dans le discours des hommes ou des femmes associés aux humeurs du corps (le sang qui coule, les pleurs…), ou aux outils (armes) utilisés. Ainsi hommes et femmes décrivent l'accentuation de la violence dans leur couple lors d'irruptions de blessures corporelles (le sang coule), par l'utilisation d'une arme quelconque (un bâton, un couteau, un accessoire de cuisine…). D'une manière générale, la violence permet d'obtenir la soumission de l'autre à ses désirs, par le marquage corporel.

En bout de spirale, si aucune rupture vient interrompre le processus, il peut y avoir danger de mort. Certes, les cas de meurtre sont rares. Heureusement ! Mais il y a bien d'autres cas où une personne "meurt". Le Québécois Robert PHILIPPE parle de "meurtre de l'âme". Certaines femmes n'osent plus rien faire, ni sortir, ni même prendre la parole. Il n'est donc pas abusif de parler de mort sous d'autres formes. Une des femmes venue à RIME pour une réunion, alors qu'elle vivait seule, n'avait pas osé sortir le soir depuis 3 ans.

23 - A partir de quand une violence est-elle considérée comme grave ou intolérable?

Chacun-e a son seuil de tolérance, sa limite au dessus de laquelle la violence va être considérée comme "grave" ou "intolérable". Dans les faits, toute violence qui vise à limiter la liberté de l'autre est grave et intolérable.

Mais, pour les hommes violents ou les femmes violentées, une étrange alchimie permet de caractériser certaines violences comme plus importantes que d'autres. Elle s'explique par certaines distinctions que l'on fait entre visible/invisible et les rôles sociaux. On dit que le couple doit "laver son linge sale en famille", autrement dit: rien ne doit transpirer à l'extérieur. Une femme pourra s'horrifier d'un "oeil au beurre noir" car il sera une trace visible de son état de "femme battue" (honteux pour elle), alors qu'elle aura acceptée auparavant, après moult excuses du mari, des blessures bien plus mutilantes. Beaucoup de femmes supportent des années durant les violences commises par leurs conjoints, alors qu'elles se révoltent lorsque celui-ci menace les enfants. La mère, face à sa progéniture, est moins tolérante que l'épouse pour son propre corps (qu. n° 35).

Toutes les violences considérées comme graves ne provoquent pas une décision de rupture. La spirale de la violence s'arrête quand le conjoint ou la conjointe atteint le palier de l'intolérable.

Dire que le palier de l'intolérable peut être atteint par le conjoint-auteur peut surprendre; pourtant dans mes recherches, j'ai vu plusieurs conjoints violents qui, d'eux-mêmes, pour ne pas sombrer dans la folie, par honte ou tout simplement par "ras le bol", quittaient leur compagne et repartaient faire leur vie ailleurs. Mais plus couramment c'est la personne violentée, donc plus souvent la femme, que nous voyons atteindre ce palier et décider la rupture.

Qu'est-ce qui fait qu'une personne atteint ce palier, ou qu'une violence particulière soit considérée comme la limite impossible à dépasser ? Les réponses sont variables en fonction des individus et des cas particuliers. Le seuil de l'intolérable varie. Plusieurs éléments semblent s'enchevêtrer. Pour certaines personnes qui décrivent cette situation c'est d'avoir repéré la peur de la mort, mort réelle ou mort virtuelle. Pour d'autres, c'est la reconnaissance qu'il y a eu violences graves selon leur propre échelle morale et physique. Tout va dépendre de l'histoire personnelle, du degré d'autonomie, de la capacité à refaire sa vie autrement, de la perception éthique qu'ont les personnes de la violence domestique et des normes sociales en usage au moment de la décision. Nous avons ainsi reçu de très jeunes femmes qui, à la première violence identifiée, mettent leur compagnon à la porte mais aussi des femmes qui ont subi des années durant des violences multiples. Certaines compagnes considèrent l'atteinte de ce palier comme la fin de leur relation avec cet homme quand, pour d'autres, il s'agit alors de lui imposer un changement.

Comme tout autre palier de la spirale, il est en général défini et prend son sens pour les personnes agissant ou subissant la violence par l'outil utilisé ou la marque corporelle. Il représente pour certain-e-s une progression dans les armes (passer du coup de pied au couteau ou à la voiture [tentative d'écrasement] ou dans les parties du corps atteintes. Dans quelques cas nous avons les deux progressions à la fois. Le sang a une place particulière: plus le sang coule, plus grave semble le coup. Une femme peut ainsi supporter des brûlures aux parties génitales alors qu'elle va fuir à cause d'un nez cassé.

Le palier de l'intolérable peut aussi, dans certains cas, être d'abord signifié par l'intervention de l'extérieur (police, services sociaux...) légitimant par la suite son identification comme tel (ces cas ont davantage été remarqués en Amérique du Nord au vu des interventions spécifiques de la police).

Une fois le palier de l'intolérable atteint, les stratégies de sorties de la violence sont multiples.

24 - Quand apparaît le premier coup ?

D'abord une statistique surprenante: selon les chercheur-e-s qui ont interrogé les femmes violentées, dans la moitié des cas la première violence apparaît à la première grossesse.

Quand on interroge les hommes sur le début de leurs violences, beaucoup vérifient ce constat: "Elle me dit que ça a commencé quand elle était enceinte la première fois". On peut toujours - et c'est ce qui se passe à RIME - leur faire remarquer que les violences, pour eux, ont surement commencé avant; la plupart en conviennent. On comprend pourquoi à la lecture de la question n° 20 sur la double définition de la violence. Mais le fait que les femmes violentées, pour 50% d'entre elles, identifient les premières violences à ce moment-là nécessite quelques explications.

La première grossesse pour une femme correspond à un moment important, un stade de fragilité où elle a le plus besoin d'aide, d'amour et d'attentions. Quand une femme se fait battre à ce moment là, ou plutôt quand elle repère les violences à ce moment là, elle n'est pas la plus à même de suivre les conseils habituellement donnés aux victimes de violences conjugales. Fuir ? Pour aller où ? Pour donner naissance à un enfant qui ne verra pas son père ? Porter plainte ? Envoyer le futur père de son enfant en prison ? En parler ? Avouer à tout le monde que son conjoint est violent ? Ternir à l'avance la fête que l'on prépare pour la naissance de l'enfant ? On le conçoit aisément, cette femme préfère oublier, accepter les excuses de son compagnon qui promet de ne plus recommencer. Certaines, par culpabilité, essayeront de faire un peu plus attention à lui, à cet homme qui cherche les chemins de la paternité. D'ailleurs elles ont lu dans certains livres qu'il ne faut pas négliger le futur père. Peut-être ont-elles mal agi ? Dans les faits, beaucoup se taisent en souhaitant secrètement que ce que l'on raconte sur les femmes battues soit faux et que leur enfant n'en soit pas marqué.

Quant à lui, pourquoi frappe t-il la compagne "qu'il aime", celle qui "va lui donner" un enfant ? Même si, souvent ce n'est pas vraiment la première violence, si d'autres claques ont déjà été distribuées, la violence contre une femme enceinte semble contraire à tous les codes masculins.

Pour comprendre ces actes, il faut faire un petit détour du côté de la condition masculine. Il faut savoir qu'à l'heure actuelle, "attendre un enfant", pour un homme est une chose complexe. Nous vivons une époque où il n'y a pas de culture du père et encore moins de place pour le futur père.

D'une part, beaucoup d'hommes ne sont pas persuadés d'avoir souhaité cet enfant, certains ont l'impression de s'être fait faire "un enfant dans le dos" comme on dit. D'autres ont l'impression d'avoir cédé aux désirs pressants de leurs compagnes sans avoir vraiment pris de décision personnelle. Mais dans tous les cas, la grossesse de la compagne est l'époque où il doit "assumer", assumer quelque chose qu'il ne connaît pas, qui lui est extérieur. Habitué à être ou à vouloir être le centre du couple, il perd alors cette place privilégiée. On fait attention à elle et en général bien peu à lui. Dans le théâtre de la maternité, on lui a réservé le rôle du père. Il doit prendre en charge les futures démarches, les achats, les décisions, sans avoir aucun endroit où pouvoir exprimer ses angoisses.

D'autre part, la venue de l'enfant modifie l'équilibre familial. Le couple passe de deux à trois personnes, quelle place aura t-il alors ? Il a épousé une femme et il se retrouve avec une mère. De plus, beaucoup de femmes lors de la grossesse refusent les rapports sexuels, ce qui accentue son désarroi.

Face à l'angoisse, la frustration et la solitude, que fait-il pour manifester sa présence ? Il frappe et il en a honte. Honte d'être un homme qui vient de frapper une femme enceinte, sa femme enceinte, honte d'avoir marqué peut-être à vie son futur enfant.

Et quand il lui promet de ne plus recommencer, il est sincère et vraiment désolé. L'un-e et l'autre portent maintenant ce terrible fardeau, la solution la plus facile pour eux deux est le silence et l'oubli. En espérant que la lune de miel qui suit les coups efface à jamais les traces d'un moment, que tous deux espèrent être un moment d'égarement. Et la spirale continue…

25 - Un homme qui a été violent avec une femme, le sera t-il avec une autre?

Vraisemblablement, notamment si rien n'est fait de sa part pour changer ses relations aux femmes.

J'ai rencontré de nombreux hommes, qui délaissés par une première compagne à cause de leur violence, continuent leurs comportements abusifs dans une seconde relation ou pour certains une troisième ou une quatrième idylle. Souvent d'ailleurs la spirale, c'est à dire l'intensité et la fréquence des violences, reprend là où la dernière spirale s'est arrêtée. Ceci incite certains hommes à fréquenter les centres pour hommes violents non pas pour récupérer leur ex-compagne mais pour éviter de redevenir violent avec la prochaine.

Ces spirales à entrées multiples devraient inciter les femmes à se méfier des hommes qui décrivent des violences dans une relation précédente et qui, sans se remettre en cause, incriminent leur compagne précédente.

Notes de bas de page:

1 Ce qui se traduit en québécois par : "vache" "bitch"…

2 WEBER Max, Le savant et le politique, Paris, Plon, I959 (1ère éd. I919)

3 Le terme stigmate est utilisé ici dans son sens figuré. La stigmatisation correspond à une très forte dévalorisation ; les stigmates, aux marques physiques, psychologiques ou sociales qui en sont conséquentes

4 Le livre de LAROUCHE Ginette, Agir contre la violence, est une ressource indispensable pour comprendre, du côté des femmes, les effets des violences domestiques, et le sens d'une intervention sociale qui les respecte et aboutit à leur prise d'autonomie.

5 On m'excusera de prendre l'enfant en exemple. Je n'assimile pas les femmes à des enfants. Mais, dans nos cultures actuelles, là où la violence ordinaire aux enfants est encore largement admise (on dit : "Une fessée fait circuler le sang"), l'exemple semble pertinent pour décrire le processus de la spirale. On m'excusera de prendre l'enfant en exemple. Je n'assimile pas les femmes à des enfants. Mais, dans nos cultures actuelles, là où la violence ordinaire aux enfants est encore largement admise (on dit : "Une fessée fait circuler le sang"), l'exemple semble pertinent pour décrire le processus de la spirale.

 


Quatrième partie: les violences dans le couple


26- Quand commencent les violences ? Y-a-t-il des signes avant-coureurs ?

27 - Toute concession, ou tout compromis, n'est-il donc qu'un signe avant-coureur de violence domestique ?

28 - Quels sont les couples où il existe de la violence ?

29 - Peut-on vraiment savoir si un homme est violent ou si sa compagne est violentée ?

Qu'en est-il du secret ?

30 -Existe-t-il un rapport entre être violents à l'intérieur de la maison ou à l'extérieur,

par exemple dans la rue ?

31 - Pourquoi les femmes se taisent :

32 - Pourquoi certains hommes frappent et d'autres pas ?

33 - Que ressent l'homme violent ?

34 - Quels rapports entre amour, haine et violence domestique ?

35 - Pourquoi part-elle ?

36 - Quelle est l'influence des foyers d'accueil dans la rupture ?

37 - Pourquoi revient-elle souvent chez son conjoint ?

38 - Quelles sont les réactions du conjoint au départ ?

39 - Pourquoi restent-elles ?

40 - Quels sont les rapports entre violences domestiques et sexualité ?

41 - L'infidélité est-elle de la violence ?

42 - Y a t-il des couples où la violence n'existe pas ?

43 - Et les couples où la violence est égale ? où "on" se bat ?

44 - Que penser de la violence à enfants ?

45 - Y-a t-il un stade à partir duquel on peut déclarer

qu'un enfant est battu ou qu'un enfant est martyrisé ?

46 - Et les parents battus par les enfants ? les grands parents battus ?

47 - Existe-t-il des hommes battus et des femmes violentes ?

48 - Qui sont les hommes battus ?

49- Y a t-il aussi des violences dans les couples homosexuels ? QUATRIÈME PARTIE

les violences dans le couple

Pour l'instant, nous avons isolé les différents éléments qui concourent à l'existence de violences dans le couple: expliciter les processus (cycle, spirale…) et essayer de réfuter les principaux éléments du mythe sur la violence domestique.

Or, la violence s'exerce dans le couple ou la famille. Si, comme on l'a vu, on ne peut valablement dire que les femmes provoquent la violence ou sont responsables des violences subies, il n'en reste pas moins que la violence "se joue à 2", pour utiliser une formule populaire. Nous allons à travers quelques questions essayer d'en expliquer l'interaction.

26- Quand commencent les violences?

Y-a-t-il des signes avant-coureurs?

Il y a des signes avant-coureurs de la violence. Les comprendre, pouvoir les identifier, nécessite un détour du côté de la rencontre amoureuse et de la formation des couples.

Parce que je suis homme et sociologue et pour entendre depuis plusieurs années des hommes violents et des femmes violentées, je suis persuadé qu'il est possible de "lire" les violences dans les premières heures de la rencontre amoureuse. Dans les premiers échanges entre un homme et une femme se dessinent les bases de la future relation, ce que nous appelons en jargon scientifique les rapports sociaux de sexe. La mise en couple est un processus à multiples visages. Certaines femmes vont directement du père au mari quand certains hommes vont, sans transition, de la mère à l'épouse. La religion, la pression sociale, le culte de la virginité, dressent pour certain-e-s le décor du "bon couple". On passe de l'autorité paternelle, le pater familias, à l'autorité maritale. Il n'est pas encore loin le temps où l'on pouvait entendre "Je promets fidélité et obéissance à mon mari". La formule est simple, elle contient en elle-même la violence future. Si j'ai l'autorité, il n'y a aucune raison pour que je ne l'exerce pas et la violence en est "l'outil spontané", l'appris masculin. Mais, en dehors de ce passage caricatural, qu'apprend t-on aux femmes et aux hommes ?

Dans le modèle d'éducation traditionnel, la femme est valorisée par le regard de l'autre. C'est l'autre qui lui dit qu'elle est belle, c'est l'autre qui apprécie ses petits plats. A force d'expliquer que les femmes sont "naturellement" (bonjour la nature !) belles, sensibles, douces… elles en ont calqué les traits: si c'est la nature, je dois devenir comme ça. Quand elle ne se fait pas objet, objet à admirer, objet à séduire… on la gratifie dans la manière qu'elle a de s'occuper des autres: du mari, des enfants, ou dans d'autres circonstances, des malades. Et plus tard, on retrouvera ces mêmes constructions sociales sous le syndrome de la mère ou de l'assistante sociale (qu. n° 55). Elle est, comme femme, dépendante des autres et en particulier de l'autre père ou mari. Ceux-ci peuvent même dans certains cas être remplacé par Dieu. Elle doit s'oublier, oublier qu'en dehors des fonctions sociales de mère ou d'épouse, elle existe comme sujet. La femme est éduquée comme non-autonome dans l'oubli de soi. En général, violences exceptées, tout se passe bien pour la majorité d'entre elles: celles qui sont belles, ou qui plutôt se conforment aux critères culturels de beauté; celles qui ont des enfants et dont on pourra vanter les qualités d'éducatrice, celles que l'on pourra féliciter pour la carrière et la réussite du mari… Les problèmes et la perte d'estime de soi commencent quand le regard des autres se fait moins valorisant, quand le corps ressemble de moins en moins aux femmes anorexiques des catalogues; quand les enfants s'en vont pour prendre leur autonomie; quand le mari se lasse d'une femme de moins en moins conforme à ses fantasmes…

Cette femme cherche un mari ou compagnon conforme à ce qu'on lui a appris: un homme protecteur, un "vrai" homme qui saura la défendre.

Quant à l'homme, en symétrie, mais sans que l'on puisse dire qui précède qui ?, on lui apprend à être celui "qui assure", qui protège, qui est différent de la femme. Donc, celui qui n'exprime pas ses peurs (un vrai homme n'a pas peur), qui ne parle pas de ses sentiments, un homme qui sait (ou doit savoir ou doit faire croire qu'il sait). Il doit diriger la relation, soumettre cette sauvageonne qu'il rencontre, montrer qu'il est -ou sera- le maître. Il est, pour reprendre une expression populaire, celui qui doit porter la culotte. Virilité, force, violence et domination sont mêlées. Certes, il s'agit d'images anciennes, mais quand on regarde les adolescent-e-s, pourtant éduqué-e-s dans la mixité depuis le début de leur scolarité, on voit encore poindre certains de ces éléments. Combien d'adolescentes ne se sentent pas autorisées à téléphoner au garçon qui leur plaît et s'obligent à attendre des week-ends entiers son appel ? Combien de garçons se sentent encore aujourd'hui obligés d'être ceux qui proposent, qui font les premiers gestes.

L'homme -car H.O.M.M.E- doit être actif. Et malheur à celui qui refuserait ce rôle: les insultes ne sont pas loin: femmelette, pédé, enculé. L'homme se trouve emporté dans un double courant: il doit être le plus fort (avec sa femme mais aussi avec ses proches) et doit être différent du passif, de "l'enculé", bref de l'homosexuel assimilé à une femme. Homophobie (haine de l'homosexuel, peur et haine de l'autre qui lui ressemble) et sentiment de supériorité sur les femmes restent aujourd'hui encore les piliers de l'éducation masculine. Les sceptiques face à ces affirmations pourront toujours aller faire un détour par l'armée, là où, comme l'explique la sociologue Anne Marie DEVREUX, l'essentiel du temps est occupé à des travaux ménagers, là où ce même travail ménager dévalue celui qui l'exécute et sert de punitions ("les corvées"). L'armée, ce rite de passage entre l'adolescent et l'homme où il faut s'affirmer comme le plus fort et se distinguer des femmes; cette institution où on apprend aux hommes, homophobie oblige, à transformer le plaisir d'être entre hommes, le plaisir de se toucher, en échanges de coups et en mépris collectif à l'égard des femmes.

Comment se passe la rencontre de cet homme et de cette femme? On a appris à l'un à montrer qu'il est homme et à l'autre qu'elle est femme. Bien sûr, le modèle de la femme soumise est de moins en moins valorisé, mais, malgré tout… Dans les premières heures de la rencontre, souvent pour correspondre aux schémas du normal, pour vivre une relation émotive ressentie par les deux, par peur de voir l'autre échapper, par habitude et conformité aux modèles…, l'un-e et l'autre cèdent aux prescriptions sociales. Ou plutôt, il et elle n'ont pas d'autres scénarios dans la tête, il et elle adaptent alors le connu.

On peut généralement identifier la présence ou l'absence de violences futures dans les concessions que l'homme et la femme font à ce moment. Chacun-e crée son territoire, façonne son masque, lesquels se prolongeront toute leur relation durant. Bien sûr, les moments importants de la vie commune (mariage, naissance, décès, obtention de diplômes, carrières professionnelles… influeront et seront des périodes où l'on renégociera les termes de l'échange conjugal (1).

C'est dans de telles occasions que se dessine et se négocie inconsciemment le cadre de la relation. Quand la femme accepte de faire passer ses propres désirs en second, quand l'homme arrive à imposer les siens. Quand la femme se culpabilise de ce que quelque chose ne tourne pas rond, quand l'homme se soumet à l'image du valeureux guerrier qui domine "sa" compagne. Quand il ne parle pas de lui… Bref, dans la distribution des rôles classiques où l'un domine l'autre, il y a de fortes chances de voir apparaître la violence plus tard. Bien plus, quand sur un petit détail, un élément de la discussion, il y a débat, quelquefois enflammé et quand la femme cède ou s'excuse pour sauver sa relation, le risque augmente. L'analyse fine de ces premières heures de la rencontre, de la suite du "flash" amoureux, nous fait rentrer dans le règne de l'infiniment petit. On est souvent, dans ces moments là, si pressé-e de savoir si l'attraction est mutuelle, gêné-e par l'expression des désirs physiques ou ému-e par ces quelques heures magiques, qu'on est peu disposé à analyser les termes de l'interaction. Le poids des habitudes et des modèles n'en est que plus fort. Certain-e-s sont conscient-e-s qu'ils/elles dérogent aux beaux principes égalitaires clamés auparavant, d'autres se disent qu'ils/elles auront tout le temps pour ré-ajuster ces petits détails qui déplaisent. On se laisse souvent avoir par l'instant de l'émotion, cette peau nouvelle qui attire, son propre coeur qui bat la chamade… Il faut n'avoir jamais été amoureux ou amoureuse pour jeter la pierre à ce tourtereau et à cette tourterelle qui pourtant, quelquefois, viennent de signer pour des lendemains qui déchantent.

Je parle de soumission de la femme, mais il ne faut pas s'y tromper. P'tit homme qui va à la chasse, qui part draguer une relation amoureuse, est timide et restera timide. Il a peur de ne pas y arriver, de ne pas être cet amant émérite que vantent certains magazines, il a peur de ne pas savoir faire. C'est cette peur qui l'incite à prendre les habits taillés sur mesure pour sa fonction: celui du dominant. Tout homme n'est pas dominant par nature. Ce n'est pas par plaisir qu'il impose ses désirs. Ce qui le piège dans ses rôles, c'est plutôt l'absence d'autres scénarios possibles, la difficulté à dire ses craintes et à les faire partager.

Ensuite, quand le couple -durable ou pas- se forme et que le conjoint apprend que ses attitudes lui procurent des avantages, que son amie le sert, qu'elle l'attend ou qu'elle est prête à l'attendre, qu'elle s'occupe de lui… il est rassuré: il retrouve la quiétude acquise près de sa mère. Et voila toutes les promesses qu'il s'était fait à l'adolescence de vivre différemment de ses parents qui s'envolent. Il en vient à oublier les jeux à deux pour s'enfermer dans une cuirasse solitaire. Qu'il la joue RAMBO, SUPERMAN ou MAC GIVER, cela tombe bien, car ses amis-hommes sont un peu comme lui; il n'est pas seul dans ce cas là, cela le rassure. Ils font les mêmes "blagues" sur les femmes, les autres femmes, celles que l'on peut acheter dans la pornographie, celles sur qui on peut fantasmer. Sa carrière professionnelle ou ses études profitent bien d'être déchargé de certaines tâches matérielles, ou du moins, de la préoccupation mentale d'organiser certaines tâches matérielles (2).

Quant à elle, la promesse d'amour est le gage qu'elle accède au prince charmant, au protecteur. Elle avait eu quelques doutes à la lecture des chiffres de divorce, en regardant certain-e-s de ses ami-e-s. Mais lui, si attentif, surtout au début, si gentil, si doux…, elle a vraiment de la chance. Elle est prête à oublier qu'elle disait qu'elle ne savait pas faire à manger. Elle est prête à retrouver les gestes appris; prête à faire d'autres concessions. Quand on a la chance de rencontrer un être aussi différent, on ne la laisse pas passer. Elle va effacer de sa mémoire le souvenir de son autonomie passée: le fait de pouvoir sortir seule ou avec des amies, de flirter des heures durant, d'être libre de son temps…

Et ainsi, l'un-e et l'autre, quelles que soient les grandes déclarations du "vivre autrement", se rejouent la scène du 8, celle où un homme et une femme créent une nouvelle famille (la musique avec les violons est en plus).

Il s'agit d'un "remake" d'un vieux modèle. On pourra toujours dire que les habits du masculin et du féminin changent: aujourd'hui une femme peut sortir le soir, l'homme parle de plus en plus de lui-même. On prône un modèle de couple égalitaire. Il n'empêche toutefois que le poids des modèles, les mythes sur l'amour et le capital des habitudes prises dans le milieu familial sont tenaces. La preuve, le nombre de jeunes femmes qui sont obligées de partir pour fuir la violence de leur compagnon.

Dans ma description des rencontres amoureuses, j'ai "oublié" les femmes qui voient arriver des violences tout de suite, parce que l'homme, dorénavant certain que cette femme l'aime, veut sans délai un rapport sexuel ou une caresse particulière. Son refus, sa mimique de dégoût, il les prend comme une atteinte à lui-même, à sa virilité. On lui a appris bien peu de choses sur la sexualité, si ce n'est que les femmes aiment bien être un peu bousculées, qu'elles n'osent pas dire oui pour ne pas avoir l'air de femmes "faciles". Le pire, pour l'un-e et l'autre, c'est que certaines de ces violences que l'homme n'explique que plusieurs années après, elles ne sont pas toujours identifiées par la nouvelle amie (voir qu. n° 20 et 24).

Outre le fait qu'on commence à dire publiquement les prémisses des violences domestiques, donc qu'on peut de plus en plus les identifier, ce qui change aujourd'hui dans les rencontres amoureuses, c'est ceci :

-tout le monde a en tête le modèle de la femme libérée ou du couple égalitaire, l'influence du féminisme ou du masculinisme diffus. Les magazines en parlent abondamment. On n'est plus traité-e-s de fous ou de folles parce qu'on veut réussir sa vie familiale et professionnelle (quitte à se perdre dans toutes les tâches à réaliser en même temps), parce qu'on aspire à de nouvelles formes de mode de vie.

- la violence étant de plus en plus stigmatisée, les femmes l'acceptent de plus en plus difficilement et hésitent moins à quitter le prince charmant défaillant. Encore faut-il, alors, leur permettre et permettre à leurs compagnons, de pouvoir réellement changer. Eviter ainsi que de prince charmant défaillant en prince charmant défaillant, elles en viennent à se faire une raison et que, comme bien des femmes de la génération précédente, elles finissent par se soumettre à un modèle de femme dépendante.

27 - Toute concession, ou tout compromis, n'est-il donc qu'un signe avant-coureur de violence domestique?

Non, bien sûr.

Toute vie en société impose de faire des compromis et impose d'adapter ses désirs à ceux des autres. Souvent on confond: compromis, état amoureux et domination. Etre amoureux ou amoureuse correspond à la volonté et au désir de s'ouvrir à l'autre et il peut paraître logique d'accepter pour l'être aimé des pratiques honnies chez d'autres, d'entrebâiller son coeur, son corps et son espace personnel. Etre amoureux, disait BARTHES, c'est déjà être dépendant.

Mais on peut être dépendant et amoureux ou amoureuse, sans être dominé-e, sans accepter que ce soit toujours la même personne qui demande des concessions à l'autre. Sans que, dans la situation décrite ci-dessus, l'une cède et l'autre pas. Bref, on peut être amoureux ou amoureuse à deux et trouver génial le fait de vivre nos ressemblances et nos différences. L'homme violent est bien souvent seul en amour, préoccupé qu'il est par l'image qu'il aimerait que renvoie l'être aimée. Occupé qu'il est à contrôler que tout se passe bien comme lui seul l'a prévu.

On peut avoir une autre vision de l'amour, même si elle paraît plus risquée, pour soi et pour l'autre et pour l'image que l'on a de soi. J'aime beaucoup cette phrase où LEVINAS, le philosophe, dit: "Tout commence par le droit de l'autre et par mon obligation infinie à son égard" (3).

28 - Quels sont les couples où il existe de la violence ?

Il est bien difficile de généraliser: autant de couples, autant de figures singulières et de cas particuliers.

J'ai vu des hommes violents pro-féministes et des hommes violents très autoritaires alors que d'autres sont "simplement" violents et ne semblent pas avoir de caractéristiques bien particulières. J'ai entendu des hommes violents qui s'occupaient un peu, beaucoup ou pas du tout du travail domestique. A priori, il n'y aurait pas d'éléments qui nous permettraient, de suite et d'un simple regard, de distinguer des autres les couples où existe de la violence. D'ailleurs, la vision change en fonction du moment où l'on regarde un couple; où en sont-ils dans le déroulement du cycle de la violence et de la spirale ? Quels sont les âges de l'homme et de la femme ? Combien d'années ont-il/elle vécues ensemble ? Voila autant d'éléments qui vont influencer nos représentations et nos perceptions du rapport du couple à la violence.

Chaque couple, chaque homme et chaque femme adopte une attitude spécifique dans l'échelle du secret (qu. n° 30): alors que certain-e-s se vantent encore "de lui en mettre une de temps en temps", d'autres ont déjà intégré les nouvelles valeurs qui font que l'on se présente comme différent des couples où rôde la violence. Il est bien difficile quand on est professeur d'université, avocat, médecin d'avouer utiliser de temps en temps la violence, difficile de dire qu'on insulte sa compagne en la traitant de "salope", de "connasse". La violence, nous l'avons vu, est stigmatisante, ça n'aide en rien à son repérage. Ce n'est ni l'aspect extérieur, ni l'appartenance sociale, ni l'âge des protagonistes qui vont nous aider pour repérer les couples où il existe la violence.

Pourtant, en dehors de ces précautions préalables, un ensemble d'éléments plus ou moins communs se retrouvent chez de nombreux couples violents. Nous allons les examiner. Il ne s'agit ni d'un répertoire exhaustif, ni même de constats exclusifs de ces couples. Les explications suivantes sont le fruit d'un certain nombre de constats empiriques. Ils sont donnés ici à titre purement indicatif. On l'a vu, toute personne qui s'occupe de violences domestiques, est amenée à faire cette expérience étrange, mais combien riche de sens, de découvrir des violences conjugales autour de soi, dans des milieux que l'on ne soupçonnerait pas. La force d'un mythe est telle justement que personne, chercheur compris, ne peut s'en dire libéré. A notre époque où la révélation du phénomène est rendue plus fréquente, de telles découvertes expliquent le changement d'attitudes de responsables politiques et administratifs. C'est ainsi que régulièrement, sous forme de confidences -à ne pas répéter- des personnalités politiques, des cadres administratifs, des élus… ont fait savoir comment, à partir des pratiques conjugales de certain-e-s de leurs proches, ils/elles en sont venu-e-s à perdre leur crédulité.

Il y a bien des manières de comprendre quels sont les couples concernés par les violences domestiques. Une première est de faire comme tout chercheur, journaliste ou voyeur: d'ouvrir ses yeux, ses oreilles et d'enquêter. Il n'est souvent pire aveugle que la personne qui ne veut pas voir. Ou plutôt, il y a des réalités que l'on n'aime pas voir. On détourne alors les yeux. Le mythe est fait pour çà, pour pouvoir dire ceux et celles qui peuvent légitimement être désigné-e-s comme faisant partie de la problématique.

Une autre manière oblige à réfléchir, à repartir du sens qu'on donne à la violence. La violence domestique, en dehors de son invisibilité, est d'abord un mode de régulation d'une relation inégalitaire où l'un domine l'autre. Comprendre où elle se pratique demande de faire "la carte de l'égalité": quels sont les droits et les devoirs de l'un-e et l'autre ? Commet se distribuent les bénéfices conjugaux ? Quels sont les territoires réservés à l'homme et à la femme dans la maison ? Comment se régulent les conflits inhérents à toute vie commune ? Qui cède ou qui a l'air de céder et sur quoi et comment ? Comment sont répartis les rôles de père, de mère, d'épouse et de mari ? Mais là encore, il faut, comme pour l'étude d'une langue étrangère, se méfier des "faux amis" de la traduction. Par exemple, dans beaucoup de couples où s'exerce la violence, l'homme est absent ou exclu de l'espace domestique. Le salon, la cuisine, le séjour, les chambres… sont sous la garde de l'épouse ou de la mère. L'homme n'a, pour se réfugier, pour trouver un espace personnel, que les "périphériques" de la maison: garage, atelier, voiture ou… les WC et quelques places très ritualisées: sa place à table, devant la chaîne haute-fidélité, voire des endroits où il est exposé en photo, médailles ou souvenirs. Ou alors, l'homme ne peut s'isoler, "avoir la paix" que dans les espaces extérieurs: rue, café, stade… des endroits où les hommes se retrouvent entre eux. Même si tel homme est violent en privé, cela peut bien être la compagne qui "dirige" la maison, qui imprime sa marque, ses normes et sa conception du propre et du rangé. Cette compagne utilise d'ailleurs souvent la cuisine comme un "refuge" pour se mettre à l'abri du regard et du contrôle du mari, alors que celui-ci passe des heures aux WC avec journaux, livres…. J'ai énormément progressé dans mes analyses quand, à la lecture des dossiers d'instruction des cours d'assises, j'ai compris enfin que la "mégère" peut être une figure possible de femme violentée (qu. n° 16). Donc, méfions-nous du binaire et du simplisme.

D'une façon régulière, la violence semble exister dans des couples où cohabitent un pôle masculin et un pôle féminin, où l'un et l'autre de ces pôles, représenté par l'homme et la femme, ont des droits et des devoirs différents. La violence exercée par l'homme permet d'affirmer sa primauté sur la maison et ce, quelles que soient les stratégies de riposte, de défense ou de contre-attaque mises en place par sa compagne,. Ce que en termes savants, j'appelle un couple bicatégorisé à dominance mâle. Dans ce style de couple, l'homme est le pourvoyeur principal qui apporte une sécurité matérielle et économique. Il dirige les échanges avec l'extérieur. Il se veut le défenseur et le protecteur du foyer et se consacre en général à des activités dites masculines telles que le bricolage, le jardinage, la chasse… Sa compagne, prioritairement à lui, entretient la maison, s'occupe du travail domestique (nourriture, linge, propreté et rangement), se charge de l'éducation des enfants au quotidien…, bref elle assume tout l'intérieur de la maison. Elle sert aussi, notamment pour celles qui n'ont jamais identifié leurs désirs sexuels (il y en a plus qu'on ne voudrait le croire), à assouvir les désirs sexuels de son compagnon. C'est elle aussi, qui est chargée du vécu et de l'expression des sentiments au sein de la maison.

Il s'agit bien évidemment d'un portrait caricatural, simplificateur et surtout très réducteur des différentes situations. Par exemple, souvent (à 52% en France et à 53% au Québec), l'épouse travaille à l'extérieur. Son salaire est dans la plupart des cas, conformément aux divisions sexuées qui ont cours dans le monde professionnel, inférieur à celui de son compagnon. Malgré tout, même pour celles qui gagnent plus que leur conjoint, son salaire sert symboliquement d'appoint. Le salaire principal reste celui de l'homme. Le salaire de l'épouse sert à payer les traites de la résidence secondaire, de la caravane, du camping-car, à se faire une cagnotte pour les vacances ou les études d'un enfant. L'homme reste le principal pourvoyeur. Les déménagements successifs se font en fonction de la carrière de Monsieur, elle doit "suivre" avec les enfants, retrouver un travail, se refaire un réseau amical. C'est elle qui arrêtera de travailler pour se consacrer à l'éducation du petit dernier ou de la petite dernière. Le travail de l'épouse est pratiquement ou symboliquement dévalorisé par rapport à celui du conjoint.

Ce dernier, notamment dans les jeunes couples ou dans certains milieux sociaux, aide aux travaux domestiques. Il aide plus ou moins, suivant les jours et les périodes, et surtout son aide est soumise aux aléas de ses activités professionnelles. Là où elle doit assurer jour après jour la charge mentale et l'organisation de la maisonnée, son conjoint choisit la forme et le moment de l'aide. Il privilégie des activités gratifiantes (la confection du repas lors des week-ends ou pour la visite d'ami-e-s, les gros travaux de nettoyage du printemps avant la visite de la belle famille ou pour des fêtes religieuses ou rituelles), il "sort" les enfants ou le chien pour la débarrasser de ces tâches encombrantes. Son travail domestique est toujours second, c'est une pierre ajoutée à l'édifice construit par son épouse. Il choisit prioritairement les travaux domestiques dirigés vers l'extérieur de la maison, lorsqu'il y a un public. Si certains apportent une aide désintéressée, beaucoup feront remarquer leur apport spécifique, ils choisissent des mots, des métaphores pour que leur participation aux travaux du ménage soit reconnue comme un plus, un plus toujours à renégocier et jamais acquis. Dans le même registre, les hommes violents ont tendance à dévaloriser les travaux de leurs compagnes: eux font de l'art, de l'exceptionnel, quand celles-ci ne feraient que du banal, du quotidien sans invention. L'épouse a beau, à l'aide des magazines féminins, essayer de leur faire plaisir, d'agrémenter l'ordinaire, d'essayer d'innover dans le culinaire ou la présentation du foyer, ils considèrent cela comme. normal Ou bien, ils ne le remarquent pas, ou bien ils sont persuadés que ce n'est qu'un juste dû. Après tout, disent-ils, c'est moi qui ramène la paye, c'est donc normal qu'elle me traite bien.

Ils se moquent des apprentissages sociaux différents: le rapport de madame au bricolage ou à la voiture. Ses difficultés de ménagère sont assimilées à des trucs de bonnes femmes, ils les considèrent comme sans aucune mesure avec leurs propres difficultés personnelles au travail. Leur échelle de valeur respecte nos divisions sexuelles qui veulent que le labeur de l'homme prime sur tout et partout. Les compagnes, à force de manque d'écoute s'habituent, elles réservent au fur et à mesure leurs questions ou leurs "petits problèmes" à leurs amies: celles qui vivent la même chose. D'autres, par soumission aux normes de la division masculin/féminin de nos sociétés, ne pensent même pas que leur travail est digne d'intérêt. La plupart considèrent cette situation comme normale. Après tout, elles ne font que reproduire ce qu'elles ont vu chez leurs parents. La force de l'habitude, le poids des tâches à réaliser, l'invisibilité du travail domestique routinier, les déshabituent de parler d'elles comme femmes. Quand elles voient des ami-e-s, c'est pour parler des enfants et du mari. Elles vivent par procuration. D'ailleurs, le conjoint se gêne rarement pour culpabiliser sa compagne de ses transformations physiques: elle est moins belle, maternités obligent, que ces femmes désirables présentées à la TV. Oubliant ses propres modifications morphologiques, l'usure de son propre corps à lui due à son travail et à son âge, il tend à la dévaloriser en privé ou en public.

Dans beaucoup de couples où la violence existe, l'homme a des difficultés à s'exprimer, les mots lui manquent. Son sentiment de supériorité et l'habitude, l'enferment dans un mutisme, dans une cuirasse caractérielle qui lui sert de seconde peau. Il peut avoir honte de l'état dans lequel est rendue sa compagne, ou honte de la tension permanente qui règne dans son foyer; certains de ces hommes évitent d'inviter leurs collègues à la maison et préfèrent les rencontrer à l'extérieur.

Certains, par jalousie maladive, vont contrôler le carnet de chèque de madame, surveiller ses déplacements. D'autres incapables qu'ils sont de se retrouver seul, épient son retour et vont faire une scène pour le moindre retard. Ils sont dépendants de leur épouses, sans toutefois pouvoir l'avouer.

La plupart des hommes aiment, parfois passionnément, leurs compagnes. Leur amour se conforme aux rôles sexuels prescrits pour les hommes et les femmes. Dans cette conformité, l'érotisme de l'habitude ou l'absence de culture érotique -ou les deux- leur font chercher des modèles (fantasmes) sexuels dans la pornographie. Leur sexualité est alors vécue dans le silence et l'hygiénisme. D'autres, au contraire (qu. n° 40) réduisent la vie quotidienne et la communication avec leur compagne aux satisfactions que leur procurent les jeux sexuels avec elle.

La femme violentée règne sur l'intérieur ou plus exactement: l'épouse et la mère, à un degré ou à un autre, règne sur l'intérieur. La femme, personne autonome et sujet de ses désirs, tend à disparaître. Elle est d'ailleurs souvent débaptisée pour s'entendre appeler "maman" par ses enfants et… son mari. Elle prend les mesures ordinaires, nécessaires à l'entretien de la maison et des enfants. De là à voir dans cette distribution des rôles la preuve que les mères sont responsables du fait que les hommes sont violents, puisque ce sont les mères qui élèvent les hommes (qu. n° 14) il n'y a qu'un pas. D'autres y voient la trace d'un matriarcat renouvelé (4) et le spectre du pouvoir des femmes n'est pas loin. On a oublié dans les analyses ou on n'a pas voulu voir, la place de la violence. Or, quelles que soient les variations individuelles dont nous parlerons ci-après, dans les couples où se vit la violence, les grandes décisions sont souvent, après discussions, prises par le mari: le lieu des vacances, l'achat d'un appartement, la scolarité des enfants… Non que sa compagne n'argumente pas, qu'elle ne développe pas son propre point de vue -il ne faut pas confondre femmes violentées et femmes sans voix - elle a tout le loisir, souvent, de le faire, voire même d'utiliser des armes dites féminines: attendre le meilleur moment, flatter le conjoint… Mais en dernier ressort, l'homme veut avoir le dernier mot. N'oublions pas que l'homme violent est persuadé de savoir tout sur tout. Quand le ton monte, que la discussion s'enflamme, l'homme ne va pas forcément frapper ou insulter, surtout en début de spirale. Mais la présence de violences préalables fait que cette possibilité existe et que la plupart du temps la compagne cède. C'est difficile pour un homme, construit normalement comme homme, c'est-à-dire habitué à formuler ses avis de manière libre, de percevoir et de comprendre la peur qui s'insinue subrepticement dans tous les pores de la vie quotidienne des femmes violentées. J'avoue que même aujourd'hui, il me faut encore faire de grands efforts pour intégrer cette variable. On y reviendra dans le chapitre suivant.

Quelles sont les variations individuelles? Elles couvrent un champ vaste. J'ai entendu des hommes violents décrire les coups qu'ils ont fait subir à leur épouse parce que la nourriture n'était pas assez salée ou parce que la maison n'était pas en ordre, ou du moins, pas conforme à l'ordre militaire qu'ils voulaient y voir. Une femme m'a raconté comment son père, professeur de psychologie, a envoyé un livre sur la tête de sa compagne parce que le repas n'était pas prêt. J'ai aussi vu des chrétiens intégristes déclarer, et je les crois, n'avoir jamais frappé leur épouse et pourtant leurs enfants racontent la terreur quotidienne. J'ai interviewé des "papas poules" violents qui s'occupaient plus de leurs enfants que leurs mères, des femmes violentées qui gagnaient plus que leurs conjoints et dont le salaire n'était pas dévalué symboliquement. A chaque exemple cité plus haut, on peut trouver des contre-exemples. Il s'agit, je me répète, de tendances, d'éléments communs aperçus à l'écoute des hommes et des femmes. Mais dans tous les cas, la violence est le moyen, l'outil, pour imposer son point de vue à l'autre. En dehors des explications psychologiques individualisantes, la violence réfère d'abord à des rapports de domination.

29 - Peut-on vraiment savoir si un homme est violent ou si sa compagne est violentée? Qu'en est-il du secret?

D'abord pourquoi savoir ? Doit-on mettre un policier (ou une policière) derrière chaque lit ou dans chaque maison ? Méfions-nous des bonnes intentions qui créent les sociétés totalitaires. Big brother is watching you (5) écrivait Georges Orwell ou chantait Lavilliers. Quelquefois, j'ai peur de la société que nous préparent les contrôleurs sociaux de tous ordres. La civilisation de l'aveu pourrait, si on n'y prend garde, sous des motifs on ne peut plus légitimes, servir à créer d'autres violences. De plus, savoir ne sert à rien ! Une fois que l'on saura combien d'hommes et de femmes sont concerné-e-s, qui est violent-e ou violenté-e individuellement, qu'en fera t-on ?

Mais pour ne pas me dérober à cette question souvent formulée, de manière très angoissée, par de nombreux et de nombreuses étudiant-e-s, on pourrait répondre ceci: non, on ne peut jamais vraiment savoir.

Ce qui ne veut pas dire qu'on ne sait rien. Ainsi de nombreuses femmes se plaignent, de manières plus ou moins directes, dans des formes plus ou moins culpabilisées d'avoir été violentées par leur conjoint. Pourquoi ne pas les croire ? En tous cas, pourquoi ne pas les écouter et les entendre ? De même qu'il n'y aucune raison de ne pas écouter les hommes qui disent être victimes de violences. Laissons-leur la parole et aidons les à trouver des mots pour décrire les scènes, expliciter les émotions ressenties. Sur un phénomène dont nous connaissons encore peu de choses, apprenons à l'écoute des principales personnes concernées.

Pour ma part, je me suis intéressé au secret et aux rapports entre violences extérieures et intérieures, ce qui répond par là-même à une autre question.

30 -Existe-t-il un rapport entre être violents à l'intérieur de la maison ou à l'extérieur, par exemple dans la rue?

Il y a des rapports entre être violents à l'extérieur de la maison et la violence domestique.

Les comprendre nécessite de se questionner sur le secret. J'ai essayé avec l'aide des hommes violents ou des femmes violentées de savoir à qui on dit et à qui on ne dit pas ? A qui on montre et à qui on cache ? J'ai écouté les enfants devenus grands, notamment j'ai bénéficié de l'aide d'étudiant-e-s ou d'élèves du travail social.

Je crois avoir compris ceci: on ne peut jamais savoir si un homme est violent ou pas avec sa compagne. Elle-même peut subir des violences et ne pas -encore- le savoir (qu. n° 20). Des hommes m'ont décrit pourquoi ils utilisaient le corps de leurs compagnes pour leurs besoins sexuels quand ils rentraient le soir, quitte à la forcer un peu, et ils ne pensaient pas à cette époque pratiquer ce que l'on peut qualifier de viol conjugal. Dans mon livre sur le viol, j'ai montré que des femmes découvraient avoir été violées plusieurs années plus tard, lorsqu'elles réalisent ce qu'est un rapport sexuel désiré. Et certaines ne le découvriront peut-être jamais.

Tout va donc dépendre des définitions, et de qui définit les violences ? L'homme violent ? La femme violentée ? Le/la chercheur-e ? Le/la thérapeute ? L'historien-ne ? Et de l'expérience individuelle de chacun-e.

Toutefois, si l'on se limite aux coups identifiés par l'un-e et l'autre, on remarque une étrange mosaïque: des hommes peuvent être violents avec leur compagne et avec leurs enfants; des hommes peuvent être violents avec leur compagne, leurs enfants et des collègues de travail; des hommes peuvent être violents avec leur compagne, leurs enfants, des collègues au travail et des travailleurs sociaux ou des policiers; des hommes peuvent être violents avec leur compagne à l'intérieur de l'espace domestique et aussi à l'extérieur, dans la rue ou dans un café; des hommes peuvent être violents avec leur compagne à l'intérieur de l'espace domestique et ceci peut se passer devant les enfants, ou devant la famille ou les ami-e-s …

Il y a une échelle du secret qui respecte nos tolérances sociales. Un homme choisit inconsciemment ou consciemment où il "perd son contrôle" et frappe. Son choix est déterminé en fonction du seuil de tolérance, donc de punition possible, du milieu social dans lequel il est inséré. Mais dans tous les cas que j'ai cités, et plus globalement dans l'ensemble des recherches que je mène depuis maintenant plus de 7 ans, jusqu'à ce jour je n'ai pas trouvé de contre exemple à ceci: quand un homme est violent à l'extérieur de la maison vis a vis d'autres personnes, il l'est aussi avec sa compagne.

De même, s'il est violent avec ses enfants, ceux-ci ne savent pas toujours qu'il violente leur mère.

Nous pouvons ainsi décrire l'entonnoir du secret:

A la base de toutes les violences apparaît la violence conjugale, puis de manière centrifuge, le secret va plus ou moins se partager avec des réseaux d'appartenance.

1: Les violences physiques contre les femmes sont connues d'elles seules, cachées aux enfants, à l'entourage et à la famille élargie; les autres violences apparaissent plus ou moins décryptées (ainsi la femme qui n'a pas de carnets de chèques, ou la présence de cris plus ou moins forts entre l'homme et la femme sans qu'on sache s'il existe des violences et qui frappe l'autre)

Elle prend des coups sans la présence de tiers, donc seul-e-s les deux protagonistes savent qui contrôle en définitive par le biais de la violence. Les enfants peuvent aussi être victimes du père (et de la mère).

2: Les violences physiques contre les femmes sont connues d'elles seules et certaines scènes sont jouées devant les enfants qui eux aussi la subissent en général.

3: Les violences physiques contre les femmes apparaissent, dans les discours ou dans les pratiques, devant les enfants et les ami-e-s (avec une échelle variable).

4: Les violences physiques contre les femmes et les enfants peuvent apparaître dans l'espace public.

5: Les violences physiques contre les femmes, vécues ou pas dans l'espace public, débordent de la famille, et atteignent les collègues, la police (bagarres fréquentes)... la même norme de régulation par la violence est vécue dans d'autres milieux sociaux (les bars, les stades…).

La variabilité intègre à ce niveau les différences d'appartenance et de position, de classes sociales et de conditions de travail.

31 - Pourquoi les femmes se taisent?

Les femmes se taisent par honte, par culpabilité, par peur ou parce qu'elles pensent ne pas pouvoir vivre autrement. De nombreuses femmes se taisent aussi parce le mythe sur la violence domestique organise l'incompréhension et le silence.

5, 10, 15 ans quelquefois: le nombre d'années de vie commune que peuvent supporter des compagnes étonne. Il surprend les jeunes, garçons ou filles, les travailleurs sociaux, la presse… Des femmes battues elles-mêmes se demandent comment elles ont pu rester tant d'années avec un tel homme.

Il est difficile pour un blanc moyennement riche, libre de ses gestes et à peu près de ses idées, de comprendre l'état d'esprit d'un jeune noir d'un pays du Tiers monde. Si ce dernier est affamé, qu'il dépense l'essentiel de son énergie quotidienne à survivre, à rechercher de la nourriture… il a toutes les chances d'avoir des comportements qui nous surprennent. En général un dominant, une personne qui se vit libre de ses gestes, n'a que peu de notions des effets que produit la domination dans la conscience d'une personne qui doit, consciemment ou pas, mobiliser tout son être pour survivre plus ou moins bien. Et, pour ce qui nous concerne, un-e jeune étudiant-e, un homme, une femme qui peut sortir et jouir de la vie à peu près à sa guise, qui a intégré les évolutions récentes des idées, a du mal à saisir ce que vivent les femmes battues.

Ceci est accentué par notre victimologie ambiante. On aime plaindre, consoler, et pour cela pleurer en coeur sur le sort des victimes. Or nous le verrons, certaines femmes doivent fuir en urgence absolue, et pour ce faire, pour protéger leur vie et celles de leurs enfants, elles adaptent leurs discours à ce qu'elles pensent légitime de dire pour être accueillies. Elles ne mentent pas, la question n'est pas là, mais comme toute personne humaine, elles essaient d'adapter leur présentation de soi aux représentations qu'elles ont des attentes de l'autre afin d'obtenir de l'aide.

Comme le mythe dit qu'une femme battue est:

1/soit une pauvre victime innocente, genre chèvre attachée à un piquet que le grand méchant maître maltraite.

2/ soit une femme qui le cherche, le provoque et qui aime çà.

Les femmes violentées ont tendance à choisir -et on comprend pourquoi- la première proposition. Ceci est bien souvent facilité par l'attitude protectrice de certain-e-s professionnel-le-s. Ces dernier-e-s, pour être sûr-e-s qu'ils/elles ne pourront pas faire de comparaison entre leur situation personnelle et celle de cette femme violentée qui est accueillie, se distancient en victimisant leur "cliente".

Souvent la femme violentée a tendance à passer sous silence les moments agréables vécus avec son conjoint, à ne pas insister sur le questionnement qu'elle a depuis longtemps sur son départ. Puisque les personnages du mythe de la violence domestique sont noirs ou blancs, bons ou méchants; elle décrit un homme très noir: cruel, méchant, un homme conforme à notre image de l'homme violent. Quand j'écoute les hommes raconter les violences exercées, elles n'ont pas trop de mal pour trouver des détails pour se faire plaindre. Comment dire à un-e accueillant-e qu'on est pas encore vraiment sûre de vouloir quitter son conjoint? Comment avouer sa crédulité devant les promesses de l'homme violent de ne plus recommencer, expliquer le plaisir et la satisfaction des cadeaux reçus pendant la phase d'excuses du cycle de la violence ?

De ce fait là, exceptée pour quelques personnes, on sait peu ce qu'ont vécu ces femmes et pourquoi elles se sont tues pendant tant d'années. Se présenter comme une femme battue demeure, que l'on le veuille ou non, encore honteux et culpabilisant. Si on reste, si on ne part pas alors qu'on est capable de se plaindre, c'est bien que "quelque part", on doit aimer cela. Quand nous recevons des femmes et lorsque nous tentons de leur expliquer que, pour vivre sans être violentée, elles doivent changer l'ensemble de leur mode de vie, elles semblent étonnées. "Je veux juste qu'il arrête d'être violent, sinon, le reste ça va" disent beaucoup de femmes. La peur permanente que des violences reviennent, que leur compagnon ne soit pas heureux, s'énerve et en vienne aux coups, l'attention permanente qu'elles doivent déployer pour vivre le mieux possible malgré tout, pour cacher à leurs proches leur état de femme soumise et dominée, les multiples micro-ripostes qu'elles ont mises en place -sans effets-… tout ça, mais aussi les milliers de scènes qui font l'ordinaire d'un couple, nous n'y avons que peu accès.

La découverte récente que certaines femmes appartenant à les classes sociales favorisées sont battues, tend à modifier le mythe. On a alors tendance à oublier ces 48% de femmes qui n'ont pas de travail rémunéré, qui sont économiquement entièrement dépendantes de leur compagnon. Que doivent-elles faire: se plaindre ? Oui, mais pour quoi faire ? Comme, de toutes manières, elles ne voient pas d'issues possibles à leur situation, autant se taire. Et se taire aussi à soi-même, essayer d'oublier et de penser à autre chose. Que chaque lecteur ou lectrice s'interroge sur ses propres réactions devant une femme qui expliquerait qu'elle a été battue pendant 5, 10, ou 15 ans. A l'écoute des violences vécues, on a tous et toutes un peu la même tendance: lui dire de partir. On mesure mal non seulement le quotidien de cette personne, mais aussi les effets culpabilisants de nos "conseils". De plus, certaines de ces femmes, parce qu'elles aiment leur compagnon, que cet amour est sans conteste réciproque, n'ont pas envie de lui faire endosser dans le réseau amical ou familial, les habits de l'homme violent, cet homme fou, monstrueux que décrit le mythe.

Certaines femmes se taisent aussi par peur: peur des menaces du conjoint, peurs qu'il ne mette ses menaces d'enlever les enfants à exécution, peur qu'il ne se suicide ou peur pour sa propre vie. "De toutes façons, il me retrouvera toujours", pensent certaines. Quelques hommes violents ont mis en place un tel système de "joug moral", de dégradation de la personnalité de l'autre, qu'elles n'imaginent plus que la situation puisse changer.

Au lieu de culpabiliser les femmes violentées parce qu'elles se taisent, qu'elles restent avec leur conjoint violent, regardons les conditions matérielles et morales que notre société accorde aux femmes battues: nombre limité de foyers, précarité des conditions d'accueil, personnel insuffisant… On comprend parfois qu'une femme puisse préférer, une nouvelle fois, croire les promesses de son compagnon de ne plus recommencer.

Enfin, certaines se taisent pour ne pas être obligées d'avouer certains plaisirs pris au cours de leur sexualité (qu. n° 40), plaisirs qu'elles assimilent à des violences.

32 - Pourquoi certains hommes frappent et d'autres pas?

Un conjoint sur 7 frapperait au Québec, un sur 10 en France… donc, tous les hommes ne frappent pas. A l'heure actuelle il est difficile d'en expliquer le pourquoi de manière unique et entièrement satisfaisante.

Remarquons d'abord que nous vivons dans une société en transition. Dans cette transition, les rôles attribués à l'homme et à la femme changent. Il est d'ailleurs rassurant de voir aujourd'hui des hommes s'occuper des hommes violents et dire qu'on peut vivre autrement ses rapports avec les femmes. Tous les hommes ne sont pas des êtres dominants et contrôlants dans les maisons. Certains vivent seuls -et ils sont de plus en plus nombreux- d'autres ont vécu des ruptures avec les modèles sociaux établis.

Les rapports sociaux de sexe, les relations hommes/femmes se jouent toujours à plusieurs. Dans la mesure où des femmes refusent d'être soumises et violentées, veulent vivre d'autres rapports avec leurs compagnons, naturellement -la nature est si bien faite que l'offre s'adapte à la demande- elles trouvent des hommes pour répondre à leurs désirs. Des hommes vont alors vanter les bénéfices de l'autonomie, du débat permanent, des joies d'un faire à 2, deux adultes libres et consentants. Certains hommes ne frappent pas, parce que la relation avec leur compagne trouve des alternatives pour débattre autrement. Couples égalitaires, couples à autonomies concertées où chacun-e a son territoire et respecte l'autre en s'enrichissant de sa différence; les modèles sont variés et en nombre croissant.

D'ailleurs de plus en plus, il est bien clair pour certains hommes que leur compagne partirait à la première claque. Plus une femme est autonome, moins elle risque d'être violentée.

Mais ce n'est qu'une partie de la réponse. Tout le monde connaît aussi des hommes moyennement dominants, jaloux, qui imposent quand même leurs visions du monde à leurs proches, qui crient quelquefois, mais qui -a priori- ne frappent pas leurs compagnes. Loin de moi l'idée de lancer une sociologie du soupçon, mais force est de constater qu'on n'est pas toujours là pour vérifier la non présence de coups. Mais admettons-le.

Ceci rejoint une autre question: est-ce que les rapports de domination, les injonctions de rôles masculins et féminins, ne suffisent-elles pas pour assurer la quiétude des dominants ? Lui faut-il obligatoirement être en plus violent ? J'avoue mon incapacité à répondre, il faudra peut-être en connaître plus sur la vie des hommes dans l'espace domestique pour y répondre.

De manière empirique, j'ai rencontré des hommes, pourtant contrôlants et dominants, qui justifient n'avoir jamais utilisé de violences physiques par convictions religieuses, politiques ou éthiques. Les rapports avec leur femme, où pourtant peuvent se lire des restes de discriminations, n'ont pas besoin des violences physiques. D'autres invoquent des mouvements sociaux auxquels ils ont participé (Mai 68, Malville, grèves étudiantes de 86) pour expliquer qu'ils appartiennent aux nouvelles générations. La violence est alors perçue comme un résidu du passé. Sa non-utilisation est le gage du changement.

L'attitude à l'égard de l'utilisation de la violence physique avec les femmes, le fait de l'utiliser ou pas, pourrait bien, au vu des campagnes actuelles, devenir un signe de modernité.

Toujours est-il que certains hommes frappent et d'autres pas. Et qu'on est incapable d'en déterminer une seule et unique cause. Ceci est rassurant à plusieurs titres: cela montre que la violence des hommes sur leurs compagnes n'est en rien un phénomène obligatoire et qu'il est possible de vivre autrement les relations avec les femmes.

33 - Que ressent l'homme violent?

L'homme violent souffre t-il ? A quoi pense t-il en frappant ? Ne souffre t-il pas plus encore que sa compagne ? Les questions pleuvent. Comment peut-on frapper une femme que l'on aime ?

L'homme violent souffre et pour de multiples raisons. Quand nous les voyons arriver au centre d'accueil, ils souffrent du départ de leur amie, de la destruction de leur couple, des conséquences sur les enfants. Ils souffrent aussi car, souvent, ils sont incapables de se retrouver seuls, sans femme pour les prendre en charge. Mais l'homme violent souffre aussi d'une culpabilité d'être violent. Les stigmates créés par le mythe les enferment d'autant plus dans leur solitude, les poussent aussi, comme leurs compagnes, au secret.

Mais lors des scènes violentes, sa souffrance est profondément différente de celle de sa compagne. Elle a mal. La douleur corporelle, la peur qu'elle n'empire, voire la peur de la mort ou la crainte que ses enfants ne voient les coups, sont des souffrances omniprésentes. Lui décrit une sensation d'étouffement, un trop plein qui se décharge, un moment où il est "saisi" et a l'impression de ne plus pouvoir s'arrêter. Il frappe, et en même temps, il est malheureux de frapper. Il le fait comme mû par une énergie qui lui serait extérieure. Il se sent extérieur à son corps. Il a l'impression que le pouvoir sur lui-même ne lui appartient pas.

Il n'a que peu d'idées des douleurs de sa compagne. Quand, dans le suivi à RIME, ils découvrent ce qu'elle a dû subir, la plupart des hommes sont étonnés et surpris. Ils se demandent eux-mêmes comment elle a pu supporter cela.

Mais l'homme violent exprime aussi d'autres souffrances: celles des hommes; l'incapacité à parler de soi, d'exprimer ses plaisirs ou ses déplaisirs, de devoir sans cesse se conformer à une image, d'être toujours en situation de vouloir contrôler ses proches… L'homme violent a peu d'ami-e-s à qui parler. Certes, comme beaucoup d'hommes, il sort, rencontre des collègues, mais c'est rarement pour parler de soi. Les divisions sexuelles et l'obligation d'être l'homme pourvoyeur du ménage font qu'il a peu de temps à consacrer à ses enfants, qu'il doute de son savoir faire. Il a l'impression que sa compagne lui laisse bien peu de place à ses côtés. Il est souvent conscient d'être le papa-fessées, le père-punition, il aimerait dans l'absolu être plus proche, partager plus de temps avec les enfants. De même, se culpabilisant souvent de l'ensemble des événements qui arrivent à la famille, il se sent responsable et souffre des précarités matérielles quand elles existent.

Enfin, mais cette liste n'est pas limitative, il souffre encore de l'état de la relation avec sa compagne. Celle-ci, les années passant, est parfois devenue aigrie, elle essaie de lui faire payer la détérioration de la situation familiale. Certaines crient sur les enfants ou sur lui, d'autres se terrent dans le mutisme. Certains hommes violents décrivent l'enfer qu'ils ressentent dès qu'ils poussent la porte de la maison. Se sachant responsables, au moins pour partie de cet état de fait et ne connaissant aucune porte de sortie, ils souffrent en silence. La parole des hommes est le silence dit le québécois Marc CHABOT (6).

34 - Quels rapports entre amour, haine et violence domestique ?

Et l'amour ? L'amour de la famille ? L'amour d'une vie de couple réussie ? L'amour des enfants qui auront, espère-t-il, une situation sociale agréable ? Ou l'amour de sa femme ? A vrai dire, pour ce que j'en sais, les hommes violents aiment l'ensemble de cet univers: la famille, le couple, les enfants et la femme.

Ses définitions de l'amour sont certes différentes de celles de sa compagne, comme entre les hommes et les femmes en général, mais amour et violences ne s'opposent pas nécessairement. Ne dit-on pas "Qui aime bien, châtie bien" ? L'amour et la violence sont deux réalités distinctes à géométries variables. Certains conjoints violents sont follement amoureux-ses de leur compagne, alors que d'autres le sont moins, voire s'ennuie terriblement avec cette femme acerbe, femme qu'ils pensent autoritaire et qui a perdu toute initiative par usure du temps et des coups.

Autant j'ai pu entendre des femmes violentées dire: Au moins quand il me frappe, il est avec moi, autant je n'ai jamais entendu de phrases similaires chez les hommes violents. Là où la femme préfère les coups à l'absence, à l'infidélité ou au silence, les hommes violents sont en général navrés de se sentir obligés de les frapper.

Beaucoup aspirent au calme et aimeraient simplement que le monde, femme et famille comprises, soit conforme à leurs désirs.

Qualifier objectivement l'attitude des hommes violents ou des hommes violeurs de méprisante ou de haineuse vis a vis des femmes -ce que j'ai souvent entendu- relève d'un autre registre: celui de l'analyse, de la caractérisation morale et d'un système de valeur. On peut alors concevoir qu'au vu des conceptions machistes et sexistes qui les autorisent à frapper des femmes, on qualifie leur attitude de mépris et de haine.

Pour ma part, dans la mesure où ils affichent souvent les mêmes valeurs envers leurs cogénères masculins: ils maltraitent aussi les hommes qu'ils sentent plus faibles ou qu'ils imaginent plus faibles (les homosexuels par exemple), on pourrait dire que les hommes violents sont aussi méprisants et haineux avec les hommes.

Dans les faits, ils sont en guerre avec tout le monde, hommes, femmes et enfants. Le moins que l'on puisse dire, est que l'amour de son prochain, le respect des territoires de l'autre ne sont pas des traits caractéristiques du guerrier.

35 - Pourquoi part-elle ?

Quand on parle du départ des femmes violentées, on a souvent mélangé différents éléments: les causes du départ, les formes de départ et l'effet du départ. De plus, la tendance de certain-e-s professionnel-le-s à se sentir personnellement jugé-e-s et évalué-e-s dans les suites données à l'accueil de la femme, fausse d'autant plus la compréhension de cette question.

Pourquoi partir ? Pourquoi supporter X mois ou X années de violences multiples puis décider un beau jour de quitter domicile et mari ? D'après ce que j'ai pu observer, il faudrait d'abord parler non pas de "rupture" mais plutôt "d'espace de rupture". La fuite est l'aboutissement d'un long processus dans lequel la femme mûrit son départ. Celui-ci prend différentes formes dont certaines peuvent, à première vue, surprendre. On peut se réfugier dans un foyer pour femmes battues ou dans n'importe quelle autre structure sociale, chez des ami-e-s, mais on peut aussi chercher refuge à l'hôpital psychiatrique, dans une maladie… Certains départs se font en urgence absolue, d'autres avec explications, les formes varient. Elle vont dépendre :

- de l'avancée des lois: tant que nous considérerons comme normal que ce soit la femme violentée qui doit quitter le domicile conjugal et non le principal responsable des violences; tant que des femmes seront obligées de s'entasser dans de petits appartements avec quelques affaires prises à la va-vite pendant que leur compagnon garde maison ou appartement; tant que nos lois n'auront pas changé, nous n'aiderons totalement ni la femme ni son conjoint. Le fait d'obliger les femmes à quitter le domicile quand elles sont violentées représente une injustice flagrante, d'autant plus que ça dramatise la rupture.

- de l'appartenance sociale des femmes: le fait d'avoir des réseaux d'amitié, une voiture, un travail; pouvoir ou non expliquer de manière compréhensible par ses proches les raisons du départ, sont autant de conditions sociales qui aident ou pas la femme à se distancier de son conjoint violent. A ce niveau aussi, les changements que vivent nos sociétés influent sur les capacités et les formes de la fuite.

- de l'aide apportée aux structures qui accueillent les femmes battues: en France, la fédération Solidarité Femmes (les adresses de ces centres sont publiées en annexe) est encore obligée aujourd'hui de dénoncer le manque flagrant de moyens accordés à ses centres.

Mais surtout, la forme du départ est liée aux raisons qui le provoquent. Beaucoup de femmes partent par urgence absolue. A tord ou à raison, elles ont peur de mourir. Dans le déroulement de la spirale de la violence (qu. n° 22), la violence de leur conjoint adopte des formes encore inconnues où elles estiment que leur vie est en danger: elles atteignent ce que j'ai nommé le palier de l'intolérable (qu. n° 23). Dans d'autres cas, la femme part parce que la violence commence à toucher les enfants. La faculté d'abnégation des mères est une chose qui m'a toujours étonné. Le seuil de tolérance qu'elles supportent pour elles-mêmes est nettement supérieur à ce qu'elles acceptent que leurs enfants endurent. Cette capacité d'attendre, de vouloir jusqu'au bout rester avec cet homme violent, semble directement proportionnelle aux conditions que vivent ces femmes.

Dans l'urgence absolue, la demande d'hébergement dans un foyer ou dans une autre structure ne correspond pas toujours à un désir de quitter ad vitam aeternam son compagnon. Elle est la seule réponse qui semble possible dans l'instant. Elle veut partir parce qu'elle a peur pour elle ou pour ses enfants.

Dans quelques cas, c'est la police ou les services sociaux qui aideront la compagne à fuir, celle-ci n'ayant pas eu le temps ou l'énergie, pour partir avant.

Dans les couches plus favorisées de la société, certains départs sont d'un autre ordre. Sans attendre des formes extrêmes de violences, la compagne ne croit plus aux changements possibles de son compagnon. Elle voit les promesses s'accumuler et rester sans effets. Sereinement, ce qui ne signifie pas facilement, elle opte pour une autre solution de vie. Elle peut alors préparer son départ, soit en essayant une ultime explication avec son ami, soit en attendant qu'il effectue un séjour prolongé hors du domicile. Les formes varient.

Beaucoup de femmes, que leur décision de départ soit à priori définitive ou pas, essaient une dernière fois d'aider leur compagnon. On a déjà vu une femme qui venait avec ses enfants d'échapper à une tentative de meurtre (le mari avait foncé sur eux en voiture), amener les enfants se faire protéger et revenir s'occuper de son compagnon "J'allais pas le laisser seul" m'a t-elle dit. D'autres appellent maintenant les centres pour hommes violents afin de laisser un dépliant sur la table avant de partir.

36 - Quelle est l'influence des foyers d'accueil dans la rupture?

Les conditions d'accueil des travailleurs sociaux ou des travailleuses sociales vont être déterminantes pour les suites que la femme va donner à cette rupture.

A ce niveau, on note une nette différence entre le Québec et la France. Au Québec, le modèle d'intervention féministe n'a plus à démontrer son efficacité. En France, on en est encore loin.

Quand les femmes violentées partent et demandent de l'aide, certain-e-s professionnel-le-s qui les accueillent confondent souvent: décision de partir, fuite, décision de quitter cet homme et désirs de vivre d'autres relations sociales avec les hommes. Je l'ai déjà décrit, pour être sûre de pouvoir être hébergée, la femme violentée adapte son discours à ce qu'elle pense être les représentations des femmes battues. La crise ouverte par le départ n'est pas -et on le comprend aisément- le moment le plus propice pour réfléchir sereinement à son avenir. Parfois, il faut d'abord soigner, au sens plein du terme, les blessures que la femme a subi. Il faut aussi pouvoir s'occuper au mieux des enfants, penser à la situation administrative, essayer quelquefois de récupérer des vêtements ou des papiers… bref il faut répondre à l'urgence. La perte d'estime de soi, la culpabilité, la honte d'être obligée de se présenter dans cet état, sont autant d'éléments qui s'accumulent et brouillent la vision de ces femmes.

Si on prend un minimum de distance, quand une femme vient demander protection parce que son conjoint s'est attaqué à ses enfants -ce qui est un des cas les plus fréquents- que dit-elle ? Soit elle n'ose pas et pense illégitime de demander aide et assistance pour elle-même; soit elle vient dire: cet homme n'est pas un bon père. Moi qui suis une bonne mère, je demande de l'aide… pour eux. La demande d'aide de certaines femmes violentées est un des exemples de leur propre négation. Elles viennent demander à l'Etat-Papa aide et protection pour les autres, et non pour elles. Est-ce la réminiscence de l'obligation des chevaliers d'aider la veuve et l'orphelin ? l'appel à l'état patriarcal ? le stade ultime où la femme n'existe plus pour ne laisser parler que la mère ? Toujours est-il que c'est dans le contexte d'une telle problématique que l'aide à la femme va s'organiser.

Auparavant, dans de nombreux cas, elle ne pouvait même pas invoquer les violences si elle n'avait pas de traces tangibles de coups. Une responsable d'un foyer pour femmes m'a fait cette confidence il y 3 ans en France: "Les violences conjugales ? Si on écoutait ce qu'elles nous disent, elles seraient toutes ou quasi, des femmes battues". Actuellement, en France, la situation change et les professionnel-le-s de l'action sociale sont de plus en plus sensibilisé-e-s aux violences domestiques.

Faut-il pour autant obliger tout de suite les femmes à "faire un projet" et limiter l'accueil à quelques semaines ? Comment respecter ces personnes ? Leur permettre de reprendre pied ? De retrouver l'estime de soi ? Les années à venir devront répondre à ces questions. Pour l'instant dans les foyers de tous ordres qui accueillent les femmes battues, dont certains heureusement ont quitté la victimologie ambiante, l'accueil des femmes oscille entre une kyrielle d'attitudes différentes et souvent contradictoires. Entre l'accueil chaleureux qui prend le temps de l'écouter, de respecter ses silences et la précipitation pour qu'elle prenne un nouvel appartement, lui imposer des prises de décisions rapides quant au divorce ou aux plaintes pour coups et blessures… la palette est large. Je ne dresserai pas ici un tableau exhaustif de l'accueil des femmes violentées, mais j'aimerais toutefois attirer l'attention sur un point qui me paraît central dans l'accueil: la nature de la relation qui lie les femmes violentées et les intervenantes(7).

Une des résultantes de la victimologie est l'assistance. Ces femmes pauvres-victimes-de-ces-bourreaux sont à plaindre et à prendre en charge, semblent dire certaines structures. Un des résultats de la division sexuelle dans la famille est sans conteste la perte d'autonomie et la difficulté pour les femmes de penser leur vie. Non seulement elles ont eu, pendant de nombreuses années pour certaines, l'habitude que leur conjoint prenne les grandes décisions, mais surtout beaucoup d'entre elles se sont mariées pour la vie. L'amour est pour elles une notion atemporelle: on s'aime à la vie à la mort. La rupture est d'autant plus difficile.

La nature particulière des foyers d'accueil, la honte et la culpabilité d'être une femme battue, font qu'ils accueillent principalement les femmes les plus démunies: femmes immigrées, sans travail, mères de famille nombreuses de milieu populaire… La tentation est grande de confondre décision de rupture et décision de divorce, fuite et volonté de vivre d'autres rapports avec les hommes. Devant l'état d'indécision des femmes, certaines structures, pour les aider, ont tendance à les précipiter dans le futur. Et puisque la femme ne sait pas toujours prendre un rendez-vous, faire des démarches chez un avocat, s'occuper de ses papiers d'allocations familiales, certaines intervenantes le font à leur place. Au lieu d'apprendre à ces femmes à faire, on fait. Et l'éducatrice appelle l'agence pour l'emploi ou répond aux petites annonces, l'avocat engage la procédure… Ce qui, au départ, part d'un bon sentiment reproduit la dépendance des femmes. Non plus au mari, mais à la structure. On pourrait en grossissant à peine, et sans vouloir nier le travail qu'effectue ces professionnel- le-s, prendre l'image du frigo. La victimologie met les femmes au frigo en attendant qu'elles rencontrent un nouveau prince charmant ou qu'elles soient prises en charge par d'autres structures. La relation professionnelle/femme reproduit alors la hiérarchie de la relation mari/femme et n'aide en rien les femmes violentées à quitter la violence.

Car, qu'on le veuille ou non, la violence n'est que le symptôme du problème, et non le problème lui-même. Et le problème dans le cas de femmes violentées est justement l'état de dépendance, le rapport de domination, dans lequel notre système social relègue les épouses et les mères, en leur enlevant toute autonomie. C'est parfois la dépendance de la femme qui organise l'autorisation que se donne l'homme de la frapper. On ne frappe pas une femme libre, car on sait qu'elle ne le supportera pas.

Alors, tant que l'on mesurera le travail des foyers au nombre de femmes reçues ou au nombre de journées d'accueil; tant qu'on psychologisera à plaisir l'accueil des femmes violentées et qu'on ne leur offrira pas des moyens décents de (re)vivre, on restera dans ce flou artistique où certaines structures passent beaucoup d'énergie à essayer de survivre quand d'autres font pression sur les femmes et s'étonnent de leur indécision.

37 - Pourquoi revient-elle souvent chez son conjoint ?

On peut toujours répondre que l'Amour est une chose complexe. C'est vrai, mais ça ne suffit pas pour comprendre ces nombreux aller retours domicile-foyer que font certaines femmes violentées.

En général les femmes reviennent car elles n'ont jamais décidé de partir définitivement, telle est la première explication. Qu'elles se soient senties obligées d'affirmer le contraire pour obtenir une aide dans les cas d'urgence absolue: c'est bien possible mais ça ne change rien. Ou plutôt, ça devrait seulement nous interroger sur nos injonctions à ce qu'elles le fassent. On imagine aisément, je pense, la culpabilité qui peut en découler pour elles. J'ai parlé dans la question précédente d'espace de rupture. Dans cet espace, il y a une distance entre l'idée de partir et la décision définitive de partir, entre la tentative d'échapper au mari et l'obtention de moyens matériels et/ou psychologiques pour vivre de manière autonome.

Beaucoup de femmes, non sans raison, pensent que le fait de se faire héberger, de quitter réellement leur compagnon, va permettre que se produise chez lui un déclic. "Il ne m'en croyait pas capable" ou "je ne l'en croyais pas capable" reviennent souvent dans les propos. Le fait de montrer qu'elles peuvent partir représente pour certaines un pas décisif vers leur émancipation. Car, outre une réponse ponctuelle à une peur de mourir, la fuite pour violences conjugales est aussi une déclaration publique de la violence de Monsieur, une forme de dénonciation du secret qui entourait jusque là ces pratiques. L'hébergement sert ainsi quelquefois à renégocier les conditions de la vie commune. Cet homme qu'elle quitte, souvent elle l'aime ou elle l'a toujours aimé; ce qu'elle désire par dessus tout, c'est simplement qu'il cesse ses violences. Voila pourquoi nous recevons à RIME des femmes par ailleurs en rupture de domicile, hébergées en foyer ou pas, qui nous demandent quel effet leur fuite produira chez leur compagnon. Certaines expliquent qu'elles se sont senties obligées d'annoncer un divorce ou une procédure, mais que leur objectif est soit de l'aider (dans ce cas là, bien souvent, elles se nient elles mêmes), soit alors de l'obliger à changer.

D'autres femmes ont cru aux campagnes se sensibilisation. "Assez, j'en ai assez" disait l'affiche québécoise, d'ailleurs récipiendaire de plusieurs prix et mentions d'excellence."L'important c'est d'en parler" disaient l'affiche française. Elles en ont parlé. Elles ont même demandé de l'aide, elles ont quitté leur domicile, mais que trouvent-elles après ? Elles avaient pensé que leur état de femme battue donnait des droits: celui de ne plus se faire battre, d'obtenir une qualification, un travail pour les plus démunies. Elles n'ont trouvé pour certaines qu'un foyer où il faut demander l'autorisation pour des actes élémentaires de la vie quotidienne, où à tord ou a raison, elles se sentent jugées. Et d'une manière générale, même pour celles qui ont eu la chance de trouver une place dans un foyer chaleureux et respectueux des femmes, peu ont trouvé du travail et des conditions décentes de vie. Quelques mois après la fuite, quand la situation matérielle ou morale demeure largement insatisfaisante, elles préfèrent retourner auprès de leur conjoint. D'ailleurs, celui-ci promet que tout va changer, qu'il ne la frappera plus. La tentation est bien forte de le croire.

Je parlais de l'amour au début de ce paragraphe et j'ai déjà mentionné nos mythes sur l'amour. On sous estime grandement la difficulté que représente le mythe du prince charmant pour les femmes violentées. Celles-ci sont parmi les femmes qui ont le plus intégré nos valeurs traditionnelles sur les divisions sexuelles: la recherche d'un conjoint protecteur, le désir de donner l'image d'une famille unie et sans problème, la valorisation dans le regard de l'autre… Décider de quitter son conjoint équivaut, pour beaucoup de femmes, au deuil de ce mythe. Cet homme, notamment quand c'est le premier à être aimé de la sorte, était l'incarnation de leur rêve le plus cher, un mari et un père réunis dans la même personne. Pour tout un chacun, il est difficile et parfois très long de faire de tels deuils.

38 - Quelles sont les réactions du conjoint au départ ?

Souvent il est consterné, il ne la croyait pas capable de ce partir. La fuite de la conjointe provoque chez lui une crise profonde. Habitué à être choyé, dorloté, à avoir une épouse (ou une mère) qui s'occupe de lui, il trouve sa solitude bien lourde. Lui aussi, comme son épouse, est en général un adepte des valeurs familiales; quand elles s'effondrent ainsi, il est perdu totalement.

Il va alors tout faire pour récupérer sa conjointe et pour minimiser les accusations de violences qu'elle profère. Non seulement, on l'a dit, il va promettre de ne plus recommencer, mais il va aussi multiplier les contacts pour essayer de faire entendre raison à sa compagne. Dans certains cas, ce sont des menaces: menaces de se suicider, d'enlever les enfants, de lui faire payer. Dans d'autres cas il demande de l'aide à un centre pour hommes violents ou à un psychologue, parfois aux deux.

La compréhension de la crise vécue par cet homme permet de comprendre l'accueil des hommes violents. De son côté, son ex-compagne peut être entourée, aidée et accueillie; du sien, il est souvent seul. Beaucoup d'hommes violents pensent alors que leur vie est finie, qu'ils se sont faits avoir. Ils disent que tout ce qu'ils ont fait pour leur famille a été peine perdue puisque c'est maintenant fini. L'homme violent, en-dehors des menaces, est souvent suicidaire. Et ce, avec un risque complémentaire pour son ex-compagne, car il envisage aussi quelquefois de la suicider en même temps. Ce risque que court la femme violentée est aggravé dès qu'elle reprend une vie normale et que, par exemple, elle recommence à avoir des rencontres sexuelles ou un nouvel ami. En effet, cela devient pour l'homme, la preuve tangible de la fin de leur relation.

Esseulé, sans oser voir ses ami-e-s, non seulement parce qu'il en a peu, mais aussi, par peur de dire qu'il est un homme violent, l'homme vit une période de vulnérabilité particulière. Il ne se reconnaît pas toujours comme violent, mais il sait qu'il a un problème à résoudre avec la violence. Certains nient en bloc: c'est ma femme, elle m'appartient, elle doit revenir. D'autres insultent les travailleurs sociaux ou les travailleuses sociales qui aident sa compagne ou ils réclament leurs droits de mari et de père. Les enfants sont subitement utilisés comme éléments de revendications. D'autres, de plus en plus nombreux, consentent à reconnaître le problème. Ils demandent de l'aide. Les conditions d'accueil de ces hommes sont alors déterminantes pour la suite de leur histoire.

Devant l'état de faiblesse manifeste que montre cet homme, son désarroi, sa non ressemblance avec le mythe de l'homme violent (qu. n° 6 à 18), certain-e-s professionnel-le-s le plaignent, le rassurent sur la non-gravité de ses actes et lui disent qu'elle va revenir. Certain-e-s se font complices de cet homme quand il accuse sa femme d'avoir provoqué les violences, ils/elles acceptent d'entamer avec lui le combat pour obtenir ses enfants. Dans nos sociétés où la sympathie va davantage vers la victime que vers l'agresseur, la cause de ses enfants, le droit de garde ou le droit de visite sont souvent une manière de se faire plaindre, de devenir à son tour victime des femmes. D'autres, qu'on dit spécialistes lui conseillent (voir qu. n° 55) de proposer à sa compagne une thérapie en couple, autrement dit qu'elle revienne, qu'elle abandonne sa rupture et qu'elle accepte de parler avec lui devant une tierce personne.

Dans les centres pour hommes violents (voir qu. n° 53), les intervenants essaient de profiter de la crise que l'homme traverse pour le responsabiliser face aux violences qu'il a commises. L'homme, quand on quitte la victimologie, accepte assez facilement de parler de ce qu'il a vécu, souvent c'est la première fois de sa vie qu'il peut le faire.

Mais le sort que nos sociétés proposent aux femmes violentées étant ce qu'il est, plusieurs reviennent vite et cet homme prompt à faire des promesses est tout aussi rapide pour les oublier. Si un homme ne prend pas concrètement les moyens pour changer, il ne changera pas. Et c'est ainsi qu'à RIME, des hommes viennent une fois, cessent de venir quand leur compagne revient, puis commencent réellement une réflexion personnelle… à la prochaine rupture. Nous reprendrons plus loin la question du suivi des hommes quand ils se présentent auprès des centres pour hommes violents.

39 - Pourquoi restent-elles ?

Pourquoi les femmes trouvent normal de se faire battre ? demande une étudiante. Et devant ma surprise, elle dit que puisqu'elles restent, soit elles doivent "quelque part" aimer ça, soit au moins, trouver la violence normale.

Et, surprise de son assurance, réalisant en les énonçant l'incohérence de ses propos, elle se dépêche d'ajouter: "c'est compliqué, la violence".

Je prends souvent cette comparaison: on vous propose de quitter votre travail, d'aller à New York ou à Paris (suivant le côté de l'atlantique où vous habitez) ou dans n'importe quelle ville éloignée où vous ne connaissez personne. Vous gagneriez 10 fois vos ressources actuelles pour un travail passionnant, mais la seule condition est de partir tout de suite, demain matin, d'abandonner vos ami-e-s, votre famille, votre entourage et vos animaux familiers, les objets que vous aimez, votre maison… Qui ne réfléchirait pas ? Qui ne demanderait pas des délais ? Pour les femmes battues, c'est la même chose: elles devraient, à entendre certain-e-s spécialistes, tout quitter tout de suite, laisser maison, ami-e-s… et parfois pour éviter la rancune de Monsieur, leur ville, leur travail… Mais à elles, on ne leur propose pas de gagner 10 fois plus, ni un travail passionnant, mais au contraire de s'en remettre à des professionnel-le-s, qui, il faut bien le dire, affichent parfois envers cette population un dédain qui est déplacé.

Il faut du courage aux femmes violentées pour oser quitter le domicile et l'ensemble de nos efforts sont parfois d'un bien maigre secours. Mais même au delà de ces préoccupations, aider les femmes violentées et les hommes violents, c'est aussi ne pas les bousculer et respecter leurs rythmes, et dans ce cas-ci, ne pas jeter la pierre aux femmes violentées qui restent chez elles.

Si nous repensons à l'attitude d'incompréhension de l'étudiante, comme celles d'autres hommes et de femmes, elle est parfaitement intelligible. Il faut avoir quitté la caverne pour savoir qu'on sort de l'enfer. Beaucoup de femmes violentées et d'hommes violents y sont encore confiné-e-s. Ouvrons les portes, armons nous de patience, et évitons les a priori que propose le mythe.

40 - Quels sont les rapports entre violences domestiques et sexualité?

C'est un vaste non-dit. Par exemple au Québec, on a chiffré le nombre de femmes violentées qui ont vécu des violences sexuelles (8), mais on ne s'est pas interrogé sur ce que vivent les autres femmes dans leur sexualité. J'ai eu personnellement beaucoup de mal à comprendre, d'ailleurs, l'énoncé du mythe qui dit "elles aiment ça". Pourtant en écoutant les femmes violentées et les hommes violents, il faut accepter les évidences et bien les analyser car elles offrent une clef pour comprendre les secrets qui entourent les violences domestiques.

Certain-e-s d'entre eux vivent dans leur sexualité des rapports qu'ils/elles qualifient de violence; les hommes et les femmes décrivent des caresses fortes, des jeux sexuels où la domination se met en scène, des morsures, des griffures, voire dans certains cas, des fessées… Mais dans le même temps, ces hommes et ces femmes expliquent parfois un double désir de vivre la sexualité ainsi. Lui et elle semblent d'accord; à aucun moment, l'autre n'est forcé-e. Naturellement il s'agit ici de femmes qui, même après la séparation parlent de ce double désir, et non de celles, qui se sentent obligées d'adhérer aux désirs de leurs conjoints, ce qui leur procure parfois du plaisir.

Plus les témoignages sur ces pratiques sexuelles augmentent, plus on en découvre la variété. Entre les couples où c'est toujours la même personne qui domine, les couples où on échange les rôles, ceux qui utilisent de la pornographie (9)…, la variation est large. Si ces pratiques sont qualifiées de violences, de violences sexuelles, ou de violences dans la sexualité, l'homme et la femme en décrivent aussi les plaisirs et les jouissances réciproques, l'envie de ne pas arrêter ces quêtes érotiques. On l'aura compris, pour moi la sexualité à double désir, désir des deux, n'est pas de la violence, en tous cas, pas de la violence de domination. Il faut distinguer les pratiques sado-masochistes et les violences conjugales.

Cela ne poserait de problèmes à personne, sauf aux moralistes, si dans certains de ces couples ne se vivaient en plus des violences domestiques.

Certains hommes et certaines femmes tiennent à préciser que certaines violences domestiques sont "calmées sur l'oreiller". On ne voit plus très bien dans leurs propos ce qui précède quoi. Est-ce que les violences domestiques sont des rituels pré-sexuels? Ou la sexualité "forte", ce que je nomme souvent l'"animalité", est-elle une manière d'obtenir le pardon et les excuses de la compagne? Car les témoignages sont sans équivoque: les violences domestiques sont unilatérales puisque c'est l'homme qui frappe sa femme alors que la sexualité est bilatérale dans le sens où l'homme et la femme ont chacun, alternativement ou conjointement, l'initiative des scènes.

D'ailleurs des hommes qui ont pratiqué auparavant avec d'autres compagnes des violences sexuelles où ils imposaient de force leurs désirs, décrivent aussi très bien la différence avec cet érotisme particulier qui se vit à deux.

Le fait de vivre ces sexualités, et en même temps de les qualifier de violences, sème une confusion extrême dans les couples concernés. Comment dire à la fois les violences domestiques, les blessures, la peur qu'elles provoquent et l'extrême plaisir de la sexualité ? La honte de prendre du plaisir dans ce qui est qualifié de violences pousse d'autant plus ces couples au silence.

Sado-masochisme, perversité ? Qu'importe, je ne fais pas partie de ceux qui aiment regarder les couples sous les draps pour leur dire la norme. Mais le secret sur ces pratiques conjugales entretient de façon évidente le mythe qui dit "elles aiment ça".

Je donne souvent cet exemple d'une femme, enseignante, que j'ai rencontré. Apparemment libre de ses mouvements, propriétaire de son appartement, de sa voiture… elle partait après 10 ans de vie commune. Les violences qu'elle avait subies étaient graves. Quand nous avons abordé la sexualité qu'elle avait eue avec cet homme, elle dit qu'elle ne savait pas si c'est parce qu'elle ne prenait plus de plaisir dans la sexualité qu'elle ne supportait plus les coups. Ou alors, si les coups qu'elle avait reçus, et les douleurs conséquentes, avaient définitivement fait cesser les plaisirs sexuels. Mais, disait-elle, il y avait un rapport entre les deux. Cette situation se complique d'ailleurs pour nombre de femmes et d'hommes quand le compagnon est le premier homme avec qui elle a eu une sexualité agréable ou, à l'inverse pour l'homme quand cette femme est celle qui lui a appris à prendre le temps de faire l'amour. C'est ce qui explique des phrases comme celle-ci "Au moins avec lui, différemment d'autres, je prends du plaisir".

Gêne de parler aux femmes violentées des émotions amoureuses qu'elles ont eues ? Victimologie qui crée des femmes battues conformes à l'image qu'on veut en avoir, Montée du moralisme ? Toujours est-il que cette question, pourtant importante dans la vie des hommes, des femmes et dans la compréhension de la violence domestique, n'a été que très peu abordée jusqu'à présent.

41 - L'infidélité est-elle de la violence ?

Infidélité, donjuanisme, voire refus de rapports sexuels… à écouter certain-e-s, tout ce qui ne ressemble pas à une famille monogame, hétérosexuelle, sans aventures extérieures, avec fidélité jurée et crachée, devient de la violence. Soyons sérieux, la violence est autre chose. C'est par exemple, avoir des relations sexuelles extérieures au couple et interdire à sa compagne d'en faire de même. J'ai vu des maris jaloux, infidèles en secret, contrôler l'emploi du temps de leur compagne en supposant qu'elle devait avoir un amant.

Chaque couple a droit de fixer les règles de son mode de vie, l'intérêt n'est pas là, il est de savoir si les droits de l'un-e sont aussi les droits de l'autre.

42 - Y a t-il des couples où la violence n'existe pas ?

Une fois qu'on quitte le flou artistique des définitions populaires de la violence, on peut bien évidemment trouver de nombreux couples où elle n'existe pas, où l'homme -ou la femme- n'a pas systématiquement des attitudes de contrôle et de domination. Où il n'y pas de coups.

Il existe des hommes qui refusent de conquérir, de faire le siège, de soumettre… des femmes, bref qui refusent de jouer au guerrier dans l'intimité. Il suffit de relire quelques livres dépeignant l'histoire des individus pour se rendre compte, d'ailleurs, que cette situation n'est pas nouvelle (10). La virilité et le statut social des hommes étant pour partie lié-e-s à leurs capacités à porter la culotte, à montrer qu'ils en ont, la condition masculine semble avoir été particulièrement globalisante ou totalisante, notamment dans les cent dernières années, après la révolution industrielle. Etre homme, c'est adopter le profil normal dans l'ensemble des activités sociales: au travail, chez soi, dans la rue… Il est aussi vraisemblable que l'homosexualité ait été dans l'histoire une porte de sortie pour les hommes qui refusaient d'assumer les injonctions de rôles qui leur étaient faites.

Certaines personnes, hommes ou femmes, ne parviennent pas facilement à réaliser qu'il y a des hommes qui ne frappent pas leurs compagnes, qui sont révoltés contre les viols et les violences diverses commises contre les femmes. J'en entendu mille fois la formule: ça n'existe pas des couples où il n'y pas de violences, lancée tour à tour avec mépris, colère, résignation ou méchanceté. Les hommes et les femmes qui vivent au quotidien des rapports de domination exacerbés dans le privé, sont souvent incapables d'imaginer d'autres types de relations; ils/elles sont en panne d'imaginaire. Un peu, comme le pauvre d'un bidonville qui n'est pas capable d'imaginer la vie d'un riche. Et en même temps, l'affirmation semble insupportable. Bien évidemment, si j'arrive à prouver que partout, dans tous les couples, la violence existe, me voici rassuré: je ne suis pas seul-e et je peux même me dire qu'il doit bien exister des couples où elle est supérieure à la mienne. Je peux dormir sur mes deux oreilles. Dire qu'il n'existe pas d'autres relations possibles entre hommes et femmes, que la violence domestique est naturelle, cela ramène le seuil de tolérance au niveau des coups. Réfléchissez, de la même manière, à ce que l'on affirme aujourd'hui en France sur l'impossibilité d'éduquer un enfant sans claques, sans fessées… Les dominants essaient toujours, en invoquant la nature, de faire croire que leur système est normal, ordinaire et banal, qu'il n'y a pas à en faire l'analyse, puisque tout le monde vivrait ainsi naturellement.

Toutefois, il est bien différent de dire que tout homme ne frappe pas sa femme et de prétendre être un homme ou une femme libéré-e des rapports sociaux et des contraintes qui s'exercent dans toute la société. En Afrique du Sud, sous l'Apartheid, un blanc pouvait se battre avec les noirs contre le racisme, il n'en restait pas moins blanc. En dehors de ce contexte, lors des contrôles policiers ou dans la possibilité qui était sienne d'accéder aux édifices réservés aux dominants, de faire des études… il restait un blanc. De la même manière, je ne connais pas en France ou au Québec d'hommes et de femmes totalement libéré-e-s des contraintes et de la pollution mentale qui nous font vivre le sexisme. Télévision, pubs, rapports au travail, morale, contraintes "éducatives"… tout et partout nous rappelle sans arrêt nos conditions premières d'homme ou de femme. Un homme antisexiste doit être conscients des différences qui subsistent et des privilèges accordés aux hommes, surtout s'il veut les combattre. Regardons, en France, le nombre de femmes députées (5,7% (11)), de femmes qui travaillent (52%), des écarts de salaires à qualification au moins égale (les hommes gagnent 1/3 de plus en moyenne), le nombre de femmes dans les directions syndicales ouvrières (14%) ou patronales (2%)… et arrêtons de dire n'importe quoi sur l'égalité.

Il serait tout aussi absurde de faire de l'angélisme. Nous allons donc trouver dans tous les couples, comme dans tout groupe humain, des conflits, des débats, des désaccords… Je l'ai dit, on mélange violence et agressivité. Je ne suis pas l'autre et réciproquement; s'enrichir de nos dissemblances et se réjouir de nos ressemblances, ce n'est pas faire fi du quotidien et des problèmes que toute personne doit résoudre sans cesse, y compris par ses colères ou ses amours.

La seule différence, et elle est de taille, est que chez certains couples ce n'est pas la violence de l'un-e qui vient clore le débat par une démonstration de force. Au lieu de s'inquiéter de ce constat, on devrait plutôt s'en réjouir: oui, on peut vivre autrement et l'amour ne doit pas être à n'importe quel prix.

43 - Et les couples où la violence est égale ? où "on" se bat ?

"On se bat !", " c'est lui qui commence, et après j'embraie…" "chez nous, c'est réciproque"… les mots varient pour annoncer à qui veut bien l'entendre, que dans certains couples, la violence serait égale. Une intervenante auprès des femmes expliquait même qu'il y a des femmes qui sont battues alors que d'autres se battent avec leurs conjoint.

Disons-le de suite, je n'ai rencontré qu'exceptionnellement des couples où, à l'écoute de l'homme et/ou de la femme, on puisse réellement dire que les violences sont symétriques. Un autre constat qui peut surprendre: l'emploi du "on" est plus souvent féminin que masculin. Quand on demande aux femmes ce que signifie, pour elles, cette symétrisation, en quoi consiste les violences égales, la plupart décrivent leurs réactions aux violences maritales: elles ne se laissent pas faire, elles ne sont pas des femmes battues. Souvent, sous prétexte que leur compagnon est plus fort qu'elles, elles justifient que leurs violences sont moins importantes ou qu'elles n'ont pas le dernier mot. Elles signifient tout à la fois qu'elles sont différentes de la femme battue que nous présente le mythe (la pauvre victime innocente qui ne réagit pas), qu'elles se sentent partie prenante -ce qui ne veut pas dire responsables- des violences qu'elles subissent et qu'elles ripostent.

Dans la plupart des cas, lui et elle sont d'accord pour dire qu'il commence et qu'elle suit. Dans la description des violences commises par les femmes, on voit qu'il s'agit souvent de formes de résistances et de ripostes. Si certaines annoncent des claques, des coups de pied, de la vaisselle cassée… d'autres décrivent leurs ripostes en expliquant les attitudes qu'elles ont mises en place dans le couple, les aspects "pénibles" de leur personnalité, leur intransigeance… S'expriment alors bien souvent des formes de culpabilité qui semblent justifier les coups reçus. Dans quelques témoignages, on repère les effets directs de l'accusation proférée par le conjoint de la provocation de la femme. Mais pour les femmes le "on", la symétrie proclamée, permet de se réévaluer, de bien montrer qu'on reste, même subissant des violences, une personne humaine capable de réagir.

L'évocation du "on" essaie, bien imparfaitement, de traduire dans les paroles, le lot d'actions et de réactions que vit chaque couple, de contrer le simplisme de certaines analyses sur les violences domestiques. Dans les faits, ces hommes et ces femmes confondent la symétrisation des rôles dans le couple et celle des violences.

Des sociologues américains justifient autrement la symétrie. Ils comptent dans les familles les violences (physiques, psychologiques, verbales, sexuelles…) commises par les enfants entre eux, les mères et les pères sur les enfants, et celles des hommes sur les femmes. Ils arrivent ainsi, dans une logique mathématique, à dire que tout le monde est violent avec tout le monde et qu'il y a égalité entre toutes ces violences. Je n'adhère pas à ce système de pensée. Il ne permet pas d'expliquer la logique qui aboutit, en fin de compte, à ce que l'homme, dans la majorité des cas, prouve par la violence qu'il reste le chef de famille. Même lorsque chacun-e a montré par la violence son sentiment de supériorité.

Enfin, il reste les cas de violences réellement symétriques. En général, les hommes et les femmes qui en parlent décrivent des actions brèves, courtes, souvent l'échange d'une ou de deux claques, lesquelles aboutissent à ce que ni l'un, ni l'autre, n'ose continuer les violences. L'homme et la femme se montrent mutuellement l'égalité dans le rapport de force. J'ai rencontré certains couples où cet équilibre dans les scènes de ménage dure depuis de nombreuses années. Après l'échange de coups, au vu du résultat du match nul qui vient de se dérouler, on discute.

44 - Que penser de la violence à enfants?

L'homme bat sa femme, dit-on, et la femme, chargée de l'éducation, bat ses enfants. Parfois c'est Monsieur, mais aussi ce sont l'enseignant-e, les grands parents, les ami-e-s ou les voisin-ne-s qui s'adonnent également à ce qui semble quelquefois être un sport national. Chacun-e vante les mérites de sa méthode: le martinet (ne pas toucher avec la main), la fessée complète (une fessée fait circuler le sang) ou partielle: les petites claques sur les fesses (pour ne pas toucher le visage), une bonne claque franche et claire immédiatement (ne pas attendre, l'enfant ne comprendrait pas). Chaque propos est de légitimer ce qui n'est pas défini comme de la violence, mais comme une aide, une manière de ponctuer l'éducation.

Quant à ceux et celles - et ils/elles sont de plus en plus nombreux et nombreuses - qui refusent d'utiliser de tels archaïsmes, on les menace plus ou moins ouvertement d'avoir des enfants qui ne comprendront pas les limites sociales et qui seront mal éduqué-e-s, voire perturbé-e-s.

Il est d'ailleurs rassurant de voir dans les générations successives d'étudiant-e-s, des enfants qui ne se souviennent ni de coups, ni de claques, ni de fessées. En 1991/92, dans mes cours de 1ère année de Sociologie, ils/elles étaient entre 5 et 10 %. Ce ne sont pas les plus perturbé-e-s, ni les plus mauvais-es.

Notre mise en catégorie évite soigneusement d'expliquer que les femmes, par ailleurs battues, peuvent être souvent violentes avec leurs enfants ou avec ceux des autres. Il faut que la victime ressemble bien à une victime, que rien ne puisse assombrir le tableau qu'elle présente.

Quand on essaie d'analyser les propos des enfants et ceux de leurs parents, on se rend compte que les victimes de violences, comme les femmes violentées, peuvent assez facilement décrire les difficultés qu'elles éprouvent à identifier les violences. Celles-ci sont présentées comme légitimes et parfois l'enfant se culpabilise d'avoir été battu. Il/elle se considère comme responsable et reprend souvent à son compte la pseudo perte de contrôle qu'aurait subie son père ou sa mère. Mais surtout il/elle n'identifie que quelques coups, ceux où il a eu mal ou ceux où on a voulu lui faire mal, ceux qui étaient injustes. Par exemple cette fille que le père obligeait à tenir un fil électrique dénudé ou ce garçon obligé de manger du savon, il et elle ne définissaient pas ces pratiques comme violentes. Les "coups" sont racontés et associés à la douleur subie ou à la terreur vécue, leur souvenir s'intègre à cette mémoire corporelle de la violence dont nous avons déjà parlé.

Pour les parents, on connaît tous le déni collectif qui fait que l'enfant martyr est forcément l'enfant du voisin mais jamais le sien. D'ailleurs,en France, notre code pénal définit l'enfant martyrisé comme "tout enfant ayant reçu une correction au delà de la correction paternelle (sic) légitime". Par contre, dans le registre de la punition, les parents connaissent un éventail assez large de mesures. Il y a les coups, mais aussi les interdictions de sortir, les restrictions alimentaires, les cris, les regards en coin. Eux qui veulent sans cesse contrôler leurs enfants, montrer qu'ils sont ceux qui ont le pouvoir, ils peuvent facilement énumérer toute une série de violences possibles. Ils l'associent à une intention, à un projet éducatif, à l'acquisition de normes et de limites.

Entre l'ensemble des violences décrites par les parents et les quelques coups définis par les enfants, nous retrouvons la double définition de la violence où le/la dominant-e connaît et reconnaît plus de violences que les personnes dominées (qu. n°20 Les parents, à l'instar des hommes violents, accusent les enfants d'être responsables de leur violence: c'est bien connu, disent-ils, que les enfants "provoquent" jusqu'à obtenir la punition "recherchée". Dans la violence contre les femmes comme envers les enfants, le marquage corporel va être central pour imposer ses idées, son point de vue ou contrôler l'autre.

En réalité, que l'on soit homme, femme, parent, la violence est l'outil pour montrer que l'on se considère comme le plus fort et donc qu'on a raison. Quand un système social prend la violence comme mode de régulation, celui-ci a tendance à s'imposer à l'ensemble de ses éléments. Dans le système familial, dans la famille, on constate que, lorsque l'homme est violent, bien souvent lui et sa compagne utilisent la violence contre leurs enfants. Pour ma part, je parle de violence masculine domestique, que les coups soient portés par l'homme, le père ou la mère. En effet, les coups, la violence physique sont, dans nos cultures, de symbolique masculine. Le pouvoir de la force est masculin. On apprend d'ailleurs plus aux femmes, qualifiées de faibles, de moins fortes que leurs homologues masculins, à utiliser l'esquive, la ruse ou la manipulation sentimentale. De plus, la violence du conjoint démontre qui en dernière analyse, doit dominer la maison. En conséquence, la mère éduque souvent les enfants supervisée sous le contrôle du père. C'est ce qu'on appelle l'autorité paternelle.

Le fait que la violence s'impose dans un système dès son apparition n'est pas sans difficulté dans les thérapies contre la violence. Souvent l'homme arrête la violence physique contre son épouse, mais celle-ci et lui-même continuent toutefois les violences contre les enfants. Une fois les crises passées, les risques sont grands que le système familial reprenne la violence comme mode de régulation central. Un système ne semble pas admettre deux modes de régulation, l'un pour les adultes, l'autre pour les enfants. D'autant plus qu'il y a une différence certaine entre l'arrêt des violences physiques et l'arrêt ou la transformation des comportements contrôlants et violents.

Ce n'est pas rendre service aux hommes et aux femmes concernées que d'omettre de parler des violences faites aux enfants ou de vouloir à tous prix les exclure des violences domestiques.

45 - Y-a t-il un stade à partir duquel on peut déclarer qu'un enfant est battu ou qu'un enfant est martyrisé?

Transposons la question: y-a t-il un stade à partir duquel on peut déclarer qu'une femme est battue ou qu'une femme est violentée ? Ce n'est pas qu'une pirouette : qui doit décider du seuil minimum des violences acceptables ? Pour l'instant, nous avons 3 instances en cause: l'Etat par les lois qu'il établit, les victimes, et les personnes violentes qui peuvent choisir la gradation des coups. Faut-il identifier un seuil de "violence acceptable" différent suivant que l'on soit la personne violente ou la personne violentée ? J'avoue mon scepticisme. N'oublions pas que selon des hauts fonctionnaires, il y aurait chaque année en France 50 000 enfants martyrs (12). Certains pays nordiques, qui ont mis en place des lois moins permissives pour les parents et qui ont tenté d'instituer "les droits de l'enfant" ne semblent pas s'en porter plus mal.

Toutefois, la culpabilité des mères, pas plus que celle des hommes violents, ne sert à rien: la culpabilité provoque le secret, mais ne permet pas le changement. Seules la sensibilisation et la responsabilisation des femmes, des hommes et des enfants sur les effets et les méfaits des violences domestiques effectuées, nous ferons sortir du moyen âge quant à nos pratiques éducatives et parentales.

46 - Et les parents battus par les enfants ? les grands parents battus?

A notre époque où s'entre-ouvre la porte du privé, les révélations se font plus nombreuses: après les viols et les abus sexuels subis par des femmes, sont apparus les hommes violés, quelquefois par inceste (13), après les femmes battues, les hommes battus (voir questions suivantes) et maintenant après les enfants battus ou abusés, arrivent les parents battus, les grands parents battus. Le Québec paraît toujours gardé quelques longueurs d'avance dans cette sphère de l'aveu face à la violence.

A RIME, nous avons reçu beaucoup d'appels de femmes qui ont été maltraitées par leur enfant. Souvent elles vivent seules avec lui depuis longtemps et il assume un rôle marital évident. D'autres appels attirent notre attention sur des grands-parents qui disent à mots couverts leur état de dépendance et de victime.

Les recherches devront se poursuivre pour nous en révéler davantage. Pour ma part, j'ai trop peu interrogé ces personnes pour en dire plus. Vraisemblablement, la découverte de catégories particulières de personnes maltraitées devrait nous permettre d'affiner nos analyses sur les effets en cascade de l'utilisation des violences domestiques, autrefois bien gardées dans le secret du privé.

47 - Existe-t-il des hommes battus et des femmes violentes ?

Les hommes violentés existent. D'après les différents spécialistes, ils représenteraient environ 1% des personnes battues. Mais là, plus qu'ailleurs, il faut être prudent. A priori n'est pas homme battu ou femme violente qui veut et j'ai appris au cours de ces longues années d'enquête à me méfier des effets d'annonce.

Dans nos études lyonnaises, tout a commencé par cet Irlandais, homme de 54 ans, qui est venu nous rencontrer au début du fonctionnement du centre pour hommes violents de Lyon. Il parlait des violences qu'il avait subies pendant 10 ans. Ce jour là, nous écoutions médusés cet homme extrêmement doux, sans vraiment comprendre ce qu'il nous disait. Il était de passage à Lyon, on ne l'a jamais revu. Puis mes recherches m'ont révélés les témoignages de femmes qui se déclaraient violentes et ceux d'hommes qui pestaient contre la violence des femmes.

A l'écoute de ces hommes qui veulent qu'on parle de la violence des femmes, dont certains -pas tous- commencent à revendiquer d'être des hommes battus, j'ai la plupart du temps entrevu des hommes très dominateurs, machistes, mais en même temps des hommes aigris et tristes. Ils ont vécu ou vivent des situations conjugales où le dialogue est rompu, des couples où l'amour a perdu ses habits de fête. A ce qu'ils estiment être des violences de leurs compagnes, ils répondent par la cogne. Ces hommes, disons-le tout de suite, sont en général des hommes violents. Qu'ils soient dans un couple qui arrive en bout de route, où la compagne résiste et utilise les armes à sa disposition (ne pas lui rendre service, faire la gueule…), ou qu'ils se trouvent devant une femme qui ne veut pas se laisser faire, leur réaction est identique: la violence de celui qui s'estime être le plus fort. Et ici, en l'occurrence, le plus fort c'est eux. Certains m'ont proposé de faire des groupes d'hommes battus par les mots, d'autres voulaient que j'écrive sur la violence du silence.

A partir d'une interaction conjugale où s'exacerbe le conflit entre un homme violent et une femme qui résiste, plusieurs d'entre-eux généralisent la violence des femmes. Prenant le rapport aux enfants comme exemple (souvent la mère les exclue du contact avec eux), ils se présentent en victimes.

Je ne remets pas en cause leurs tristesses ni leurs détresses qui quelquefois, sont profondes et sincères. Je ne conteste pas leur opposition au sexisme de certaines pratiques qui visent à privilégier le rôle de la mère sur celui du père. Je pense simplement que c'est un piètre service à leur rendre que d'accepter, sans discuter, de les considérer comme des hommes battus ou d'hurler avec eux contre la violence des femmes. Que se passera t-il, pour eux, avec une nouvelle compagne, s'ils ne prennent pas le temps de réfléchir et de changer, s'ils trouvent un auditoire qui accepte d'être complices du déni de leurs violences ? Ils recommenceront avec une autre femme ou plus exactement avec une autre mère qui les prendra en charge, qui acceptera leur irresponsabilité et qui devra subir, elle aussi, leurs violences. Certains organismes pour pères divorcés s'engagent d'ailleurs dans cette voie: ils annoncent à qui veut l'entendre qu'il y a autant de femmes violentes que d'hommes battus.

Au départ de mes recherches, quand il a fallu rencontrer des hommes violents, j'ai vite compris qu'en interrogeant les hommes qui se plaignent publiquement de la violence des femmes, je trouvais de vrais hommes violents qui avaient l'impression de répondre aux provocations de leurs compagnes.

Parmi les femmes qui revendiquent d'être ou d'avoir été des femmes violentes, deux types de figures apparaissent.

1/ Certaines disent: mon conjoint et moi, on se bat, je suis donc aussi une femme violente. On se trouve dans le cas pré-cité de violences dites égales. Excepté des cas rares de réelles violences symétriques, quand "ces femmes violentes" sont invitées à décrire les violences qu'elles ont fait subir, beaucoup expliquent comment, à la violence exercée de manière première par leur compagnon, elles ont réagi par la violence pour ne pas être en reste avec lui. Mais les formes qu'elles décrivent sont surprenantes: certaines se tapent la tête contre les murs par dépit ou cassent des objets en réponse aux coups. D'autres disent qu'elles auraient aimé le cogner, lui faire mal, elles dépeignent les violences qu'elles auraient aimé lui faire. Mais, disent-elles, il est plus fort alors j'ai pas osé. Quelques-unes se réfugient aussi dans une guerre d'usure. Elles se vivent comme femmes violentes parce qu'elles aimeraient le voir souffrir autant qu'elles. L'appellation "femme violente" les rassure. Quant on les écoute raconter leur vie, celles-là sont sans aucun doute d'abord des femmes violentées, mais elles veulent se distinguer du mythe sur la femme battue. Elles ne restent pas sans réaction, elles demeurent, envers et contre tout, des femmes qui résistent et qui ne se laissent pas faire.

2/ Quelques femmes, à l'opposé des premières, expliquent les différentes violences qu'elles ont exercées sur leur compagnon pour le faire réagir, pour montrer qui elles sont… Parfois, en rigolant, elles décrivent les scènes de violences exercées contre leur conjoint. Leurs violences sont multiples: cris, brimades, insultes, le pousser dans l'escalier, coups, utilisation d'armes (ciseaux, couteaux…). Elles ne répondent pas à une violence première de monsieur, mais elles en prennent l'initiative. Leur conjoint est souvent, d'après elles, un homme faible qui a besoin d'être remué ou qui provoque, consciemment ou pas, leur violence. Elles n'en sont pas vraiment honteuses. Certes, elles n'étalent pas publiquement leurs violences, mais elles considèrent qu'en définitive et tant qu'il se laissera faire, soit il le cherche, soit c'est pour son bien. Elles vont chercher dans l'enfance du conjoint ou dans leurs rapports à leurs propres parents, les raisons qui expliquent cette situation.

D'autres, devant les conséquences de leurs actes (blessures, fractures, bleus, perte de confiance de leurs compagnons…) manifestent de réels regrets. Elles invoquent la perte de contrôle, la colère, le stress de la vie quotidienne, le logement trop petit… pour nier leur responsabilité. D'ailleurs, comme les hommes violents, après les coups, elles s'excusent, promettent de ne plus recommencer, font alors des compromis, jusqu'à la scène suivante.

Les femmes accueillies à RIME, qui ont suivi plusieurs mois des entretiens hebdomadaires, sont elles aussi venues, parce que leur conjoint voulait partir et divorcer. A priori, dans leurs discours, au début des entretiens, le problème leur semblait extérieur. Elles n'étaient pas, disaient-elles, vraiment responsables des violences qu'elles faisaient subir à leurs compagnon.

48 - Qui sont les hommes battus?

Les hommes battus que j'ai rencontrés ne sont pas ceux qui s'autoproclamaient ainsi, mais ils sont les compagnons des femmes violentes.

Beaucoup, au début des entrevues, refusent ce qualificatif. Ils peuvent décrire des scènes où leur compagne les a insultés, où ils ont été "poussés", mais disent-ils, elle ne l'a pas fait exprès ou elle n'a pas voulu me faire mal.

La plupart des hommes battus rencontrés ne savent pas qu'ils sont des hommes battus.

C'est, on me le concédera, une difficulté majeure pour pouvoir en tirer des lois générales. Je ne peux donc parler ici que des hommes battus que j'ai interrogés à la suite des déclarations de leurs compagnes, ou des témoignages de partenaires des femmes violentes reçues à RIME. Somme toute, je l'ai dit, les différents spécialistes s'accordent à dire qu'il y aurait 1% des personnes violentées qui seraient des hommes. Je reprends à mon compte cette hypothèse, sachant bien qu'elle reste une évaluation qui doit être soumise, comme pour le nombre de femmes battues, à des réévaluations ultérieures.

Outre les difficultés pour obtenir des témoignages, ce qui est marquant pour le chercheur, c'est la symétrie du discours qui existe entre les femmes battues et les hommes battus, entre les femmes violentes et les hommes violents. Ainsi, autant les hommes violents que les femmes violentes explicitent une suite (un continuum) de violences multiples (physiques, verbales, psychologiques, sexuelles) liées à une intention: dire, montrer, obtenir…; autant les femmes violentées que les hommes violentés ne reconnaissent comme violences que certains coups où ils peuvent identifier le désir de faire mal. Les hommes violentés, comme leurs homologues féminines, parlent de perte de contrôle de leur conjointe, de colère. Ils sont persuadés qu'elle va changer, parce qu'elle l'aime. A l'invitation de ses parents, nous avons eu un contact avec un homme qui quittait pour la deuxième fois l'hôpital à la suite à de fractures provoquées par sa conjointe. Quant, naïvement, nous lui proposions de quitter cette femme tyrannique, il refusa en nous faisant valoir que forcément elle allait changer puisqu'elle l'aimait. D'autres font valoir le caractère exceptionnel des violences pour montrer leur non-gravité.

Lorsque l'on s'intéresse au mode de vie des hommes violentés et des femmes violentes, on comprend un peu mieux le phénomène: les femmes violentes sont, on aurait pu s'en douter, dominantes dans le couple. La plupart travaillent, d'autres sont étudiantes. Mais, même si leur salaire est en général inférieur à celui de leur compagnon, ce sont elles, les femmes, qui décident en définitive à quoi sert l'argent. Les hommes violentés se plaignent, pour certains, que leur compagne n'aide que très peu dans les tâches domestiques; en tous cas, qu'elles n'en ont pas la préoccupation. De même, dans une conversation, les femmes violentes coupent souvent la parole à leurs conjoints; par le ton de la voix, son débit, elles imposent leurs points de vue, quitte, devant des ami-e-s, à se moquer de leur compagnon ou à le ridiculiser.

Mais, dans l'inversion que représente les hommes battus, -justement parce qu'ils sont hommes-, tout n'est pas ressemblance avec les femmes battues. Il est certainement plus honteux d'oser se proclamer homme battu, de montrer qu'on n'a pas su contrôler son foyer et qu'on se fait dominer par une femme. A l'inverse, tant que les conséquences n'en sont pas dramatiques, il peut être de bon ton d'affirmer avoir corrigé son compagnon, de montrer ainsi qu'on est vraiment une femme libre et non dominée. Les autres différences, un peu comme les hommes violés, sont qu'une fois quitté le domicile conjugal, l'homme violenté retrouve l'ensemble des ses droits d'homme, et les privilèges qui lui sont attribués, alors que sa compagne reste, même violente, une femme. D'ailleurs certaines femmes violentes racontent le harcèlement sexuel, les discriminations qu'elles vivent au travail… Une autre différence importante apparaît dans la capacité de fuir, une fois que l'amour a perdu ses vertus mystificatrices ou quand les coups deviennent trop insupportables. Je n'ai jamais vu d'hommes battus, hommes au foyer, sans formation ou diplôme. Quand l'homme veut quitter la situation de domination, il est largement plus favorisé que les femmes violentées.

• Quels sont les hommes qui sont battus ? et quelles sont les femmes violentes?

On aimerait pouvoir tout expliquer, savoir qui sont, de manière exhaustive, les femmes violentes ou les hommes battus. Or, et j'en ai expliqué la raison, on en connaît encore trop peu pour dresser une quelconque typologie. Parmi les hommes battus et les femmes violentes que j'ai rencontré-e-s, nous trouvons un large éventail d'appartenances sociales: ouvriers ou ouvrières, travailleurs sociaux et travailleuses sociales, enseignant-e-s, médecins…

Plusieurs éléments semblent communs: d'abord, je l'ai dit, ce ne sont pas ces hommes dominateurs qui invitent à la cantonade à mener la lutte contre la violence des femmes, au contraire se sont souvent des hommes doux, tranquilles et peu dominateurs. Parmi eux, certains ont été culpabilisés par le féminisme et se sont bien promis de ne pas reproduire les abus qu'ils ont vus dans les générations précédentes. D'aucuns ont refusé l'armée pour des motifs idéologiques, d'autres sont adeptes des thérapies douces… A la différence des femmes battues, un style commun se dégage des hommes battus que j'ai rencontré: une douceur, une voix calme, quelque chose qui demeure encore indéfinissable qui les distingue des autres hommes.

Quant aux femmes violentes, ce ne sont pas celles qu'on accuse en général de porter la culotte, ni même les mégères. A tord, on a tendance à vouloir plaquer sur les femmes violentes, les éléments du mythe qui circulent sur les hommes violents. Parmi les femmes violentes que j'ai rencontrées, plusieurs avaient été militantes, avaient appris à se défendre et à attaquer, d'autres étaient aigries par des expériences précédentes avec des hommes. Ou, avisées de certaines pratiques masculines, elles préféraient devancer la domination de l'homme. Qu'on ne s'y méprenne pas, si j'ai vu des ex-féministes chez les femmes violentes, j'en ai aussi rencontrées d'autres qui au contraire, dénoncent la bêtise des femmes qui se laissaient faire: "des connes" me disait l'une d'elles. Certaines avaient été élevées par leurs parents comme des hommes, quand pour d'autres on se savait pas très bien l'origine de cette violence. Certaines femmes sont fortes et grandes, d'autres petites ou menues. Là encore, ce n'est pas la taille, la couleur de peau ou l'âge qui détermine l'appartenance à la catégorie. Seule l'étude du rapport social (de la relation) permet de voir qui domine dans un couple notamment par la violence.

Quand je dis que l'âge n'a pas de rapport avec les femmes violentes, il me faut faire une réserve. J'ai rencontré des femmes qui avaient été dominées pendant une grande part de leur vie et qui, à la retraite du mari ou lors d'une longue maladie, devenaient violentes à leur tour. Effets de la ménopause, de l'andropause symbolique que représente la retraite ou l'arrêt d'activités de monsieur ? Peut-on expliquer par là aussi le phénomène des parents ou des grands parents battus ? Les chercheurs devront nous le dire au cours des prochaines années.

Toujours est-il que les hommes battus et les femmes violentes maintiennent, aujourd'hui encore, leurs secrets bien gardés. Il y a, sans aucun doute, des enjeux politiques à savoir qui sont les hommes battus et les femmes violentes et surtout à en connaître le nombre et l'importance relative. On assistera peut-être en France à ces abus de recherches que nous avons connus aux USA. Pour la petite histoire, STEINMETZ, une sociologue américaine, dans une enquête dite de victimisation (14) interroge 57 (cinquante sept) couples avec deux enfants, elle obtient 4 hommes autoproclamés victimes de violences. Par une règle de trois, rapportés à 100 000 couples et multipliés par 47 millions de familles américaines, elle aboutit à 250 000 hommes battus. Un ensemble de publications scientifiques font état de ses travaux. La grande presse non spécialisée s'empare alors de ces chiffres et certains journaux titrent "Le mari plus battu que l'épouse", alors que d'autres vont jusqu'à annoncer 12 millions de maris battus aux USA (15).

49- Y a t-il aussi des violences dans les couples homosexuels?

Personne ne semble exclu de cet univers particulier qui rassemble personnes violentes et violentées. Et bien que cela ne semble pas sans problème au vu de l'homophobie ambiante (16), les centres pour hommes violents du Québec et Rime, pour ne citer que ce centre français, ont déjà eu des contacts avec des homosexuels violents. Dans mes recherches, j'ai aussi vu des homosexuelles qui utilisaient la violence de domination dans leurs couples.

Il est impossible cependant d'en dire la fréquence, vu le nombre réduit de témoignages. Contrairement aux idées préconçues, tous les couples homosexuels ne fonctionnent pas sur une division qui reproduit la division homme/femme des couples hétérosexuels. On ne peut donc pas de manière simpliste y plaquer les analyses de la domination homme/femme. D'autant plus qu'en dehors des rôles joués ou affichés, un homme ou une femme, même homosexuel-le, sont d'abord construit-e-s et éduqué-e-s en homme et en femme, c'est-à-dire dans le respect des différences de genre.


Notes de bas de page: 1 Pour ceux et celles que la sociologie de la famille intéressent, on peut lire l'excellent ouvrage de François de SINGLY, Fortune et infortune de la femme mariée. Le sociologue compare le capital conjugal à la création d'un livret de caisse d'épargne pour en décrypter les apports masculins et féminins.

2 La sociologue Monique HAICAULT parle de "charge mentale".

3 Merci à Bruno UGHETTO de me l'avoir fait connaître.

4 Entre parenthèses: à priori on ne connaît pas de société matriarcale et on n'a pas de preuves que le matriarcat ait existé. Les anthropologues ou les philosophes ont simplement confondu dans leurs analyses matriarcat, matrilinéarité (descendance par la mère) et matrilocalité (résidence de la nouvelle famille dans le village de la mère).

5 Big brother (Le grand frère) t'observe.

6 Dans un très beau livre: Des hommes et de l'intimité, publié en 1987 par les éditions Saint Martin de Montréal.

7 On laissera ce terme au féminin, l'accueil étant dans la plupart des cas réalisé par des femmes.

8 D'après une étude menée auprès de 38 centres pour femmes violentées en 1987, 83,6 % des femmes qui ont répondu ont été violentées sexuellement par leur conjoint; 66,3 % des femmes déclarent que les rapports sexuels avec leurs conjoint n'étaient "jamais" ou"seulement parfois" des "moments de tendresses" ou "satisfaisants"; 61 % des femmes attestent d'une sexualité faite de moments douloureux et humiliants. De plus 75,4 % des répondantes ont signalé que les rapports sexuels avec leur conjoint qui les agressait constituaient "une façon d'avoir la paix"

In Regroupement Provincial des Maisons d'hébergement et de Transitions pour Femmes Violentées, La sexualité blessée, résumé, Juin 1987.

9 Ce qui ne veut pas dire que je considère que la pornographie, triste mise en scène de la sexualité masculine et en même temps triste étalage des violences que subissent des objets-femmes, est sans rapport avec la violence des hommes. Elle contribue de plein droit à limiter leur sexualité à un axe tête-sexe où le corps n'existe pas et où le plaisir est dans la domination.

10 Pour les sceptiques, je conseille la lecture de l'excellent livre d'Emma GOLDMAN "Epopée d'une anarchiste", écrit en 1937 et paru en livre de poche aux éditions Complexes (1979). Elle décrit, dans le détail, les relations qu'elle entretenait avec son conjoint. On y retrouve nombre de thèmes de débats actuels: la jalousie, la liberté de la femme et de l'homme, l'amour…

11 Femmes en chiffres, CNIDF- Insee, Paris, 1986

12 d'après Jean Pierre DESCHAMPS - Conseiller technique au Secrétariat de la Famille - Le Nouvel Observateur- 23-29 Mars I989.

13 Au Québec, un comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes faisait valoir en I984 qu'a côté du nombre extrêmement limité de plaintes pour viols d'hommes, un sondage au Canada réalisé par l'institut GALLUP auprès d'un échantillonnage représentatif de la population adulte, signale qu'une femme sur 2, et un homme sur 3 reconnaissent avoir été victimes d'actes sexuels non désirés. (42,1 % des personnes au Canada et 40,2 au Québec). La plupart des personnes ont été agressées pendant leur enfance ou leur adolescence. Ce qui signifie, explique le rapport, qu'au Canada deux filles sur cinq (40%) et un garçon sur quatre ont été soumis à des actes sexuels non désirés. Parmi les agresseurs, un sur quatre est un membre de la famille ou une personne de confiance à l'égard de l'abusé-e. Le sondage définissait quatre types d' "actes sexuels non désirés": exhibitionnisme, menace d'agression sexuelle, attouchements aux parties sexuelles du corps et agressions ou tentatives d'agression sexuelle [BADGEY Robin. et al., Infractions sexuelles à l'égard des enfants, Rapport du Comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes, Approvisionnement et Services, Ottawa, 1984, vol. I et II ]

On peut toujours expliquer qu'il ne s'agit pas de viol, que les conséquences de ces différentes formes d'agressions ne sont pas identiques, la question est de savoir qui détermine si une agression est grave ou pas pour la victime. L'ensemble des hommes violeurs que j'ai pu rencontrer expliquent en coeur que pour eux le viol qu'ils ont commis, et qu'ils refusent en général de qualifier de viol, n'est pas vraiment grave. Dans un phénomène de domination, qui détermine la gravité pour la personne dominée de l'agression commise? Les dominants, les violeurs, peuvent-ils être à la fois juge et partie?

En France, une étude effectuée dans la région Rhône-Alpes en 1986, réalisée par l'institut de sondage B.V.A, auprès d'un échantillon représentatif de la population française de 18 à 60 ans indique que 6,2 % des personnes interrogées déclarent avoir été victimes d'abus sexuels avant l'âge de 18 ans (deux femmes pour un homme); 50 % des abus ont été effectués sur des personnes non-pubères; dans 2/3 des cas, l'agresseur était un familier de l'enfant [Ministère de la Solidarité, de la Santé et de la Protection Sociale, Secrétariat d'Etat à la Famille, Dossier les abus sexuels à l'égard des enfants, réalisé pour la deuxième journée nationale du 19 septembre 1989].

14 On demande aux personnes si elles ont été ou non victimes.

15 Plusieurs auteures consacreront des articles scientifiques à cette mystification: MILDRED DALEY PAGELOW, The "Battered Husband Syndrome": social problem or much ado about it" in MARITAL VIOLENCE,London, Johnson Norman, ed. 1985, pp. 172-195 ou E. PLECK, JH. PLECK, M. GROSSMAN, P.P. BART, "the Battered Date Syndrome: a comment on Steinmetz 's article, Victimology, Vol. 2, n° 2/3, 1978, pp. 680-683.

16 Les clients des centres pour hommes violents supportent en général assez mal la cohabitation avec des hommes revendiquant leur homosexualité.


Cinquième partie: en sortir

50 - Que signifie "sortir" de la violence domestique ?

51 - Comment ça se passe en France pour les violences domestiques ?

52 - L'accueil des femmes ?

53- L'accueil des hommes violents ?

• Qui accueille les hommes violents ?

• Quels sont les hommes qui viennent ?

• Comment se passe l'accueil des hommes violents ?

54 - Peut-on faire confiance aux centres pour hommes violents ?

55 - Que faire dans un couple où l'homme est violent ?

• Peut-on rester et rendre les coups ?

• Peut-on rester et en parler autour de soi pour briser l'isolement ?

• Peut-on rester et aller voir ensemble un-e conseiller-e conjugal-e

ou un-e thérapeute ?

• Peut-on rester et porter plainte ? p. 86• Doit-on se séparer ?

56 - Qu'est-ce que la rupture symbolique ?

57 - Vive la séparation ?

58 - Un séjour dans un centre pour femmes ou pour hommes

ou une thérapie quelconque amène-t-il à quitter la violence ?

59 - Comment ça se passe quand un couple reprend la vie commune?

60 -Conclusion : la 60 ème question ?

   CINQUIÈME PARTIE

En sortir

50 - Que signifie "sortir" de la violence domestique?

Sortir de la violence, c'est différent de: - ne plus supporter les coups (qu. n° 35), - avoir atteint le palier de l'intolérable (qu. n° 23), - être meurtri-e et vouloir fuir…

Pour les hommes violents, sortir de la violence domestique, c'est différent de: - changer de partenaire (qu. n° 25), - faire porter la responsabilité des violences sur l'autre, - se trouver une nouvelle guerre à jouer…

Se sortir de la violence domestique, c'est vouloir changer les relations dans lesquelles il existe de la violence, car la violence n'est que le symptôme d'un problème et non le problème en lui-même.

Vouloir sortir de la violence passe d'abord par lier pensées et pratiques. Je m'explique. Nos relations hommes/femmes intègrent une "part pensée": nous agissons aussi parce que nous sommes au fond de nous persuadé-e-s de la légitimité de nos pratiques. En sortir, suppose d'abord d'accepter l'idée que les femmes ont des droits, qu'elles sont des êtres humains à part entière et qu'à ce titre, il n'y aucun motif sérieux qui nous permettent de les dominer. En sortir suppose d'accepter l'égalité de droits et de devoirs. Dans nos sociétés qui ont encore, pour l'instant, institutionnalisé la différence et l'inégalité généralisée, le fait de quitter la violence domestique passe par des examens critiques de nos manières de penser et d'agir les relations hommes/femmes. Mais cela ne suffit pas.

Sortir de la violence, pour les hommes comme pour les femmes, cela suppose aussi de briser le secret, de quitter les solitudes dont la violence a tissé les toiles. Pour les hommes, il faut quitter la peur de perdre le contrôle de ses proches, il faut risquer l'amour à deux, apprécier les dissemblances. Mais cela ne suffit pas toujours.

Sortir de la violence oblige à changer ses pratiques: arrêter de jouer le petit garçon soumis face à la femme/mère, ou d'être cette mère surprotectrice de Monsieur. Quitter la violence impose de prendre son autonomie, de grandir. Ni la petite fille, ni le petit garçon quittent la violence. Quitter la violence, c'est aussi ne plus l'utiliser, apprendre à casser la spirale infernale, à trouver avec ses proches d'autres manières de parler, de débattre.

Et pour tout ça, mieux vaut ne pas être seul-e.

51 - Comment ça se passe en France pour les violences domestiques?

Comprendre comment se passe aujourd'hui le traitement social des violences domestiques permet d'ouvrir les yeux sur ce que l'on peut appeler l'espace social dans lequel s'exercent ces violences domestiques. De prime abord, on serait tenté de dire: on n'a pas le droit de battre les femmes, les enfants ou… les hommes. Seulement, cette belle déclaration ne résiste pas à l'analyse. Une première lecture des textes historiques aurait pu nous mettre en garde; ainsi la sociologue Christianne Bonnemain cite Philippe de Beaumanoir, légiste au 13 ème siècle, lequel reconnaissait au mari le droit de "battre sa femme quand elle ne veut pas lui obéir, pourvu que ce soit modérément et sans que mort s'ensuive"(1). On peut toujours dire que le 13 ème siècle est loin. Benoite Groult dans sa préface du livre d'Erin Pizey n'en croit rien: "Vingt siècles d'abus de pouvoir ont pris force de loi grâce à un silence complice et généralisé et ils ont fini par créer chez les uns une telle habitude de la puissance maritale, et chez les autres une telle résignation à leur sort, que les "intéressées" osent à peine se plaindre et les témoins à peine s'indigner" (2). J'aurais pu aussi reproduire l'ensemble des "petites phrases" entendues ça et là au cours des 7 années de recherches sur la violence. Ainsi ce médecin, représentant l'Ordre des Médecins, qui en 1990 dans une commission départementale (3) d'une grande ville de France déclare: "Quand même, une claque de temps en temps sur sa femme, c'est pas si grave que ça, il n'y a pas de quoi faire un scandale ou séparer une famille". Mais, cela nous mènerait trop loin et me procurerait beaucoup d'inimitiés.

La loi, par l'exercice des punitions (des peines) fixe les seuils de violences acceptables ou inacceptables. Ainsi en 1991, en France, la victime doit pouvoir produire un certificat de plus de 8 jours d'incapacité temporaire de travail (4) pour que l'auteur des violences soit poursuivi devant le tribunal correctionnel. Il risque "un emprisonnement de deux mois à deux ans et une amende de 500 à 20 000 F ou l'une des deux peines seulement"(Art. 309). Si le certificat d'ITT est de moins de 8 jours, l'auteur peut être poursuivi devant le tribunal de simple police; il est alors passible d'une contravention. La règle des 8 jours d'ITT détermine le seuil critique. Dans les faits, outre la loi et les peines encourues officiellement, les pratiques judiciaires et les peines réellement "données" par le juge sont, pour une époque donnée, les véritables seuils du normal ou de l'anormal. Une étude rapide des jugements effectués sur les derniers mois montre que, dans la France de 1992, on ne risque pas grand chose à violenter ses proches à condition de ne pas frapper trop fort.

Nos sociétés fonctionnent sur un double discours. D'un côté une morale ambiante qui explique: c'est interdit; de l'autre, une pratique judiciaire qui dit: si vous dépassez tel degré de violences, vous risquez cette peine. Mais, quelles que soient les variations locales ou nationales des peines infligées par les différents tribunaux, n'importe quel quidam peut savoir qu'en gros, tant que les violences ne dépassent pas des coups "graves", il ne risque rien. Nous reproduisons collectivement un seuil de tolérance et de complicité avec les violences domestiques.

Or, on me l'accordera, prendre des gifles régulièrement ou des coups "légers", que ce soit devant des tierces personnes ou pas, suffit largement à produire de la peur chez les victimes et à obtenir leur soumission. Nos sociétés occidentales autorisent donc, dans des limites dites "raisonnables" l'exercice de la violence. Ceci n'est pas fait pour aider les femmes violentées et encore moins les hommes violents. Dans mes recherches actuelles menées au Québec où l'homme accusé de violences flagrantes (5) est automatiquement amené en garde à vue dans les locaux de la police et par la suite présenté au tribunal, les hommes violents eux-mêmes disent qu'ils ont compris la gravité de leurs gestes lorsque la police les a arrêtés (6). Le fait d'être considéré comme un délinquant et d'être traité comme tel par les services officiels, cela a permis à de nombreux hommes de décider de changer. Je ne plaide pas pour la prison, ni pour les hommes violents, ni pour les autres délinquants; la prison ne sert pas à grand chose, on l'a prouvé depuis longtemps. Mais je pense important que collectivement on sache montrer les limites de l'inacceptable. Pourquoi traite-t-on différemment un homme qui frappe un policier dans la rue et un homme qui frappe une femme ou sa femme. Est-ce cet adjectif de possession qui fixe la différence ? Vouloir aider les hommes violents et leurs proches imposerait de rompre avec le double discours.

Mais l'espace social évolue très rapidement. J'en donne un exemple.

Le Secrétariat d'Etat chargé des Droits des Femmes proposait, en I990, les modifications suivantes: "Les violences ayant entraîné une maladie ou une incapacité totale de travail pendant plus de 8 jours sont punies de 3 ans d'emprisonnement et 300 000 F d'amende (art. 222-11) et cinq ans d'emprisonnement et 500 000 F d'amende lorsqu'elles sont commises par le conjoint ou le concubin de la victime (Art. 222-12).

On tord le bâton dans l'autre sens. Après un laxisme total, nous voici dans le tout-répression. Proposer de condamner les conjoints violents à 5 ans de prison (peine maximale) pour des violences de plus de 8 jours d'ITT comporte un autre risque. Réfléchissons: 2 millions de femmes battues = 2 millions d'hommes violents. Combien avons-nous de places en prison ? Quels seront les réactions des compagnes des hommes violents lorsque leur plainte, leur simple plainte pour ne plus endurer de sévices, enverra leur conjoint, le père de leurs enfants, en prison pour plusieurs mois ? Les juges n'hésiteront-ils pas à envoyer en détention un homme salarié ? Il risque de perdre son travail et de ne plus pouvoir aider financièrement à l'éducation de ses enfants. Nous avons aujourd'hui la chance de pouvoir proposer certaines modifications législatives concernant les violences domestiques. Personnellement, j'ai peur que l'on passe à nouveau à côté de transformations qui aident à prévenir plutôt qu'à punir. J'ai l'impression que comme dans beaucoup de domaines, concernant les violences domestiques, les spécialistes des hommes violents ou les juristes adeptes de l'alternative à l'emprisonnement, ont été peu entendu-e-s. Ont-ils/elles été écouté-e-s?

Nos perceptions concernant les violences faites aux femmes ou aux enfants, ne font en fait, que suivre les méandres de la longue et pénible marche vers l'égalité des sexes. Dans cette marche, quelle que soit l'étiquette annoncée (féministe, masculiniste, juriste, expert…), les différentes tendances politiques se manifestent. On a parfois l'impression que le débat sur les violences domestiques privilégie ceux et celles qui sont adeptes de l'Ordre moral, les partisans de la répression au détriment des autres courants d'analyse. Pour mémoire, le groupe local de Nantes de la Fédération Solidarité Femmes a, depuis longtemps, essayé d'avancer des propositions législatives qui permettent d'aider les femmes battues et de respecter une idée progressiste du droit; ce qui à l'analyse aiderait aussi les hommes violents.

Mais la modernité concernant les violences domestiques se situe sans conteste du côté de l'accueil des femmes battues et, dans une moindre mesure, des hommes violents -nous allons y revenir-; du côté des premiers essais pour former les différent-e-s professionnel-le-s qui interviennent sur cette problématique: travailleurs sociaux, travailleuses sociales, policier-e-s, magistrat-e-s.

Dans les violences domestiques, comme en d'autres domaines, une tendance très forte de notre société consiste à accuser les policiers, les magistrat-e-s ou les professionnel-le-s de l'action sociale, de l'ensemble des maux que l'on aimerait proscrire. On oublie un peu vite que ces corps professionnels sont à l'image de nos sociétés, qu'ils sont souvent le miroir de nos doutes. Ainsi la police et la magistrature, chargées de l'exercice du droit et de la répression, sont des corps masculins. Le travail social, chargé de l'aide aux personnes, est l'héritage actuel des ligues de charité et il montre son origine "féminine". Ces corps réagissent à l'image des réactions des hommes et des femmes et reproduisent les mythes sur les hommes violents ou les femmes battues. Leurs transformations sont parallèles aux évolutions de la société. On peut, à raison, critiquer l'accueil fait aux femmes battues dans les commissariats ou la victimologie des assistantes sociales. Ces réactions ne représentent que l'émergence, dans des lieux spécialisés, des perceptions qu'aiment avoir hommes et femmes sur la violence domestique. Prendre des boucs émissaires ne règle en rien le problème.

Mais la formation de ces professionnel-le-s pose une autre question. N'avons-nous pas oublié, une nouvelle fois, les hommes violents ? Il faut faire des actions de formation pour expliciter qui sont les femmes battues, leurs difficultés à parler, à demander de l'aide, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi dispenser une formation qui explique l'envers du décor, qui explique qui sont les hommes violents et leur problématique particulière. N'oublions pas que les policiers sont des hommes en arme et, à ce titre, ils sont plus que d'autres empreints des stéréotypes sexuels sur la force et la virilité. Quand aux femmes policières, comme me le faisait remarquer un inspecteur de police, l'appartenance à la catégorie sociale femme n'est pas une garantie de modernisme. La volonté de se montrer aussi forte que leurs collègues masculins aboutit quelque fois à des situations particulières: il en est ainsi de cette femme inspectrice qui m'a dit un jour: "Les femmes battues: des connes, ça serait moi …". Mais, quelles que soient nos valeurs idéologiques, nos réactions, voire notre agacement sur les pratiques policières de certains corps spécialisés, la transformation de l'attitude de nos sociétés à l'égard des violences domestiques passe par une modification collective, police et institutions comprises, de nos représentations et croyances. De plus, il est nécessaire d'élaborer des stratégies d'interventions, pour ces intervenant-e-s d'urgence et de première ligne que sont les policier-e-s.

Encore faudrait-il cesser cette partie de cache-cache qui se joue actuellement dans la compréhension des causes des violences domestiques. Il faut rompre avec cette volonté permanente qu'ont certain-e-s de vouloir tout expliquer par les conditions psychologiques particulières propres à quelques individus. Il faut écouter une bonne fois le parlement européen lorsqu'il déclare: "Ces atteintes ne peuvent être considérées simplement comme une déformation accidentelle des relations entre individus, mais elles reposent plutôt sur un ensemble de facteurs psychologiques, sociologiques et sociaux qui peuvent s'expliquer par la faiblesse fréquente de la situation économique des femmes et la dépendance qui en découle, qui entraînent une division inégale des pouvoirs entre les hommes et les femmes au sein de la société" (Parlement Européen. Résolution sur la violence contre les femmes. 19 juin 1986).

52 - L'accueil des femmes ?

Il n'est pas dans mon intention de faire en quelques lignes l'histoire de la longue marche vers l'égalité des sexes; depuis 1970, des millions de femmes ont âprement lutté pour obtenir l'ouverture de "foyers pour femmes battues". Il faut espérer que cette histoire sera un jour écrite, pour bien nous faire réaliser les difficultés rencontrées par ces femmes pionnières pour faire admettre le Droit pour les femmes de se protéger contre les violences maritales.

Différentes structures accueillent aujourd'hui les femmes violentées. Certaines sont issues du travail social classique, d'autres sont des produits plus ou moins directs du féminisme militant. Nous pouvons faire plusieurs constats:

- dans l'ensemble ces structures sont peu ou mal subventionnées. On ne peut d'ailleurs que s'étonner à l'époque actuelle, que certains foyers soient encore menacés par manque de ressources. Ou que certaines grandes villes n'en possèdent pas. (7)

- les procédures d'accueil, de soutien et d'aide aux femmes sont multiples: foyers éclatés en petits appartements, foyers-casernes, structures ouvertes… Les accueillantes sont en général des professionnelles, mais ce terme correspond à bien des réalités différences.

On ne peut que conseiller aux femmes ayant besoin d'aide de se renseigner à l'avance sur les conditions d'admission et d'accueil ainsi que sur les droits qui sont accordés aux femmes hébergées. Faut-il un certificat de coups et blessures, un certificat médical de bonne santé ? Exige-t-on un ou plusieurs entretiens avant d'être admise? Avec qui sont-ils effectués ? Quel prix faut-il payer? Combien de temps peut-on séjourner? Quelle aide concrète est fournie (recherche d'emploi, formation, groupe de soutien…)? Mais au delà de tous ces détails, renseignez-vous sur la taille des logements, les libertés de sortir et d'amener des ami-e-s, de faire garder vos enfants… Toutes questions qui peuvent se résumer dans celle-ci: qu'est-ce qui est mis en oeuvre pour aider les femmes à accéder à l'autonomie et à l'indépendance ? Certaines structures sont explicitement faites pour les "femmes battues", d'autres non. On trouvera à la fin de cet ouvrage une liste des principaux centres français, belges, suisses et québécois pour femmes battues.

53- L'accueil des hommes violents?

• Qui accueille les hommes violents?

Chaque centre a sa particularité, son histoire et ses modes d'intervention. Ainsi, pour prendre un élément de comparaison, au Québec, pour 6 millions d'habitants, il existe une vingtaine de centres pour hommes violents qui, pour la plupart sont débordés. L'origine de ces structures a trois horizons: quelques psychologues ou autres intervenants qui, de manière novatrice, ont voulu intervenir pour aider les hommes violents, des hommes issus des "groupes d'"hommes antisexistes (7) " dont le militantisme s'est transformé en se professionnalisant auprès des hommes violents, et des travailleurs sociaux ou des travailleuses sociales convaincu-e-s de la nécessité de s'adapter aux nouvelles questions posées par l'évolution du mode de vie au sein de notre société.

En France, nous allons retrouver ces trois types d'intervenants. Jusqu'en 1991, il y avait 3 centres pour hommes violents: Paris, Lyon, Marseille.

Lyon, le premier à avoir ouvert ses portes (novembre 1987), a été créé par des hommes qui ont appartenu à ARDECOM (8) où ils ont critiqué les formes actuelles de l'identité masculine. Persuadés que l'on ne naît pas homme et homme violent, qu'il est possible de vivre d'autres relations avec les femmes que la violence, RIME met l'accent sur l'aspect psycho-social et socio-culturel de la violence apprise aux hommes. L'équipe d'accueillants, animée depuis le début par Gérard PETIT et moi-même, est pluridisciplinaire: travailleurs sociaux, psychologues, sociologues. Paris a été créé à l'origine par un psychologue (Claude MASTRE) et certaines féministes (9) qui, pour bon nombre d'entre elles, ont aidé à l'ouverture de centres pour femmes violentées. Le centre de Paris, après différentes réorientations opte maintenant pour une approche plus psychologisante, privilégiant par exemple les entretiens individuels aux rencontres de groupe. Marseille s'est différemment constitué. Il a été ouvert par des travailleurs sociaux qui, à travers leurs pratiques professionnelles, se sont rendus compte de l'importance du phénomène des violences familiales; son premier responsable (Claude MOINE) dirigeait un foyer pour femmes seules avec enfants.

Dans les faits, c'est un psychologue québécois (Robert PHILIPPE) qui a formé les premiers responsables qui s'occupent des hommes violents en France.

• Quels sont les hommes qui viennent ?

On peut prendre l'exemple de RIME (11) . A la lumière des enquêtes réalisées au Québec sur près de 15OO hommes violents, RIME est relativement représentatif des centres pour hommes violents (12). Dans la majorité des cas (près de 80% des hommes reçus), ceux-ci viennent parce que leur compagne est partie ou va le faire. Les autres 20% sont composés d'hommes qui par éthique religieuse, philosophique ou politique, se réjouissent de pouvoir -enfin- trouver une structure où ils peuvent parler de leurs violences. En effet, ils sont apposés à la violence que pourtant ils mettent en oeuvre. Parmi ceux-ci, plusieurs ont vécu des violences avec des partenaires successives. Il n'a pas d'âge type: on a reçu des hommes de 18 à 65 ans. Il n'y a pas, non plus, de milieux sociaux déterminés.

Les travailleurs sociaux ou les travailleuses sociales réfèrent plus facilement des hommes d'origine populaire, souvent immigrés. Les autres qui apprennent l'existence du centre par les médias ou le "ouï-dire", sont médecins, cadres supérieurs, employés, enseignants, artistes… Certains sont très lettrés (les professeurs d'université par exemple) quand d'autres sont à la limite de l'analphabétisme. Dans les faits, cela change peu de choses si ce n'est une plus ou moins grande facilité à résoudre les problèmes matériels dus à la séparation.

Deux types d'hommes émergent depuis quelque temps:

• le premier est composé d'hommes qui sont dans le déni complet de leurs responsabilités: eux n'ont rien fait, leur compagne, les ami-e-s, les professionnel-le-s du social, les magistrats… sont responsables de tout. Ils se sentent floués face à leurs droits de père et de mari. Ils viennent d'abord au centre dans le but de ramener leur épouse à la raison. Beaucoup se situent dans le registre de la menace: "ils vont voir…", "elle partira pas comme ça…" "ils vont le payer…". Parmi ces hommes, la grande majorité a des tendances suicidaires. Ils estiment avoir tout perdu avec le départ de leur compagne: famille, enfants, mais surtout la tranquillité d'une vie qu'ils pensaient heureuse, normale et idéale. Ils n'ont que très peu d'idées sur les souffrances que leur conjointe a pu vivre et en général, ils ne se considèrent pas vraiment comme violents. Certains acceptent de quitter le déni total de toute responsabilité, quand d'autres préfèrent quitter rapidement le centre. Incapables d'entendre ou de comprendre ce que signifie l'autonomie des femmes comme des hommes, ce sont ces conjoints qui vivent dans les couples les plus traditionnels.

• les autres sont souvent, mais pas obligatoirement, plus jeunes que les premiers; ils acceptent dès le départ tout ou partie de leurs responsabilités dans les violences qu'ils ont exercées. C'est la raison de leur venue. Les témoignages d'autres hommes violents les a souvent rassurés: ils ne sont pas seuls à vivre cette situation. Bien évidemment, avec ces derniers, le changement est plus rapide car il peut prendre appui sur une réflexion déjà engagée. Leur besoin d'une aide extérieure demeure réel cependant.

• Comment se passe l'accueil des hommes violents?

L'homme, quelles que soient les circonstances qui motivent sa venue, doit venir de manière volontaire.

C'est à dire, qu'il doit avoir la volonté de reconnaître sa violence, d'en prendre la responsabilité et de vouloir changer. Le premier contact est téléphonique. Le numéro de téléphone de RIME est largement reproduit sur l'ensemble des documents d'information de l'association et dans la presse locale. Après un rapide échange téléphonique, on lui est propose un rendez-vous.

S'ensuit l'accueil où en un ou deux entretiens il va pouvoir, souvent pour la première fois de sa vie, parler de lui. Certes il explique sa violence et les différentes formes qu'elle a prises, mais il est surtout invité à décrire ses conditions de vie, à parler de ses ami-e-s, de ses enfants. On pourrait qualifier ce stade de "période sac à dos". Il pose son sac et commence à sortir ses affaires l'une après l'autre. Chacun-e de nous dispose d'un sac à dos personnel plus ou moins rempli: les grandes décisions (mariage, enfants, travail…) et les petites, ou plutôt celles que l'on pense petites (nos ami-e-s, notre place à la maison, le temps que l'on prend pour soi…). Naturellement chacun-e détermine en fonction de critères personnels ce qui est important ou non pour soi, ce qu'il/elle va classer dans les petites ou les grandes affaires. D'une manière générale, le sac à dos des hommes violents est solidement fermé, empaqueté par de multiples cordes, sur lesquelles ils ont multiplié les noeuds. Les premiers entretiens consistent à tenter de dénouer ces cordes et à faire le tri du sac. De même, au vu de la tristesse dans laquelle se trouvent les hommes qui arrivent au centre, une discussion a lieu à propos du suicide. L'homme violent a souvent des tendances suicidaires au départ de sa compagne et il est important d'aborder le sujet clairement et simplement.

C'est libérant de pouvoir parler -un peu- de soi, de sa vie. De commencer à mettre des mots sur des impressions furtives, sur la honte qui couvre les pratiques de violences. Certains hommes ont même l'impression que le travail est fini lorsqu'ils ont réussi à parler. Au terme de ces entretiens préliminaires, si l'homme accepte de continuer et si l'équipe l'accepte comme client, un contrat est passé entre l'homme et le centre. Ce contrat fixe les termes de la collaboration future, s'il participera à un groupe ou à des entretiens individuels, le prix de sa participation et les conditions minima qui permettent de l'accueillir. Ainsi, il lui est demandé de venir à des heures régulières, de ne pas consommer d'alcool ou de drogues avant les séances, de respecter la confidentialité des échanges, notamment sur ce qu'il apprendra des autres hommes du groupe… De même, on passe un contrat de non-suicide: l'homme s'engage à ne pas se suicider pendant sa présence à RIME. Il est de plus invité à respecter les choix de son ex-partenaire, à ne pas utiliser de violences contre elle ou ses enfants. A la condition qu'aucune vie humaine ne soit en jeu, les accueillants garantissent la discrétion absolue sur les échanges auxquels il va participer.

Il arrive que des hommes, après ces premiers entretiens, décident de ne pas poursuivre leur démarche ou que les accueillants doivent refuser leur participation. Ils sont alors orientés vers d'autres structures d'accueil. Pourquoi refuser tel ou tel homme ? Les raisons sont multiples; bien souvent ont été écartés des hommes malades au sens psychiatriques du terme, des hommes alcooliques, des chômeurs qui refusent de commencer à s'aider eux-mêmes, ou d'autres qui manifestent des signes de violences contre les intervenants. La participation aux activités du centre n'est pas un droit en soi, ça doit faire l'objet d'un contrat. La structure légère (il n'y pas d'hébergement ni de prise en charge lourde) ne peut se substituer à l'homme lui-même. Que faire d'un homme malade ? D'un conjoint qui refuse de s'aider lui-même ?

Après ces entrevues, l'homme participe à des entretiens de groupe ou individuels. Si le groupe semble convenir à une nette majorité d'entre eux, certaines circonstances rendent ce recours impossible à d'autres.

Au sein de ce groupe ou lors des entretiens ultérieurs, l'homme va d'abord apprendre à stopper la violence physique, à identifier sa venue, mais il va surtout être invité à parler de lui, de ce qu'il ressent.

En effet, l'arrêt des violences physiques et l'expression des sentiments vont de pair. L'homme est invité à reconnaître les signes intérieurs et corporels de ses montées de violences, à identifier les moments précurseurs de ses colères. Avec un minimum d'attention, il y arrive très bien. Il apprend alors à quitter rapidement le contact avec la source de sa colère et à partir se calmer ailleurs. Divers conseils lui sont donnés pour qu'il puisse reprendre son calme. Il doit se reconnaître responsable de son état et ne doit en aucun cas en faire porter les conséquences sur ses proches. Cette technique, appelée le Time out aux Etats Unis, et initiée notamment par le groupe pro-féministe Emerge de Boston, permet d'éviter qu'il frappe ou qu'il utilise d'autres formes de violences. Elle nécessite toutefois l'accord et l'aide de ses proches, notamment de sa compagne. Le couple devra attendre le retour au calme pour régler pacifiquement l'objet du conflit. De plus, la tension et la montée de colère surviennent parfois dans des circonstances où le départ subit de l'homme peut être difficile: lors de la visite des beaux-parents, avant d'amener les enfants au cirque… Mais l'arrêt des violences physiques, lequel prend souvent place entre la 4ème et la 7ème semaine de groupe, démontre clairement à l'homme et à ses proches qu'il est possible de quitter la violence. Bien évidemment, cela ne suffit pas, toutefois, à transformer les relations de contrôle et les autres formes de violences.

Dans le groupe, la difficulté réside souvent dans le fait de dire ce qui provoque ses colères, mais aussi dans celui de dire ses plaisirs. La présence d'autres hommes aide grandement l'expression et les remises en cause. Non seulement elle fournit un support à l'homme -il n'est pas le seul dans ce cas-, mais aussi elle aide à la confrontation. Au cours des multiples échanges entre hommes, avec les deux animateurs du groupe, les convictions masculines commencent à s'effondrer. Les hommes interrogent leurs conceptions de la vie et le vécu de leurs proches. Bien sûr, certains ne parviennent pas à une compréhension profonde du phénomène, soit parce qu'ils quittent le groupe avant, mais aussi parce que chacun suit un chemin très difficile et que les résistances sont parfois bien tenaces. Il n'y a pas de règles générales. Quelques uns arrivent plus vite que d'autres à comprendre ce qui se joue dans les échanges de la vie quotidienne. Certaines compagnes reviennent vivre avec eux, quelques hommes préfèrent alors quitter le groupe; d'autres au contraire, se voient confirmer dans leur besoin d'aide.

L'objectif est de commencer à apprendre comment débattre autrement, comment trouver des formes de communication où la violence n'a plus de place car elle aura été remplacée par autre chose et notamment par le dialogue et par l'amour.

Chaque semaine, on invite ces hommes à faire un bilan rapide de ce qu'ils ont vécu avec leurs proches. Cela nous donne l'occasion d'entendre comment la spirale de la violence prend des formes descendantes, comment l'homme et ses proches trouvent des nouvelles modalités de coexistence. Mais les rencontres de groupe sont aussi l'occasion d'aborder, semaine après semaine, différents thèmes qui ont à voir avec l'identité masculine "traditionnelle": la paternité, la sexualité, le travail salarié, la place de l'homme dans l'espace domestique… Au cours d'exercices simples les certitudes masculines se déconstruisent au fur et à mesure. On leur propose aussi des exercices corporels qui leur permettent d'apprendre à se décontracter, à ressentir leur corps…

Les difficultés sont multiples. Certaines tiennent à la place qu'occupe la violence dans le système familial. Je l'ai déjà expliqué: la violence est d'abord un mode de régulation des conflits. Dès son apparition la violence prévaut sur les autres formes de régulation; elle se substitue aux autres formes de débat ou d'échange. Autrement dit, dès son apparition -et sa reconnaissance (qu. n° 20)- la violence s'impose à l'ensemble des membres de la famille. On a vu des situations où l'homme arrête la violence physique contre ses proches (femme et enfants) et reprend une vie commune avec sa compagne alors que celle-ci continue à exercer des violences contre les enfants. Au bout de quelque temps, le système familial ne supporte plus la co-présence de deux modes de régulation. Après avoir quitté le centre, l'homme a souvent tendance à reprendre des violences contre sa compagne et ses enfants. Dans d'autres cas, il a fallu que la conjointe cesse aussi les violences contre les enfants, qu'elle trouve d'autres formes de discussions pour que l'ensemble de la famille quitte la violence. On le voit, la sortie de la violence n'est pas linéaire.

Combien de temps durent les groupes ? Il est difficile de donner une réponse unique à cette question. D'abord parce que nous sommes en phase d'expérimentation, ensuite parce que chaque homme est différent. En général les groupes durent entre 3 et 6 mois.

En fin de groupe et après un bilan avec les animateurs, l'homme peut décider de reprendre place dans un autre groupe ou de quitter le centre. Beaucoup d'entre eux décident alors d'entreprendre un travail avec des psychologues ou d'autres formes de thérapie. Les changements vécus par l'homme sont généralement très visibles. Visibles non seulement dans sa démarche, au sens propre par le fait qu'il commence à mieux vivre son corps, mais aussi dans les décisions qu'il a prises de modifier son mode de vie (le temps accordé au travail ou avec ses proches, notamment ses enfants), mais surtout visibles dans sa manière d'aborder le quotidien, de commencer à se responsabiliser, à envisager des réponses aux difficultés vécues.

RIME n'a ni vocation, ni objectif, de faire de la thérapie (13): le centre se définit comme un "sas" qui ouvre sur les changements, un moment de pause et de réflexion pour l'homme lui même. Il est d'ailleurs significatif que beaucoup d'hommes après avoir compris quelques éléments de leur vie, décident de ne pas reprendre une vie commune avec leur conjointe afin de vivre différemment. Et ce, quelle que soit la décision de leur partenaire.

On aimerait avoir des chiffres, connaître les taux d'abandons, de "réussite", de remise en couple. Il est malheureusement trop tôt pour le faire. Qu'on sache tout de même qu'environ 5O% des hommes accueillis revivent avec leur compagne.

54 - Peut-on faire confiance aux centres pour hommes violents?

Je sais le scepticisme de certain-e-s. D'aucun-e-s prétendent qu'il est gâchis, illusion ou folie de vouloir conscientiser les hommes violents, de leur permettre de changer. Derrière cette bannière se regroupent diverses personnes dont, manifestement, les origines, les intérêts et les craintes sont différent-e-s. La description de cet étrange cortège est intéressante; elle prend, et je m'en excuse à l'avance, des aspects caricaturaux. Une fois ces réserves posées, on peut toutefois à la manière d'un dessinateur de bandes dessinées essayer d'en dresser les grands traits.

Au premier rang, on y rencontre des femmes et des hommes qui sont simplement sceptiques. Certain-e-s n'ont jamais connu autre chose que la violence, on comprend leurs doutes: vous pourrez dire tout ce que vous voulez, les paroles sont aussi inutiles que les témoignages. Pire, la perspective d'autres types de rapports hommes/femmes leur fait peur. Allez-donc dire à quelqu'un-e qui souffre de la soif depuis longtemps dans le désert qu'une buvette se situe juste derrière lui/elle, et que toutes ces années de souffrance auraient pu être évitées.

Viennent ensuite des personnes qui sont dans la confusion. Habituées à voir des malades qui, en plus sont violents, c'est à dire des hommes dont la violence est symptôme de leur volonté de contrôle et de leur maladie, elles ne comprennent pas l'aspect social que prend d'abord la violence. Pour ces gens, la violence ne relève que de la prison ou des structures hospitalières.

Derrière, au fond à droite, se dessine un autre groupe. Ce sont des professionnel-le-s qui appartiennent à une industrie lucrative: l'industrie du malheur. Conseillers et conseillères en tous ordres, médecins, avocats, psy…, on leur enlève le pain de la bouche, on est en concurrence, on se dispute le marché.

Et puis, dans cette colonne qui tour à tour grogne, crie à l'imposture, insulte, se trouvent tous les badauds et toutes les badaudes. Ceux-là et celles-là regardent les modes de vie se modifier, les rapports sociaux se transformer, comme on visionne Jeux sans frontières à la télévision, ou comme on regarde un film vaguement comique: bouche bée, immobiles, ballottés par les rumeurs, les échos ou les potins dans les magazines. L'innovation, c'est pas leur truc, ils/elles attendent.

Mais les critiques ne sont pas toutes du même ordre. Je connais aussi des personnes inquiètes qui ne disent pas qu'un homme ne peut pas changer, mais qui doutent que certaines méthodes, ou que certains intervenants, puissent permettre aux hommes de changer. Elles questionnent ou critiquent la psychologisation d'un phénomène qui, avant d'être un problème individuel et intra-psychique, est essentiellement social. Ces pionnières de l'accueil des femmes battues guettent les faux-pas, étudient les textes, dissèquent les théories. Elles ne veulent pas, une nouvelle fois, se faire berner. Elles ne veulent pas abandonner leurs convictions acquises de hautes luttes. Ce sont elles qui, sans toujours le nommer ainsi, ont découvert empiriquement le cycle de la violence. Elles ne croient plus aux excuses, au "j'te promets chérie, j'recommencerai plus". Non seulement elles savent que la diminution des violences contre les femmes ne pourra qu'être liée à l'émancipation de ces dernières, à la transformation, non des différences, mais de la hiérarchisation des différences; mais de plus, elles ont appris au cours de nombreuses années à se méfier des belles déclarations d'intention, y compris pour l'accueil individuel des hommes -ou des femmes-.

On les comprend. Leur point de vue se défend. Bourdieu, un grand sociologue contemporain, membre du Collège de France, écrivait il y a peu de temps: "Le soupçon préjudiciel que la critique féministe jette souvent sur les écrits masculins à propos de la différence des sexes est fondé. […] La domination masculine est assez assurée pour se passer de justifications".

On a souvent insulté ces femmes. Elles ont été traitées de tous les noms. Ce sont pourtant elles qui les premières en France, ont soutenu les initiatives visant à accueillir les hommes violents. Elles appellent à la vigilance. On ne peut qu'adhérer à ce souci. Souhaitons en plus le débat et la mixité des échanges. Les femmes et les hommes qui oeuvrent dans le secteur des violences domestiques, celles et ceux qui accueillent les victimes ou les hommes violents, suscitent aujourd'hui une remise en question fondamentale des paysages conjugaux par l'évolution des hommes et des femmes, mais plus encore par la transformation de nos représentations collectives.

55 - Que faire dans un couple où l'homme est violent ?

Il n'y a pas de recettes miracles, ni de comprimés magiques, chaque situation est différente. On ne peut pas voir nos façons de vivre la violence indépendamment du degré de complicité que démontre notre société à l'égard de ces pratiques. La situation change, et vite: qu'en sera t-il des nouvelles lois annoncées, des possibilités futures pour les femmes de travailler et de recevoir une formation supérieure ? Quels moyens seront mis à la disposition des centres pour femmes et pour hommes ? Quelles innovations introduiront ces structures ? Comment s'adapteront-elles aux modifications que vivent les couples, les femmes et les hommes ? Autant de questions qui invitent à être prudent. Pourtant, bien des hommes et des femmes peuvent décrire de manière empirique quelques méthodes mises en place. Nous allons les examiner. Mais avant tout, on ne le rappellera jamais assez, quelles que soient les démarches ponctuelles des hommes, y compris leur participation à un programme pour conjoints violents, il ne faut pas ignorer que les femmes qui quittent leurs compagnons s'exposent au danger. L'homme accepte difficilement la séparation, du moins au début. Certains sont même prêts à user de violences extrêmes contre leurs proches ou contre eux-mêmes.

Pour plus de facilité, les questions qui suivent abordent successivement les différentes hypothèses de solutions possibles. Les réponses, ici plus qu'ailleurs, ne valent qu'à titre d'indications pour permettre aux femmes et aux hommes de réfléchir à leur situation particulière.

Mais d'abord il y a un conseil qu'on peut donner tant aux conjointes qu'aux autres personnes qui approchent de tels couples: arrêter de plaindre et de vouloir protéger les hommes.

Qu'elles veulent jouer à la mère ou à l'assistante sociale, les femmes éprouvent souvent une tendance extraordinaire à vouloir prendre les hommes en charge. Les femmes violentées, comme d'ailleurs la plupart des femmes, ont tellement été habituées à être valorisées par le regard de l'autre, par la gratitude qu'on leur exprime pour l'aide et l'assistance qu'elles portent à leurs proches (voir qu. n°26) que, confrontées à des hommes violents, elles perpétuent les mêmes pratiques. La première aide que peut apporter une conjointe à son compagnon est de s'aider soi-même, de ne pas accepter d'être violentée.

Quant aux ami-e-s, aux voisin-e-s ou plus généralement aux gens qui apprennent la présence de violences dans un couple, il s'avère utile d'aider à briser le silence. Il faut éviter de jouer l'autruche. Il faut savoir parler avec la femme et l'homme concerné-e-s, leur faire connaître que vous pouvez être disponible pour échanger et faire le point. Quelles que soient les décisions prises par la femme ou par son conjoint, il faut affirmer avec force qu'il est possible de quitter la violence et que chaque personne est - et doit être- responsable de ses actes. A l'encontre des représentations proposées par le mythe qui visent à déresponsabiliser l'homme et à accuser sa compagne (qu. n° 6 à 18), vos réactions, votre écoute et votre soutien peuvent s'avérer déterminants dans la transformation de la violence.

Nous examinerons maintenant les différentes solutions expérimentées par les femmes qui veulent refuser les violences.

• Peut-on rester et rendre les coups?

Je l'ai dit, le cas des violences symétriques paraît rare, très rare (qu. n° 43). Quand l'homme a commencé à asséner ses coups, c'est d'abord qu'il est persuadé qu'il peut le faire sans risque de rupture. Les excuses accordées par sa compagne l'ont renforcé dans cette certitude. Le fait de vouloir modifier ses réactions et de "rendre" les coups risque alors d'être interprété comme une autorisation supplémentaire de pouvoir frapper. Cette hypothèse, croire qu'on peut du jour au lendemain modifier ses réactions, a l'air irréaliste.

Par contre, certaines femmes font valoir que dès les premières violences, elles ont riposté en démontrant clairement qu'elles ne se laisseraient pas faire. Soit cette réaction signe la fin des violences -on l'a vu quelque fois- et à ce moment là l'objectif est atteint, soit alors elle ouvre davantage sur "des bagarres" où, en général, l'homme est mieux préparé.

• Peut-on rester et en parler autour de soi pour briser l'isolement?

Dans tous les cas, briser le secret est une mesure salutaire. Les réactions de l'homme dépendront alors des réactions de l'entourage: quelle est la tolérance des proches ? Trouvera-t-il des ami-e-s prêt-e-s à l'écouter sans le juger, ni l'excuser ? Des ami-e-s pour briser le silence et pouvoir parler ? On remarque qu'il est rarissime que l'homme, même celui qui est désireux de transformer sa violence pour éviter d'être stigmatisé par son entourage, le fasse seul. Il faut alors qu'il trouve une structure ou bien des professionnel-le-s qui puissent l'aider. Car les proches ont souvent des intérêts complexes qui ne permettent pas, à certains moments une aide efficace.

Il est aussi très utile que la compagne puisse disposer d'un lieu de parole, où elle peut trouver un soutien pour elle. Il faut que les femmes puissent comprendre de quelles façons elles en viennent à perdre leur autonomie.

• Peut-on rester et aller voir ensemble un-e conseiller-e conjugal-e ou un-e thérapeute?

On peut le faire. Je suis persuadé qu'on trouvera toujours de bons exemples de couples qui, à l'aide d'un conseiller-e- conjugal-e ou d'un-e thérapeute, ont transformé leur mode de vie. Mais pour répondre complètement à la question, il faut savoir parler de rentabilité des démarches. Les professionnel-le-s qui s'occupent des hommes violents ou des femmes battues en Amérique du Nord sont pour la plupart opposé-e-s à une démarche conjointe dans les premiers temps. La démarche conjointe aboutit souvent à l'abandon des droits de la personne violentée: soit elle diffère son départ, soit elle se sent obligée de faire des compromis tels que sa liberté va en être limitée. Ou alors, et j'en ai vu de nombreux cas, la démarche conjointe sert de chambre d'enregistrement pour les excuses et le pardon de la femme. Dans les faits, la spirale de la violence n'est pas rompue. La démarche conjointe ne constitue pas une rupture symbolique suffisante. Il faut avoir entendu les hommes violents parler des violences qu'ils ont exercées, notamment au début de leur accueil dans les centres, pour savoir qu'il est préférable d'envisager des démarches séparées, surtout si le couple espère reprendre une vie commune.

Dans d'autres cas, l'homme rendra sa compagne responsable d'avoir été obligé de parler devant un étranger. Elle risque alors de voir s'exercer encore davantage les violences contre elle… une fois l'intimité retrouvée. Or, par exemple dans les centres pour hommes violents, l'homme parle. On peut donc supposer que la honte de parler ne réside pas dans le fait de s'adresser à une personne extérieure à la famille. Mais il y a une distance certaine entre dire à sa compagne qu'on explique ce qui se passe à une tierce personne et dire les mêmes mots à sa compagne. La violence est souvent le corollaire de l'absence de territoires personnels pour l'homme dans la maison; entendre ce qu'il dit de son jardin secret diminue d'autant plus son territoire.

Après, quand l'un-e et l'autre ont trouvé des espaces respectifs pour faire le point et réfléchir sans contraintes à leurs choix de vie, il est toujours possible d'aller voir ces thérapeutes pour organiser ensemble la renégociation du mode de vie.

La démarche conjointe, à priori plus facile et logique, est très rarement un moyen de quitter la violence et de transformer la relation conjugale. Il vaut mieux réserver cette démarche à certaines problématiques comme les dysfonctionnements familiaux, pour résoudre les problèmes de séparation ou d'ententes relatives aux enfants.

• Peut-on rester et porter plainte ?

Porter plainte pour coups et blessures tout en restant avec lui, se faire faire un certificat médical attestant les blessures et le garder "au cas où"… peuvent constituer des mesures préventives… pour la compagne. Le secret des violences se trouve ainsi levé et Monsieur est invité à changer ses pratiques. Le danger réel qui peut exister est celui de voir la violence de l'homme s'accentuer pour faire cesser ce qu'il peut considérer comme du chantage. Un tel risque n'est pas à négliger.

Mais cette solution, dénoncer les violences et montrer qu'on lui est toujours attachée, serait plus convenable si chaque plainte pour violences donnait suite à une enquête ou à des investigations par la justice. La société viendrait alors dire à cet homme: Monsieur, ce que vous faites est illégal, il vous faut changer. Dans les faits, les plaintes, mêmes acceptées par les services de police -surtout quand la compagne reste au domicile- ne sont pas souvent suivies d'effets réels. Cependant la démarche plainte/maintien au domicile peut, dans certains cas, inciter la personne violente à s'adresser à des spécialistes pour l'aider. Pour la compagne, elle peut représenter la dernière chance avant une séparation, mais il ne faut pas en minimiser les dangers pour elle.

• Doit-on se séparer ?

Qui peut dire "On doit…" ? Et encore moins: "vous devez…"? Certains conseils, ou certaines injonctions, pourtant donné-e-s avec les meilleures intentions, deviennent, lorsqu'elles sont pris-es à la lettre, de nouvelles cages où hommes et femmes risquent de s'enfermer. Dans l'absolu, personne ne devrait supporter d'être maltraité-e, insulté-e, frappé-e… Mais la grande difficulté des violences domestiques est justement la banalisation de ce pratiques. Nous avons vu que la rupture est un espace-temps qui se mûrit et s'organise graduellement.

Les résultats des recherches scientifiques montrent clairement que les promesses de changement, quelle que soit la sincérité des hommes et des femmes, ne suffisent pas. Pour qu'une personne arrête d'être violente, en particulier pour qu'un homme cesse ses comportements violents, il faut d'abord que se vive une rupture symbolique, qu'il y ait une garantie que ses proches ne soient plus violenté-e-s.

Celle-ci est une condition nécessaire, mais non suffisante.

Après cette rupture symbolique, tout un processus doit être mis en place: une décision de ne plus vouloir vivre de violences, un travail sur soi et une modification profonde des modes de la relation. Il n'y a pas, semble-t-il, une voie royale unique qui nous permettrait de proposer un scénario commun qui convienne à l'ensemble des personnes concernées. Chacun ou chacune organise sa propre sortie de la violence en fonction de son histoire personnelle, de ses habitudes et de ses possibilités.

Pour les professionnel-le-s, les ami-e-s ou les voisin-ne-s, l'aide apportée doit se baser sur le respect des cheminements de chacun-e. Aider les victimes de violences, c'est surtout leur permettre de reprendre confiance en elles. Ce qui signifie souvent, mais pas obligatoirement, leur offrir un refuge. Elle ne signifie pas, toutefois, comme on le voit parfois, les obliger à prendre des décisions qu'elles ne sont pas encore prêtes à assumer.

56 - Qu'est-ce que la rupture symbolique ?

La rupture symbolique peut correspondre à la séparation en "urgence absolue" (qu. 35) ou à d'autres formes de ruptures. Mais, dans tous les cas, la rupture qui fait sens pour les protagonistes doit être un acte volontaire, un arrêt du déroulement du quotidien, l'affirmation nette d'une volonté ferme de ne plus supporter la situation de violence. La rupture symbolique est un événement au sens plein du terme. Dans les faits, la séparation est une des formes les plus simples, elle permet à l'un-e et à l'autre de faire le point, de quitter la spirale de la violence et de commencer à chercher des éléments d'autonomie. Mais seule la personne concernée peut décider pour elle-même. Cela ne dispense pas toutefois les services publics de devoir faire respecter les lois et de montrer, tel est leur rôle, les limites collectives qui sont nôtres face aux violences domestiques.

J'en donnerai un court exemple. Appelons-la Geneviève. Elle est enseignante et âgée de 24 ans. Elle prend contact par téléphone pour solliciter un rendez-vous à RIME. Elle nous explique alors que son compagnon, Julien, du même âge, artiste, l'a violentée deux jours auparavant après une dispute. Que faire ? Nous lui expliquons alors que le meilleur moyen de ne plus vivre de telles scènes, est de marquer clairement son refus et s'il le faut et si cela correspond à son désir, de partir. On lui fait comprendre qu'il n'y a aucune raison que son ami ne recommence pas, et qu'au contraire, notre expérience nous a appris que le premier coup excusé est générateur d'autres violences. La situation était simple, le couple était de formation récente, elle a pu sans grand problème quitter cet homme violent. Non sans lui avoir dit que son amour pour lui était intact, mais qu'elle ne pouvait supporter d'être battue.

Après un contact téléphonique, cet homme arrive en colère au centre. Qui a dit à mon amie que je recommencerai ? Qui lui a conseillé de partir ? Il s'étonne que ne le connaissant pas, nous puissions prévoir un retour de sa violence. Nous lui expliquons alors, assez simplement, le cycle et la spirale de la violence. Nous émettons même l'hypothèse qu'il a pu vivre d'autres violences dans ses relations antérieures. Il est désespéré, il crie son amour et nous refuse le droit de le juger. Doucement, la discussion se porte sur ce qu'il pourrait faire pour changer ses pratiques, pour éviter, quelle que soit la décision ultérieure de son amie, qu'il ne reproduise ses violences avec d'autres. Nous essayons de focaliser le débat, non pas sur les violences, mais sur le contrôle qu'il met en place, sur son désir, comme beaucoup d'autres, de vouloir tout régenter, même dans son cas particulier, sous des allures très cool. Il dira de cette entrevue, quelques mois plus tard, qu'il a compris que nous ne le prendrions jamais en charge, que s'il ne s'aidait pas lui-même, personne ne le ferait.

Julien, après 8 mois de séparation, revit aujourd'hui avec son amie. Après avoir demandé l'avis de plusieurs conseils (psychologue, prêtre…), il s'est décidé à participer aux entretiens du centre d'accueil.

Ceci ne signifie nullement que Julien a cessé toute violence du jour au lendemain. Celle-ci a diminué progressivement après quelques temps et il n'a plus jamais usé de violences physiques. Il fait aujourd'hui partie des hommes qui disent "Vive la séparation !"

57 - Vive la séparation ?

Je sais, je vais me faire critiquer par les hommes violents qui liront ces lignes. Quoique, si on y regarde à deux fois, la chose soit moins simple. Ce sont des hommes violents qui ont été accueillis à RIME qui disent "Vive la séparation !" Paradoxe ? Pas vraiment.

Il faut avoir reçu les hommes après le départ de leur compagne pour savoir le poids que peut prendre cette déclaration. A la séparation ils sont pour la plupart d'entre eux dans un piteux état: catastrophés de se retrouver seuls, honteux d'être repérés comme homme violent, tristes de se séparer des êtres qu'ils aiment. Ils sont perdus et cherchent dans les personnes qu'ils rencontrent un maigre réconfort contre leur solitude.

Que se passe t-il donc pour que les mêmes hommes, 3 à 4 mois plus tard, en viennent à vanter la décision de leur compagne ?

Pour la première fois de leur vie, certains commencent à se découvrir eux-mêmes, à apprécier l'espace qu'ils commencent à créer, à prendre du temps pour soi, à exister comme hommes en dehors des rôles du père ou du mari. Bref, à découvrir les joies de l'autonomie.

A force de présenter la violence domestique de manière binaire, on finit par ignorer le prix que doivent payer les hommes pour endosser les habits du mâle dominateur. "C'est fatiguant d'être violent" disait il y a quelques mois un homme à Montréal. Encore faut-il accepter de s'ouvrir pour le découvrir.

Certains parmi les ex-violents accueillis dans les centres décident de ne pas revivre avec leur compagne, quelle que soit sa décision. La tâche leur paraît vaine: "la relation est pipée" disait l'un d'eux. Si on n'y prend garde, il y a un risque réel de voir les femmes violentées faire les frais de l'accueil des hommes violents. Non pas qu'il faille refuser à ces derniers de changer, mais autant une relation de domination/soumission se passe à deux, autant la transformation de la violence nécessite pour les deux une volonté ferme de transformer les termes de la relation.

Enfin, parmi les hommes que j'ai rencontrés, certains avaient eux-mêmes pris l'initiative de la rupture.

58 - Un séjour dans un centre pour femmes ou pour hommes ou une thérapie quelconque amène-t-il à quitter la violence?

L'aide apportée par un centre pour hommes ou un centre pour femmes est souvent le premier pas d'un long escalier qu'il va falloir gravir.

Les hommes ne quittent pas toute violence après 3 mois de rencontres à RIME ou ailleurs. Il faut être sérieux, on ne transforme pas plusieurs dizaines d'années de constructions sociales en trois mois. Les études en cours permettront, il faut l'espérer, de parfaire nos connaissances sur les mécanismes précis de la sortie de la violence, mais disons-le tout de suite: on ne quitte pas la violence du jour au lendemain. Prétendre, comme on le fait habituellement à RIME, qu'il est possible en 4 à 7 semaines d'arrêter les violences physiques (ce qui est vrai) ne doit pas signifier qu'il y a arrêt de tout comportement ou pratiques dominatrices et contrôlantes. Notre corps et notre esprit ont accumulé un stock (capital) de gestes, d'habitudes et de pensées reliées à la domination et à la soumission; il faut les identifier, les analyser, les comprendre et apprendre à les modifier.

On aimerait croire à la pensée magique. On aimerait se laisser persuader qu'il suffit de vouloir changer pour le faire. Il n'en est rien. Mon hypothèse est que la sortie de la violence suit une spirale descendante, où l'on retrouve divers paliers de violences. A la différence de la spirale ascendante, quand la relation homme/femme se modifie, les paliers deviennent de moins en moins fréquents et la violence va en diminuant. D'abord, on arrête plus ou moins rapidement la violence physique et pour ceux et celles qui persévèrent dans le changement, on quitte progressivement les autres formes de violences. Je n'ai jamais vu d'homme violent quitter la violence par la magie du discours.

59 - Comment ça se passe quand un couple reprend la vie commune?

La première situation qu'on espère voir de moins en moins fréquente, veut que la femme, déçue des conditions d'accueil hors du domicile, exaspérée de ne pas trouver un travail ou fatiguée de réaliser seule l'ensemble des tâches, se laisse tenter par les "chants de sirène" doucereux de son compagnon. Lequel promet, avec forces démonstrations, de changer mais sans rien avoir fait pour mettre cette parole en pratique. Cette hypothèse s'applique particulièrement aux hommes qui seront venus "en touristes" dans les centres pour hommes violents ou chez un psychologue, à ceux qui, après un ou deux entretiens, déclarent le problème résolu.

Une nouvelle lune de miel commence. La situation semble résolue, mais selon un délai plus ou moins long, la spirale finit par reprendre ses droits. La fuite n'aura été qu'un moment de pause entre deux cycles de violence.

L'autre situation, qui offre à mon avis le plus de difficultés, est le ré-apprentissage d'une vie commune d'où sera exclue la violence. Elle exigera, au préalable, une volonté tenace tant chez l'homme que chez la femme.

Les centres apprennent aux hommes à identifier les signes de la montée des colères et des violences. Une fois ces signes repérés, on leur apprend à aller s'aérer et surtout à ne pas faire porter sur sa compagne la responsabilité de son propre état. Celle-ci doit accepter ce retrait passager, ne pas imposer à tout prix une discussion lorsque son compagnon en est incapable. Lui, de son côté doit supporter de voir celle qu'il aime prendre son autonomie, sortir seule ou avec des ami-e-s.

Elle doit aussi accepter de céder du territoire: il est difficile d'avoir à la fois le beurre et l'argent du beurre. Je l'ai dit, les hommes violents que l'on accueille n'ont en général que peu de place à eux à l'intérieur de la maison (qu. n° 28). Renégocier une vie à deux c'est aussi accepter l'homme dans la maison et ne pas l'exclure systématiquement.

Bref, l'un-e et l'autre doivent accepter de partager le pouvoir de décision.

Mais, plus encore, il faut que l'homme accepte son impuissance et les conséquences de ses violences passées. Je m'explique: puisque la violence crée la peur, seule la personne qui a été violentée peut savoir exactement quand ce sentiment l'envahit; cela l'empêche d'avoir un échange égalitaire. Il faut donc que l'homme accepte que sa compagne lui exprime sa peur, sans qu'il s'autorise à la nier, à s'en moquer ou à ne pas en tenir compte. La transformation de la violence du conjoint passe par le respect des sentiments et des impressions des deux membres du couple. Dans certains couples, on voit apparaître des mots-codes qui signifient à l'autre soit qu'on ressent une montée de colère, soit une peur. Chez d'autres, surtout au début, les moments de tensions ne sont résolus que par un temps que s'accorde maintenant le couple pour faire le point et accepter de s'écouter.

On ne le dira jamais assez, toute technique, aussi performante soit-elle, ne réussira jamais seule à éviter la violence de façon durable. La question centrale est celle-ci: comment se transforme la relation ? Comment se modifie un rapport inégalitaire ? Le déconditionnement ou le comportementalisme ne sont pas suffisants, ni même nécessaires. Chaque personne peut choisir parmi l'éventail des ressources disponibles sur le marché le moyen qui lui convient, sa voie propre pour ré-apprendre à réfléchir et à transformer ses pratiques. Mais, comme je l'ai dit en début de chapitre, associer changements de conceptions et changements de pratiques sociales sont indiscutablement liées.

J'ai rencontré, au Québec, des hommes qui sont passés depuis plusieurs années dans des programmes pour hommes violents et qui recourent encore aux techniques de contrôle de la colère et de la violence. Peut-on valablement dire qu'ils ont quitté toute violence ? Je ne le crois pas. Certes, ils ne sont plus violents physiquement. Ils se sont adaptés aux nouvelles normes en usages. Ils ont intégré le nouveau seuil de tolérance, mais pour l'essentiel de leur vie, ils n'ont pas changé fondamentalement. De la même manière, que penser d'une femme qui à priori se soumet à tous les désirs, même non-formulés, de son compagnon ou qui, tout en ne voulant plus être frappée, excuse à l'avance tous les actes de Monsieur?

On le voit, vouloir reprendre une vie commune n'est pas facile. Cela nécessite surtout, de part et d'autre, du temps et de la patience.

Certain-e-s y arrivent. Cela semble démontrer que c'est possible.

60 - Conclusion: la 60 ème question?

Ce livre est volontairement un ouvrage simple, qui veut être accessible à un public large. Il tente toutefois de reprendre, en les commentant largement, les connaissances scientifiques les plus récentes acquises en sociologie et en anthropologie des sexes.

Mais, quel-le chercheur-e pourrait prétendre tout savoir sur les violences domestiques ? Quel-le intervenant-e social-e peut jurer que sa méthode est la meilleure, ou pire encore, la seule qui s'impose ? Qui aurait l'outrecuidance de répondre à toutes les questions sur la violence, alors qu'une bonne partie d'entre-elles ne sont même pas encore formulées ?

Existe-t-il certains déterminismes qui font que tout est réglé d'avance ? Peut-on prévoir si un homme sera violent et contrôlant ou battu ? Qu'une femme sera violentée, soumise ou violente ? Un enfant maltraité ? A-t-on la certitude qu'un homme ne sera jamais violent ? Qu'une femme ne sera jamais violentée ?

Peut-on abolir les violences ? Comment peut-on gérer les conflits dans des relations où il n'y a plus de domination entre les hommes et les femmes ? Comment arriver à supprimer cette domination ? Quelles formes auront ces conflits ? Comment vivrons-nous cette époque ?

Nous sommes à l'aube, osons l'espérer, de formidables bouleversements dans notre gestion quotidienne des rapports hommes/femmes. Peut-être avons nous erré du début à la fin. Peut-être découvrirons-nous dans quelque temps l'état de notre méconnaissance généralisée ? Comment notre compréhension de la violence domestique étaient embryonnaire et inachevée.

La 60 ème question est vaste, elle n'a pas de réponse. Il faut se donner le temps de la formuler…

La responsabilité en incombe à tous et à toutes.

Lyon, le 28 Décembre 1991


Bibliographie des ouvrages cités:

Liste des principaux centres français, belges, suisses et québécois, pour femmes battues.

Liste des principaux centres français, belges, suisses et québécois,

pour hommes violents

Bibliographie des ouvrages cités:

BADGEY Robin. et al., Infractions sexuelles à l'égard des enfants, Rapport du Comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes, Approvisionnement et Services, Ottawa, 1984, vol. I et II

Barthes Roland, Fragments d'un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977

BONNEMAIN Christianne La violence familiale, Paris, IRESCO-GRASS -CNRS, 1987

BOURDIEU Pierre, La domination masculine, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, N° 84, Sept. 90, pp 4-5

Broué Jacques, Guèvremont Clément (Dir), Quand l'amour fait mal., Montréal (Québec), Editions Saint-Martin, 1989

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GROULT Benoite, préface au livre d'Erin. PIZZEY, Crie moins fort, les voisins vont t'entendre, Paris, Ed. des Femmes, 1975

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LAROUCHE Ginette, Agir Contre la Violence, MONTREAL, Les éditions de la pleine lune, 1987

MAC LEOD Linda, La femme battue au Canada: un cercle vicieux, Montréal, Québec, Conseil consultatif canadien de la situation de la femme, 1980

Mac Léod Linda, Pour de vraies amours: prévenir la violence conjugale, Conseil consultatif canadien sur la situation des femmes, Ottawa, 1987

MAC LEOD Linda, Pour de vraies amours...Prévenir la Violence Conjugale, Ottawa, Ontario, Conseil Consultatif Canadien du statut de la Femme,1987

Ministère de la santé et des services sociaux, Une politique d'aide aux femmes violentées, MSSS, Québec, 1985

Ministère de la Solidarité, de la Santé et de la Protection Sociale, Secrétariat d'Etat à la Famille, Dossier les abus sexuels à l'égard des enfants, Paris, 1989.

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SINGLY (DE) François, Fortune et infortune de la femme mariée. Paris, PUF, 1987

WEBER Max, Le savant et le politique, Paris, Plon, I959


Notes de bas de page:

1 BONNEMAIN C., La violence familiale, Paris, IRESCO-GRASS -CNRS, 1987

2 Benoite GROULT, préface au livre d'E. PIZZEY, Crie moins fort, les voisins vont t'entendre, Paris, Ed. des Femmes, 1975

3 Ces commissions ont été mise en place pour coordonner les actions contre les violences conjugales,

4 L'incapacité temporaire totale de travail personnel appelée souvent en abrégé ITT, représente le temps où tout travail semble impossible. L'ITT est évalué par un médecin traitant après examen de la victime. Une personne qui n'est pas salariée peut aussi obtenir une ITT du moment où elle ne peut plus assumer les actes courants de la vie quotidienne. La notion de travail est donc à considérer de manière large et il ne faut pas la confondre avec l'arrêt de travail salarié.

5 Par exemple quand la police doit intervenir

6 Le Québec a resserré de beaucoup la loi en matière de violence conjugale; aujourd'hui dès qu'une plainte est déposée, les policiers sont tenus d'ouvrir un dossier et d'acheminer la plainte (Québec, Ministère de la Justice, Politique d'intervention en matière de violence conjugale, 1986).

7 Il s'agit de groupes d'hommes apparus après le féminisme, composés d'hommes qui voulaient réfléchir, avec leurs mots à eux, sur les transformations de l'identité masculine.

8 ARDECOM:Association pour la Recherche et le Développement de la Contraception Masculine. Cette association n'existe plus.

9 Pour plus de simplicité, on définira ici le féminisme comme un mouvement social qui vise à obtenir l'égalité de droits et de traitement pour les femmes. On évitera les caricatures qui, en France, assimilent toute personne se revendiquant du féminisme à une Amazone en guerre permanente contre les hommes.

10 La liste de l'ensemble des centres français, suisses, belges et québécois est donnée à la fin de l'ouvrage. Il vaut mieux, là également, se renseigner à l'avance sur les conditions d'accueil. Aucun ne pratique actuellement d'hébergement. La plupart sont payants.

11 Le modèle du centre de Lyon n'est donné qu'à titre d'exemple. Dans les autres centres, la durée des groupes, les termes du contrat, la nature des débats avec les hommes peuvent varier.

12 Le terme "thérapie" a une signification différente en France et au Québec. Je l'emploi ici dans sa définition française.

13 Pierre BOURDIEU, La domination masculine, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, N° 84, Sept. 90, pp 4-5