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Origine : http://www.europrofem.org/02.info/22contri/2.07.fr/livr_dwl/arrete/dwlaret1.htm
Réseau européen proféministe
Arrête ! Tu me fais mal ! La violence domestique, 60 questions,
59 réponses… Daniel WELZER-LANG
en collaboration avec Jules Henri Gourgues
vlb éditeur - 1992
à Madeleine Lang
Du même auteur :
Le viol au masculin, L'harmattan, Paris, 1988
Les
hommes violents, Lierre et Coudrier, Paris, 1991
Remerciements :
Mes remerciements vont à l'ensemble des personnes qui ont accepté
de collaborer à mes recherches ou qui ont donné de leur temps pour
que ce livre prenne forme. Plus particulièrement je remercie : Elvire
Bernardet, Jacques BROUE, Robert CORMIER, Juergen DANKWORT, Clément
GUEVREMONT, Marthe Jomard, Dominique Marron, Gérard Petit, François
Schneider, Claire THIBOUTOT et les étudiants-e-s de Sociologie des
Sexes de l'Université Lumière Lyon 2.
Les organismes CHOC de Laval, Options de Montréal, GAPI de Québec
et RIME de Lyon ; Les hommes violents clients de CHOC, de GAPI et
de RIME pour l'aide qu'ils m'ont apporté.
Ce livre doit beaucoup à Jules Henri Gourgues et Gérard PETIT.
Jules Henri Gourgues fait partie de ces amis québécois connu
dans les arcanes de la condition masculine, à l'époque des premières
interrogations sur l'identité masculine. Par ses conseils, son énorme
travail de relecture et de réécriture, il a grandement aidé à rendre
ce manuscrit intelligible et accessible.
Gérard PETIT est mon complice lyonnais. Celui avec qui nous
avons créé RIME, le centre d'accueil pour hommes violents de LYON
et qui depuis, me conseille dans l'ensemble de mes recherches sur
la violence.
Les recherches sur les violences domestiques ont pu être réalisées
grâce au concours du Centre Jacques Cartier de Lyon et du C.N.R.S
en France.
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Livre publié chez VLB ÉDITEUR - 3° trimestre de 1992
Une division du groupe Ville-Marie Littérature
1000, rue Amherst, bureau 102
Montréal (Québec)
H2L 3K5
Tel: (514) 523-1182
Fax: (514) 282-7530
Distributeurs exclusifs:
Pour le Québec, le Canada et les Etats-Unis: LES MESSAGERIES ADP
Pour la Belgique et le Luxembourg: PRESSES DE BELGIQUE S.A.
Pour la Suisse: TRANSAT S.A.
Pour la France et les autres pays: INTER FORUM
TABLE
Questions / Réponses
Une
histoire de cas en guise de préface
Introduction : 1-
Pourquoi un livre sur la violence ?
Une histoire de cas, en guise de préface
Julien a 35 ans.
Son histoire est banale et se rapproche de ces centaines de témoignages
recueillis pendant les cinq années d'enquête menées
en France et au Québec auprès de ces hommes qui violentent
leurs proches.
Enfant d'un couple ordinaire - son père est bibliothécaire
dans une petite ville de province, sa mère, femme au foyer
- il a un frère et une soeur.
Lui a choisi l'enseignement, par "plaisir d'enseigner"
dit-il, de "transmettre le goût d'apprendre", "la
magie du verbe". Un visage aux traits fins, un sourire chaleureux,
vêtu avec goût et recherche, il ressemble à ces
milliers d'hommes qui déambulent dans les grands centres
urbains. Rien ne le distingue des autres. "Un bon gars"
comme diraient mes amis québécois. "Un homme
de confiance, franc et fidèle dans ses amitiés"
dit son entourage de manière unanime. Bref, un homme moderne,
sensible aux grandes causes humanitaires et notamment, un homme
bien désireux de vivre avec son amie de coeur une longue
histoire d'amour.
Il arrive au centre pour hommes violents de Lyon (Rime) par un
après-midi d'hiver. Le temps est gris, l'air froid et sec.
Il est en colère. "Qui s'appelle Tristan ?" demande
t-il. "Qui a osé dire du mal de moi sans me connaître
?". Il est pâle, ses mains tremblent. Sa tenue, contrairement
à ses habitudes est aujourd'hui négligée. Il
semble à bout.
Sa compagne, Sandrine, institutrice, a en effet été
reçue quelques jours auparavant. Devant les animateurs du
Centre, elle a déplié petit à petit son histoire
d'amour avec Julien.
Elle et lui se sont connu-e-s il y a six ans. A cette époque,
ils ont vécu une brève mais intense histoire d'amour.
Rencontre faite de complicité, de plaisirs, de "moments
fous" dit-elle. A cette époque, Julien vivait deux amours
à la fois. Deux femmes à qui, pour des raisons différentes,
il disait "je t'aime". Cette situation l'arrangeait, lui
permettait de ne pas s'enfermer dans un couple. Appelée sur
sa demande à aller enseigner dans un département français
d'Outre Mer, elle lui demanda de choisir. Il prit peur. Ce fut la
première rupture. Elle est partie enseigner loin de la métropole,
a eu d'autres amis, mais dit-elle, a toujours gardé au fond
d'elle-même, le secret espoir de le revoir, de continuer cette
histoire inachevée.
Quand elle est revenue, il y a deux ans, Julien était "libre".
Il errait d'amourettes en amourettes sans jamais vouloir se fixer.
Lui-même le dira plus tard, il gardait aussi le secret espoir
de vivre - un jour - avec elle, y compris de faire des enfants.
Dès son retour, après un bref échange téléphonique,
ce furent les retrouvailles et très rapidement, son installation
dans l'appartement de Julien.
Mais elle n'était pas venue à Rime raconter une "Love
Story" à la Française. En tout cas, la suite
l'avait déçue et la laissait perplexe.
Tout avait basculé quelques mois après leur installation
commune. Un soir, au cours d'une "scène de ménage"
Julien l'a giflée. Le coup fut bref, court. La main claqua.
Elle eu mal, très mal. Mal à la tête, mais surtout
mal dans le coeur. Comment cet homme-là, cet homme attendu,
cet homme rêvé pendant de longues nuits lors de son
séjour dans les îles, comment cet homme pouvait lui
aussi faire ces gestes.
Oh, ce n'était pas vraiment nouveau pour elle. Elle n'avait
jamais été violentée mais elle avait déjà
vu son père, sur sa mère… En un instant, une
fraction de seconde qui ressemble à des heures, elle le regarda
différemment.
Très vite, Julien s'effondra en excuses, les larmes coulèrent
à pleines joues. Il s'excusa, expliqua qu'il ne comprenait
pas, qu'il ne voulait pas la perdre. Elle, le joyau de sa vie. Il
ne pouvait expliquer son acte. Atroce. Condamnable. Il se sentait
souillé de lui avoir fait vivre cet affront. Les larmes,
le tremblement de sa voix, son regard, tout concourait à
obtenir le pardon et elle lui accorda. Sans problème, sans
aucun doute. La claque de Julien, ce flash qui, un moment, lui avait
fait revivre sa terreur d'enfant devant la violence de son père
; cette claque fut oubliée.
D'un commun accord, Julien et Sandrine mirent cet acte sur le compte
de la colère, du stress que vivait Julien à l'école
(Un nouveau directeur avait été nommé, il contestait
plus ou moins les innovations pédagogiques et les enseignant-e-s
se sentaient menacé-e-s)
Les retrouvailles furent l'occasion de repenser leur mode de vie,
de ré-interroger les habitudes. Ils sortirent souvent, allèrent
au théâtre, au cinéma, fréquentèrent
les meilleurs restaurants lyonnais. Passés quelques mois,
chacun-e ne pouvait que se féliciter du regain d'énergie
et de désir que vivait le couple.
Six mois plus tard, Sandrine attendait Julien impatiemment pour
lui dire, lui annoncer la bonne nouvelle : enceinte, elle attendait
un enfant de lui. Cet enfant, elle le souhaitait, elle avait arrêté
sa contraception le mois précédent. Ensemble, il/elle
avaient décidé d'aller voir le gynécologue.
Ce soir là, ce fut la fête, la grande fête.
Occupée à regarder les modifications de son corps,
à préparer l'événement, à l'annoncer
à l'ensemble de ses ami-e-s, Sandrine ne voit pas le temps
passer. Deux mois plus tard, après un repas ordinaire, Julien
lui reproche de continuer de fumer, de ne pas faire attention à
elle et "au petit". De trop sortir. Elle ne se souvient
plus de sa réponse exacte, mais se rappelle le sentiment
d'injustice provoqué par les paroles de son ami. Le ton monte,
Julien crie, elle répond. Les gestes s'enchaînent,
se bousculent. C'est l'horreur. Un mauvais film. Julien en arrive
à l'étrangler en criant "Arrête, écoute-moi!".
Paniquée Sandrine se dégage, prend quelques affaires
à la va-vite et va se réfugier chez sa mère.
C'est le lendemain qu'elle est venue au Centre. Julien a eu beau
l'appeler, lui promettre de ne plus recommencer, faire valoir son
amour, la fatigue, implorer l'avenir de l'enfant à naître,
lui dire qu'il n'avait fait que répondre aux mots méchants
qu'elle lui avait lancés tels des projectiles… Elle
ne le croit plus. Ou plutôt, elle ne sait plus. Sa meilleure
amie lui a conseillé de venir voir le Centre pour hommes
violents. "Eux sont spécialistes, ils pourront te dire
ce qu'il faut faire".
Sandrine avait trois questions. "Quand il dit qu'il m'aime
est-il sincère ? Quand il dit qu'il ne recommencera plus,
dois-je le croire? Comment lui faire comprendre tout à la
fois que je l'aime, mais que je ne veux plus vivre de semblables
situations ?" Elle avait noté les questions sur une
feuille d'écolier à gros carreaux. Mais, dit-elle,
"ce n'est même pas la peine que je les lise, je les connais
par coeur". Elle semblait décidée, annonça
son intention d'avorter. "Quelle que soit l'issue, je n'aurai
pas d'enfant dans ces conditions. Je ne veux pas d'enfant qui ait
vu son père frapper sa mère."
L'animateur lui décrit le cycle de la violence, la spirale
infernale qui se poursuit inexorablement quand l'homme ne s'est
pas responsabilisé, n'a pas pris les moyens de changer. Il
dit à Sandrine que la colère et l'amour sont deux
réalités différentes. Que l'amour qu'elle portait
à Julien n'était pas en cause. Mais que dans l'état
actuel de nos connaissances sur les hommes violents, il pouvait
lui affirmer que si elle lui accordait à nouveau son pardon,
comme çà, sans que son compagnon ait prouvé
qu'il allait changer, à nouveau il recommencerait à
la violenter. Il lui proposa de s'adresser aux groupes qui s'occupent
de femmes violentées, de discuter avec d'autres femmes. De
prendre le temps de mûrir ses décisions. Elle partit
en disant qu'en réalité, pour avoir vu son père
frapper sa mère, elle connaissait plus ou moins les réponses,
mais "que c'était pas facile".
C'est Julien qui nous expliqua la suite. L' appel téléphonique
de Sandrine, son intention définitive, lui avait-elle dit,
de se séparer. Sa décision d'avorter. "De quel
droit?" demandait-il.
C'est toujours émouvant de voir un homme pleurer, implorer
Dieu, dire sa rage d'être impuissant à changer le cours
des choses. Sa tristesse de perdre l'être aimé. Dans
ce premier entretien, il lui fut réexpliqué qu'il
avait un problème à résoudre avec la violence.
Mais au delà de sa violence, il avait un problème
à résoudre avec sa volonté permanente de vouloir
contrôler ses proches. L'animateur lui dit qu'il était
maintenant entièrement responsable de ce qui allait se passer.
Il avait les moyens de s'aider lui-même. Certes, le Centre
pourrait l'accueillir, mais jamais, au grand jamais, nous ne pourrions
l'aider s'il ne s'aidait pas lui-même.
Il fit une dernière tentative, nous proposa d'appeler son
amie, d'organiser une ultime rencontre. Il voulait -devant les responsables
du Centre- lui promettre solennellement qu'il allait changer. Ses
mots furent vains. De ce premier entretien, il dira plus tard que
ce jour là, il comprit que le problème était
en lui et qu'il fallait qu'il arrête de se faire prendre en
charge par les autres.
Après le centre pour hommes violents, il fit deux démarches
complémentaires. Il alla voir un ami de sa famille, un prêtre.
Lui, croyant, voulait obtenir le pardon de Dieu et de l'Eglise.
Le prêtre lui dit que, sans aucun doute, l'homme d'Eglise
pouvait lui pardonner, mais que son geste était impardonnable,
qu'il devait rechercher en lui les moyens de ne plus le reproduire.
Il rendit aussi visite à un psychologue qui lui proposa un
"travail" thérapeutique, une réflexion sur
soi, sur lui.
Nous étions en Septembre. Ce n'est que le mois de Janvier
suivant qu'il appela le centre pour hommes violents. "Je suis
prêt" dit-il au téléphone.
Pendant les quatre mois précédents il était
passé par plusieurs phases successives. D'abord déprimé,
ayant appris que Sandrine s'était effectivement fait avorter,
il avait un temps pensé à se suicider, à couper
le fil qui le retenait à la vie. C'est l'époque où
il est à la lisière de la faute professionnelle. Il
manque un certain nombre de cours sans prévenir, va le soir
courir les tavernes à la recherche d'ami-e-s imaginaires.
Il arrive en retard au lycée, roule comme un fou en voiture,
délaisse les copies d'élèves à corriger…
Puis quelques semaines après ce régime où l'alcool
se conjuguait aux boîtes de conserves qui s'empilaient dans
sa cuisine, il considéra qu'il avait assez pleuré
sur son sort.
Il fut pris alors d'une boulimie de relations sexuelles. Appela
la plupart de ses anciennes amies.
Il affichait haut et fort un dédain pour sa vie de couple
passée, accumulait les "baises" -le terme est de
lui- comme autant de trophées contre la solitude. Il évitait
consciencieusement d'expliquer les motifs de la séparation
avec Sandrine, espérant qu'elle aussi se taisait.
Sa fierté était touchée. Quelques lettres
furent échangées avec son ancienne amie. Elle lui
affirmait son amour, mais aussi sa volonté de refaire sa
vie autrement. Il n'y comprenait plus rien. Jamais il ne s'était
senti si seul. C'est alors qu'il décida d'attaquer le mal
à la source, de revenir voir ceux qui lui avaient proposé
de l'aide.
A partir de Janvier il participa à un groupe de paroles.
Etaient là René, Marc, Michel et les autres. Certains
vivaient encore en couple, d'autres "échangeaient"
leurs enfants un week-end sur deux avec leur ex-compagne. Semaine
après semaine chacun parlait, racontait sa semaine, ses tentatives,
difficiles au départ, pour ré-apprendre à vivre
sans se laisser emporter par la colère. Semaine après
semaine, Julien discutait avec ses collègues de sa vie d'homme.
De cet homme à qui on avait déposé en cadeau
l'habitude de se taire, de ne pas parler de lui, de ses émotions.
Il prenait souvent la parole, essayait d'aider les autres. Les échanges
étaient tour à tour vifs et émouvants. A l'écoute
des autres les idées lui venaient. Il put leur expliquer
et surtout s'expliquer à lui-même qu'il avait du mal
à accepter ses proches comme ils/elles étaient, qu'il
voulait toujours les voir à travers ses propres lunettes.
Il en avait voulu à Sandrine de ne pas être une femme
exceptionnelle, cette femme parfaite rêvée à
travers la littérature. Il lui faisait aussi grief de douter
de lui, de ne pas lui faire entièrement confiance. Il prit
le temps de décrire ses peurs, ses déceptions : "Je
voulais que mon amour soit comme une église, ouverte, rayonnante,
et je le voyais devenir comme un tombeau".
Semaine après semaine, avec les autres et les animateurs
du groupe, il cessait de se cacher derrière la responsabilité
de l'autre. En même temps, il disait qu'il commençait
à apprécier les moments où il était
seul, sans rien faire."Juste à s'allonger sur le lit
pour rêver" ou prendre le temps d'écrire à
un vieil ami.
Parallèlement au groupe, il avait entrepris une démarche
chez une psychologue. Il alternait les "séances"
de paroles entre cette femme et le Centre. "J'ai toujours cherché
à plaire, à être le chéri de ces dames.
Et moi dans tout ça ?" Il s'inscrit à un cours
de tennis. Son corps se transformait. On avait l'impression de le
sentir plus léger. "Ton visage rayonne de sérénité"
lui dit son ami le prêtre au cours de sa dernière visite.
Un soir, à la porte de l'école, il eut la surprise
de voir Sandrine qui l'attendait. "Je sais" dit-elle "Je
sais que cela a été dur…"Il/elle partirent
ensemble au restaurant. Ce soir là, lui et elle parlèrent
peu. Il lui dit juste son espoir que peut-être, un jour, elle
pourrait lui pardonner ses actes et oublier les cicatrices.
Ils se quittèrent sur le seuil du restaurant. Chacun-e reprit
sa voiture et rentra chez soi.
Leurs rencontres devinrent de plus en plus rapprochées.
Julien en parla beaucoup aux autres collègues du groupe.
D'autres vivaient des rapprochements similaires. En Juin, à
la fin du groupe, Julien partit seul en vacances. "Les premières
vacances où je m'accorde du temps libre pour moi" dit-il.
A la rentrée un appel téléphonique nous apprit
qu'il avait repris la vie commune avec Sandrine. C'était
il y a 17 mois.
Avant de conclure cette brève histoire, je suis allé
diné chez eux. Il/elle habitent maintenant un coquet appartement
dans l'Ouest Lyonnais. En dehors des parties communes, chacun-e
a aménagé son "territoire" comme il/elle
disent : un grand bureau pour Julien, une belle pièce mansardée
pour Sandrine.
J'oubliais : le 8 Janvier sont nées des jumelles. L'une
s'appelle Camille, l'autre Elodie. Les enfants, la mère et
le père se portent bien.
Parfois il suffit de peu de choses pour mieux vivre et pour risquer
l'amour à 2.
Souvent il suffit d'entendre quand l'autre dit "Arrête,
tu me fais mal".
Lyon, Le 15 Février 1992.
INTRODUCTION
1- Pourquoi un livre sur la violence?
"Pourquoi vouloir écrire un Xème livre sur la
violence?" penseront de nombreuses personnes? quelles sont
vos intentions?
Je vais étonner plusieurs d'entre vous. Il ne s'agit pas
de faire ici un livre de plus sur la violence, mais d'écrire
un livre qui fasse le point des connaissances dont nous disposons
sur cette question. Ceci pour plusieurs raisons. D'abord contrairement
à ce que l'on pourrait croire et malgré de multiples
articles dans les journaux, les magazines, différentes émissions
de télévision, il y a très peu d'ouvrages consacrés
aux violences domestiques. Ensuite, mon projet est celui d'un guide
simple et pratique.
Pour faire moi même de nombreuses conférences sur
ce thème, je sais qu'il existe un fossé entre les
manières de penser du sociologue et les questions que se
posent les hommes et les femmes non formé-e-s dans les sciences
sociales. Autrement dit, ce livre voudrait répondre aux questions
que vous vous posez, dans vos propres termes.
D'autre part - et le pari est ambitieux - j'ai opté pour
une certaine forme d'écriture: les événements
que l'on va décrire sont dramatiques pour toutes les personnes
qui les vivent, y compris pour les hommes violents ; mais hors le
livre savant, incompréhensible ou l'article de magazine où
toutes les descriptions font immédiatement penser à
Cosette et à Victor Hugo dans Les Misérables, je préfère
essayer de parler simplement des phénomènes de violences
avec les mots de tous les jours, y compris parfois en utilisant
l'humour. Ne comptez donc pas sur moi, ni pour faire pleurer dans
les chaumières, ni pour accentuer la dramatisation ambiante.
La vie, et même la vie des hommes violents, des femmes violentées
ou des hommes violentés et des femmes violentes, ne se limite
jamais aux violences ; elle est aussi composée de multiples
scènes d'amour, de joie, de rires…. Le propos de ce
livre est d'être proche de ces personnes.
J'ai abordé la question des violences en tant qu'homme,
homme du 20 ème siècle, persuadé qu'à
l'aube de l'an 2000, on doit être capable collectivement d'organiser
autrement nos vies quotidiennes. C'est sans doute pour cette raison
que des centaines d'hommes et de femmes ont osé me parler
un jour des relations de violences qu'ils/elles vivaient. On est
homme -ou femme- avant d'être savant-e, chercheur-e ou intervenant-e
social-e. En ce sens, cet ouvrage est une forme de restitution des
paroles que m'ont transmises ces personnes.
Vous avez noté, je pense, ce qui peut compliquer quelque
peu la lecture de ce livre en France, mon choix de mettre côte
à côte le masculin et le féminin dans le texte,
de faire apparaître les hommes et les femmes. Vous trouvez
ainsi des termes comme professionnel-le-s, chercheur-e-s. Ceci nécessite
d'ouvrir une parenthèse.
Le motif de ce choix est double. Il correspond aux incitations
officielles québécoises de lutter contre le sexisme
de la langue, mais surtout, notamment lorsque l'on aborde les violences
faites aux femmes, il correspond à une volonté de
transparence du langage. Vouloir arrêter les violences dont
sont essentiellement victimes des femmes, c'est aussi arrêter
de les dévaloriser dans la langue ou dans la vie.
Enfin, ce livre n'est pas le premier que j'écris sur les
hommes violents. Cela nécessite une explication. En 1991,
j'ai publié en France un gros volume intitulé Les
hommes violents aux éditions Lierre et Coudrier à
Paris. Il reprenait en partie une thèse de doctorat et se
voulait faire progresser la connaissance scientifique sur la question.
On l'aura compris à la lecture des quelques lignes précédentes,
les deux livres sont fondamentalement différents dans leur
écriture, les informations qu'ils donnent et plus globalement
dans leur conception. De plus, plusieurs années ont passé
depuis l'écriture du premier. Plusieurs années où
avec mes ami-e-s de l'association R.I.M.E (1) à Lyon, nous
avons accueilli des hommes violents; plusieurs années pendant
lesquelles, en France et au Québec, j'ai pu suivre l'évolution
de l'aide apportée aux hommes et aux femmes concerné-e-s,
plusieurs années où à travers de multiples
interventions publiques j'ai écouté des hommes et
des femmes. Ce livre en tient compte. En ce sens, il se veut fragment
d'une mémoire collective, extraits de l'immense non-dit sur
les violences domestiques. En France, depuis plus de 10 ans pour
les femmes et depuis 1986 pour les hommes, nous dévoilons
des bribes des violences qui se cachent derrières les portes
du privé. Ces révélations ont permis que les
croyances et les mythes se transforment. Chaque parole nouvelle
accompagne le changement.
Enfin, ce livre intègre les premiers résultats du
"traitement" des hommes violents. Dans les descriptions,
voire dans les conseils qu'il suggère, il se veut une aide
pratique pour les hommes et les femmes concerné-e-s.
• A qui s'adresse ce livre ?
A toutes les personnes touchées de près ou de loin
par la violence. Dans l'état actuel de nos connaissances
ou plus exactement, dans l'état actuel de notre méconnaissance
collective, il n'est pas possible de distinguer des catégories
sociales qui peuvent se prétendre correctement informées
ou qui ne soient pas touchées par cette problématique.
Outre les hommes et les femmes qui connaissent de manière
plus ou moins fréquente des violences domestiques, j'aimerais
aussi que ce livre devienne un outil de prévention pour les
adolescent-e-s et les jeunes adultes afin de leur éviter
de plonger eux-aussi dans cette gangrène moderne. Et enfin,
un guide pour les professionnel-le-s du social qui déclarent
souvent leur méconnaissance et leur impuissance.
Pour l'ensemble de ces personnes, tout ouvrage nouveau peut apporter
des outils complémentaires à la compréhension
et à une possible intervention sociale.
• Comment le lire ?
Sa présentation est volontairement simple. Elle adopte la
forme questions/réponses. Pour éviter les répétitions,
des renvois précisent des liens entre des réponses
différentes. On trouvera à la fin de ce livre la liste
des questions posées. On peut donc entrer dans ce livre de
diverses manières: en suivant l'ordre des questions ou par
les questions qui intéressent particulièrement le
lecteur ou la lectrice. J'ai volontairement limité les références
bibliographiques au strict minimum (2), ceux et celles qui veulent
en connaître plus, pourront consulter utilement mon premier
livre ou les centres de documentation spécialisés.
Le livre est composé de 5 parties. Dans la première,
j'aborderai des questions de base: Qu'appelle-t-on violence domestique
? Quelles formes prend-elle ? Est-elle naturelle ? Dans un second
temps, nous examinerons les croyances et les mythes que nous véhiculons
sur les hommes violents ou les femmes battues. Puis seront examinées
les manières dont fonctionne la violence (3ème partie).
Ensuite, on verra comment "ça marche" dans les
couples, quel est le sens des violences ? (4ème partie) Dans
une cinquième et dernière partie sera traitée
la "sortie" de la violence, puisque, heureusement, on
est pas forcément violent-e ou violenté-e à
vie.
Notes de bas de page:
1 R.I.M.E: Recherches en Interventions Masculines à Lyon
est l'association qui gère le Centre d'Accueil pour Hommes
Violents de Lyon. Les adresses de tous les organismes cités
sont situés à la fin du livre.
2 Les ouvrages ou les articles cités dans ce livre sont
rassemblés dans la bibliographie placée à la
fin de l'ouvrage.
PREMIÈRE PARTIE
Les questions de base
2- Qu'appelle-t-on violence domestique et quelles formes
prend-elle?
La violence domestique est l'ensemble des formes de violences qui
s'exerce dans la maison, quelles que soient les personnes qui les
exercent et celles qui les subissent.
A la différence de ceux ou celles qui parlent de "violences
conjugales", de "violences familiales", ou de "violences
maritales", ceux ou celles qui particularisent et classent
séparément les "violences contre les femmes"
ou les "violences à enfants", j'utilise un terme
unique qui globalise des phénomènes semblables. De
plus, on peut vivre seul-e et être violenté-e, être
tour à tour violenté-e et violent-e… Le point
commun de toutes ces violences est de s'exercer dans le privé
de la maison. J'ai abandonné l'expression pourtant alléchante
de "violences en privé", car le privé est
une notion qui m'est apparue trop large. On peut ainsi avoir des
relations privées dans beaucoup d'autres lieux que la maison:
le bureau, l'atelier, l'université…
Les formes de la violence domestique sont diverses, nous allons
les examiner une à une. Mais devant la confusion et la multiplicité
des définitions qui concernent la violence, il est utile
au préalable d'ouvrir une parenthèse.
Les définitions qui suivent, comme toutes définitions,
sont à prendre comme des "outils" qui permettent
de classer entre elles les différentes violences, des repères
pour permettre de savoir de quoi on parle. Elles essaient d'être
les plus objectives possible. Pour éviter tout malentendu,
je préciserai les différentes sortes de violences
en les illustrant d'exemples fournis par des hommes ou des femmes.
La liste est longue et difficile à lire. Ce n'est pas par
gaieté de coeur que je la reproduis. Elle est à l'image
de ce que vivent encore hommes et femmes à l'aube de l'an
2000. Elle décrit une réalité complexe et multiforme:
les violences domestiques que nos sociétés commencent
à découvrir dans toute leur horreur.
Dans la violence domestique, nous trouvons:
• Les violences physiques
Ce sont l'ensemble des atteintes physiques au corps de l'autre.
Parmi celles-ci nous trouvons les actions suivantes:
- taper, frapper, empoigner, donner des coups de pied, des coups
de poing, des claques, frapper avec un outil (couteau, bout de verre,
bâton), un ustensile quelconque (casserole, balai, serviette…)
ou un objet quelconque (des cailloux, un œuf, des livres…).
- tirer les cheveux, brûler, lancer de l'eau ou des huiles
bouillantes, de l'acide, pincer, cracher, jeter quelqu'un par la
fénêtre…
- séquestrer (enfermer dans un placard, dans une cave),
empêcher physiquement quelqu'un-e de sortir ou de fuir, faire
des gestes violents en direction de l'autre pour lui faire peur.
- fesser, obliger l'autre à mettre la main sur un fil électrique
dénudé, électrocuter.
- taper la tête contre un rocher, déchirer les vêtements,
tenir la tête sous l'eau,…
- mordre, étouffer, arracher un bout de doigt en mordant,
casser le bras, les côtes, le nez.
- étrangler, tirer avec un pistolet, un fusil, poignarder,
tuer.
•Les violences psychologiques
Toute action qui porte atteinte ou qui essaie de porter atteinte
à l'intégrité psychique ou mentale de l'autre
(son estime de soi, sa confiance en soi, son identité personnelle…)
sera qualifiée de violence psychologique.
Parmi celle-ci, nous retrouvons fréquemment:
- insulter, énoncer des remarques vexantes, des critiques
non fondées. Critiquer de façon permanente les pensées
ou les actes de l'autre. Se présenter comme celui [celle]
qui a toujours "la vérité", qui sait tout.
Inférioriser l'autre, lui dicter son comportement, ses lectures,
ses ami-e-s. Refuser d'exprimer ses émotions et obliger l'autre
à exprimer ses angoisses, ses peurs, ses tristesses. Essayer
de faire passer l'autre pour folle [fou], malade mentale, paranoïaque.
- menacer d'être violent, intimider, menacer de représailles,
de viol (par des copains). Menacer de mort.
- utiliser le chantage, faire pression sur l'autre en utilisant
l'affection ou le droit de garde des enfants, menacer de les enlever.
- la destruction permanente, la dénégation de l'autre,
créer un enfer relationnel.
- le chantage au suicide en culpabilisant plus ou moins explicitement
l'autre sur sa responsabilité.
- menacer de partir, de déporter sa femme (en la renvoyant
"au pays").
- forcer l'autre à des actions vécues comme dégradantes:
lui faire manger des cigarettes, lui faire lécher le plancher.
- contrôler sans cesse l'autre, ses allées et venues,
ses fréquentations.
- s'arranger pour que l'autre vous prenne en pitié et cède.
- se moquer sans cesse des différences d'éducation
(le rapport au bricolage, à la voiture) et nier le travail
domestique effectué par sa compagne.
- insulter et dévaloriser le genre féminin par des
phrases générales aboutissant à exprimer que
toutes les femmes sont des "salopes" ou des "putains".
• Les violences sexuelles, ou violences sexuées
Les violences sexuelles ou sexuées correspondent au fait
d'imposer son désir sexuel à un-e partenaire.
Méfions-nous des mots. Pour ma part je qualifie ces violences
de sexuées et non de sexuelles. En effet, elles sont en général
sexuelles pour la personne qui impose son désir, mais il
en est autrement pour la victime. Celle-ci subit un désir
qui réfère à la domination et à la sexualité
de l'autre.
Ainsi allons-nous trouver dans cette catégorie: violer,
frapper, brûler les organes génitaux, imposer à
l'autre de reproduire des scènes pornographiques, la prostituer
contre son désir...
Méfions-nous aussi de la morale. Les violences qui nous
préoccupent sont des actes de domination où l'un-e
s'autorise à imposer à l'autre des pratiques qu'il/elle
se refuse. A cet égard, la jalousie des hommes peut -ou pas-
être qualifiée de violence sexuelle. Elle l'est lorsque
monsieur a des relations sexuelles extérieures au couple
et l'interdit à sa compagne (qu. n° 41). De même,
certaines pratiques sexuelles conjointes et volontaires sont qualifiées,
à tort, de violences sexuelles (qu. n° 40).
• Les violences verbales
En dehors du contenu des paroles, relevant le plus souvent des
violences psychologiques, les violences verbales réfèrent
plus au débit de parole, à la violence perçue
dans la voix, le ton, les cris, c'est-à-dire au mode de communication.
Nous y trouverons:
- les cris qui stressent l'ensemble de la famille, le ton brusque
et autoritaire pour demander un service, l'injonction pour que l'autre
obéisse tout de suite.
- Faire pression sans cesse sur l'autre en montrant son impatience.
- Interrompre l'autre constamment en lui reprochant de parler,
ou lui faire grief de ses silences en l'obligeant à parler.
- Changer le sujet de conversation fréquemment, vouloir
diriger la conversation sur ses seuls centres d'intérêts,
ne pas écouter l'autre, ne pas lui répondre.
- Ponctuer toutes ses phrases par des insultes ou des qualificatifs
infamants pour les femmes: putain, salope connasse.....
• Les violences contre les animaux et/ou les objets:
En plus d'être des violences injustifiées en elles-mêmes,
les atteintes aux animaux domestiques ou aux objets sont souvent
recherchées pour faire peur en s'attaquant à des êtres
ou des objets qui ont une valeur affective pour l'autre.
Ceux-ci seront brisés, détruits ou enlevés
(par exemple un chien ou un chat), mais ils peuvent aussi être
cruellement assassinés. Parfois, le bris d'objets concerne
les portes, les tables, les chaises... La valeur affective n'est
pas forcément considérable mais ces objets appartiennent
à l'univers familier de la victime. Celle-ci est alors insécurisée
de voir modifier son univers de manière brutale. Certaines
personnes peuvent assister à la destruction d'une porte à
coups de pied comme une symbolique de leur propre destruction.
• La violence économique
Dans des pays comme la France ou le Québec où les
femmes, de manière globale, gagnent à qualification
égale des salaires moyens correspondant encore à moins
des 2/3 des salaires masculins, la violence économique se
définit comme le contrôle économique ou professionnel
de l'autre.
Ses formes sont multiples, mais elles ont en commun d'être
peu reconnues parmi les violences domestiques. A côté
de certaines femmes qui ne disposent pas de carnets de chèque
ou de cartes bancaires, on retrouve certains hommes qui contrôlent
les talons du carnet de chèques de leur conjointe. Mais plus
globalement, la violence économique peut se lire dans l'attitude
qui consiste à considérer les revenus féminins,
quand ils existent, comme des éléments seconds du
ménage. Le salaire de la femme, quelle qu'en soit l'importance,
sert de salaire d'appoint pour payer les traites de la résidence
secondaire ou de la caravane, il est souvent dévalorisé
comparativement aux revenus du conjoint. La décision de travailler
et la nature de ce travail sont aussi souvent dépendant du
désir et des choix de l'époux.
La violence économique réfère au pouvoir des
hommes, que ceux-ci soient pères ou pas. Bien évidemment,
dans ce type de système, la conjointe généralement
gère le budget familial, mais elle le fait sous le contrôle
du compagnon ou du mari. Reconnaître cette forme de violence
impose de pouvoir se décentrer de la quotidienneté.
La violence économique appartient à ces éléments
du quotidien qui à force d'être considérées
comme "normaux" finissent par passer inaperçus.
D'une manière générale, étudier quelles
sont les formes économiques des violences nécessite
de comparer la libre disposition qu'ont l'un-e et l'autre de leur
revenus, et quelles places respectives ont les revenus de chacun-e.
Dans certains couples, les revenus féminins sont pratiquement
nuls, la femme est entièrement dépendante des revenus
du conjoint ou des aides publiques notamment en ce qui concerne
les enfants.
• La violence contre les enfants
La violence contre les enfants correspond à toute activité
qui vise à les atteindre dans leur intégrité
physique, psychique ou sexuelle Parmi celles-ci, nous retrouvons
évidemment les punitions corporelles: les claques, les fessées,
les électrocutions, mais aussi les brimades alimentaires,
les viols ou les attouchements indésirés, les insultes...
En général on accepte plus facilement de reconnaître
la violence, qu'elle qu'en soit la forme, lorsqu'on la subie, alors
qu'on résiste à la voir comme violence lorsqu'on en
est l'auteur-e. Ainsi, de nombreuses femmes violentées sont
violentes avec leurs enfants mais refusent de le voir. Elles reproduisent
pourtant le même comportement que leur conjoint: obtenir quelque
chose (la paix, un service, le silence...) par l'utilisation de
violences.
Interdites en Europe du Nord, blâmées en Amérique
du Nord, les violences faites aux enfants sont tolérées
de manière importante en France. Elles relèvent pourtant
des mêmes mécanismes: se croire autorisé-e à
imposer par la force son désir à l'autre. (voir aussi
questions n° 20, 44 et 45).
• Et les autres violences...
Les catégories sont utiles pour décrire un phénomène,
elles en réduisent toutefois la portée. Parmi les
autres violences aperçues au cours de ces années d'écoute
d'hommes et de femmes, citons:
• La violence contre soi-même: celle-ci
peut correspondre à des pratiques suicidaires. Elle est aussi
souvent une occasion pour tenter de culpabiliser l'autre et obtenir
satisfaction par la domination et le contrôle. Parmi celles-ci:
les tentatives de suicide, les auto-mutilations…
• Le contrôle du temps: il s'agit
pour l'homme non seulement de contrôler le temps libre de
l'épouse ("qu'est-ce-qu'elle fait à l'extérieur
de la maison ?") ou soumettre, par exemple, le fait de sortir
seule le soir à une autorisation préalable. Mais plus
généralement, il s'agit de l'attitude qui consiste
à imposer les rythmes familiaux: les heures du lever et du
coucher de la compagne sont alors calquées à partir
de ceux de monsieur.
L'isolement: quand, à cause la jalousie du conjoint ou pour
répondre à ses désirs, la compagne se retrouve
seule, obligée d'abandonner ses ami-e-s, de refuser les invitations
des voisin-ne-s. Souvent le conjoint et les enfants restent les
seules personnes à qui elle peut parler.
La violence contre autrui: la menace contre un travailleur social
ou une travailleuse sociale, un-e policier-e ou un simple passant
devient une occasion pour montrer sa violence virtuelle et contribue
à faire naître ou à accentuer la peur de la
conjointe.
- Le chantage au départ: insécuriser l'autre pour
éviter les discussions en menaçant de manière
permanente de partir, de laisser l'autre sans ressources…
- Le refus explicite ou non que l'autre fasse ou re-fasse des études,
réalise un projet ou une formation.
On pourrait à loisir allonger la liste tant la violence
domestique est multiple.
Loin d'être un long réquisitoire contre quiconque,
cette liste constitue pour les hommes violents qui veulent changer
une aide importante. A sa lecture, on se rend compte que, bien évidemment,
il n'y pas que quelques individus isolés que l'on pourrait
à loisir dénoncer et qualifier de violents. Les violences
domestiques concernent une grande partie de la population française
ou québécoise car nous avons tous et toutes été
éduqué-e-s d'après les mêmes principes.
Y a-t-il des violences plus graves que d'autres?
Bien évidemment que oui.
La seule question à se poser est de savoir qui va dire si
les violences sont graves ou non ? La personne qui les exerce ?
Elle serait alors juge et partie. La personne qui les subit ? Pour
que les femmes et les hommes puissent vivre autrement, il faut pouvoir
identifier "l'ancien", c'est-à-dire les pratiques
que l'on veut changer. En cela, la liste qui précède
revêt un intérêt certain. J'ai vu trop de femmes
qui nous expliquaient: "je veux juste qu'il arrête d'être
violent, qu'il arrête de me battre". Nous savons maintenant
que la violence physique n'est qu'un aspect d'un problème
plus vaste. L'enrayer nécessite de comprendre l'ensemble
du processus.
3- Quelle est l'ampleur de la violence domestique?
La violence domestique, son appellation et sa reconnaissance, appartiennent
à notre monde actuel. Non pas qu'elle était inexistante
auparavant, mais le désir de l'abroger -donc de l'identifier-
est récent. Il est apparu de manière massive avec
l'avènement du féminisme et des luttes de femmes.
Au vu des différentes définitions proposées
ci-avant, chiffrer le phénomène dépend des
définitions qu'on lui prête.
En France, en 1992, ce phénomène n'est pas encore
chiffré. En 1990, Madame Michèle André, alors
Secrétaire d'Etat aux Droits des Femmes, lors de la campagne
contre les violences conjugales a utilisé... les chiffres
des autres pays Européens et du Québec croisés
à quelques données collectées en urgence pour
aboutir à une estimation. Nous sommes capables de mener scientifiquement
des études statistiques sur beaucoup de choses, les difficultés
pour chiffrer en France les violences domestiques ne se présentent
pas comme étant de nature technique. Elles sont avant tout
politiques au sens plein du terme. On n'a pas chiffré le
phénomène jusqu'à présent car, collectivement,
il semble que nous ne voulions pas savoir qu'elle en est l'ampleur.
On a pris l'habitude de dire qu'une femme sur dix est régulièrement
battue. Ce qui correspondrait en France à deux millions de
personnes. Vraisemblablement, ce chiffre est en deçà
de la réalité, y compris pour la seule violence physique.
Mais il ne s'agit que d'hypothèses obtenues après
plusieurs années de recherche. Il reste à les vérifier.
Au Québec, la statistique la plus souvent citée évalue
à 350 000 le nombre de femmes qui seraient victimes de violences
(1). Au niveau canadien, l'auteure bien connue Linda Mac Léod
évalue, dans son dernier livre (2), à une femme sur
sept le nombre de canadiennes victimes de violences.
Qu'on se rassure, le fait d'en parler maintenant publiquement
correspond certainement à une diminution du phénomène.
Plus on parle des violences domestiques, plus s'agrandit l'espace
social permettant de penser et de vivre d'autres relations entre
hommes et femmes. Les divers colloques sur la question nous montre
l'aspect mondial de la violence domestique: elle est présente
dans l'ensemble des pays et des cultures.
Notes de bas de page:
1 Ministère de la santé et des services sociaux,
une politique d'aide aux femmes violentées, MSSS, Québec,
1985
2 Mac Léod Linda, Pour de vraies amours: prévenir
la violence conjugale, Conseil consultatif canadien sur la situation
des femmes, Ottawa, 1987
4 - Si la violence domestique est présente dans tous les
pays, serait-ce qu'elle est naturelle?
D'abord, un constat: dès que dans un système social
un groupe en domine un autre, le groupe dominant se justifie en
invoquant le caractère naturel non de la domination, mais
de la différence. Pensons à ce que disaient les hommes
libres des esclaves chez les Grecs, les blancs d'Afrique du Sud
des Noirs, les Nazis des Juifs...
Dans les rapports hommes/femmes, on retrouve le même processus.
Les hommes dominent les femmes et on nous explique ainsi la supériorité
mâle. Si la violence conjugale existe dans l'ensemble des
pays ou des cultures, elle est parallèle à une autre
constante trans-culturelle: la domination des hommes sur les femmes.
De là à dire que, par nature, puisqu'ils dominent
partout, les hommes sont plus forts ou plus intelligents que les
femmes, il y a un net abus de langage. Méfions-nous des généralisations
qui oublient les évolutions historiques. Autrement dit, la
nature a bon dos. Au début du siècle "on"
se demandait si les femmes avaient une âme, il y a seulement
40 ans encore, si elles pouvaient penser suffisamment pour voter...
L'évolution rapide des relations hommes/femmes est historique.
Les luttes actuelles contre les subsistances de la barbarie que
sont les violences domestiques, en sont la suite logique.
Affirmer que la violence est naturelle, c'est aussi confondre:
agressivité et violence, violence défensive et violence
offensive. Qu'un instinct de survie pousse l'être, quel que
soit son genre (1), à se défendre pour exister et
affirmer sa différence par rapport à l'autre, cela
semble évident. Mais la violence dont nous parlons ici, la
violence domestique, ce n'est pas ça. La violence domestique,
c'est se croire autorisé à utiliser sa force pour
imposer ses désirs et sa volonté. Nous le verrons,
même si le phénomène est interactif et se joue
à deux, les violences "symétriques" ou "égales"
sont rares (qu. n° 43).
La violence domestique est, la plupart du temps, la forme individualisée
que prend dans chaque maison, la domination collective des hommes
sur les femmes ou des adultes sur les enfants.
5 - Mais les hommes ne sont-ils pas plus forts que les
femmes?
Aujourd'hui, en termes statistiques, c'est vrai. Quoique j'ai vu
des hommes plus petits que leurs compagnes frapper ces dernières.
Mais est-ce un fait de nature? Ou est-ce un fait de culture?
De plus, plusieurs questions se posent: qu'appelle-t-on exactement
la force? Est-ce le volume musculaire ? La capacité de soulever
un poids "P" à un instant "T"? Ou l'ensemble
des efforts fournis au cours d'une journée ? Qui est le plus
fort. Celui (ou celle) qui soulève un sac de ciment ? Ou
celui (ou celle) qui porte toute la journée un enfant sur
son dos ? Les ethnologues montrent que dans la plupart des sociétés,
primitives ou non, en général les femmes mangent moins
et travaillent plus.
Pour comprendre l'argument sur la différence de force entre
hommes et femmes, il est intéressant d'élargir la
question au "dimorphisme sexuel" c'est-à-dire les
différences physiques entre hommes et femmes.
Le dimorphisme sexuel existe à n'en point douter. Mais quand
il apparaît insuffisant pour montrer la différence
des sexes, un ensemble de prescriptions alimentaires et culturelles
l'amplifie. Ainsi, nous avons une série de codes, qui aboutissent
à accroître la différence des sexes. Pensons
aux critères esthétiques: une femme, dans nos pays,
doit pour être belle, se couper toute manifestation du système
pileux; elle doit ne pas trop manger pour correspondre à
des schémas corporels dont le modèle, fourni par des
mannequins, se rapproche souvent de l'anorexie. J'ai pu observer,
tout au long de mes voyages, que le dimorphisme sexuel, à
travers les critères esthétiques ou le vêtement,
semble proportionnel à l'état du rapport de domination
et aux différentes situations économiques.
Alors, de manière hormonale, physiologique, hommes et femmes
sont différents, bien sûr, cela ne fait aucun doute.
Mais la véritable question est autre.
La véritable question concerne nos catégories de
penser. Je m'explique: un homme blond aux yeux bleus qui mesure
1,85 mètre est aussi très différent d'un homme
brun, aux yeux noirs dont la taille est petite. Lui même ressemblera
d'avantage à une femme aux yeux noirs et de petite taille.
Et pourtant les deux hommes appartiennent à la même
catégorie: ils ont des privilèges semblables. La question
des catégories de sexe existe parce que le classement dans
l'une ou l'autre crée des différences de droits et
de pouvoir. La variabilité des catégories est d'ailleurs
toujours l'objet de luttes sociales et politiques. Le pouvoir appartient
bien souvent à ceux ou celles qui conviennent des catégories.
La catégorisation nomme et hiérarchise les groupes
sociaux et les individu-e-s.
A notre époque, les catégories hommes et femmes s'opposent,
sous des pseudo-spécificités, pour privilégier
le groupe dominant: les hommes blancs et adultes. Et ainsi, bien
souvent, nous nous sommes plus attachés à regarder
ce que sont les différences entre hommes et femmes, plutôt
que d'examiner ce que nous avons en commun.
"On ne naît pas femme, on le devient" disait Simone
de Beauvoir. Pour la paraphraser, on peut aussi dire qu'on ne naît
pas homme, encore moins homme violent, on le devient. Nos catégories,
nos façons de penser le biologique sont d'abord des catégories
sociales. Derrière le sexe, ou les catégories sexuelles,
ce qui existe avant tout, c'est le genre. Ce ne sont pas 80 kg de
chair qui créent l'homme, mais plutôt l'ensemble des
privilèges sociaux- et on en examinera le prix- attribués
au genre masculin, sous prétexte de sa supériorité.
Enfin, quand on parle de la "force" des hommes, certain-e-s
entendent la force psychologique. Là aussi, surtout dans
nos sociétés qui évoluent très vite,
les pseudo-différences psychologiques "naturelles"
entre hommes et femmes restent à démontrer.
Notes de bas de page:
1 Le terme "genre" est utilisé au sens de genre
masculin ou genre féminin.
Première
partie: Les questions de base
2- Qu'appelle-t-on violence domestique et quelles formes prend-elle
?
• Les violences physiques
•Les violences psychologiques
• Les violences sexuelles, ou violences sexuées
• Les violences verbales
• les violences contre les animaux et/ou les objets
• La violence économique
• La violence contre les enfants
• Et les autres violences
3- Quelle est l'ampleur de la violence domestique ?
4 - Si la violence domestique est présente dans tous les pays, serait-ce
qu'elle est naturelle ?
5
- Mais les hommes ne sont-ils pas plus forts que les femmes ?
Deuxième
partie: Profils, rumeurs, mythes véhiculés-e-s dans les sociétés
industrielles contemporaines
6-
La violence : un mythe moderne ?
7 - L'homme violent provient de milieux populaires, modestes, ou
défavorisés ?
8 - L'homme violent : un alcoolique ?
9 - L'homme violent : un fou ? un monstre ?
10 - L'homme violent : un homme à double visage et à double personnalité
?
11 - L'homme violent : un ancien enfant battu ?
12 - La violence, c'est une perte de contrôle ?
13 - Le stress provoque la violence ?
14 - Ce sont les femmes qui apprennent la violence aux hommes ?
15 - Ce n'est pas n'importe quelle femme qui est victime de violences
?
16 - Les femmes provoquent la violence ?
17 - La femme violentée y trouve son compte ?
18- Elles aiment ça ?
DEUXIÈME PARTIE
Profils, rumeurs,
mythes véhiculés-e-s
dans les sociétés
industrielles contemporaines
Dans cette partie, nous allons aborder successivement les idées
reçues sur les hommes violents ou les femmes battues. Certaines
de ces idées sont admises globalement par tout le monde,
du moins, par ceux et celles qui ne sont guère intéressé-e-s
par la question (1). D'autres, sont produites et reproduites à
longueur de page par certains médias. Bon nombre sont ressassées
perpétuellement par les hommes et les femmes que je rencontre
régulièrement. L'ensemble des idées reçues
et des rumeurs qui circulent forme un tout cohérent que l'on
peut qualifier de mythe.
Avec un peu d'observation, on peut y voir une forme de tribunal.
D'un côté la défense: son rôle vise à
expliquer que les hommes ne sont pas vraiment responsables des violences
que subissent les femmes; de l'autre le procureur qui lui explique
pourquoi les femmes sont responsables des violences qu'elles subissent.
Qui sont les accusé-e-s ? Devinez…
6- La violence: un mythe moderne?
Je définis comme un mythe moderne la pseudo-connaissance
sur la violence masculine domestique, la plaidoirie de la défense
et l'acte d'accusation. En effet, l'ensemble des certitudes que
l'on peut entendre ça et là concernant la violence
domestique, lorsqu'elles sont mises bout à bout, présentent
une image cohérente non seulement de la violence domestique,
mais des relations sociales dans lesquelles la violence s'insère.
Ce mythe moderne nous dit: la violence est exceptionnelle, elle
est l'oeuvre de fous, de monstres, d'hommes alcooliques qui appartiennent
aux milieux populaires. Ou bien, concernant les femmes violentées,
que les victimes consciemment ou non, provoquent la violence ou
s'en satisfont, qu'elles aiment ça. En limitant la définition
de la violence aux coups reçus ou subis, le mythe sépare
arbitrairement ce qu'il convient de définir comme violence,
en insistant sur ce qu'il n'est pas légitime de qualifier
de pratiques violentes.
Le mythe n'explique pas, ou très peu, les conditions sociales
dans lesquelles la violence domestique va s'exercer. Au contraire,
il définit de manière restrictive les acteurs et actrices
qui agissent ou subissent la violence pour nous fournir des explications
psychologiques sur telle ou telle personne. L'avocat et le procureur
sont d'accord, il s'agit de cas particuliers. Et l'expert, le médecin
ou le psychologue sera convoqué devant ce tribunal particulier
pour l'attester.
Le mythe, et avec lui l'étrange procès qui lui sert
de support, extériorise et individualise chaque scène,
chaque couple, chaque personne concernée par la violence.
Il participe à la négation de l'ampleur du phénomène.
Et surtout, il n'offre pas d'éléments pour en comprendre
le sens, et donc pour permettre aux hommes, aux femmes et aux couples
concerné-e-s de changer. Toutefois, le mythe nous rassure
et nous permet de dire: puisque je ne ressemble pas au portrait
de l'homme violent ou de la femme battue, je ne suis pas concerné-e:
la violence, c'est les autres.
On aurait pu aussi intituler ce chapitre: "liste des trucs
disponibles sur le marché de la déresponsabilisation"
tant il est vrai que l'ensemble des éléments du mythe,
l'ensemble des arguments de la défense ou du procureur, déresponsabilisent
les principaux responsables: les hommes violents.
Je n'aborderai pas l'ensemble des formes que peut revêtir
le mythe, la liste serait très longue et allongerait sans
réel intérêt cet ouvrage. Je me contenterai
d'en décrire les principales. Au fur et à mesure que
les hommes violents ou les femmes violentées prennent la
parole, le mythe se transforme, reléguant aux oubliettes
certains stéréotypes. Pourtant le mythe et les stéréotypes
ont "la peau dure". Ceci pour une raison simple: les mythes
sont tout à la fois croyances ainsi que supports imaginaires
et symboliques pour nos relations. On a besoin d'eux pour vivre
et se dire qu'on est à peu près normal et qu'on n'est
pas -ou peu- concerné-e-s.
Je précise que les données à partir desquelles
j'appuie mes affirmations - ou plutôt ici mes dénégations
- sont le fruit de plusieurs années de recherches personnelles
et d'écoute d'hommes violents et de femmes violentées.
Ces constats empiriques sont corroborés par l'ensemble des
chercheur-e-s qui se sont penché-e-s sur la question. Notamment,
il faut rendre hommage aux travaux pionniers de Linda Mac Léod
et de Ginette Larouche qui, au Québec, ont étudié
les femmes violentées (2) et au travail de recherche menés
par Gilles Rondeau, qui avec Monique Gauvin et Juergen Dankwort,
ont étudié le vécu de 1500 hommes qui ont fréquenté
les centres québécois pour hommes violents (3).
Maintenant écoutons la Défense.
7 - L'homme violent provient de milieux populaires, modestes,
ou défavorisés?
Les témoignages successifs le prouvent : cette affirmation
est fausse. On trouve des hommes violents dans tous les milieux
sociaux, sans qu'il soit possible dans l'état actuel de nos
connaissances actuelles de déterminer si certains milieux
sont plus atteints que d'autres. Tout au plus peut-on dire que certaines
formes de violences sont, dans certains milieux, plus visibles parce
que plus extérieures et plus admises. L'hypothèse
la plus vraisemblable est que les violences subies par une femme
sont proportionnelles à son degré de soumission économique
et/ou culturelle à son mari ou compagnon. Or, on m'accordera
que ce n'est pas là une spécificité liée
à un groupe social particulier.
Souvent, quand on veut définir qui sont les hommes violents,
on confond la méthode mise en oeuvre pour recueillir des
informations et les personnes concernées. J'en donne un exemple.
Dans un département du centre de la France, suite aux incitations
officielles pour connaître -non pas qui sont les hommes violents
(en général on ne s'en est pas préoccupé)
mais qui sont les femmes battues - on s'est adressé aux services
sociaux pour qu'ils compilent leurs données sur la question.
Et j'ai pu, dans une conférence, entendre ceci: "dans
notre département, les femmes battues sont à x% d'origine
maghrébine, elles habitent une zone urbaine dans X cas sur
10, elles ont X enfants en moyenne …". Sans doute ces
femmes existent et font partie de la population à circonscrire,
mais sont-elles les seules ? Faut-il se limiter à la population
qui se plaint aux travailleurs sociaux, aux personnes qui réclament
une aide urgente ? [Dans ce cas là, à l'heure d'aujourd'hui,
rassurez-vous et refermez ce livre: il y aurait vraiment très
peu d'hommes violents].
Dans mes recherches, le point commun entre tous les hommes violents,
c'est … qu'ils sont des hommes ! J'ai rencontré des
hommes violents chez les ouvriers, les cadres supérieurs,
les médecins, les professeurs d'université, les techniciens,
les enseignants, les gens qui votent à droite, au centre,
à gauche; d'autres étaient écologistes, "non-violents"
ou d'extrême droite. Certains étaient noirs, d'autres
jaunes, juifs ou maghrébins, français ou québécois…
D'une manière générale, les personnes qui
prétendent désigner les milieux les plus touchés
par la violence disent: c'est toujours chez les autres. Voila la
véritable croyance populaire: la violence, c'est les autres
! Et j'avoue humblement que cette mystification collective m'a créé
personnellement aussi des déconvenues. Plusieurs spécialistes
qui s'occupent des femmes violentées ou des hommes violents
ont fait, un jour, l'amère expérience de découvrir
chez leurs proches, chez ceux et celles que l'on croyait au dessus
de ça, des violences, et pas seulement des violences psychologiques.
8 - L'homme violent: un alcoolique?
Encore que la qualification d'alcoolisme prête à confusion:
à partir de quel taux doit-on dire qu'un homme est sous l'emprise
d'alcool? Qu'appelle-t-on alcoolisme au sens commun et quelles sont
les différentes pratiques alcooliques? etc. L'association
violence et alcool revient comme un leitmotiv, au point même
de l'inventer comme je l'ai montré à propos d'un dossier
d'instruction de cour d'assises (4).
Quand on écoute les hommes qui utilisent la violence, l'association
systématique entre violence et alcool s'effondre: beaucoup
d'hommes ne boivent pas et ne sont pas sous l'effet d'alcool quand
ils frappent. D'autres expliquent qu'ils ont bu pour se donner du
courage et pour se laisser aller à exprimer leur colère.
Ou bien qu'ils ont bu pour "oublier" leur désespoir
ou leur tristesse. Certains enfin, justifient leur violence par
l'alcool. Les statistiques sur les relations entre violences et
alcool sont confuses : certains centres pour hommes violents expliquent
qu'ils accueillent 10% d'hommes ayant un problème à
régler avec l'alcoolisme, d'autres 20 % ou 30 % ou 75%. Il
n'y a pas de concordance dans les chiffres. D'une manière
globale -et très schématiquement- on pourrait dire
que 50% des hommes violents ont un problème avec l'alcoolisme;
que celui-ci soit provoqué par du vin rouge ou du whisky.
Autrement dit: 50% des hommes violents ne sont pas alcooliques.
Est-ce à dire que 5O% des hommes violents sont violents
pour cause d'alcoolisme ? Ou que l'alcool provoque la violence ?
NON.
On trouve par contre des raisons communes qui font qu'un homme
boit pour oublier ou pour se laisser aller à exprimer ses
sentiments, et le fait que cet homme s'autorise à frapper
sa femme. Cette raison est l'adhésion consciente ou inconsciente
aux stéréotypes masculins: la croyance que la virilité
est associée à l'alcool et à la force et que
la force est associée à la violence.
D'autres hommes boivent et ne sont pas violents. Vouloir expliquer
la violence de l'homme par l'alcoolisme rassure: il suffirait de
manière comportementaliste de supprimer l'alcoolisme de l'homme
pour transformer sa violence. Or, dans les faits - en tous cas dans
certains faits que j'ai pu observer - c'est exactement le contraire
qui se joue. Ainsi, j'ai pu rencontrer un homme qui avait subi (et
quand on connaît certaines méthodes employées,
le terme n'est pas trop fort) plusieurs cures de désintoxication.
Le résultat ? Zéro pointé. Et pour l'alcool
et pour la violence ! Après quelques jours de retour à
son domicile, l'homme recommençait à flirter avec
la bouteille. Mais après avoir fréquenté un
centre pour hommes violents au Québec et avoir pu parler
avec d'autres hommes de sa solitude à la maison, de ses tristesses…
l'homme quitta progressivement et la violence physique… et
l'alcool.
L'association violence= alcool est aussi pratique pour les hommes
violents eux-mêmes. Elle permet à certains de se présenter
comme irresponsables: "Je ne suis pas responsable … c'est
l'alcool " entend-on quelquefois. Ou bien elle permet à
leurs compagnes d'accepter les excuses de leurs maris ou compagnons:
"quand il n'a pas bu, il est très gentil " est
une parole courante. Maintenant interrogez ces hommes: ils savent
très bien que sous l'effet de l'alcool, ils ont toutes les
chances d'être violents, de se laisser aller aux coups. Autrement
dit, ceux-là boivent pour débloquer des barrières
mentales qui limitent leurs violences. Mais d'abord, alcool ou pas,
ce sont des hommes qui s'autorisent dans la pensée à
utiliser la violence contre leurs proches.
Alors, par égard pour les hommes violents et leurs compagnes,
pour leur permettre de prendre -enfin- leurs responsabilités,
arrêtons d'assimiler violence et alcool, de justifier la violence
des hommes par l'alcoolisme.
9 - L'homme violent: un fou? un monstre?
On pourrait supposer la question assez simple pour que la réponse
le soit aussi. Or, la question de la folie des hommes violents ou
de leur monstruosité est à double détente,
pour utiliser une expression masculine.
Examinons donc d'abord l'aspect le plus simple de cet élément
du mythe, la façade. Disons-le de suite, la plupart des hommes
violents ne sont ni malades mentaux, ni fous. Ceci n'empêche
pas que certains hommes peuvent être à la fois "fous"
et violents, quand d'autres sont fous et non violents.
Une certaine presse à scandale aime nous présenter
de manière hebdomadaire des monstres: ceux-ci peuvent être
violeurs, tueurs d'enfants ou meurtriers de femmes. Les affaires
judiciaires font vendre, d'autant plus quand les affaires traitées
ont un aspect scabreux et/ou sexuel. Le mode journalistique, la
ré-écriture des pseudos propos des agresseurs ou des
victimes, la mauvaise qualité des photos (après 48
heures de garde à vue, qui aurait une image agréable?),
tout concourt à nous présenter ces hommes violents
comme des montres ou des "fous". D'ailleurs que vous achetiez
-ou pas- ces publications, vous avez toutes les chances de voir
la "une" accrochée chez votre vendeur de journaux
favori et donc, d'associer vous aussi, homme violent-meurtre-folie
et monstre. Le fait que, pour l'instant en France, seule la violence
criminelle ait été judiciarisée favorise cette
association.
A l'opposé, la quasi totalité des hommes violents
peut se présenter comme de "bons collègues",
"de bons pères de famille", "des hommes sensibles"….
Ceux qui nient leur violence vont d'ailleurs utiliser le portrait-type
du monstre pour bien montrer qu'ils ne sont pas des hommes violents,
puisqu'ils ne leur ressemblent pas. De même, les figures du
fou ou du monstre contribuent à obscurcir la vision des femmes
violentées : "en dehors des périodes où
il est violent, c'est un homme si gentil…" pensent et
disent certaines, de là le nouveau discours sur la double
personnalité (question suivante). Quant à ceux qui
acceptent de considérer la violence qu'ils exercent comme
un problème, et c'est notamment le cas de la majorité
des hommes suivis dans les centres pour hommes violents, ils crient
très fort qu'ils ne sont ni des fous, ni des monstres.
Bref, les hommes violents sont des hommes normaux, ordinaires,
et il faut chercher d'autres causes pour expliquer leurs violences.
En d'autres termes: ce ne sont pas des explications psychologiques
individuelles qui expliquent la violence des hommes, mais bel et
bien des raisons sociales, notamment les privilèges qu'apportent
le pouvoir et le contrôle exercés sur ses proches.
Cette affirmation choque, elle choque d'autant plus qu'elle heurte
nos schèmes de pensée. On aimerait, dans l'absolu,
pouvoir considérer la violence domestique comme une maladie.
Il suffirait à ce moment-là de bons thérapeutes
pour la guérir. L'affirmation de la primauté du social
ou du sociologique sur le psychologique nous oblige à nous
questionner, non plus sur tel ou tel cas particulier d'homme violent,
mais plutôt à repenser et à redéfinir
les rapports qui fondent les relations entre hommes et femmes. Voila
ce qui rend la question beaucoup plus complexe. Et c'est peut-être
pour cette raison qu'il est si difficile d'intégrer dans
nos consciences le fait qu'il y ait au moins 2 millions d'hommes
violents en France et plus d'un quart de million au Québec.
L'autre aspect qui tend à accréditer la folie des
hommes violents est la place du médical et des psy de tous
ordres. Ici que la question de l'association entre folie et violence
devient complexe.
Qui convoque t-on au tribunal pour parler des hommes violents
?
A la barre du tribunal, on appelle un spécialiste: médecin,
expert, psychiatre, psychologue…
Ce sont des experts psychiatres qui seront chargés de dire
dans les cours d'assises si les hommes inculpés sont malades
ou pas. Que la personne accusée soit -ou pas- déclarée
malade mentale, c'est à dire que sa responsabilité
soit atténuée ou pas, dans le grand public on retient
que la violence concerne… les psy. Donc qu'elle réfère
plus ou moins directement à la folie.
Qui convoque-t-on souvent dans les médias pour faire les
comptes rendus d'audience et nous expliquer pourquoi les hommes
violentent les femmes ? A nouveau ces mêmes spécialistes.
Je n'ai aucune animosité particulière contre ces
spécialistes. Certain-e-s ont des analyses très intéressantes.
Ce qui est plus critiquable c'est l'impérialisme des sciences
psy, leur désir d'expliquer l'ensemble du social à
travers la seule lunette du cas individuel. Or quand ce cas individuel
est multiplié par 350 000 ou par 2 millions, avouez qu'il
y a problème.
D'autre part, il faut bien permettre aux hommes violents de changer,
de se faire traiter. Quels sont, notamment en France et au Québec
les spécialistes du changement ? Quels sont ceux et celles
qui sont chargé-e-s par la société de prendre
en charge les déviants de toutes sortes ? A nouveau les médecins
et les psy. Tout semble se passer comme dans un deal (un échange):
on offre à ces spécialistes une clientèle (un
marché) et en contrepartie, ils / elles authentifient de
leur science que leurs clients ressemblent bien aux images qui nous
rassurent.
Car définir les hommes violents comme des fous ou des malades,
médicaliser et psychologiser leur traitement, cela rassure
l'ensemble de la population:
- ceux et celles touché-e-s par la violence domestique:
puisque je ne suis pas fou, je ne suis pas réellement violent
ou mon conjoint n'étant pas fou, il n'est pas vraiment violent.
- et les autres: puisque la violence domestique a des explications
psychologiques, elle peut être l'affaire de spécialistes,
et nous voila rassurés.
Pourtant, ils sont nombreux les hommes qui refusent d'aller voir
un psychologue pour changer leur violence car ils sentent bien eux,
que la question n'est pas là.
L'association violence-folie est fausse et déresponsabilise
les hommes violents. Qu'il soit assimilé à un fou
ou à un monstre, voire à un salaud, l'effet est le
même: ces images couramment admises empêchent les hommes
violents de parler. Qui irait s'assimiler à ces caricatures
du masculin ?
10 - L'homme violent: un homme à double visage
et à double personnalité?
Puisque mon compagnon, ou mon mari, est juste violent occasionnellement,
c'est-à-dire qu'en dehors des périodes où il
me frappe, il est un parfait mari, un père attentif…
c'est donc qu'il a une double personnalité, pensent et disent
certaines femmes violentées. Et bien non, en général,
les hommes violents n'ont pas de double personnalité.
Le mythe, quel qu'en soit son support, quel-le que soit l'avocat-e,
est une pure production humaine. Il s'adapte au fur et à
mesure que nos connaissances sur la violence domestique s'amplifient.
Comme je l'expliquerai plus loin, la violence est là de façon
régulière, mais les coups n'apparaissent pas tous
les jours. Sur le marché de la déresponsabilisation,
on nous présente aujourd'hui une nouvelle figure de l'homme
violent: un Dr Jeckill et Mr Hide. Celles (ou ceux) qui véhiculent
cette image oublient de regarder les effets des coups. Evidemment,
la majorité des hommes violents ne frappent pas tous les
jours. Evidemment, ils sont souvent doux, attentifs… La violence
domestique n'est pas qu'un problème moral, les hommes violents
ne sont pas des méchants, même si, lorsqu'ils utilisent
la violence physique, on serait tenté de s'en persuader.
L'homme violent est simplement un homme qui veut que ses proches
se conforment et obéissent à ses désirs. Il
n'a pas de double personnalité, il aime ses proches, mais
ne supporte pas la contradiction.
En dehors des épisodes de violences, là où
comme le disait un homme: il remet les pendules à l'heure,
c'est-à-dire qu'il montre par la violence qui a le pouvoir,
il n'a aucune raison d'être violent physiquement. Mais n'est-il
pas violent autrement ? Les violences verbales, psychologiques,
économiques… Ces autres facettes de la violence sont
plus difficiles à identifier.
11 - L'homme violent: un ancien enfant battu?
Certains hommes violents accueillis dans les centres rapportent
des violences subies dans l'enfance, d'autres non.
Sans doute, le fait d'avoir vu son père frapper sa mère,
ou le fait d'avoir été maltraité dans son enfance
produit chez beaucoup d'hommes -et beaucoup de femmes- le sentiment
qu'il est normal d'utiliser la violence quand on se pense le plus
fort. On ne peut pas dire en tous cas que les modèles éducatifs
légués par nos aîné-e-s ont été
les meilleurs pour nous apprendre à vivre des rapports exempts
de violences entre hommes et femmes et avec les enfants.
Mais, en préalable, il faut se mettre d'accord sur ce que
l'on appelle violences à enfants, sur ce qui peut faire sens
dans l'éducation. Je vais demander ici un gros effort de
réflexion à l'ensemble des lecteurs et des lectrices,
tant il apparaît de plus en plus nettement que nous sommes
aujourd'hui, à un tournant dans la compréhension de
cette problématique.
Qu'appelle-t-on éducation à la violence? Quand commence-t-elle?
Ne croyez-vous pas qu'à partir du moment où je lève
la main sur un enfant, que je le frappe, même une seule fois,
je lui enseigne que moi, adulte, je peux, quand je veux, montrer
par cette méthode qu'il n'a pas le choix et que j'ai raison?
Qu'on tourne le problème dans n'importe quel sens, dès
qu'il y a apparition de violences physiques, de contacts corporels
violents, on éduque les enfants à la violence.
J'entends déjà les cris: il y a violences et violences,
petites claques ou petites fessées et martyrisation…
Une fessée fait circuler le sang… Vous exagérez…
Eh bien non ! Entre 300 et 500 enfants meurent tous les ans en
France de mauvais traitements. Beaucoup de ces parents prétendent
eux aussi n'avoir "pas exagéré". Plus de
100 000 martinets sont vendus annuellement aux français (qu'ils
soient maintenant vendus au rayon pour "animaux" ne change
rien). Qui doit dire si une violence est grave ou pas ? Le/la maltraitrant-e
ou le/la maltraité-e ?
Il est possible d'éduquer un enfant sans utiliser la violence.
Et cela ne signifie aucunement qu'on le laisse faire tout et n'importe
quoi.
Si on accepte que l'éducation à la violence commence
avec une claque ou une fessée, celle des parents, du maître
ou de n'importe quel-le adulte, on doit se rendre compte que peu
d'adultes aujourd'hui peuvent sereinement expliquer qu'ils n'ont
jamais été battu-e-s. Or, comme tous les hommes ne
sont pas violents, cela signifie ipso facto, que l'argument qui
veut que les hommes violents soient d'anciens enfants battus n'est
pas suffisant.
La véritable question est celle-ci: pourquoi, même
ayant été battus, certains frappent et d'autres pas?
12 - La violence, c'est une perte de contrôle?
A écouter les hommes violents, au début, quand ils
arrivent dans les centres pour hommes violents ou quand ils témoignent,
on pourrait croire cela: la violence est une perte de contrôle.
La plupart peuvent expliquer par ces bouffées qui envahissent
le corps, l'explosion incontrôlée de violence, la libération
d'énergie qu'ils essaient de retenir mais qui les dépasse.
D'ailleurs, violents ou pas, beaucoup d'entre nous connaissons ce
mécanisme de la colère.
La différence chez les hommes qui frappent se situe avant,
avant la colère et avant les coups. Loin d'être en
perte de contrôle, les hommes violents au contraire, sont
dans le contrôle permanent de leurs proches et d'eux-mêmes.
Tout doit être fait selon leurs désirs. Certes, il
existe une gradation du contrôle et des variations individuelles.
Celles-ci sont dépendantes des relations mises en place et
entretenues dans la famille. Mais en général, les
conjoints violents vérifient tout sans cesse, épient
les réactions des autres et en même temps n'ont pas
toujours les mots pour le dire. Ils gardent souvent pour eux-mêmes
leurs insatisfactions, leurs rancunes. La violence n'est alors que
la pointe émergée de l'iceberg. D'ailleurs, il ne
s'agit pas seulement d'un problème de mots, de mots à
apprendre, de mots à dire. La violence physique n'est que
la continuation des autres violences souvent passées inaperçues
auprès des proches : le regard en coin, la bouderie, l'insulte,
la dévalorisation des actions ou des pensées de l'autre…
Toute action qui n'est pas faite selon leur volonté est dans
les faits classée comme effectuée contre leur volonté.
Quand le contrôle "soft" (doux) du quotidien, du
regard, de la voix… ne suffit pas, que l'insatisfaction grandit,
alors commence la colère et la pseudo perte de contrôle.
Si on réfléchit quelque peu, il y a beaucoup d'endroits
où on prend des colères. Celles-ci sont plus ou moins
intérieures, plus ou moins exprimées: quand un-e professeur-e
met un zéro injustifié à un-e étudiant,
quand un-e employeur-e sanctionne un-e salarié-e, quand un-e
policier-e met une contravention… Il y a des endroits où
on accepte de perdre son contrôle et d'autres pas. Comme le
disait un des premiers hommes accueillis à R.I.M.E: "Frapper
mon contremaître après une remontrance ? Vous n'y pensez
pas, je serais immédiatement licencié !". Avouez
que la perte de contrôle sélectionnée et choisie
est une drôle de perte de contrôle.
En présence des intervenant-e-s pour conjoints violents,
les hommes peuvent facilement expliquer qu'il existe un court moment
où avant de frapper, ils savent exactement qu'ils vont le
faire. C'est d'ailleurs à partir de ce constat qu'on leur
apprend à arrêter la violence physique (qu. n°
53).
Mais comme pour l'alcool ou toute autre explication psychologique,
il est plus facile de dire à sa compagne: "excuse-moi
chérie, je ne sais ce qui m'a pris, j'ai perdu mon contrôle".
On obtient d'autant plus facilement les excuses et le pardon.
13 - Le stress provoque la violence?
Est-on stressé du fait de la vie quotidienne ? Certainement.
Mais tous les hommes stressés ne sont pas des hommes violents.
Par contre vouloir à tout prix régenter la vie des
ses proches, les contrôler de manière permanente, être
sur le qui-vive perpétuel, provoque à n'en point douter
du stress. Dire que le stress provoque de la violence correspond
à une curieuse inversion. On confond la cause et l'effet.
On terminera ici cette liste interminable d'excuses que l'on plaque
sur les hommes violents. Elle vise autant à les déresponsabiliser,
à les enfermer dans des rôles construits et taillés
pour les hommes par nos sociétés, qu'à servir
de préambule à la suite: les affirmations qui expliquent
que les compagnes sont responsables des violences subies. Ce que
nous pourrions appeler: l'acte d'accusation contre les femmes.
Ecoutons l'accusation
Dans le mythe sur la violence domestique, les femmes sont convoquées
à différents niveaux pour dire: vous êtes responsables
des violences commises par les hommes. Nous allons examiner la longue
litanie de cet acte d'accusation, question par question.
14 - Ce sont les femmes qui apprennent la violence aux
hommes?
L'argument est simple: les mères éduquent les enfants,
leur apprennent la valeur éducative de la claque et de la
fessée. Ce sont donc elles, dit le procureur, qui leur apprennent
la violence. Dans cet argument, exit les pères, exit les
cours de récréation où p'tit homme apprend
à se battre pour être le meilleur, exit l'armée,
exit le contrôle du mari sur l'éducation de petit homme
que lui donne sa compagne. Haro sur les mères !
La question n'est pas de savoir si les femmes participent en tant
que mères à l'éducation à la violence.
L'éducation parentale se joue bien évidemment à
deux. Quelques fois même, le deux est un peu compliqué
à mettre en place. On a tellement appris aux femmes à
materner qu'elles ont du mal à partager. Non, l'argument
est ici : Vous Mesdames, vous êtes responsables si les hommes
violentent les femmes. Autrement dit, les hommes encore une fois,
sont irresponsables.
Le pire avec cet énoncé, au vu du nombre de femmes
qui veulent jouer à la maman ou à l'assistante sociale
avec les hommes, c'est qu'il semble être majoritairement un
argument féminin. Summum du summum, le procureur a réussi
à diviser les principales victimes et certaines se portent
partie civile contre les autres. Devinez qui est gagnant ? Certainement
pas les femmes qui se font rosser. Encore moins les enfants, qui
continuent à prendre de la part de leur mère ou de
leur père des torgnolles à tire-larigot (5).
15 - Ce n'est pas n'importe quelle femme qui est victime
de violences?
L'argument est fort et perfide: naturellement que toutes les femmes
ne sont pas violentées.
L'argument est perfide parce qu'il vise à culpabiliser les
femmes violentées, à leur faire honte. Comment, vous
êtes violentée Madame ? Pourquoi vous et pas les autres
? Ne seriez-vous pas -quelque part- responsable ?
D'abord une remarque: plus des femmes différentes prennent
la parole, plus se restreignent les cercles sociaux où la
violence n'existerait pas. Puisqu'il y a des hommes violents de
tout âge dans tous les milieux, la conséquence (et
j'insiste sur ce terme) est que les femmes violentées appartiennent
aussi à tous les milieux et à toutes les cultures.
Pourtant, les faits sont tenaces: certaines femmes sont violentées
et d'autres pas. Qui en est responsable ? L'argument du procureur
tente de rendre les femmes responsables des modèles éducatifs
qui font qu'elles sont… les principales victimes de violences
masculines. Et ça marche !
Je m'explique. L'acte d'accusation, le mythe, fonctionne sur un
antagonisme, il y aurait les vraies "femmes battues",
celles qui sont des pauvres-victimes-à-protéger, celles
qui sont la proie d'hommes affreux, ces monstres que l'on a aperçus
auparavant, puis les autres… Mais la figure de l'oie blanche
qui ne répond jamais, cette femme complètement soumise
aux désirs du monstre, est aussi exceptionnelle que la figure
du monstre ou du "fou". La violence domestique n'est qu'un
symptôme particulier d'une relation sociale ordinaire, où
l'homme, la femme et les enfants vivent, se répondent et
résistent les un-e-s- aux autres. Dans la mesure où
une femme ne va pas correspondre à la figure exceptionnelle
de la "vraie" victime, les corollaires insidieux de cet
énoncé se font jour. Quels sont-ils ?
Si certaines femmes sont battues mais pas d'autres, c'est sans
doute que les femmes provoquent la violence ou pour le moins qu'elles
y trouvent leur compte. Ou même alors, même, qu'elles
aiment ça !
16 - Les femmes provoquent la violence?
L'argument du procureur met bout à bout plusieurs éléments
de nature différente dans un seul énoncé.
Dire que les femmes provoquent la violence n'a pas le même
sens suivant la personne qui le formule. Pour le commun des mortels,
cet argument s'appuie sur une image triviale: il y a des femmes
pénibles et d'autres pas. Certaines femmes sont de véritables
mégères, elles sont hargneuses, et on entend souvent,
du côté des hommes, des paroles comme: "celle-là
j'aimerais pas être son mari…", "Elle doit
être pénible à vivre…"; voire on
entend aussi du côté des femmes "Elle cherche
les coups, c'est sûr…" Ces propos décrivent
souvent des femmes aigries par plusieurs années de vie commune.
Des femmes qui ont pris l'habitude de résister aux tyrannies
domestiques en criant ou en "faisant la gueule". Ou plus
simplement, des femmes qui veulent manifester leur présence,
notamment en faisant valoir leur propre point de vue sur la vie
et les choses de la vie. Dans d'autres cas, et quelques hommes violents
le disent, l'argument sous-entend que la femme devrait avoir intégré
le fait que toute contrariété peut provoquer la violence
de l'homme. Donc, si elle ne se soumet pas à son désir,
si elle parle trop ou, selon le cas, si elle se tait, c'est qu'elle
cherche…
Les arguments diffèrent selon les situations, mais la fonction
du mythe est toujours la même: il ordonne la soumission, le
respect des hiérarchies traditionnelles et… le silence.
Il confond résistance et provocation. Ne serait pas violentée
une femme qui tait ses propres désirs, qui ne répond
jamais, qui accepte tout et n'importe quoi de ses proches. Cela
est faux. Un des moyens pour une femme de ne pas être violentée
est, au contraire, d'affirmer son autonomie, sa capacité
à exister de manière indépendante (voir qu.
n° 28 et 32). Dire que les femmes provoquent la violence est
par contre un énoncé de menaces. "Madame, vous
avez été violentée, c'est donc de votre faute.
Consciemment ou pas, vous l'avez cherché". Conclusion
logique de cet argument: "changer pour éviter à
votre compagnon d'être à nouveau "obligé"
de vous frapper. Vous êtes responsable de la violence que
vous avez subie, donc ayez honte et taisez-vous !"
17 - La femme violentée y trouve son compte?
Variante de "elles aiment ça" que nous verrons
ci-après, le fait de dire que les femmes violentées,
en dernière analyse, " y trouvent leur compte"
s'appuie sur quelques traits sociologiques sommaires qui se dégagent
dès que l'on connaît des couples où l'homme
est violent. Dans les rapports conjugaux ordinaires, où la
violence maritale n'apparaît qu'occasionnellement, des bénéfices
secondaires sont accordés à l'épouse: une pseudo
sécurité affective et matérielle, la satisfaction
d'avoir des enfants "bien élevés" et plus
généralement l'ensemble des plaisirs que tout un-e
chacun-e peut prendre dans un pays industrialisé. J'utilise
volontairement le terme de "pseudo" sécurité
affective et matérielle, car en particulier dans les familles
où la femme n'a pas de travail salarié ou d'indépendance
économique, elle est conditionnelle au fait de rester avec
son compagnon.
Un des effets pervers des campagnes contre les violences conjugales
est sans conteste la focalisation sur la violence, ou même
l'attention exclusive que l'on accorde aux coups. On oublie régulièrement
que la violence est le symptôme du problème et non
le problème lui-même. Je décrirai par la suite
comment "marche" un couple où l'homme est violent,
comment la violence s'insère progressivement dès les
premières heures de la rencontre (qu. n° 26). La victimologie,
le besoin pour certaines femmes d'être protégées
en "urgence absolue", de fuir un risque réel de
mort ou de protéger les enfants, les figures associées
au mythe du salaud ou du monstre… nous font régulièrement
oublier que dans la longue marche vers l'égalité des
sexes, les femmes ont obtenu des droits. L'esclavage des femmes
est rare. Ceci se traduit dans les couples ordinaires par des moments
de joies, des plaisirs fréquents où toute la famille,
femme comprise, partage les fruits de l'union.
Donc, le quidam moyen qui regarde cette famille ne comprend pas
pourquoi cette femme va alternativement exprimer son bonheur d'être
avec ses proches et ensuite se plaindre des coups de Monsieur. D'autant
plus, quand cette femme va tour à tour fuir ou exiger que
son compagnon change pour ensuite revivre avec lui. Quand on connaît
les conditions réservées aux femmes qui veulent fuir
et vivre seules, l'extrême précarité économique
et/ou affective que la société réserve à
ces insoumises, l'argument "elle doit y trouver son compte"
apparaît bien fallacieux.
Toujours est-il que cet élément du mythe va être
prononcé par le procureur médo voccio, (à mi-voix),
les mots se détachent les uns des autres, le ton est suggestif;
l'argument appelle son corollaire, déjà ses yeux s'illuminent
et on entend la suite: "Elle doit y trouver son compte ou…
", et là la voix se fait incisive, les mots claquent,
le verdict semble sans appel: "elle aime ça !".
18- Elles aiment ça?
Quel que soit le procureur qui énonce cette sentence, j'ai
toujours été frappé par le ton de la voix:
il insinue, il fait appel à de vieux souvenirs enfouis que
devraient avoir tous les hommes. L'argument est masculin à
n'en point douter.
L'affirmation prête à la confusion. Elles aiment quoi,
les femmes ? Et chacun de sourire, le sous-entendu est bien évidemment
sexuel. Nous verrons par la suite les rapports entre violence et
sexualité (qu. n° 40); comment certaines femmes malgré
les violences subies affichent secrètement une sexualité
épanouie, partagée, où les caresses sont parfois
bien différentes du tout-douceur que nous distillent les
magazines féminins.
En dehors du cas particulier de ces femmes, dont les spécialistes
ne savent toujours pas si le plaisir pris dans la sexualité
correspond à une stratégie de résistance, une
forme de ré-évaluation de l'image de soi, une figure
particulière de soumission aux désirs masculins ou
un véritable désir réciproque, l'énoncé
"elles aiment ça…" est insidieux et péremptoire.
Insidieux, car il sous-entend que les dénonciations des
violences domestiques sont fausses et sans objet. Plus encore, que
les femmes qui protestent contre les violences sont, soient des
menteuses, soient des femmes qui ne connaissent pas "la vraie
sexualité épanouie" où violence domestique,
violences sexuelles et sexualité forte sont mêlées.
On n'est pas loin des accusations de "mal baisées"
lancées contre les militantes féministes des années
70.
D'autre part, l'affirmation est péremptoire car elle laisse
supposer que l'homme sait ce qui est bon pour "les" femmes,
quels que soient leurs propos ou leurs dénégations.
On retrouve ici un élément du mythe sur le viol (6).
L'homme, le vrai, lui il sait. Il sait ce qui est bon pour lui,
mais il sait aussi ce qui est bon pour ses proches. Quitte à
l'imposer pour leur faire découvrir. On retrouve ici un élément
très structurateur des hommes violents: ils sont persuadés
de posséder la vérité.
Quand le procureur dit: "elles aiment ça", il
s'adresse aux hommes: "n'écoutez pas ce qu'elle peut
dire ou ce qu'elles peuvent dire. Nous, nous les hommes, nous qui
les initions, nous qui les guidons, nous savons: elles aiment ça".
C'est un argument d'un dominant qui parle aux autres dominants en
niant la véracité des paroles des femmes.
On le voit, elles aiment ça est peut-être une phrase
qui prête à sourire, mais ce n'est pas, en tout cas,
une parole qui permettra aux hommes de comprendre que, quand une
femme dit non, c'est non !
Et nous quitterons là ce triste tribunal, où c'est
d'abord de procès d'intention dont il est question. Tribunal
où la défense s'évertue à déresponsabiliser
les hommes violents, à leur trouver des excuses ou des raisons
individuelles qui justifient leurs violences et où, en définitive
ce sont les femmes qui sont les premières accusées.
Ce tribunal, les visages de l'avocat et du procureur, n'allez-pas
les chercher très loin. Ce sont nous tous et toutes. Personne
ne peut raisonnablement se déclarer totalement étranger
au mythe. Ces arguments avancés, nous allons essayer de les
déconstruire, mais plutôt que de répondre une
à une à cet amas de contre-vérités,
de menaces et d'insultes, je vais tenter d'expliquer comment "fonctionne"
la violence.
Notes de bas de page:
1Quoique certains discours de spécialistes ressemblent des
fois étrangement aux idées toutes faites que nous
allons examiner. Comme quoi, personne n'est parfait.
1 LAROUCHE G., Guide d'intervention auprès des femmes violentées,
Ministère de la santé et des services sociaux, Québec,
1983
MAC LEOD L., La femme battue au Canada: un cercle vicieux, Montréal,
Québec, Conseil consultatif canadien de la situation de la
femme, 1980
MAC LEOD L., Pour de vraies amours...Prévenir la Violence
Conjugale, Ottawa, Ontario, Conseil Consultatif Canadien du statut
de la Femme,1987
3 RONDEAU G., GAUVIN M. ET DANKWORT Y., Les programmes québécois
d'aide aux conjoints violents- rapport sur les 16 organismes existants
au Québec, Montréal, Ministère Santé
services Sociaux- Québec, I989
4 Daniel WELZER-LANG, Les hommes violents op. cit. p..76
5 En québécois: des claques à coeur joie.
6 WELZER-LANG D., Le viol au masculin, Paris, L'Harmattan, 1988
Troisième
partie: La violence, comment ça marche ?
19 - Toutes les violences décrites sont-elles équivalentes ?
20 - Comment les hommes violents ou les femmes battues définissent
la violence ?
• Et les autres personnes violentées : les hommes, les enfants
21 - Comment apparaît la violence ? Est-elle régulière ? Le cycle
de la violence :
• le quotidien du couple : silences, contrôle et montée
de la violence
• l'irruption de violence : les coups
• les excuses
• la lune de miel
• le retour du quotidien
22 - Y a t-il une fréquence particulière à la violence ? La spirale
de la violence.
23
- A partir de quand une violence est-elle considérée comme grave
ou intolérable ?
24
- Quand apparaît le premier coup ?
25
- Un homme qui a été violent avec une femme, le sera t-il avec une
autre ? TROISIÈME PARTIE
La violence,
comment ça marche?
A l'opposé des clichés qui nous font penser tour
à tour que la violence ne s'explique pas, qu'elle surgit
à n'importe quel moment, ou alors que la vraie violence s'exerce
tous les jours, qu'elle n'est importante que si elle est plus qu'irrégulière,
il est possible d'expliquer comment apparaît la violence (qu.
n° 21 ). Pour cela, il est nécessaire auparavant d'expliquer
la place particulière qu'occupe la violence physique (qu.
n° 19) et la manière dont les personnes violentes et
celles violentées définissent différemment
la violence (qu. n° 20)
19 -Toutes les violences décrites sont-elles équivalentes
?
Oui et non, je m'explique:
- oui, dans la mesure où toute violence, quelle que soit
sa forme tend à montrer, ou à rappeler qui a le pouvoir.
Il y a des réflexions ou des actes - et ici je pense aux
insultes que décrivent les hommes violents ou à certaines
scènes où ils brisent des objets ou maltraitent des
animaux - qui ont des conséquences très importantes
pour leurs proches. Par exemple, traiter régulièrement
sa femme de "grosse", de "salope", de "connasse",
de "débile" (1) aboutit à une dévalorisation
de cette dernière et diminue ses capacités de résistance.
Dans d'autres cas, le fait de casser une porte ou une table devant
ses proches provoque chez eux la peur que cette violence ne s'exerce
contre eux. Vu sous cet angle, toute violence est grave.
- et non, dans la mesure où la violence physique a une place
particulière. Et ceci pour deux raisons principales:
- la violence physique, les coups, viennent dans la maison rappeler
les violences légitimes qu'exerce l'Etat dans d'autres domaines.
La police, l'armée exercent une violence physique légitime.
Weber, un grand sociologue, expliquait que "L'Etat consiste
en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé
sur le moyen de la violence légitime" (2). Les organismes
chargés d'exercer cette violence sont des groupes masculins
(police, armée, justice…). La violence légitime,
celle que l'on considère comme normale, est une violence
à symbolique masculine. Les coups, inconsciemment, viennent
dans la maison rappeler cette chaîne de pouvoirs. L'homme
violent n'est plus un homme isolé, mais devient alors, en
quelque sorte, représentant dans cette maison particulière
du pouvoir général.
L'autre raison qui fait que la violence physique a une place particulière
tient à nos perceptions collectives. La violence physique
touche le corps, elle provoque l'irruption d'humeurs corporelles:
le sang, les pleurs… Dans notre symbolique occidentale, quand
le corps est touché, lorsque le sang coule… nous avons
tendance à penser que c'est grave. Enfin, n'oublions pas
les conséquences possibles de cette violence physique dont
la mort qui heureusement est relativement rare.
20 - Comment les hommes violents ou les femmes battues
définissent la violence ?
Les personnes violentes et les personnes violentées définissent
différemment la violence. C'est une des conclusions les plus
surprenantes de mes recherches.
On pourrait supposer, en tout cas ce fut une de mes hypothèses
de travail, que les femmes violentées -ou les hommes violentés-
repèrent facilement les violences qu'on leur fait subir,
qu'elles (ils) associent à la violence la peur du cri, du
geste qui menace, du regard qui paralyse… Or, non seulement
il n'en est rien, mais c'est exactement le contraire qui se passe.
Quand un homme violent accepte de parler, qu'il commence à
décrire les violences qu'il exerce, il définit aisément
plus de violences que sa compagne n'en a repéré. Je
me souviens toujours de ce témoignage où un homme
m'explique avoir écrasé un oeuf sur la tête
de sa compagne. Il qualifie ce geste "d'acte mille fois plus
violent qu'une claque" ; son amie interrogée par la
suite parle "d'humiliation, de saloperie…" mais
refuse de considérer cet acte comme de la violence. Les témoignages
se sont déroulés en 1987, quand je commençais
mes recherches. Depuis, ce genre de situation s'est reproduite très
fréquemment. Dernièrement encore, une femme qualifiait
le fait d'avoir été poussé brutalement contre
le mur "d'acte insensé, qui n'était pas encore
de la violence", quand son compagnon parlait lui de "début
réel des coups".
Encore faut-il pour entendre de tels propos que les hommes aient
quitté le déni. Dès ils ont quitté le
déni, déni de leurs responsabilités ou déni
de la violence, les hommes décrivent:
- des violences physiques: les coups, les gestes brusques, les
objets que l'on jette sur l'autre…
- des violences psychologiques: les insultes, les menaces, la pression
permanente…
- des violences verbales: les cris, les silences, le ton autoritaire…
- pour certains des violences sexuelles: imposer un rapport sexuel
contre la volonté de sa compagne, la forcer ou la violer
…
Toutes les violences énoncées sont alors associées
à une intention, une volonté de dire quelque chose,
de lui montrer que, d'obtenir que… La violence n'est jamais
gratuite. L'acte de violence physique (le coup) est souvent différé.
Par exemple, si René P. est mécontent d'une réflexion
que sa compagne a faite devant des ami-e-s, bien souvent, sa réaction
ne s'exprimera que quelques jours plus tard, voire quelques semaines
ou quelques mois. Il ne s'agit nullement d'une volonté diabolique
de "brouiller les cartes", d'empêcher sa compagne
de comprendre le sens de la violence. René P. va garder en
lui son insatisfaction, sa colère. Il attend le moment propice
pour l'exprimer. Souvent elle éclate sur un rien, un détail
qui ajouté aux autres, fait "déborder le vase"
comme disent certains. Si quelques hommes expliquent les raisons
de leur colère -et de leur violence-, d'autres, bien souvent
gardent le silence sur les raisons apparentes de leurs actes. Le
contrôle qu'exerce les hommes violents n'est pas en, général,
un phénomène conscient, pervers… Le contrôle
est global. Les effets de la violence, quelles qu'en soient les
formes, doivent être permanents. Il faut, à leurs yeux,
que la menace soit suffisante pour que la compagne "fasse attention"
tout le temps.
Les coups ne sont employés que lorsque les autres moyens
s'avèrent inefficaces, quand le cri, le regard en coin, les
remontrances… s'avèrent inopérant-e-s pour obtenir
la soumission escomptée. On pourrait utiliser cette image:
les hommes violents ont à leur disposition un panier dans
lequel sont disponibles diverses violences. Selon la situation particulière,
selon la personnalité de cet homme violent et de cette femme,
selon aussi le seuil d'acceptabilité de la violence (qu.
n° 23), l'homme va choisir telle forme de violence ou telle
autre parmi celles dont il dispose. Quand la forme choisie "ne
marche pas" pour obtenir la reddition de ses proches, il en
choisit une autre, un peu plus forte.
Quant aux compagnes, au vu des images véhiculées
par le mythe (qu. n° 6 à 18), elles ne peuvent pas vivre
avec l'idée permanente d'être une femme battue, avec
l'idée que l'homme qu'elles aiment est un homme violent.
Alors, elles vont reconnaître les coups, ceux qui font mal,
ceux où elles sentent une volonté explicite de leur
nuire; mais toutes les autres violences, généralement
la plupart des moyens utilisés pour imposer le contrôle,
ne sont ni repérés ni identifiés comme étant
des violences. Ceci ne veut pas dire qu'elles n'ont pas mal. Mal
physiquement quand il les jette au bas du lit. Mal dans la tête
et dans le corps quand il les insulte ou les traite de moins que
rien en public. Ou qu'elles n'ont pas peur de ses réactions
qu'elles jugent imprévisibles. Beaucoup expriment que ce
n'est pas tant la violence des coups qui est difficile à
vivre (du moins quand ils sont peu fréquents et qu'elles
ne sont pas blessées), mais la tension permanente et la peur
constante de son mécontentement.
Alors quand on les questionne ou qu'elles témoignent sur
les "violences" subies, elles ne peuvent parler que des
coups. Plus tard, beaucoup disent même qu'elles ont été
gênées de devoir expliquer pourquoi elles ne supportaient
plus cet homme. Les coups n'étant pas forcément fréquents,
comment faire comprendre à une personne qui ne l'a pas vécu,
tout le reste: la terreur d'entendre une porte fermée à
clef, la peur de regarder son visage et d'y lire de la colère,
son brusque changement d'humeur à la moindre irritation…
Bien plus, je me suis rendu compte que souvent les violences qu'elles
définissent comme coups, ne correspondaient pas à
l'ensemble des coups décrits par leurs conjoints. Les coups
prennent pour les femmes violentées une définition
restrictive. Pour qu'un geste violent, un contact corporel soit
identifié comme coup, que celui-ci soit effectué avec
la main nue, le poing fermé, la main prolongée d'une
arme ou avec le pied, il faut qu'elles soient persuadées
qu'il ait voulu intentionnellement leur faire mal. Quand elles pensent
que le coup est l'effet du hasard, de la colère légitime,
de l'alcool ou de toute autre cause située en dehors de sa
volonté manifeste, elles ont tendance à ne pas considérer
cet acte comme un coup. C'était pas vraiment de la violence,
puisqu'il ne l'a pas fait exprès" disent beaucoup de
femmes.
Naturellement, cette règle générale n'est
qu'un schéma explicatif global. Vous en trouverez de nombreuses
exceptions. Parmi celles-ci, on retrouve les femmes qui ont déjà
fui une première fois leur compagnon. Celles qui sont passées
dans des foyers ou des groupes d'aide, là où on prend
le temps de leur expliquer les diverses formes de violences. Celles
qui ont été conscientisées par des lectures
féministes ou la littérature qui traite de la violence.
Les femmes plus jeunes élevées sous un modèle
égalitaire. Malgré tout, ce schéma de la double
définition de la violence s'applique dans la plupart des
cas et ce, dans des proportions étonnantes.
Entre la définition des personnes violentes et celles de
personnes violentées, je propose donc de ne pas choisir une
forme ou une autre pour définir les violences domestiques.
Au contraire, il faut les associer dans une définition commune
perçue comme "le binôme de la violence domestique"
ou "le double standard de la violence". On pourrait le
résumer ainsi:
Quand ils admettent leur responsabilité, les hommes violents
définissent la violence qu'ils exercent sur leur compagne,
comme un continuum (une suite) de violences physiques, psychologiques,
verbales, parfois sexuelles, associées à une intention:
intention de dire, de faire céder l'autre, d'exprimer un
sentiment, un désir ou une volonté. "C'était
pour lui dire,... lui montrer" disent-ils. Quant aux femmes
violentées, du moins celles non conscientisées à
cette question, elles définissent la violence comme un discontinuum
(un ensemble discontinu) essentiellement composé de violences
physiques, c'est à dire en général de coups
qui n'ont pas de liens entre eux.
De plus, pour qu'un acte ou un coup porté sur leur corps
soit défini comme de la violence physique, il faut qu'elles
soient persuadées qu'il ait voulu consciemment leur faire
mal, les faire souffrir. Pour les femmes les violences physiques
sont elles-mêmes définies de manière restrictive,
comme des coups portés à main nue ou poing fermé
(voire avec le pied), associés à l'intention de les
faire souffrir.
Plusieurs remarques s'imposent alors:
- Quand on sait l'empressement des hommes - pour obtenir le pardon
ou pour éviter la rupture - à expliquer la perte de
contrôle par le hasard, les astres, l'alcool, l'acte fortuit
… bref leur non-responsabilité (qu. n° 6 à
18), on comprend que de nombreuses violences soient déqualifiées.
- Au vu de la charge stigmatisante (3) associée au concept
de "femme battue", les injonctions qui apparaissent quelquefois
comme des ordres culpabilisateurs pour que les femmes battues quittent
immédiatement leurs conjoints (qu. n°55), on comprend
alors qu'il est plus simple de croire les excuses, de déqualifier
les coups et d'essayer d'oublier.
- Puisque seuls certains coups sont identifiés comme violences,
on peut sans doute expliquer, avec cette double définition,
la prégnance particulière que prend le concept de
"femme battue", y compris chez des femmes,.
Maintenant, répétons-le, cette double représentation
de la violence n'est explicite que pour autant qu'on accepte de
confronter les hommes violents, que l'on cesse de vouloir les excuser,
de les protéger ou de les plaindre. Or, force est de constater
que ce n'est pas le cas de l'ensemble des intervenant-e-s qui oeuvrent
dans cette problématique. Bref, il faut que les professionnel-le-s
et les ami-e-s de ces hommes arrêtent d'être complices.
C'est le meilleur service à leur rendre et à rendre
à leur compagnes ou leur ex-compagne.
• Et les autres personnes violentées: les hommes,
les enfants…
On se rend compte que cette double définition n'est pas
l'exclusivité des hommes violents ou des femmes violentées.
Quand les femmes violentes décrivent une gamme importante
de violences mises en oeuvre pour le faire réagir, pour qu'il
arrête de se plaindre… les hommes violentés par
leur compagne définissent quelques coups qu'ils repèrent
comme de la violence. Là où il se dit persuadé
qu'elle va changer "puisqu'elle m'aime", elles expriment
leur agacement envers ce qu'elles considèrent comme de la
provocation. "Il sait comment je suis, alors pourquoi il insiste
? C'est pas de la provoc. ça ? J'expliquerai d'ailleurs les
difficultés que rencontre le chercheur qui veut interroger
des hommes battus, car souvent ils n'en ont pas conscience (qu.
n° 48).
Quand aux parents, et je développerai ce point à
la question n° 44, père et mère montrent souvent
qu'ils ont à leur disposition une large palette d'outils
disponibles pour éduquer leurs enfants: de la privation alimentaire
au refus de sortie en passant par le cri, la claque ou la fessée.
Chaque acte de violence est associé à une (bonne)
intention: lui apprendre les limites, les bonnes manières,
en faire un homme… Les rejetons, eux (ou elles), ne se souviennent
souvent que de quelques coups, ceux qui ont fait très mal,
ceux distribués de manière jugée injuste…
Bref, et ce point me paraît fondamental, les personnes violentes
et les personnes violentées ne définissent pas les
violences de la même manière.
21 - Comment apparaît la violence ?
Est-elle régulière ?
Le cycle de la violence:
Contrairement a ce que pensent de nombreuses personnes, il y a
un cycle de la violence..
Celui-ci a d'abord été identifié par des chercheures
américaines notamment Lénore WALKER. Autrement dit,
en étudiant attentivement les scènes que décrivent
des femmes et des hommes, on peut faire un schéma explicatif
du fonctionnement de la violence domestique. Mais attention: comme
tout schéma celui-ci est forcément réducteur
par rapport aux milliers de situations particulières.
Le cycle se décompose en 4 étapes, décrites
dans la figure suivante:
Nous allons le décrire en détail en y replaçant
les éléments déjà entrevus.
• le quotidien du couple: silences, contrôle et montée
de la violence:
Cette phase est en quelque sorte préparatoire aux coups.
Dans le vécu journalier des couples où s'exerce de
la violence, situation que nous analyserons plus loin, l'homme domine
et veut contrôler l'ensemble de la vie familiale, les agissements
de sa compagne et de ses enfants. Non que tous les hommes violents
soient des tyrans domestiques, mais ils ont une représentation
de ce que doit être leur milieu familial et considèrent
normal de l'imposer. Nous le verrons, les hommes violents sont à
cet égard particulièrement seuls dans la famille.
Au lieu de se réjouir des différences qu'il y a entre
les éléments de la famille, ils veulent que tout se
passe comme ils l'ont prévu. En même temps, pour aboutir
à ce rôle de chef de famille, ils maintiennent un contrôle
permanent: contrôle de leurs proches, mais aussi contrôle
d'eux-mêmes. Les hommes violents ne parlent pas, ou du moins,
ne parlent pas d'eux et de ce qu'ils vivent.
Certains agissements de leurs proches ne leur plaisent pas. Ils
ne sont pas jugés conformes avec leurs projets ou leurs désirs.
Les hommes en éprouvent une insatisfaction qu'ils gardent
en eux. Surtout au début de la vie de couple, quand ils n'osent
pas encore exprimer leurs colères. Les insatisfactions, les
rancunes et les griefs s'ajoutent au fur et à mesure, puis
s'accumulent jusqu'à arriver à un trop-plein. Les
métaphores sont nombreuses quand les hommes expliquent ce
"trop plein": la goutte d'eau qui fait déborder
le vase, mais surtout la cocotte minute; "Ça monte,
ça monte et ça explose" (qu. n° 12). Arrive
alors le second stade du cycle: les coups.
• l'irruption de violence: les coups
Les coups ou d'autres formes de violences surgissent alors. Nous
verrons ci-après qu'ils vont, au fur et à mesure,
en crescendo. L'ampleur des coups est variable. Bien souvent au
début de ces cycles, ce sont des claques, des mouvements
brusques ou l'homme "pousse" plus ou moins violemment
sa compagne. La durée de la scène de violence peut,
elle aussi, être variable. Les hommes en parlent comme d'un
soulagement, une décharge d'énergie longtemps accumulée,
une sorte de libération. Leurs compagnes, n'ayant pas toujours
su apercevoir les signes avant-coureurs, sont surprises; elles ont
peur. Souvent elles ne comprennent pas ce qui a provoqué
l'arrivée de cette violence.
• les excuses
Souvent appelée phase de rémission en Amérique
du Nord, la phase suivante va voir l'homme violent s'excuser, demander
ou implorer le pardon. Comprenons-nous bien: quand l'homme s'excuse,
promet de ne plus recommencer, il est dans la plupart des cas, sincère
et honnête. Il est désolé de cette violence
que souvent, il ne comprend pas non plus.
L'objectif plus ou moins conscient de la violence est de montrer
son mécontentement, de dire ses désaccords, de signifier
une volonté, de montrer qui a, l'ultime pouvoir dans le couple.
En ce sens la violence est un langage. L'objectif n'est pas d'aboutir
à la fuite de la compagne, bien au contraire. Pour éviter
que cette dernière horrifiée par de telles violences
ne parte ou ne se plaigne à l'extérieur, voire porte
plainte contre "son conjoint violent", celui-ci doit obtenir
son pardon.
Les excuses invoquées par l'homme sont multiples et variées,
nous en avons déjà aperçu certaines (colère,
alcool, stress…). Les plus simples sont souvent les meilleures.
La plus simple étant: "Je suis comme ça, il faut
que tu fasses attention". Les excuses sont conformes à
nos représentations collectives qui nous font croire que
l'homme à l'intérieur des maisons est comme un enfant
irresponsable. L'objectif est de dire: "Ma chérie: je
ne suis pas responsable des violences commises, je ne l'ai pas fait
exprès". Souvent l'invocation de l'amour sera utilisée
pour prouver l'aspect accidentel de la scène. Dans d'autres
cas, le rappel de la situation matérielle ou morale de la
compagne, sa précarité, ou le sort des enfants accompagneront
la demande de pardon. C'est à dire qu'il y a rappel à
la conjointe de sa dépendance.
Certains hommes pleurent pendant plusieurs heures de suite, d'autres
restent prostrés pendant quelques jours. Ils montrent, ou
veulent montrer ainsi, leur réel désarroi. Beaucoup
n'expliquent pas ce qui a provoqué leur violence et font
passer les violences comme des actes irréfléchis.
D'autres, notamment lorsque ces scènes sont déjà
répétitives, accusent leurs compagnes d'en être
responsables (qu. n° 14 à 18). Dans certains couples,
c'est en faisant l'amour que l'homme obtient son pardon (qu. n°
40).
• la lune de miel
Cette expression utilisée par Ginette LAROUCHE (4), traduit
merveilleusement bien la phase suivante. Une fois le pardon accordé,
les excuses acceptées, il faut pour l'homme -et la femme-
oublier la scène de violence. C'est l'époque où
l'homme va inviter sa compagne au restaurant, lui offrir cette robe
qu'elle attend depuis longtemps, accepter -enfin- d'aller passer
des vacances chez les beaux-parents… Bref, tout se passe pour
le mieux dans ce qu'il/elle aimerait voir comme le meilleur des
mondes. Période douce du bonheur retrouvé, cette phase
est souvent passée sous silence par les professionnel-le-s
du social. Pourtant, cette phase et la suivante expliquent pourquoi
nombre de compagnes peuvent dire, en dehors des situations de fuite
en urgence absolue: "Après tout, c'est pas tous les
jours la violence". La lune de miel doit faire oublier le passé
et laisser croire qu'il ne se reproduira plus. L'homme et la femme
sont réellement heureux du bonheur retrouvé. Une fois
dissipé le souvenir des violences, le cycle continue.
• le retour du quotidien:
Quelle qu'ait pu être la sincérité des excuses
de l'homme, après la période "lune de miel",
le quotidien reprend ses droits. Celui-ci, comme avant, s'accompagne
du désir de l'époux de vouloir régenter la
vie des ses proches, de son incapacité à dire ses
désirs, ses insatisfactions, comme d'ailleurs ses plaisirs.
Progressivement, la tension, le besoin de domination, le stress
dû-e-s à l'accumulation d'éléments contraires
à ses attentes, augmentent. Et, les mêmes causes produisant
les mêmes effets, réapparaît plus ou moins rapidement
une nouvelle phase de violences.
22 - Y a t-il une fréquence particulière
à la violence?
La spirale de la violence.
Les cycles de violences se suivent, mais ne se ressemblent pas
exactement. D'abord un constat: j'ai vu des hommes qui étaient
violents physiquement -ou plus exactement (voir qu. n° 20) dont
la compagne repérait la violence physique- tous les jours
ou presque, alors que d'autres vivent les phases de violence tous
les 15 ans. En reprenant la terminologie américaine, on peut
parler de Spirale de la violence. La violence est continue, mais
son intensité et sa fréquence d'apparition augmentent.
Le cycle de la violence se reproduit de plus en plus vite avec une
intensité de plus en plus forte.
Comprendre pourquoi est relativement simple. On peut prendre l'exemple
de l'enfant (le schéma est identique quel que soit l'âge
ou le sexe de la personne violentée) (5). Il y a une gradation
dans l'échelle des punitions et des violences qu'utilisent
les parents. Quel que soit le point d'entrée dans cette gradation,
le premier stade de la punition physique (une petite claque sur
les fesses, une "engueulade" ou un grand coup…),
le corps de l'enfant va s'habituer à cette violence. Les
punitions, pour la plupart des parents, ne sont jamais gratuites,
elles servent à montrer le désir des parents, à
signifier l'apprentissage du bien et du mal, à imposer une
limite… Pour que les punitions (violences) gardent leur efficacité,
il faut que les parents augmentent l'intensité de la violence.
Ainsi, tout se passe comme si plus l'enfant est violenté,
plus le temps entre deux violences se raccourcit. Que cette situation
s'explique par une accoutumance aux coups, tant de la part de l'enfant
que de la part des parents, l'effet recherché des violences
parentales - la soumission à leurs désirs - semble
diminuer et on arrive souvent à des gestes "réflexes"
qui accompagnent et ponctuent ces rappels. Il faut rappeler de plus
en plus souvent qui a le pouvoir. La spirale de violence traduit
ce processus.
Chaque moment (ou phase) de violence repérée par
l'un-e ou l'autre va être un palier de cette spirale.
Les paliers de la violence domestique sont les moments où
la violence est identifiée. Ils sont souvent dans le discours
des hommes ou des femmes associés aux humeurs du corps (le
sang qui coule, les pleurs…), ou aux outils (armes) utilisés.
Ainsi hommes et femmes décrivent l'accentuation de la violence
dans leur couple lors d'irruptions de blessures corporelles (le
sang coule), par l'utilisation d'une arme quelconque (un bâton,
un couteau, un accessoire de cuisine…). D'une manière
générale, la violence permet d'obtenir la soumission
de l'autre à ses désirs, par le marquage corporel.
En bout de spirale, si aucune rupture vient interrompre le processus,
il peut y avoir danger de mort. Certes, les cas de meurtre sont
rares. Heureusement ! Mais il y a bien d'autres cas où une
personne "meurt". Le Québécois Robert PHILIPPE
parle de "meurtre de l'âme". Certaines femmes n'osent
plus rien faire, ni sortir, ni même prendre la parole. Il
n'est donc pas abusif de parler de mort sous d'autres formes. Une
des femmes venue à RIME pour une réunion, alors qu'elle
vivait seule, n'avait pas osé sortir le soir depuis 3 ans.
23 - A partir de quand une violence est-elle considérée
comme grave ou intolérable?
Chacun-e a son seuil de tolérance, sa limite au dessus de
laquelle la violence va être considérée comme
"grave" ou "intolérable". Dans les faits,
toute violence qui vise à limiter la liberté de l'autre
est grave et intolérable.
Mais, pour les hommes violents ou les femmes violentées,
une étrange alchimie permet de caractériser certaines
violences comme plus importantes que d'autres. Elle s'explique par
certaines distinctions que l'on fait entre visible/invisible et
les rôles sociaux. On dit que le couple doit "laver son
linge sale en famille", autrement dit: rien ne doit transpirer
à l'extérieur. Une femme pourra s'horrifier d'un "oeil
au beurre noir" car il sera une trace visible de son état
de "femme battue" (honteux pour elle), alors qu'elle aura
acceptée auparavant, après moult excuses du mari,
des blessures bien plus mutilantes. Beaucoup de femmes supportent
des années durant les violences commises par leurs conjoints,
alors qu'elles se révoltent lorsque celui-ci menace les enfants.
La mère, face à sa progéniture, est moins tolérante
que l'épouse pour son propre corps (qu. n° 35).
Toutes les violences considérées comme graves ne
provoquent pas une décision de rupture. La spirale de la
violence s'arrête quand le conjoint ou la conjointe atteint
le palier de l'intolérable.
Dire que le palier de l'intolérable peut être atteint
par le conjoint-auteur peut surprendre; pourtant dans mes recherches,
j'ai vu plusieurs conjoints violents qui, d'eux-mêmes, pour
ne pas sombrer dans la folie, par honte ou tout simplement par "ras
le bol", quittaient leur compagne et repartaient faire leur
vie ailleurs. Mais plus couramment c'est la personne violentée,
donc plus souvent la femme, que nous voyons atteindre ce palier
et décider la rupture.
Qu'est-ce qui fait qu'une personne atteint ce palier, ou qu'une
violence particulière soit considérée comme
la limite impossible à dépasser ? Les réponses
sont variables en fonction des individus et des cas particuliers.
Le seuil de l'intolérable varie. Plusieurs éléments
semblent s'enchevêtrer. Pour certaines personnes qui décrivent
cette situation c'est d'avoir repéré la peur de la
mort, mort réelle ou mort virtuelle. Pour d'autres, c'est
la reconnaissance qu'il y a eu violences graves selon leur propre
échelle morale et physique. Tout va dépendre de l'histoire
personnelle, du degré d'autonomie, de la capacité
à refaire sa vie autrement, de la perception éthique
qu'ont les personnes de la violence domestique et des normes sociales
en usage au moment de la décision. Nous avons ainsi reçu
de très jeunes femmes qui, à la première violence
identifiée, mettent leur compagnon à la porte mais
aussi des femmes qui ont subi des années durant des violences
multiples. Certaines compagnes considèrent l'atteinte de
ce palier comme la fin de leur relation avec cet homme quand, pour
d'autres, il s'agit alors de lui imposer un changement.
Comme tout autre palier de la spirale, il est en général
défini et prend son sens pour les personnes agissant ou subissant
la violence par l'outil utilisé ou la marque corporelle.
Il représente pour certain-e-s une progression dans les armes
(passer du coup de pied au couteau ou à la voiture [tentative
d'écrasement] ou dans les parties du corps atteintes. Dans
quelques cas nous avons les deux progressions à la fois.
Le sang a une place particulière: plus le sang coule, plus
grave semble le coup. Une femme peut ainsi supporter des brûlures
aux parties génitales alors qu'elle va fuir à cause
d'un nez cassé.
Le palier de l'intolérable peut aussi, dans certains cas,
être d'abord signifié par l'intervention de l'extérieur
(police, services sociaux...) légitimant par la suite son
identification comme tel (ces cas ont davantage été
remarqués en Amérique du Nord au vu des interventions
spécifiques de la police).
Une fois le palier de l'intolérable atteint, les stratégies
de sorties de la violence sont multiples.
24 - Quand apparaît le premier coup ?
D'abord une statistique surprenante: selon les chercheur-e-s qui
ont interrogé les femmes violentées, dans la moitié
des cas la première violence apparaît à la première
grossesse.
Quand on interroge les hommes sur le début de leurs violences,
beaucoup vérifient ce constat: "Elle me dit que ça
a commencé quand elle était enceinte la première
fois". On peut toujours - et c'est ce qui se passe à
RIME - leur faire remarquer que les violences, pour eux, ont surement
commencé avant; la plupart en conviennent. On comprend pourquoi
à la lecture de la question n° 20 sur la double définition
de la violence. Mais le fait que les femmes violentées, pour
50% d'entre elles, identifient les premières violences à
ce moment-là nécessite quelques explications.
La première grossesse pour une femme correspond à
un moment important, un stade de fragilité où elle
a le plus besoin d'aide, d'amour et d'attentions. Quand une femme
se fait battre à ce moment là, ou plutôt quand
elle repère les violences à ce moment là, elle
n'est pas la plus à même de suivre les conseils habituellement
donnés aux victimes de violences conjugales. Fuir ? Pour
aller où ? Pour donner naissance à un enfant qui ne
verra pas son père ? Porter plainte ? Envoyer le futur père
de son enfant en prison ? En parler ? Avouer à tout le monde
que son conjoint est violent ? Ternir à l'avance la fête
que l'on prépare pour la naissance de l'enfant ? On le conçoit
aisément, cette femme préfère oublier, accepter
les excuses de son compagnon qui promet de ne plus recommencer.
Certaines, par culpabilité, essayeront de faire un peu plus
attention à lui, à cet homme qui cherche les chemins
de la paternité. D'ailleurs elles ont lu dans certains livres
qu'il ne faut pas négliger le futur père. Peut-être
ont-elles mal agi ? Dans les faits, beaucoup se taisent en souhaitant
secrètement que ce que l'on raconte sur les femmes battues
soit faux et que leur enfant n'en soit pas marqué.
Quant à lui, pourquoi frappe t-il la compagne "qu'il
aime", celle qui "va lui donner" un enfant ? Même
si, souvent ce n'est pas vraiment la première violence, si
d'autres claques ont déjà été distribuées,
la violence contre une femme enceinte semble contraire à
tous les codes masculins.
Pour comprendre ces actes, il faut faire un petit détour
du côté de la condition masculine. Il faut savoir qu'à
l'heure actuelle, "attendre un enfant", pour un homme
est une chose complexe. Nous vivons une époque où
il n'y a pas de culture du père et encore moins de place
pour le futur père.
D'une part, beaucoup d'hommes ne sont pas persuadés d'avoir
souhaité cet enfant, certains ont l'impression de s'être
fait faire "un enfant dans le dos" comme on dit. D'autres
ont l'impression d'avoir cédé aux désirs pressants
de leurs compagnes sans avoir vraiment pris de décision personnelle.
Mais dans tous les cas, la grossesse de la compagne est l'époque
où il doit "assumer", assumer quelque chose qu'il
ne connaît pas, qui lui est extérieur. Habitué
à être ou à vouloir être le centre du
couple, il perd alors cette place privilégiée. On
fait attention à elle et en général bien peu
à lui. Dans le théâtre de la maternité,
on lui a réservé le rôle du père. Il
doit prendre en charge les futures démarches, les achats,
les décisions, sans avoir aucun endroit où pouvoir
exprimer ses angoisses.
D'autre part, la venue de l'enfant modifie l'équilibre familial.
Le couple passe de deux à trois personnes, quelle place aura
t-il alors ? Il a épousé une femme et il se retrouve
avec une mère. De plus, beaucoup de femmes lors de la grossesse
refusent les rapports sexuels, ce qui accentue son désarroi.
Face à l'angoisse, la frustration et la solitude, que fait-il
pour manifester sa présence ? Il frappe et il en a honte.
Honte d'être un homme qui vient de frapper une femme enceinte,
sa femme enceinte, honte d'avoir marqué peut-être à
vie son futur enfant.
Et quand il lui promet de ne plus recommencer, il est sincère
et vraiment désolé. L'un-e et l'autre portent maintenant
ce terrible fardeau, la solution la plus facile pour eux deux est
le silence et l'oubli. En espérant que la lune de miel qui
suit les coups efface à jamais les traces d'un moment, que
tous deux espèrent être un moment d'égarement.
Et la spirale continue…
25 - Un homme qui a été violent avec une
femme, le sera t-il avec une autre?
Vraisemblablement, notamment si rien n'est fait de sa part pour
changer ses relations aux femmes.
J'ai rencontré de nombreux hommes, qui délaissés
par une première compagne à cause de leur violence,
continuent leurs comportements abusifs dans une seconde relation
ou pour certains une troisième ou une quatrième idylle.
Souvent d'ailleurs la spirale, c'est à dire l'intensité
et la fréquence des violences, reprend là où
la dernière spirale s'est arrêtée. Ceci incite
certains hommes à fréquenter les centres pour hommes
violents non pas pour récupérer leur ex-compagne mais
pour éviter de redevenir violent avec la prochaine.
Ces spirales à entrées multiples devraient inciter
les femmes à se méfier des hommes qui décrivent
des violences dans une relation précédente et qui,
sans se remettre en cause, incriminent leur compagne précédente.
Notes de bas de page:
1 Ce qui se traduit en québécois par : "vache"
"bitch"…
2 WEBER Max, Le savant et le politique, Paris, Plon, I959 (1ère
éd. I919)
3 Le terme stigmate est utilisé ici dans son sens figuré.
La stigmatisation correspond à une très forte dévalorisation
; les stigmates, aux marques physiques, psychologiques ou sociales
qui en sont conséquentes
4 Le livre de LAROUCHE Ginette, Agir contre la violence, est une
ressource indispensable pour comprendre, du côté des
femmes, les effets des violences domestiques, et le sens d'une intervention
sociale qui les respecte et aboutit à leur prise d'autonomie.
5 On m'excusera de prendre l'enfant en exemple. Je n'assimile pas
les femmes à des enfants. Mais, dans nos cultures actuelles,
là où la violence ordinaire aux enfants est encore
largement admise (on dit : "Une fessée fait circuler
le sang"), l'exemple semble pertinent pour décrire le
processus de la spirale. On m'excusera de prendre l'enfant en exemple.
Je n'assimile pas les femmes à des enfants. Mais, dans nos
cultures actuelles, là où la violence ordinaire aux
enfants est encore largement admise (on dit : "Une fessée
fait circuler le sang"), l'exemple semble pertinent pour décrire
le processus de la spirale.
Quatrième
partie: les violences dans le couple
26-
Quand commencent les violences ? Y-a-t-il des signes avant-coureurs
?
27
- Toute concession, ou tout compromis, n'est-il donc qu'un signe
avant-coureur de violence domestique ?
28
- Quels sont les couples où il existe de la violence ?
29
- Peut-on vraiment savoir si un homme est violent ou si sa compagne
est violentée ?
Qu'en
est-il du secret ?
30
-Existe-t-il un rapport entre être violents à l'intérieur de la
maison ou à l'extérieur,
par
exemple dans la rue ?
31
- Pourquoi les femmes se taisent :
32
- Pourquoi certains hommes frappent et d'autres pas ?
33
- Que ressent l'homme violent ?
34
- Quels rapports entre amour, haine et violence domestique ?
35
- Pourquoi part-elle ?
36
- Quelle est l'influence des foyers d'accueil dans la rupture ?
37
- Pourquoi revient-elle souvent chez son conjoint ?
38
- Quelles sont les réactions du conjoint au départ ?
39
- Pourquoi restent-elles ?
40
- Quels sont les rapports entre violences domestiques et sexualité
?
41
- L'infidélité est-elle de la violence ?
42
- Y a t-il des couples où la violence n'existe pas ?
43
- Et les couples où la violence est égale ? où "on" se bat ?
44
- Que penser de la violence à enfants ?
45 - Y-a t-il un stade à partir duquel on peut déclarer
qu'un
enfant est battu ou qu'un enfant est martyrisé ?
46
- Et les parents battus par les enfants ? les grands parents battus
?
47 - Existe-t-il des hommes battus et des femmes violentes ?
48 - Qui sont les hommes battus ?
49-
Y a t-il aussi des violences dans les couples homosexuels ?
QUATRIÈME PARTIE
les violences dans le couple
Pour l'instant, nous avons isolé les différents éléments
qui concourent à l'existence de violences dans le couple:
expliciter les processus (cycle, spirale…) et essayer de réfuter
les principaux éléments du mythe sur la violence domestique.
Or, la violence s'exerce dans le couple ou la famille. Si, comme
on l'a vu, on ne peut valablement dire que les femmes provoquent
la violence ou sont responsables des violences subies, il n'en reste
pas moins que la violence "se joue à 2", pour utiliser
une formule populaire. Nous allons à travers quelques questions
essayer d'en expliquer l'interaction.
26- Quand commencent les violences?
Y-a-t-il des signes avant-coureurs?
Il y a des signes avant-coureurs de la violence. Les comprendre,
pouvoir les identifier, nécessite un détour du côté
de la rencontre amoureuse et de la formation des couples.
Parce que je suis homme et sociologue et pour entendre depuis plusieurs
années des hommes violents et des femmes violentées,
je suis persuadé qu'il est possible de "lire" les
violences dans les premières heures de la rencontre amoureuse.
Dans les premiers échanges entre un homme et une femme se
dessinent les bases de la future relation, ce que nous appelons
en jargon scientifique les rapports sociaux de sexe. La mise en
couple est un processus à multiples visages. Certaines femmes
vont directement du père au mari quand certains hommes vont,
sans transition, de la mère à l'épouse. La
religion, la pression sociale, le culte de la virginité,
dressent pour certain-e-s le décor du "bon couple".
On passe de l'autorité paternelle, le pater familias, à
l'autorité maritale. Il n'est pas encore loin le temps où
l'on pouvait entendre "Je promets fidélité et
obéissance à mon mari". La formule est simple,
elle contient en elle-même la violence future. Si j'ai l'autorité,
il n'y a aucune raison pour que je ne l'exerce pas et la violence
en est "l'outil spontané", l'appris masculin. Mais,
en dehors de ce passage caricatural, qu'apprend t-on aux femmes
et aux hommes ?
Dans le modèle d'éducation traditionnel, la femme
est valorisée par le regard de l'autre. C'est l'autre qui
lui dit qu'elle est belle, c'est l'autre qui apprécie ses
petits plats. A force d'expliquer que les femmes sont "naturellement"
(bonjour la nature !) belles, sensibles, douces… elles en
ont calqué les traits: si c'est la nature, je dois devenir
comme ça. Quand elle ne se fait pas objet, objet à
admirer, objet à séduire… on la gratifie dans
la manière qu'elle a de s'occuper des autres: du mari, des
enfants, ou dans d'autres circonstances, des malades. Et plus tard,
on retrouvera ces mêmes constructions sociales sous le syndrome
de la mère ou de l'assistante sociale (qu. n° 55). Elle
est, comme femme, dépendante des autres et en particulier
de l'autre père ou mari. Ceux-ci peuvent même dans
certains cas être remplacé par Dieu. Elle doit s'oublier,
oublier qu'en dehors des fonctions sociales de mère ou d'épouse,
elle existe comme sujet. La femme est éduquée comme
non-autonome dans l'oubli de soi. En général, violences
exceptées, tout se passe bien pour la majorité d'entre
elles: celles qui sont belles, ou qui plutôt se conforment
aux critères culturels de beauté; celles qui ont des
enfants et dont on pourra vanter les qualités d'éducatrice,
celles que l'on pourra féliciter pour la carrière
et la réussite du mari… Les problèmes et la
perte d'estime de soi commencent quand le regard des autres se fait
moins valorisant, quand le corps ressemble de moins en moins aux
femmes anorexiques des catalogues; quand les enfants s'en vont pour
prendre leur autonomie; quand le mari se lasse d'une femme de moins
en moins conforme à ses fantasmes…
Cette femme cherche un mari ou compagnon conforme à ce qu'on
lui a appris: un homme protecteur, un "vrai" homme qui
saura la défendre.
Quant à l'homme, en symétrie, mais sans que l'on
puisse dire qui précède qui ?, on lui apprend à
être celui "qui assure", qui protège, qui
est différent de la femme. Donc, celui qui n'exprime pas
ses peurs (un vrai homme n'a pas peur), qui ne parle pas de ses
sentiments, un homme qui sait (ou doit savoir ou doit faire croire
qu'il sait). Il doit diriger la relation, soumettre cette sauvageonne
qu'il rencontre, montrer qu'il est -ou sera- le maître. Il
est, pour reprendre une expression populaire, celui qui doit porter
la culotte. Virilité, force, violence et domination sont
mêlées. Certes, il s'agit d'images anciennes, mais
quand on regarde les adolescent-e-s, pourtant éduqué-e-s
dans la mixité depuis le début de leur scolarité,
on voit encore poindre certains de ces éléments. Combien
d'adolescentes ne se sentent pas autorisées à téléphoner
au garçon qui leur plaît et s'obligent à attendre
des week-ends entiers son appel ? Combien de garçons se sentent
encore aujourd'hui obligés d'être ceux qui proposent,
qui font les premiers gestes.
L'homme -car H.O.M.M.E- doit être actif. Et malheur à
celui qui refuserait ce rôle: les insultes ne sont pas loin:
femmelette, pédé, enculé. L'homme se trouve
emporté dans un double courant: il doit être le plus
fort (avec sa femme mais aussi avec ses proches) et doit être
différent du passif, de "l'enculé", bref
de l'homosexuel assimilé à une femme. Homophobie (haine
de l'homosexuel, peur et haine de l'autre qui lui ressemble) et
sentiment de supériorité sur les femmes restent aujourd'hui
encore les piliers de l'éducation masculine. Les sceptiques
face à ces affirmations pourront toujours aller faire un
détour par l'armée, là où, comme l'explique
la sociologue Anne Marie DEVREUX, l'essentiel du temps est occupé
à des travaux ménagers, là où ce même
travail ménager dévalue celui qui l'exécute
et sert de punitions ("les corvées"). L'armée,
ce rite de passage entre l'adolescent et l'homme où il faut
s'affirmer comme le plus fort et se distinguer des femmes; cette
institution où on apprend aux hommes, homophobie oblige,
à transformer le plaisir d'être entre hommes, le plaisir
de se toucher, en échanges de coups et en mépris collectif
à l'égard des femmes.
Comment se passe la rencontre de cet homme et de cette femme? On
a appris à l'un à montrer qu'il est homme et à
l'autre qu'elle est femme. Bien sûr, le modèle de la
femme soumise est de moins en moins valorisé, mais, malgré
tout… Dans les premières heures de la rencontre, souvent
pour correspondre aux schémas du normal, pour vivre une relation
émotive ressentie par les deux, par peur de voir l'autre
échapper, par habitude et conformité aux modèles…,
l'un-e et l'autre cèdent aux prescriptions sociales. Ou plutôt,
il et elle n'ont pas d'autres scénarios dans la tête,
il et elle adaptent alors le connu.
On peut généralement identifier la présence
ou l'absence de violences futures dans les concessions que l'homme
et la femme font à ce moment. Chacun-e crée son territoire,
façonne son masque, lesquels se prolongeront toute leur relation
durant. Bien sûr, les moments importants de la vie commune
(mariage, naissance, décès, obtention de diplômes,
carrières professionnelles… influeront et seront des
périodes où l'on renégociera les termes de
l'échange conjugal (1).
C'est dans de telles occasions que se dessine et se négocie
inconsciemment le cadre de la relation. Quand la femme accepte de
faire passer ses propres désirs en second, quand l'homme
arrive à imposer les siens. Quand la femme se culpabilise
de ce que quelque chose ne tourne pas rond, quand l'homme se soumet
à l'image du valeureux guerrier qui domine "sa"
compagne. Quand il ne parle pas de lui… Bref, dans la distribution
des rôles classiques où l'un domine l'autre, il y a
de fortes chances de voir apparaître la violence plus tard.
Bien plus, quand sur un petit détail, un élément
de la discussion, il y a débat, quelquefois enflammé
et quand la femme cède ou s'excuse pour sauver sa relation,
le risque augmente. L'analyse fine de ces premières heures
de la rencontre, de la suite du "flash" amoureux, nous
fait rentrer dans le règne de l'infiniment petit. On est
souvent, dans ces moments là, si pressé-e de savoir
si l'attraction est mutuelle, gêné-e par l'expression
des désirs physiques ou ému-e par ces quelques heures
magiques, qu'on est peu disposé à analyser les termes
de l'interaction. Le poids des habitudes et des modèles n'en
est que plus fort. Certain-e-s sont conscient-e-s qu'ils/elles dérogent
aux beaux principes égalitaires clamés auparavant,
d'autres se disent qu'ils/elles auront tout le temps pour ré-ajuster
ces petits détails qui déplaisent. On se laisse souvent
avoir par l'instant de l'émotion, cette peau nouvelle qui
attire, son propre coeur qui bat la chamade… Il faut n'avoir
jamais été amoureux ou amoureuse pour jeter la pierre
à ce tourtereau et à cette tourterelle qui pourtant,
quelquefois, viennent de signer pour des lendemains qui déchantent.
Je parle de soumission de la femme, mais il ne faut pas s'y tromper.
P'tit homme qui va à la chasse, qui part draguer une relation
amoureuse, est timide et restera timide. Il a peur de ne pas y arriver,
de ne pas être cet amant émérite que vantent
certains magazines, il a peur de ne pas savoir faire. C'est cette
peur qui l'incite à prendre les habits taillés sur
mesure pour sa fonction: celui du dominant. Tout homme n'est pas
dominant par nature. Ce n'est pas par plaisir qu'il impose ses désirs.
Ce qui le piège dans ses rôles, c'est plutôt
l'absence d'autres scénarios possibles, la difficulté
à dire ses craintes et à les faire partager.
Ensuite, quand le couple -durable ou pas- se forme et que le conjoint
apprend que ses attitudes lui procurent des avantages, que son amie
le sert, qu'elle l'attend ou qu'elle est prête à l'attendre,
qu'elle s'occupe de lui… il est rassuré: il retrouve
la quiétude acquise près de sa mère. Et voila
toutes les promesses qu'il s'était fait à l'adolescence
de vivre différemment de ses parents qui s'envolent. Il en
vient à oublier les jeux à deux pour s'enfermer dans
une cuirasse solitaire. Qu'il la joue RAMBO, SUPERMAN ou MAC GIVER,
cela tombe bien, car ses amis-hommes sont un peu comme lui; il n'est
pas seul dans ce cas là, cela le rassure. Ils font les mêmes
"blagues" sur les femmes, les autres femmes, celles que
l'on peut acheter dans la pornographie, celles sur qui on peut fantasmer.
Sa carrière professionnelle ou ses études profitent
bien d'être déchargé de certaines tâches
matérielles, ou du moins, de la préoccupation mentale
d'organiser certaines tâches matérielles (2).
Quant à elle, la promesse d'amour est le gage qu'elle accède
au prince charmant, au protecteur. Elle avait eu quelques doutes
à la lecture des chiffres de divorce, en regardant certain-e-s
de ses ami-e-s. Mais lui, si attentif, surtout au début,
si gentil, si doux…, elle a vraiment de la chance. Elle est
prête à oublier qu'elle disait qu'elle ne savait pas
faire à manger. Elle est prête à retrouver les
gestes appris; prête à faire d'autres concessions.
Quand on a la chance de rencontrer un être aussi différent,
on ne la laisse pas passer. Elle va effacer de sa mémoire
le souvenir de son autonomie passée: le fait de pouvoir sortir
seule ou avec des amies, de flirter des heures durant, d'être
libre de son temps…
Et ainsi, l'un-e et l'autre, quelles que soient les grandes déclarations
du "vivre autrement", se rejouent la scène du 8,
celle où un homme et une femme créent une nouvelle
famille (la musique avec les violons est en plus).
Il s'agit d'un "remake" d'un vieux modèle. On
pourra toujours dire que les habits du masculin et du féminin
changent: aujourd'hui une femme peut sortir le soir, l'homme parle
de plus en plus de lui-même. On prône un modèle
de couple égalitaire. Il n'empêche toutefois que le
poids des modèles, les mythes sur l'amour et le capital des
habitudes prises dans le milieu familial sont tenaces. La preuve,
le nombre de jeunes femmes qui sont obligées de partir pour
fuir la violence de leur compagnon.
Dans ma description des rencontres amoureuses, j'ai "oublié"
les femmes qui voient arriver des violences tout de suite, parce
que l'homme, dorénavant certain que cette femme l'aime, veut
sans délai un rapport sexuel ou une caresse particulière.
Son refus, sa mimique de dégoût, il les prend comme
une atteinte à lui-même, à sa virilité.
On lui a appris bien peu de choses sur la sexualité, si ce
n'est que les femmes aiment bien être un peu bousculées,
qu'elles n'osent pas dire oui pour ne pas avoir l'air de femmes
"faciles". Le pire, pour l'un-e et l'autre, c'est que
certaines de ces violences que l'homme n'explique que plusieurs
années après, elles ne sont pas toujours identifiées
par la nouvelle amie (voir qu. n° 20 et 24).
Outre le fait qu'on commence à dire publiquement les prémisses
des violences domestiques, donc qu'on peut de plus en plus les identifier,
ce qui change aujourd'hui dans les rencontres amoureuses, c'est
ceci :
-tout le monde a en tête le modèle de la femme libérée
ou du couple égalitaire, l'influence du féminisme
ou du masculinisme diffus. Les magazines en parlent abondamment.
On n'est plus traité-e-s de fous ou de folles parce qu'on
veut réussir sa vie familiale et professionnelle (quitte
à se perdre dans toutes les tâches à réaliser
en même temps), parce qu'on aspire à de nouvelles formes
de mode de vie.
- la violence étant de plus en plus stigmatisée,
les femmes l'acceptent de plus en plus difficilement et hésitent
moins à quitter le prince charmant défaillant. Encore
faut-il, alors, leur permettre et permettre à leurs compagnons,
de pouvoir réellement changer. Eviter ainsi que de prince
charmant défaillant en prince charmant défaillant,
elles en viennent à se faire une raison et que, comme bien
des femmes de la génération précédente,
elles finissent par se soumettre à un modèle de femme
dépendante.
27 - Toute concession, ou tout compromis, n'est-il donc
qu'un signe avant-coureur de violence domestique?
Non, bien sûr.
Toute vie en société impose de faire des compromis
et impose d'adapter ses désirs à ceux des autres.
Souvent on confond: compromis, état amoureux et domination.
Etre amoureux ou amoureuse correspond à la volonté
et au désir de s'ouvrir à l'autre et il peut paraître
logique d'accepter pour l'être aimé des pratiques honnies
chez d'autres, d'entrebâiller son coeur, son corps et son
espace personnel. Etre amoureux, disait BARTHES, c'est déjà
être dépendant.
Mais on peut être dépendant et amoureux ou amoureuse,
sans être dominé-e, sans accepter que ce soit toujours
la même personne qui demande des concessions à l'autre.
Sans que, dans la situation décrite ci-dessus, l'une cède
et l'autre pas. Bref, on peut être amoureux ou amoureuse à
deux et trouver génial le fait de vivre nos ressemblances
et nos différences. L'homme violent est bien souvent seul
en amour, préoccupé qu'il est par l'image qu'il aimerait
que renvoie l'être aimée. Occupé qu'il est à
contrôler que tout se passe bien comme lui seul l'a prévu.
On peut avoir une autre vision de l'amour, même si elle paraît
plus risquée, pour soi et pour l'autre et pour l'image que
l'on a de soi. J'aime beaucoup cette phrase où LEVINAS, le
philosophe, dit: "Tout commence par le droit de l'autre et
par mon obligation infinie à son égard" (3).
28 - Quels sont les couples où il existe de la
violence ?
Il est bien difficile de généraliser: autant de couples,
autant de figures singulières et de cas particuliers.
J'ai vu des hommes violents pro-féministes et des hommes
violents très autoritaires alors que d'autres sont "simplement"
violents et ne semblent pas avoir de caractéristiques bien
particulières. J'ai entendu des hommes violents qui s'occupaient
un peu, beaucoup ou pas du tout du travail domestique. A priori,
il n'y aurait pas d'éléments qui nous permettraient,
de suite et d'un simple regard, de distinguer des autres les couples
où existe de la violence. D'ailleurs, la vision change en
fonction du moment où l'on regarde un couple; où en
sont-ils dans le déroulement du cycle de la violence et de
la spirale ? Quels sont les âges de l'homme et de la femme
? Combien d'années ont-il/elle vécues ensemble ? Voila
autant d'éléments qui vont influencer nos représentations
et nos perceptions du rapport du couple à la violence.
Chaque couple, chaque homme et chaque femme adopte une attitude
spécifique dans l'échelle du secret (qu. n° 30):
alors que certain-e-s se vantent encore "de lui en mettre une
de temps en temps", d'autres ont déjà intégré
les nouvelles valeurs qui font que l'on se présente comme
différent des couples où rôde la violence. Il
est bien difficile quand on est professeur d'université,
avocat, médecin d'avouer utiliser de temps en temps la violence,
difficile de dire qu'on insulte sa compagne en la traitant de "salope",
de "connasse". La violence, nous l'avons vu, est stigmatisante,
ça n'aide en rien à son repérage. Ce n'est
ni l'aspect extérieur, ni l'appartenance sociale, ni l'âge
des protagonistes qui vont nous aider pour repérer les couples
où il existe la violence.
Pourtant, en dehors de ces précautions préalables,
un ensemble d'éléments plus ou moins communs se retrouvent
chez de nombreux couples violents. Nous allons les examiner. Il
ne s'agit ni d'un répertoire exhaustif, ni même de
constats exclusifs de ces couples. Les explications suivantes sont
le fruit d'un certain nombre de constats empiriques. Ils sont donnés
ici à titre purement indicatif. On l'a vu, toute personne
qui s'occupe de violences domestiques, est amenée à
faire cette expérience étrange, mais combien riche
de sens, de découvrir des violences conjugales autour de
soi, dans des milieux que l'on ne soupçonnerait pas. La force
d'un mythe est telle justement que personne, chercheur compris,
ne peut s'en dire libéré. A notre époque où
la révélation du phénomène est rendue
plus fréquente, de telles découvertes expliquent le
changement d'attitudes de responsables politiques et administratifs.
C'est ainsi que régulièrement, sous forme de confidences
-à ne pas répéter- des personnalités
politiques, des cadres administratifs, des élus… ont
fait savoir comment, à partir des pratiques conjugales de
certain-e-s de leurs proches, ils/elles en sont venu-e-s à
perdre leur crédulité.
Il y a bien des manières de comprendre quels sont les couples
concernés par les violences domestiques. Une première
est de faire comme tout chercheur, journaliste ou voyeur: d'ouvrir
ses yeux, ses oreilles et d'enquêter. Il n'est souvent pire
aveugle que la personne qui ne veut pas voir. Ou plutôt, il
y a des réalités que l'on n'aime pas voir. On détourne
alors les yeux. Le mythe est fait pour çà, pour pouvoir
dire ceux et celles qui peuvent légitimement être désigné-e-s
comme faisant partie de la problématique.
Une autre manière oblige à réfléchir,
à repartir du sens qu'on donne à la violence. La violence
domestique, en dehors de son invisibilité, est d'abord un
mode de régulation d'une relation inégalitaire où
l'un domine l'autre. Comprendre où elle se pratique demande
de faire "la carte de l'égalité": quels
sont les droits et les devoirs de l'un-e et l'autre ? Commet se
distribuent les bénéfices conjugaux ? Quels sont les
territoires réservés à l'homme et à
la femme dans la maison ? Comment se régulent les conflits
inhérents à toute vie commune ? Qui cède ou
qui a l'air de céder et sur quoi et comment ? Comment sont
répartis les rôles de père, de mère,
d'épouse et de mari ? Mais là encore, il faut, comme
pour l'étude d'une langue étrangère, se méfier
des "faux amis" de la traduction. Par exemple, dans beaucoup
de couples où s'exerce la violence, l'homme est absent ou
exclu de l'espace domestique. Le salon, la cuisine, le séjour,
les chambres… sont sous la garde de l'épouse ou de
la mère. L'homme n'a, pour se réfugier, pour trouver
un espace personnel, que les "périphériques"
de la maison: garage, atelier, voiture ou… les WC et quelques
places très ritualisées: sa place à table,
devant la chaîne haute-fidélité, voire des endroits
où il est exposé en photo, médailles ou souvenirs.
Ou alors, l'homme ne peut s'isoler, "avoir la paix" que
dans les espaces extérieurs: rue, café, stade…
des endroits où les hommes se retrouvent entre eux. Même
si tel homme est violent en privé, cela peut bien être
la compagne qui "dirige" la maison, qui imprime sa marque,
ses normes et sa conception du propre et du rangé. Cette
compagne utilise d'ailleurs souvent la cuisine comme un "refuge"
pour se mettre à l'abri du regard et du contrôle du
mari, alors que celui-ci passe des heures aux WC avec journaux,
livres…. J'ai énormément progressé dans
mes analyses quand, à la lecture des dossiers d'instruction
des cours d'assises, j'ai compris enfin que la "mégère"
peut être une figure possible de femme violentée (qu.
n° 16). Donc, méfions-nous du binaire et du simplisme.
D'une façon régulière, la violence semble
exister dans des couples où cohabitent un pôle masculin
et un pôle féminin, où l'un et l'autre de ces
pôles, représenté par l'homme et la femme, ont
des droits et des devoirs différents. La violence exercée
par l'homme permet d'affirmer sa primauté sur la maison et
ce, quelles que soient les stratégies de riposte, de défense
ou de contre-attaque mises en place par sa compagne,. Ce que en
termes savants, j'appelle un couple bicatégorisé à
dominance mâle. Dans ce style de couple, l'homme est le pourvoyeur
principal qui apporte une sécurité matérielle
et économique. Il dirige les échanges avec l'extérieur.
Il se veut le défenseur et le protecteur du foyer et se consacre
en général à des activités dites masculines
telles que le bricolage, le jardinage, la chasse… Sa compagne,
prioritairement à lui, entretient la maison, s'occupe du
travail domestique (nourriture, linge, propreté et rangement),
se charge de l'éducation des enfants au quotidien…,
bref elle assume tout l'intérieur de la maison. Elle sert
aussi, notamment pour celles qui n'ont jamais identifié leurs
désirs sexuels (il y en a plus qu'on ne voudrait le croire),
à assouvir les désirs sexuels de son compagnon. C'est
elle aussi, qui est chargée du vécu et de l'expression
des sentiments au sein de la maison.
Il s'agit bien évidemment d'un portrait caricatural, simplificateur
et surtout très réducteur des différentes situations.
Par exemple, souvent (à 52% en France et à 53% au
Québec), l'épouse travaille à l'extérieur.
Son salaire est dans la plupart des cas, conformément aux
divisions sexuées qui ont cours dans le monde professionnel,
inférieur à celui de son compagnon. Malgré
tout, même pour celles qui gagnent plus que leur conjoint,
son salaire sert symboliquement d'appoint. Le salaire principal
reste celui de l'homme. Le salaire de l'épouse sert à
payer les traites de la résidence secondaire, de la caravane,
du camping-car, à se faire une cagnotte pour les vacances
ou les études d'un enfant. L'homme reste le principal pourvoyeur.
Les déménagements successifs se font en fonction de
la carrière de Monsieur, elle doit "suivre" avec
les enfants, retrouver un travail, se refaire un réseau amical.
C'est elle qui arrêtera de travailler pour se consacrer à
l'éducation du petit dernier ou de la petite dernière.
Le travail de l'épouse est pratiquement ou symboliquement
dévalorisé par rapport à celui du conjoint.
Ce dernier, notamment dans les jeunes couples ou dans certains
milieux sociaux, aide aux travaux domestiques. Il aide plus ou moins,
suivant les jours et les périodes, et surtout son aide est
soumise aux aléas de ses activités professionnelles.
Là où elle doit assurer jour après jour la
charge mentale et l'organisation de la maisonnée, son conjoint
choisit la forme et le moment de l'aide. Il privilégie des
activités gratifiantes (la confection du repas lors des week-ends
ou pour la visite d'ami-e-s, les gros travaux de nettoyage du printemps
avant la visite de la belle famille ou pour des fêtes religieuses
ou rituelles), il "sort" les enfants ou le chien pour
la débarrasser de ces tâches encombrantes. Son travail
domestique est toujours second, c'est une pierre ajoutée
à l'édifice construit par son épouse. Il choisit
prioritairement les travaux domestiques dirigés vers l'extérieur
de la maison, lorsqu'il y a un public. Si certains apportent une
aide désintéressée, beaucoup feront remarquer
leur apport spécifique, ils choisissent des mots, des métaphores
pour que leur participation aux travaux du ménage soit reconnue
comme un plus, un plus toujours à renégocier et jamais
acquis. Dans le même registre, les hommes violents ont tendance
à dévaloriser les travaux de leurs compagnes: eux
font de l'art, de l'exceptionnel, quand celles-ci ne feraient que
du banal, du quotidien sans invention. L'épouse a beau, à
l'aide des magazines féminins, essayer de leur faire plaisir,
d'agrémenter l'ordinaire, d'essayer d'innover dans le culinaire
ou la présentation du foyer, ils considèrent cela
comme. normal Ou bien, ils ne le remarquent pas, ou bien ils sont
persuadés que ce n'est qu'un juste dû. Après
tout, disent-ils, c'est moi qui ramène la paye, c'est donc
normal qu'elle me traite bien.
Ils se moquent des apprentissages sociaux différents: le
rapport de madame au bricolage ou à la voiture. Ses difficultés
de ménagère sont assimilées à des trucs
de bonnes femmes, ils les considèrent comme sans aucune mesure
avec leurs propres difficultés personnelles au travail. Leur
échelle de valeur respecte nos divisions sexuelles qui veulent
que le labeur de l'homme prime sur tout et partout. Les compagnes,
à force de manque d'écoute s'habituent, elles réservent
au fur et à mesure leurs questions ou leurs "petits
problèmes" à leurs amies: celles qui vivent la
même chose. D'autres, par soumission aux normes de la division
masculin/féminin de nos sociétés, ne pensent
même pas que leur travail est digne d'intérêt.
La plupart considèrent cette situation comme normale. Après
tout, elles ne font que reproduire ce qu'elles ont vu chez leurs
parents. La force de l'habitude, le poids des tâches à
réaliser, l'invisibilité du travail domestique routinier,
les déshabituent de parler d'elles comme femmes. Quand elles
voient des ami-e-s, c'est pour parler des enfants et du mari. Elles
vivent par procuration. D'ailleurs, le conjoint se gêne rarement
pour culpabiliser sa compagne de ses transformations physiques:
elle est moins belle, maternités obligent, que ces femmes
désirables présentées à la TV. Oubliant
ses propres modifications morphologiques, l'usure de son propre
corps à lui due à son travail et à son âge,
il tend à la dévaloriser en privé ou en public.
Dans beaucoup de couples où la violence existe, l'homme
a des difficultés à s'exprimer, les mots lui manquent.
Son sentiment de supériorité et l'habitude, l'enferment
dans un mutisme, dans une cuirasse caractérielle qui lui
sert de seconde peau. Il peut avoir honte de l'état dans
lequel est rendue sa compagne, ou honte de la tension permanente
qui règne dans son foyer; certains de ces hommes évitent
d'inviter leurs collègues à la maison et préfèrent
les rencontrer à l'extérieur.
Certains, par jalousie maladive, vont contrôler le carnet
de chèque de madame, surveiller ses déplacements.
D'autres incapables qu'ils sont de se retrouver seul, épient
son retour et vont faire une scène pour le moindre retard.
Ils sont dépendants de leur épouses, sans toutefois
pouvoir l'avouer.
La plupart des hommes aiment, parfois passionnément, leurs
compagnes. Leur amour se conforme aux rôles sexuels prescrits
pour les hommes et les femmes. Dans cette conformité, l'érotisme
de l'habitude ou l'absence de culture érotique -ou les deux-
leur font chercher des modèles (fantasmes) sexuels dans la
pornographie. Leur sexualité est alors vécue dans
le silence et l'hygiénisme. D'autres, au contraire (qu. n°
40) réduisent la vie quotidienne et la communication avec
leur compagne aux satisfactions que leur procurent les jeux sexuels
avec elle.
La femme violentée règne sur l'intérieur ou
plus exactement: l'épouse et la mère, à un
degré ou à un autre, règne sur l'intérieur.
La femme, personne autonome et sujet de ses désirs, tend
à disparaître. Elle est d'ailleurs souvent débaptisée
pour s'entendre appeler "maman" par ses enfants et…
son mari. Elle prend les mesures ordinaires, nécessaires
à l'entretien de la maison et des enfants. De là à
voir dans cette distribution des rôles la preuve que les mères
sont responsables du fait que les hommes sont violents, puisque
ce sont les mères qui élèvent les hommes (qu.
n° 14) il n'y a qu'un pas. D'autres y voient la trace d'un matriarcat
renouvelé (4) et le spectre du pouvoir des femmes n'est pas
loin. On a oublié dans les analyses ou on n'a pas voulu voir,
la place de la violence. Or, quelles que soient les variations individuelles
dont nous parlerons ci-après, dans les couples où
se vit la violence, les grandes décisions sont souvent, après
discussions, prises par le mari: le lieu des vacances, l'achat d'un
appartement, la scolarité des enfants… Non que sa compagne
n'argumente pas, qu'elle ne développe pas son propre point
de vue -il ne faut pas confondre femmes violentées et femmes
sans voix - elle a tout le loisir, souvent, de le faire, voire même
d'utiliser des armes dites féminines: attendre le meilleur
moment, flatter le conjoint… Mais en dernier ressort, l'homme
veut avoir le dernier mot. N'oublions pas que l'homme violent est
persuadé de savoir tout sur tout. Quand le ton monte, que
la discussion s'enflamme, l'homme ne va pas forcément frapper
ou insulter, surtout en début de spirale. Mais la présence
de violences préalables fait que cette possibilité
existe et que la plupart du temps la compagne cède. C'est
difficile pour un homme, construit normalement comme homme, c'est-à-dire
habitué à formuler ses avis de manière libre,
de percevoir et de comprendre la peur qui s'insinue subrepticement
dans tous les pores de la vie quotidienne des femmes violentées.
J'avoue que même aujourd'hui, il me faut encore faire de grands
efforts pour intégrer cette variable. On y reviendra dans
le chapitre suivant.
Quelles sont les variations individuelles? Elles couvrent un champ
vaste. J'ai entendu des hommes violents décrire les coups
qu'ils ont fait subir à leur épouse parce que la nourriture
n'était pas assez salée ou parce que la maison n'était
pas en ordre, ou du moins, pas conforme à l'ordre militaire
qu'ils voulaient y voir. Une femme m'a raconté comment son
père, professeur de psychologie, a envoyé un livre
sur la tête de sa compagne parce que le repas n'était
pas prêt. J'ai aussi vu des chrétiens intégristes
déclarer, et je les crois, n'avoir jamais frappé leur
épouse et pourtant leurs enfants racontent la terreur quotidienne.
J'ai interviewé des "papas poules" violents qui
s'occupaient plus de leurs enfants que leurs mères, des femmes
violentées qui gagnaient plus que leurs conjoints et dont
le salaire n'était pas dévalué symboliquement.
A chaque exemple cité plus haut, on peut trouver des contre-exemples.
Il s'agit, je me répète, de tendances, d'éléments
communs aperçus à l'écoute des hommes et des
femmes. Mais dans tous les cas, la violence est le moyen, l'outil,
pour imposer son point de vue à l'autre. En dehors des explications
psychologiques individualisantes, la violence réfère
d'abord à des rapports de domination.
29 - Peut-on vraiment savoir si un homme est violent ou
si sa compagne est violentée? Qu'en est-il du secret?
D'abord pourquoi savoir ? Doit-on mettre un policier (ou une policière)
derrière chaque lit ou dans chaque maison ? Méfions-nous
des bonnes intentions qui créent les sociétés
totalitaires. Big brother is watching you (5) écrivait Georges
Orwell ou chantait Lavilliers. Quelquefois, j'ai peur de la société
que nous préparent les contrôleurs sociaux de tous
ordres. La civilisation de l'aveu pourrait, si on n'y prend garde,
sous des motifs on ne peut plus légitimes, servir à
créer d'autres violences. De plus, savoir ne sert à
rien ! Une fois que l'on saura combien d'hommes et de femmes sont
concerné-e-s, qui est violent-e ou violenté-e individuellement,
qu'en fera t-on ?
Mais pour ne pas me dérober à cette question souvent
formulée, de manière très angoissée,
par de nombreux et de nombreuses étudiant-e-s, on pourrait
répondre ceci: non, on ne peut jamais vraiment savoir.
Ce qui ne veut pas dire qu'on ne sait rien. Ainsi de nombreuses
femmes se plaignent, de manières plus ou moins directes,
dans des formes plus ou moins culpabilisées d'avoir été
violentées par leur conjoint. Pourquoi ne pas les croire
? En tous cas, pourquoi ne pas les écouter et les entendre
? De même qu'il n'y aucune raison de ne pas écouter
les hommes qui disent être victimes de violences. Laissons-leur
la parole et aidons les à trouver des mots pour décrire
les scènes, expliciter les émotions ressenties. Sur
un phénomène dont nous connaissons encore peu de choses,
apprenons à l'écoute des principales personnes concernées.
Pour ma part, je me suis intéressé au secret et aux
rapports entre violences extérieures et intérieures,
ce qui répond par là-même à une autre
question.
30 -Existe-t-il un rapport entre être violents à
l'intérieur de la maison ou à l'extérieur,
par exemple dans la rue?
Il y a des rapports entre être violents à l'extérieur
de la maison et la violence domestique.
Les comprendre nécessite de se questionner sur le secret.
J'ai essayé avec l'aide des hommes violents ou des femmes
violentées de savoir à qui on dit et à qui
on ne dit pas ? A qui on montre et à qui on cache ? J'ai
écouté les enfants devenus grands, notamment j'ai
bénéficié de l'aide d'étudiant-e-s ou
d'élèves du travail social.
Je crois avoir compris ceci: on ne peut jamais savoir si un homme
est violent ou pas avec sa compagne. Elle-même peut subir
des violences et ne pas -encore- le savoir (qu. n° 20). Des
hommes m'ont décrit pourquoi ils utilisaient le corps de
leurs compagnes pour leurs besoins sexuels quand ils rentraient
le soir, quitte à la forcer un peu, et ils ne pensaient pas
à cette époque pratiquer ce que l'on peut qualifier
de viol conjugal. Dans mon livre sur le viol, j'ai montré
que des femmes découvraient avoir été violées
plusieurs années plus tard, lorsqu'elles réalisent
ce qu'est un rapport sexuel désiré. Et certaines ne
le découvriront peut-être jamais.
Tout va donc dépendre des définitions, et de qui
définit les violences ? L'homme violent ? La femme violentée
? Le/la chercheur-e ? Le/la thérapeute ? L'historien-ne ?
Et de l'expérience individuelle de chacun-e.
Toutefois, si l'on se limite aux coups identifiés par l'un-e
et l'autre, on remarque une étrange mosaïque: des hommes
peuvent être violents avec leur compagne et avec leurs enfants;
des hommes peuvent être violents avec leur compagne, leurs
enfants et des collègues de travail; des hommes peuvent être
violents avec leur compagne, leurs enfants, des collègues
au travail et des travailleurs sociaux ou des policiers; des hommes
peuvent être violents avec leur compagne à l'intérieur
de l'espace domestique et aussi à l'extérieur, dans
la rue ou dans un café; des hommes peuvent être violents
avec leur compagne à l'intérieur de l'espace domestique
et ceci peut se passer devant les enfants, ou devant la famille
ou les ami-e-s …
Il y a une échelle du secret qui respecte nos tolérances
sociales. Un homme choisit inconsciemment ou consciemment où
il "perd son contrôle" et frappe. Son choix est
déterminé en fonction du seuil de tolérance,
donc de punition possible, du milieu social dans lequel il est inséré.
Mais dans tous les cas que j'ai cités, et plus globalement
dans l'ensemble des recherches que je mène depuis maintenant
plus de 7 ans, jusqu'à ce jour je n'ai pas trouvé
de contre exemple à ceci: quand un homme est violent à
l'extérieur de la maison vis a vis d'autres personnes, il
l'est aussi avec sa compagne.
De même, s'il est violent avec ses enfants, ceux-ci ne savent
pas toujours qu'il violente leur mère.
Nous pouvons ainsi décrire l'entonnoir du secret:
A la base de toutes les violences apparaît la violence conjugale,
puis de manière centrifuge, le secret va plus ou moins se
partager avec des réseaux d'appartenance.
1: Les violences physiques contre les femmes sont connues d'elles
seules, cachées aux enfants, à l'entourage et à
la famille élargie; les autres violences apparaissent plus
ou moins décryptées (ainsi la femme qui n'a pas de
carnets de chèques, ou la présence de cris plus ou
moins forts entre l'homme et la femme sans qu'on sache s'il existe
des violences et qui frappe l'autre)
Elle prend des coups sans la présence de tiers, donc seul-e-s
les deux protagonistes savent qui contrôle en définitive
par le biais de la violence. Les enfants peuvent aussi être
victimes du père (et de la mère).
2: Les violences physiques contre les femmes sont connues d'elles
seules et certaines scènes sont jouées devant les
enfants qui eux aussi la subissent en général.
3: Les violences physiques contre les femmes apparaissent, dans
les discours ou dans les pratiques, devant les enfants et les ami-e-s
(avec une échelle variable).
4: Les violences physiques contre les femmes et les enfants peuvent
apparaître dans l'espace public.
5: Les violences physiques contre les femmes, vécues ou
pas dans l'espace public, débordent de la famille, et atteignent
les collègues, la police (bagarres fréquentes)...
la même norme de régulation par la violence est vécue
dans d'autres milieux sociaux (les bars, les stades…).
La variabilité intègre à ce niveau les différences
d'appartenance et de position, de classes sociales et de conditions
de travail.
31 - Pourquoi les femmes se taisent?
Les femmes se taisent par honte, par culpabilité, par peur
ou parce qu'elles pensent ne pas pouvoir vivre autrement. De nombreuses
femmes se taisent aussi parce le mythe sur la violence domestique
organise l'incompréhension et le silence.
5, 10, 15 ans quelquefois: le nombre d'années de vie commune
que peuvent supporter des compagnes étonne. Il surprend les
jeunes, garçons ou filles, les travailleurs sociaux, la presse…
Des femmes battues elles-mêmes se demandent comment elles
ont pu rester tant d'années avec un tel homme.
Il est difficile pour un blanc moyennement riche, libre de ses
gestes et à peu près de ses idées, de comprendre
l'état d'esprit d'un jeune noir d'un pays du Tiers monde.
Si ce dernier est affamé, qu'il dépense l'essentiel
de son énergie quotidienne à survivre, à rechercher
de la nourriture… il a toutes les chances d'avoir des comportements
qui nous surprennent. En général un dominant, une
personne qui se vit libre de ses gestes, n'a que peu de notions
des effets que produit la domination dans la conscience d'une personne
qui doit, consciemment ou pas, mobiliser tout son être pour
survivre plus ou moins bien. Et, pour ce qui nous concerne, un-e
jeune étudiant-e, un homme, une femme qui peut sortir et
jouir de la vie à peu près à sa guise, qui
a intégré les évolutions récentes des
idées, a du mal à saisir ce que vivent les femmes
battues.
Ceci est accentué par notre victimologie ambiante. On aime
plaindre, consoler, et pour cela pleurer en coeur sur le sort des
victimes. Or nous le verrons, certaines femmes doivent fuir en urgence
absolue, et pour ce faire, pour protéger leur vie et celles
de leurs enfants, elles adaptent leurs discours à ce qu'elles
pensent légitime de dire pour être accueillies. Elles
ne mentent pas, la question n'est pas là, mais comme toute
personne humaine, elles essaient d'adapter leur présentation
de soi aux représentations qu'elles ont des attentes de l'autre
afin d'obtenir de l'aide.
Comme le mythe dit qu'une femme battue est:
1/soit une pauvre victime innocente, genre chèvre attachée
à un piquet que le grand méchant maître maltraite.
2/ soit une femme qui le cherche, le provoque et qui aime çà.
Les femmes violentées ont tendance à choisir -et
on comprend pourquoi- la première proposition. Ceci est bien
souvent facilité par l'attitude protectrice de certain-e-s
professionnel-le-s. Ces dernier-e-s, pour être sûr-e-s
qu'ils/elles ne pourront pas faire de comparaison entre leur situation
personnelle et celle de cette femme violentée qui est accueillie,
se distancient en victimisant leur "cliente".
Souvent la femme violentée a tendance à passer sous
silence les moments agréables vécus avec son conjoint,
à ne pas insister sur le questionnement qu'elle a depuis
longtemps sur son départ. Puisque les personnages du mythe
de la violence domestique sont noirs ou blancs, bons ou méchants;
elle décrit un homme très noir: cruel, méchant,
un homme conforme à notre image de l'homme violent. Quand
j'écoute les hommes raconter les violences exercées,
elles n'ont pas trop de mal pour trouver des détails pour
se faire plaindre. Comment dire à un-e accueillant-e qu'on
est pas encore vraiment sûre de vouloir quitter son conjoint?
Comment avouer sa crédulité devant les promesses de
l'homme violent de ne plus recommencer, expliquer le plaisir et
la satisfaction des cadeaux reçus pendant la phase d'excuses
du cycle de la violence ?
De ce fait là, exceptée pour quelques personnes,
on sait peu ce qu'ont vécu ces femmes et pourquoi elles se
sont tues pendant tant d'années. Se présenter comme
une femme battue demeure, que l'on le veuille ou non, encore honteux
et culpabilisant. Si on reste, si on ne part pas alors qu'on est
capable de se plaindre, c'est bien que "quelque part",
on doit aimer cela. Quand nous recevons des femmes et lorsque nous
tentons de leur expliquer que, pour vivre sans être violentée,
elles doivent changer l'ensemble de leur mode de vie, elles semblent
étonnées. "Je veux juste qu'il arrête d'être
violent, sinon, le reste ça va" disent beaucoup de femmes.
La peur permanente que des violences reviennent, que leur compagnon
ne soit pas heureux, s'énerve et en vienne aux coups, l'attention
permanente qu'elles doivent déployer pour vivre le mieux
possible malgré tout, pour cacher à leurs proches
leur état de femme soumise et dominée, les multiples
micro-ripostes qu'elles ont mises en place -sans effets-…
tout ça, mais aussi les milliers de scènes qui font
l'ordinaire d'un couple, nous n'y avons que peu accès.
La découverte récente que certaines femmes appartenant
à les classes sociales favorisées sont battues, tend
à modifier le mythe. On a alors tendance à oublier
ces 48% de femmes qui n'ont pas de travail rémunéré,
qui sont économiquement entièrement dépendantes
de leur compagnon. Que doivent-elles faire: se plaindre ? Oui, mais
pour quoi faire ? Comme, de toutes manières, elles ne voient
pas d'issues possibles à leur situation, autant se taire.
Et se taire aussi à soi-même, essayer d'oublier et
de penser à autre chose. Que chaque lecteur ou lectrice s'interroge
sur ses propres réactions devant une femme qui expliquerait
qu'elle a été battue pendant 5, 10, ou 15 ans. A l'écoute
des violences vécues, on a tous et toutes un peu la même
tendance: lui dire de partir. On mesure mal non seulement le quotidien
de cette personne, mais aussi les effets culpabilisants de nos "conseils".
De plus, certaines de ces femmes, parce qu'elles aiment leur compagnon,
que cet amour est sans conteste réciproque, n'ont pas envie
de lui faire endosser dans le réseau amical ou familial,
les habits de l'homme violent, cet homme fou, monstrueux que décrit
le mythe.
Certaines femmes se taisent aussi par peur: peur des menaces du
conjoint, peurs qu'il ne mette ses menaces d'enlever les enfants
à exécution, peur qu'il ne se suicide ou peur pour
sa propre vie. "De toutes façons, il me retrouvera toujours",
pensent certaines. Quelques hommes violents ont mis en place un
tel système de "joug moral", de dégradation
de la personnalité de l'autre, qu'elles n'imaginent plus
que la situation puisse changer.
Au lieu de culpabiliser les femmes violentées parce qu'elles
se taisent, qu'elles restent avec leur conjoint violent, regardons
les conditions matérielles et morales que notre société
accorde aux femmes battues: nombre limité de foyers, précarité
des conditions d'accueil, personnel insuffisant… On comprend
parfois qu'une femme puisse préférer, une nouvelle
fois, croire les promesses de son compagnon de ne plus recommencer.
Enfin, certaines se taisent pour ne pas être obligées
d'avouer certains plaisirs pris au cours de leur sexualité
(qu. n° 40), plaisirs qu'elles assimilent à des violences.
32 - Pourquoi certains hommes frappent et d'autres pas?
Un conjoint sur 7 frapperait au Québec, un sur 10 en France…
donc, tous les hommes ne frappent pas. A l'heure actuelle il est
difficile d'en expliquer le pourquoi de manière unique et
entièrement satisfaisante.
Remarquons d'abord que nous vivons dans une société
en transition. Dans cette transition, les rôles attribués
à l'homme et à la femme changent. Il est d'ailleurs
rassurant de voir aujourd'hui des hommes s'occuper des hommes violents
et dire qu'on peut vivre autrement ses rapports avec les femmes.
Tous les hommes ne sont pas des êtres dominants et contrôlants
dans les maisons. Certains vivent seuls -et ils sont de plus en
plus nombreux- d'autres ont vécu des ruptures avec les modèles
sociaux établis.
Les rapports sociaux de sexe, les relations hommes/femmes se jouent
toujours à plusieurs. Dans la mesure où des femmes
refusent d'être soumises et violentées, veulent vivre
d'autres rapports avec leurs compagnons, naturellement -la nature
est si bien faite que l'offre s'adapte à la demande- elles
trouvent des hommes pour répondre à leurs désirs.
Des hommes vont alors vanter les bénéfices de l'autonomie,
du débat permanent, des joies d'un faire à 2, deux
adultes libres et consentants. Certains hommes ne frappent pas,
parce que la relation avec leur compagne trouve des alternatives
pour débattre autrement. Couples égalitaires, couples
à autonomies concertées où chacun-e a son territoire
et respecte l'autre en s'enrichissant de sa différence; les
modèles sont variés et en nombre croissant.
D'ailleurs de plus en plus, il est bien clair pour certains hommes
que leur compagne partirait à la première claque.
Plus une femme est autonome, moins elle risque d'être violentée.
Mais ce n'est qu'une partie de la réponse. Tout le monde
connaît aussi des hommes moyennement dominants, jaloux, qui
imposent quand même leurs visions du monde à leurs
proches, qui crient quelquefois, mais qui -a priori- ne frappent
pas leurs compagnes. Loin de moi l'idée de lancer une sociologie
du soupçon, mais force est de constater qu'on n'est pas toujours
là pour vérifier la non présence de coups.
Mais admettons-le.
Ceci rejoint une autre question: est-ce que les rapports de domination,
les injonctions de rôles masculins et féminins, ne
suffisent-elles pas pour assurer la quiétude des dominants
? Lui faut-il obligatoirement être en plus violent ? J'avoue
mon incapacité à répondre, il faudra peut-être
en connaître plus sur la vie des hommes dans l'espace domestique
pour y répondre.
De manière empirique, j'ai rencontré des hommes,
pourtant contrôlants et dominants, qui justifient n'avoir
jamais utilisé de violences physiques par convictions religieuses,
politiques ou éthiques. Les rapports avec leur femme, où
pourtant peuvent se lire des restes de discriminations, n'ont pas
besoin des violences physiques. D'autres invoquent des mouvements
sociaux auxquels ils ont participé (Mai 68, Malville, grèves
étudiantes de 86) pour expliquer qu'ils appartiennent aux
nouvelles générations. La violence est alors perçue
comme un résidu du passé. Sa non-utilisation est le
gage du changement.
L'attitude à l'égard de l'utilisation de la violence
physique avec les femmes, le fait de l'utiliser ou pas, pourrait
bien, au vu des campagnes actuelles, devenir un signe de modernité.
Toujours est-il que certains hommes frappent et d'autres pas. Et
qu'on est incapable d'en déterminer une seule et unique cause.
Ceci est rassurant à plusieurs titres: cela montre que la
violence des hommes sur leurs compagnes n'est en rien un phénomène
obligatoire et qu'il est possible de vivre autrement les relations
avec les femmes.
33 - Que ressent l'homme violent?
L'homme violent souffre t-il ? A quoi pense t-il en frappant ?
Ne souffre t-il pas plus encore que sa compagne ? Les questions
pleuvent. Comment peut-on frapper une femme que l'on aime ?
L'homme violent souffre et pour de multiples raisons. Quand nous
les voyons arriver au centre d'accueil, ils souffrent du départ
de leur amie, de la destruction de leur couple, des conséquences
sur les enfants. Ils souffrent aussi car, souvent, ils sont incapables
de se retrouver seuls, sans femme pour les prendre en charge. Mais
l'homme violent souffre aussi d'une culpabilité d'être
violent. Les stigmates créés par le mythe les enferment
d'autant plus dans leur solitude, les poussent aussi, comme leurs
compagnes, au secret.
Mais lors des scènes violentes, sa souffrance est profondément
différente de celle de sa compagne. Elle a mal. La douleur
corporelle, la peur qu'elle n'empire, voire la peur de la mort ou
la crainte que ses enfants ne voient les coups, sont des souffrances
omniprésentes. Lui décrit une sensation d'étouffement,
un trop plein qui se décharge, un moment où il est
"saisi" et a l'impression de ne plus pouvoir s'arrêter.
Il frappe, et en même temps, il est malheureux de frapper.
Il le fait comme mû par une énergie qui lui serait
extérieure. Il se sent extérieur à son corps.
Il a l'impression que le pouvoir sur lui-même ne lui appartient
pas.
Il n'a que peu d'idées des douleurs de sa compagne. Quand,
dans le suivi à RIME, ils découvrent ce qu'elle a
dû subir, la plupart des hommes sont étonnés
et surpris. Ils se demandent eux-mêmes comment elle a pu supporter
cela.
Mais l'homme violent exprime aussi d'autres souffrances: celles
des hommes; l'incapacité à parler de soi, d'exprimer
ses plaisirs ou ses déplaisirs, de devoir sans cesse se conformer
à une image, d'être toujours en situation de vouloir
contrôler ses proches… L'homme violent a peu d'ami-e-s
à qui parler. Certes, comme beaucoup d'hommes, il sort, rencontre
des collègues, mais c'est rarement pour parler de soi. Les
divisions sexuelles et l'obligation d'être l'homme pourvoyeur
du ménage font qu'il a peu de temps à consacrer à
ses enfants, qu'il doute de son savoir faire. Il a l'impression
que sa compagne lui laisse bien peu de place à ses côtés.
Il est souvent conscient d'être le papa-fessées, le
père-punition, il aimerait dans l'absolu être plus
proche, partager plus de temps avec les enfants. De même,
se culpabilisant souvent de l'ensemble des événements
qui arrivent à la famille, il se sent responsable et souffre
des précarités matérielles quand elles existent.
Enfin, mais cette liste n'est pas limitative, il souffre encore
de l'état de la relation avec sa compagne. Celle-ci, les
années passant, est parfois devenue aigrie, elle essaie de
lui faire payer la détérioration de la situation familiale.
Certaines crient sur les enfants ou sur lui, d'autres se terrent
dans le mutisme. Certains hommes violents décrivent l'enfer
qu'ils ressentent dès qu'ils poussent la porte de la maison.
Se sachant responsables, au moins pour partie de cet état
de fait et ne connaissant aucune porte de sortie, ils souffrent
en silence. La parole des hommes est le silence dit le québécois
Marc CHABOT (6).
34 - Quels rapports entre amour, haine et violence domestique ?
Et l'amour ? L'amour de la famille ? L'amour d'une vie de couple
réussie ? L'amour des enfants qui auront, espère-t-il,
une situation sociale agréable ? Ou l'amour de sa femme ?
A vrai dire, pour ce que j'en sais, les hommes violents aiment l'ensemble
de cet univers: la famille, le couple, les enfants et la femme.
Ses définitions de l'amour sont certes différentes
de celles de sa compagne, comme entre les hommes et les femmes en
général, mais amour et violences ne s'opposent pas
nécessairement. Ne dit-on pas "Qui aime bien, châtie
bien" ? L'amour et la violence sont deux réalités
distinctes à géométries variables. Certains
conjoints violents sont follement amoureux-ses de leur compagne,
alors que d'autres le sont moins, voire s'ennuie terriblement avec
cette femme acerbe, femme qu'ils pensent autoritaire et qui a perdu
toute initiative par usure du temps et des coups.
Autant j'ai pu entendre des femmes violentées dire: Au moins
quand il me frappe, il est avec moi, autant je n'ai jamais entendu
de phrases similaires chez les hommes violents. Là où
la femme préfère les coups à l'absence, à
l'infidélité ou au silence, les hommes violents sont
en général navrés de se sentir obligés
de les frapper.
Beaucoup aspirent au calme et aimeraient simplement que le monde,
femme et famille comprises, soit conforme à leurs désirs.
Qualifier objectivement l'attitude des hommes violents ou des hommes
violeurs de méprisante ou de haineuse vis a vis des femmes
-ce que j'ai souvent entendu- relève d'un autre registre:
celui de l'analyse, de la caractérisation morale et d'un
système de valeur. On peut alors concevoir qu'au vu des conceptions
machistes et sexistes qui les autorisent à frapper des femmes,
on qualifie leur attitude de mépris et de haine.
Pour ma part, dans la mesure où ils affichent souvent les
mêmes valeurs envers leurs cogénères masculins:
ils maltraitent aussi les hommes qu'ils sentent plus faibles ou
qu'ils imaginent plus faibles (les homosexuels par exemple), on
pourrait dire que les hommes violents sont aussi méprisants
et haineux avec les hommes.
Dans les faits, ils sont en guerre avec tout le monde, hommes,
femmes et enfants. Le moins que l'on puisse dire, est que l'amour
de son prochain, le respect des territoires de l'autre ne sont pas
des traits caractéristiques du guerrier.
35 - Pourquoi part-elle ?
Quand on parle du départ des femmes violentées, on
a souvent mélangé différents éléments:
les causes du départ, les formes de départ et l'effet
du départ. De plus, la tendance de certain-e-s professionnel-le-s
à se sentir personnellement jugé-e-s et évalué-e-s
dans les suites données à l'accueil de la femme, fausse
d'autant plus la compréhension de cette question.
Pourquoi partir ? Pourquoi supporter X mois ou X années
de violences multiples puis décider un beau jour de quitter
domicile et mari ? D'après ce que j'ai pu observer, il faudrait
d'abord parler non pas de "rupture" mais plutôt
"d'espace de rupture". La fuite est l'aboutissement d'un
long processus dans lequel la femme mûrit son départ.
Celui-ci prend différentes formes dont certaines peuvent,
à première vue, surprendre. On peut se réfugier
dans un foyer pour femmes battues ou dans n'importe quelle autre
structure sociale, chez des ami-e-s, mais on peut aussi chercher
refuge à l'hôpital psychiatrique, dans une maladie…
Certains départs se font en urgence absolue, d'autres avec
explications, les formes varient. Elle vont dépendre :
- de l'avancée des lois: tant que nous considérerons
comme normal que ce soit la femme violentée qui doit quitter
le domicile conjugal et non le principal responsable des violences;
tant que des femmes seront obligées de s'entasser dans de
petits appartements avec quelques affaires prises à la va-vite
pendant que leur compagnon garde maison ou appartement; tant que
nos lois n'auront pas changé, nous n'aiderons totalement
ni la femme ni son conjoint. Le fait d'obliger les femmes à
quitter le domicile quand elles sont violentées représente
une injustice flagrante, d'autant plus que ça dramatise la
rupture.
- de l'appartenance sociale des femmes: le fait d'avoir des réseaux
d'amitié, une voiture, un travail; pouvoir ou non expliquer
de manière compréhensible par ses proches les raisons
du départ, sont autant de conditions sociales qui aident
ou pas la femme à se distancier de son conjoint violent.
A ce niveau aussi, les changements que vivent nos sociétés
influent sur les capacités et les formes de la fuite.
- de l'aide apportée aux structures qui accueillent les
femmes battues: en France, la fédération Solidarité
Femmes (les adresses de ces centres sont publiées en annexe)
est encore obligée aujourd'hui de dénoncer le manque
flagrant de moyens accordés à ses centres.
Mais surtout, la forme du départ est liée aux raisons
qui le provoquent. Beaucoup de femmes partent par urgence absolue.
A tord ou à raison, elles ont peur de mourir. Dans le déroulement
de la spirale de la violence (qu. n° 22), la violence de leur
conjoint adopte des formes encore inconnues où elles estiment
que leur vie est en danger: elles atteignent ce que j'ai nommé
le palier de l'intolérable (qu. n° 23). Dans d'autres
cas, la femme part parce que la violence commence à toucher
les enfants. La faculté d'abnégation des mères
est une chose qui m'a toujours étonné. Le seuil de
tolérance qu'elles supportent pour elles-mêmes est
nettement supérieur à ce qu'elles acceptent que leurs
enfants endurent. Cette capacité d'attendre, de vouloir jusqu'au
bout rester avec cet homme violent, semble directement proportionnelle
aux conditions que vivent ces femmes.
Dans l'urgence absolue, la demande d'hébergement dans un
foyer ou dans une autre structure ne correspond pas toujours à
un désir de quitter ad vitam aeternam son compagnon. Elle
est la seule réponse qui semble possible dans l'instant.
Elle veut partir parce qu'elle a peur pour elle ou pour ses enfants.
Dans quelques cas, c'est la police ou les services sociaux qui
aideront la compagne à fuir, celle-ci n'ayant pas eu le temps
ou l'énergie, pour partir avant.
Dans les couches plus favorisées de la société,
certains départs sont d'un autre ordre. Sans attendre des
formes extrêmes de violences, la compagne ne croit plus aux
changements possibles de son compagnon. Elle voit les promesses
s'accumuler et rester sans effets. Sereinement, ce qui ne signifie
pas facilement, elle opte pour une autre solution de vie. Elle peut
alors préparer son départ, soit en essayant une ultime
explication avec son ami, soit en attendant qu'il effectue un séjour
prolongé hors du domicile. Les formes varient.
Beaucoup de femmes, que leur décision de départ soit
à priori définitive ou pas, essaient une dernière
fois d'aider leur compagnon. On a déjà vu une femme
qui venait avec ses enfants d'échapper à une tentative
de meurtre (le mari avait foncé sur eux en voiture), amener
les enfants se faire protéger et revenir s'occuper de son
compagnon "J'allais pas le laisser seul" m'a t-elle dit.
D'autres appellent maintenant les centres pour hommes violents afin
de laisser un dépliant sur la table avant de partir.
36 - Quelle est l'influence des foyers d'accueil dans la rupture?
Les conditions d'accueil des travailleurs sociaux ou des travailleuses
sociales vont être déterminantes pour les suites que
la femme va donner à cette rupture.
A ce niveau, on note une nette différence entre le Québec
et la France. Au Québec, le modèle d'intervention
féministe n'a plus à démontrer son efficacité.
En France, on en est encore loin.
Quand les femmes violentées partent et demandent de l'aide,
certain-e-s professionnel-le-s qui les accueillent confondent souvent:
décision de partir, fuite, décision de quitter cet
homme et désirs de vivre d'autres relations sociales avec
les hommes. Je l'ai déjà décrit, pour être
sûre de pouvoir être hébergée, la femme
violentée adapte son discours à ce qu'elle pense être
les représentations des femmes battues. La crise ouverte
par le départ n'est pas -et on le comprend aisément-
le moment le plus propice pour réfléchir sereinement
à son avenir. Parfois, il faut d'abord soigner, au sens plein
du terme, les blessures que la femme a subi. Il faut aussi pouvoir
s'occuper au mieux des enfants, penser à la situation administrative,
essayer quelquefois de récupérer des vêtements
ou des papiers… bref il faut répondre à l'urgence.
La perte d'estime de soi, la culpabilité, la honte d'être
obligée de se présenter dans cet état, sont
autant d'éléments qui s'accumulent et brouillent la
vision de ces femmes.
Si on prend un minimum de distance, quand une femme vient demander
protection parce que son conjoint s'est attaqué à
ses enfants -ce qui est un des cas les plus fréquents- que
dit-elle ? Soit elle n'ose pas et pense illégitime de demander
aide et assistance pour elle-même; soit elle vient dire: cet
homme n'est pas un bon père. Moi qui suis une bonne mère,
je demande de l'aide… pour eux. La demande d'aide de certaines
femmes violentées est un des exemples de leur propre négation.
Elles viennent demander à l'Etat-Papa aide et protection
pour les autres, et non pour elles. Est-ce la réminiscence
de l'obligation des chevaliers d'aider la veuve et l'orphelin ?
l'appel à l'état patriarcal ? le stade ultime où
la femme n'existe plus pour ne laisser parler que la mère
? Toujours est-il que c'est dans le contexte d'une telle problématique
que l'aide à la femme va s'organiser.
Auparavant, dans de nombreux cas, elle ne pouvait même pas
invoquer les violences si elle n'avait pas de traces tangibles de
coups. Une responsable d'un foyer pour femmes m'a fait cette confidence
il y 3 ans en France: "Les violences conjugales ? Si on écoutait
ce qu'elles nous disent, elles seraient toutes ou quasi, des femmes
battues". Actuellement, en France, la situation change et les
professionnel-le-s de l'action sociale sont de plus en plus sensibilisé-e-s
aux violences domestiques.
Faut-il pour autant obliger tout de suite les femmes à "faire
un projet" et limiter l'accueil à quelques semaines
? Comment respecter ces personnes ? Leur permettre de reprendre
pied ? De retrouver l'estime de soi ? Les années à
venir devront répondre à ces questions. Pour l'instant
dans les foyers de tous ordres qui accueillent les femmes battues,
dont certains heureusement ont quitté la victimologie ambiante,
l'accueil des femmes oscille entre une kyrielle d'attitudes différentes
et souvent contradictoires. Entre l'accueil chaleureux qui prend
le temps de l'écouter, de respecter ses silences et la précipitation
pour qu'elle prenne un nouvel appartement, lui imposer des prises
de décisions rapides quant au divorce ou aux plaintes pour
coups et blessures… la palette est large. Je ne dresserai
pas ici un tableau exhaustif de l'accueil des femmes violentées,
mais j'aimerais toutefois attirer l'attention sur un point qui me
paraît central dans l'accueil: la nature de la relation qui
lie les femmes violentées et les intervenantes(7).
Une des résultantes de la victimologie est l'assistance.
Ces femmes pauvres-victimes-de-ces-bourreaux sont à plaindre
et à prendre en charge, semblent dire certaines structures.
Un des résultats de la division sexuelle dans la famille
est sans conteste la perte d'autonomie et la difficulté pour
les femmes de penser leur vie. Non seulement elles ont eu, pendant
de nombreuses années pour certaines, l'habitude que leur
conjoint prenne les grandes décisions, mais surtout beaucoup
d'entre elles se sont mariées pour la vie. L'amour est pour
elles une notion atemporelle: on s'aime à la vie à
la mort. La rupture est d'autant plus difficile.
La nature particulière des foyers d'accueil, la honte et
la culpabilité d'être une femme battue, font qu'ils
accueillent principalement les femmes les plus démunies:
femmes immigrées, sans travail, mères de famille nombreuses
de milieu populaire… La tentation est grande de confondre
décision de rupture et décision de divorce, fuite
et volonté de vivre d'autres rapports avec les hommes. Devant
l'état d'indécision des femmes, certaines structures,
pour les aider, ont tendance à les précipiter dans
le futur. Et puisque la femme ne sait pas toujours prendre un rendez-vous,
faire des démarches chez un avocat, s'occuper de ses papiers
d'allocations familiales, certaines intervenantes le font à
leur place. Au lieu d'apprendre à ces femmes à faire,
on fait. Et l'éducatrice appelle l'agence pour l'emploi ou
répond aux petites annonces, l'avocat engage la procédure…
Ce qui, au départ, part d'un bon sentiment reproduit la dépendance
des femmes. Non plus au mari, mais à la structure. On pourrait
en grossissant à peine, et sans vouloir nier le travail qu'effectue
ces professionnel- le-s, prendre l'image du frigo. La victimologie
met les femmes au frigo en attendant qu'elles rencontrent un nouveau
prince charmant ou qu'elles soient prises en charge par d'autres
structures. La relation professionnelle/femme reproduit alors la
hiérarchie de la relation mari/femme et n'aide en rien les
femmes violentées à quitter la violence.
Car, qu'on le veuille ou non, la violence n'est que le symptôme
du problème, et non le problème lui-même. Et
le problème dans le cas de femmes violentées est justement
l'état de dépendance, le rapport de domination, dans
lequel notre système social relègue les épouses
et les mères, en leur enlevant toute autonomie. C'est parfois
la dépendance de la femme qui organise l'autorisation que
se donne l'homme de la frapper. On ne frappe pas une femme libre,
car on sait qu'elle ne le supportera pas.
Alors, tant que l'on mesurera le travail des foyers au nombre de
femmes reçues ou au nombre de journées d'accueil;
tant qu'on psychologisera à plaisir l'accueil des femmes
violentées et qu'on ne leur offrira pas des moyens décents
de (re)vivre, on restera dans ce flou artistique où certaines
structures passent beaucoup d'énergie à essayer de
survivre quand d'autres font pression sur les femmes et s'étonnent
de leur indécision.
37 - Pourquoi revient-elle souvent chez son conjoint ?
On peut toujours répondre que l'Amour est une chose complexe.
C'est vrai, mais ça ne suffit pas pour comprendre ces nombreux
aller retours domicile-foyer que font certaines femmes violentées.
En général les femmes reviennent car elles n'ont
jamais décidé de partir définitivement, telle
est la première explication. Qu'elles se soient senties obligées
d'affirmer le contraire pour obtenir une aide dans les cas d'urgence
absolue: c'est bien possible mais ça ne change rien. Ou plutôt,
ça devrait seulement nous interroger sur nos injonctions
à ce qu'elles le fassent. On imagine aisément, je
pense, la culpabilité qui peut en découler pour elles.
J'ai parlé dans la question précédente d'espace
de rupture. Dans cet espace, il y a une distance entre l'idée
de partir et la décision définitive de partir, entre
la tentative d'échapper au mari et l'obtention de moyens
matériels et/ou psychologiques pour vivre de manière
autonome.
Beaucoup de femmes, non sans raison, pensent que le fait de se
faire héberger, de quitter réellement leur compagnon,
va permettre que se produise chez lui un déclic. "Il
ne m'en croyait pas capable" ou "je ne l'en croyais pas
capable" reviennent souvent dans les propos. Le fait de montrer
qu'elles peuvent partir représente pour certaines un pas
décisif vers leur émancipation. Car, outre une réponse
ponctuelle à une peur de mourir, la fuite pour violences
conjugales est aussi une déclaration publique de la violence
de Monsieur, une forme de dénonciation du secret qui entourait
jusque là ces pratiques. L'hébergement sert ainsi
quelquefois à renégocier les conditions de la vie
commune. Cet homme qu'elle quitte, souvent elle l'aime ou elle l'a
toujours aimé; ce qu'elle désire par dessus tout,
c'est simplement qu'il cesse ses violences. Voila pourquoi nous
recevons à RIME des femmes par ailleurs en rupture de domicile,
hébergées en foyer ou pas, qui nous demandent quel
effet leur fuite produira chez leur compagnon. Certaines expliquent
qu'elles se sont senties obligées d'annoncer un divorce ou
une procédure, mais que leur objectif est soit de l'aider
(dans ce cas là, bien souvent, elles se nient elles mêmes),
soit alors de l'obliger à changer.
D'autres femmes ont cru aux campagnes se sensibilisation. "Assez,
j'en ai assez" disait l'affiche québécoise, d'ailleurs
récipiendaire de plusieurs prix et mentions d'excellence."L'important
c'est d'en parler" disaient l'affiche française. Elles
en ont parlé. Elles ont même demandé de l'aide,
elles ont quitté leur domicile, mais que trouvent-elles après
? Elles avaient pensé que leur état de femme battue
donnait des droits: celui de ne plus se faire battre, d'obtenir
une qualification, un travail pour les plus démunies. Elles
n'ont trouvé pour certaines qu'un foyer où il faut
demander l'autorisation pour des actes élémentaires
de la vie quotidienne, où à tord ou a raison, elles
se sentent jugées. Et d'une manière générale,
même pour celles qui ont eu la chance de trouver une place
dans un foyer chaleureux et respectueux des femmes, peu ont trouvé
du travail et des conditions décentes de vie. Quelques mois
après la fuite, quand la situation matérielle ou morale
demeure largement insatisfaisante, elles préfèrent
retourner auprès de leur conjoint. D'ailleurs, celui-ci promet
que tout va changer, qu'il ne la frappera plus. La tentation est
bien forte de le croire.
Je parlais de l'amour au début de ce paragraphe et j'ai
déjà mentionné nos mythes sur l'amour. On sous
estime grandement la difficulté que représente le
mythe du prince charmant pour les femmes violentées. Celles-ci
sont parmi les femmes qui ont le plus intégré nos
valeurs traditionnelles sur les divisions sexuelles: la recherche
d'un conjoint protecteur, le désir de donner l'image d'une
famille unie et sans problème, la valorisation dans le regard
de l'autre… Décider de quitter son conjoint équivaut,
pour beaucoup de femmes, au deuil de ce mythe. Cet homme, notamment
quand c'est le premier à être aimé de la sorte,
était l'incarnation de leur rêve le plus cher, un mari
et un père réunis dans la même personne. Pour
tout un chacun, il est difficile et parfois très long de
faire de tels deuils.
38 - Quelles sont les réactions du conjoint au départ
?
Souvent il est consterné, il ne la croyait pas capable de
ce partir. La fuite de la conjointe provoque chez lui une crise
profonde. Habitué à être choyé, dorloté,
à avoir une épouse (ou une mère) qui s'occupe
de lui, il trouve sa solitude bien lourde. Lui aussi, comme son
épouse, est en général un adepte des valeurs
familiales; quand elles s'effondrent ainsi, il est perdu totalement.
Il va alors tout faire pour récupérer sa conjointe
et pour minimiser les accusations de violences qu'elle profère.
Non seulement, on l'a dit, il va promettre de ne plus recommencer,
mais il va aussi multiplier les contacts pour essayer de faire entendre
raison à sa compagne. Dans certains cas, ce sont des menaces:
menaces de se suicider, d'enlever les enfants, de lui faire payer.
Dans d'autres cas il demande de l'aide à un centre pour hommes
violents ou à un psychologue, parfois aux deux.
La compréhension de la crise vécue par cet homme
permet de comprendre l'accueil des hommes violents. De son côté,
son ex-compagne peut être entourée, aidée et
accueillie; du sien, il est souvent seul. Beaucoup d'hommes violents
pensent alors que leur vie est finie, qu'ils se sont faits avoir.
Ils disent que tout ce qu'ils ont fait pour leur famille a été
peine perdue puisque c'est maintenant fini. L'homme violent, en-dehors
des menaces, est souvent suicidaire. Et ce, avec un risque complémentaire
pour son ex-compagne, car il envisage aussi quelquefois de la suicider
en même temps. Ce risque que court la femme violentée
est aggravé dès qu'elle reprend une vie normale et
que, par exemple, elle recommence à avoir des rencontres
sexuelles ou un nouvel ami. En effet, cela devient pour l'homme,
la preuve tangible de la fin de leur relation.
Esseulé, sans oser voir ses ami-e-s, non seulement parce
qu'il en a peu, mais aussi, par peur de dire qu'il est un homme
violent, l'homme vit une période de vulnérabilité
particulière. Il ne se reconnaît pas toujours comme
violent, mais il sait qu'il a un problème à résoudre
avec la violence. Certains nient en bloc: c'est ma femme, elle m'appartient,
elle doit revenir. D'autres insultent les travailleurs sociaux ou
les travailleuses sociales qui aident sa compagne ou ils réclament
leurs droits de mari et de père. Les enfants sont subitement
utilisés comme éléments de revendications.
D'autres, de plus en plus nombreux, consentent à reconnaître
le problème. Ils demandent de l'aide. Les conditions d'accueil
de ces hommes sont alors déterminantes pour la suite de leur
histoire.
Devant l'état de faiblesse manifeste que montre cet homme,
son désarroi, sa non ressemblance avec le mythe de l'homme
violent (qu. n° 6 à 18), certain-e-s professionnel-le-s
le plaignent, le rassurent sur la non-gravité de ses actes
et lui disent qu'elle va revenir. Certain-e-s se font complices
de cet homme quand il accuse sa femme d'avoir provoqué les
violences, ils/elles acceptent d'entamer avec lui le combat pour
obtenir ses enfants. Dans nos sociétés où la
sympathie va davantage vers la victime que vers l'agresseur, la
cause de ses enfants, le droit de garde ou le droit de visite sont
souvent une manière de se faire plaindre, de devenir à
son tour victime des femmes. D'autres, qu'on dit spécialistes
lui conseillent (voir qu. n° 55) de proposer à sa compagne
une thérapie en couple, autrement dit qu'elle revienne, qu'elle
abandonne sa rupture et qu'elle accepte de parler avec lui devant
une tierce personne.
Dans les centres pour hommes violents (voir qu. n° 53), les
intervenants essaient de profiter de la crise que l'homme traverse
pour le responsabiliser face aux violences qu'il a commises. L'homme,
quand on quitte la victimologie, accepte assez facilement de parler
de ce qu'il a vécu, souvent c'est la première fois
de sa vie qu'il peut le faire.
Mais le sort que nos sociétés proposent aux femmes
violentées étant ce qu'il est, plusieurs reviennent
vite et cet homme prompt à faire des promesses est tout aussi
rapide pour les oublier. Si un homme ne prend pas concrètement
les moyens pour changer, il ne changera pas. Et c'est ainsi qu'à
RIME, des hommes viennent une fois, cessent de venir quand leur
compagne revient, puis commencent réellement une réflexion
personnelle… à la prochaine rupture. Nous reprendrons
plus loin la question du suivi des hommes quand ils se présentent
auprès des centres pour hommes violents.
39 - Pourquoi restent-elles ?
Pourquoi les femmes trouvent normal de se faire battre ? demande
une étudiante. Et devant ma surprise, elle dit que puisqu'elles
restent, soit elles doivent "quelque part" aimer ça,
soit au moins, trouver la violence normale.
Et, surprise de son assurance, réalisant en les énonçant
l'incohérence de ses propos, elle se dépêche
d'ajouter: "c'est compliqué, la violence".
Je prends souvent cette comparaison: on vous propose de quitter
votre travail, d'aller à New York ou à Paris (suivant
le côté de l'atlantique où vous habitez) ou
dans n'importe quelle ville éloignée où vous
ne connaissez personne. Vous gagneriez 10 fois vos ressources actuelles
pour un travail passionnant, mais la seule condition est de partir
tout de suite, demain matin, d'abandonner vos ami-e-s, votre famille,
votre entourage et vos animaux familiers, les objets que vous aimez,
votre maison… Qui ne réfléchirait pas ? Qui
ne demanderait pas des délais ? Pour les femmes battues,
c'est la même chose: elles devraient, à entendre certain-e-s
spécialistes, tout quitter tout de suite, laisser maison,
ami-e-s… et parfois pour éviter la rancune de Monsieur,
leur ville, leur travail… Mais à elles, on ne leur
propose pas de gagner 10 fois plus, ni un travail passionnant, mais
au contraire de s'en remettre à des professionnel-le-s, qui,
il faut bien le dire, affichent parfois envers cette population
un dédain qui est déplacé.
Il faut du courage aux femmes violentées pour oser quitter
le domicile et l'ensemble de nos efforts sont parfois d'un bien
maigre secours. Mais même au delà de ces préoccupations,
aider les femmes violentées et les hommes violents, c'est
aussi ne pas les bousculer et respecter leurs rythmes, et dans ce
cas-ci, ne pas jeter la pierre aux femmes violentées qui
restent chez elles.
Si nous repensons à l'attitude d'incompréhension
de l'étudiante, comme celles d'autres hommes et de femmes,
elle est parfaitement intelligible. Il faut avoir quitté
la caverne pour savoir qu'on sort de l'enfer. Beaucoup de femmes
violentées et d'hommes violents y sont encore confiné-e-s.
Ouvrons les portes, armons nous de patience, et évitons les
a priori que propose le mythe.
40 - Quels sont les rapports entre violences domestiques
et sexualité?
C'est un vaste non-dit. Par exemple au Québec, on a chiffré
le nombre de femmes violentées qui ont vécu des violences
sexuelles (8), mais on ne s'est pas interrogé sur ce que
vivent les autres femmes dans leur sexualité. J'ai eu personnellement
beaucoup de mal à comprendre, d'ailleurs, l'énoncé
du mythe qui dit "elles aiment ça". Pourtant en
écoutant les femmes violentées et les hommes violents,
il faut accepter les évidences et bien les analyser car elles
offrent une clef pour comprendre les secrets qui entourent les violences
domestiques.
Certain-e-s d'entre eux vivent dans leur sexualité des rapports
qu'ils/elles qualifient de violence; les hommes et les femmes décrivent
des caresses fortes, des jeux sexuels où la domination se
met en scène, des morsures, des griffures, voire dans certains
cas, des fessées… Mais dans le même temps, ces
hommes et ces femmes expliquent parfois un double désir de
vivre la sexualité ainsi. Lui et elle semblent d'accord;
à aucun moment, l'autre n'est forcé-e. Naturellement
il s'agit ici de femmes qui, même après la séparation
parlent de ce double désir, et non de celles, qui se sentent
obligées d'adhérer aux désirs de leurs conjoints,
ce qui leur procure parfois du plaisir.
Plus les témoignages sur ces pratiques sexuelles augmentent,
plus on en découvre la variété. Entre les couples
où c'est toujours la même personne qui domine, les
couples où on échange les rôles, ceux qui utilisent
de la pornographie (9)…, la variation est large. Si ces pratiques
sont qualifiées de violences, de violences sexuelles, ou
de violences dans la sexualité, l'homme et la femme en décrivent
aussi les plaisirs et les jouissances réciproques, l'envie
de ne pas arrêter ces quêtes érotiques. On l'aura
compris, pour moi la sexualité à double désir,
désir des deux, n'est pas de la violence, en tous cas, pas
de la violence de domination. Il faut distinguer les pratiques sado-masochistes
et les violences conjugales.
Cela ne poserait de problèmes à personne, sauf aux
moralistes, si dans certains de ces couples ne se vivaient en plus
des violences domestiques.
Certains hommes et certaines femmes tiennent à préciser
que certaines violences domestiques sont "calmées sur
l'oreiller". On ne voit plus très bien dans leurs propos
ce qui précède quoi. Est-ce que les violences domestiques
sont des rituels pré-sexuels? Ou la sexualité "forte",
ce que je nomme souvent l'"animalité", est-elle
une manière d'obtenir le pardon et les excuses de la compagne?
Car les témoignages sont sans équivoque: les violences
domestiques sont unilatérales puisque c'est l'homme qui frappe
sa femme alors que la sexualité est bilatérale dans
le sens où l'homme et la femme ont chacun, alternativement
ou conjointement, l'initiative des scènes.
D'ailleurs des hommes qui ont pratiqué auparavant avec d'autres
compagnes des violences sexuelles où ils imposaient de force
leurs désirs, décrivent aussi très bien la
différence avec cet érotisme particulier qui se vit
à deux.
Le fait de vivre ces sexualités, et en même temps
de les qualifier de violences, sème une confusion extrême
dans les couples concernés. Comment dire à la fois
les violences domestiques, les blessures, la peur qu'elles provoquent
et l'extrême plaisir de la sexualité ? La honte de
prendre du plaisir dans ce qui est qualifié de violences
pousse d'autant plus ces couples au silence.
Sado-masochisme, perversité ? Qu'importe, je ne fais pas
partie de ceux qui aiment regarder les couples sous les draps pour
leur dire la norme. Mais le secret sur ces pratiques conjugales
entretient de façon évidente le mythe qui dit "elles
aiment ça".
Je donne souvent cet exemple d'une femme, enseignante, que j'ai
rencontré. Apparemment libre de ses mouvements, propriétaire
de son appartement, de sa voiture… elle partait après
10 ans de vie commune. Les violences qu'elle avait subies étaient
graves. Quand nous avons abordé la sexualité qu'elle
avait eue avec cet homme, elle dit qu'elle ne savait pas si c'est
parce qu'elle ne prenait plus de plaisir dans la sexualité
qu'elle ne supportait plus les coups. Ou alors, si les coups qu'elle
avait reçus, et les douleurs conséquentes, avaient
définitivement fait cesser les plaisirs sexuels. Mais, disait-elle,
il y avait un rapport entre les deux. Cette situation se complique
d'ailleurs pour nombre de femmes et d'hommes quand le compagnon
est le premier homme avec qui elle a eu une sexualité agréable
ou, à l'inverse pour l'homme quand cette femme est celle
qui lui a appris à prendre le temps de faire l'amour. C'est
ce qui explique des phrases comme celle-ci "Au moins avec lui,
différemment d'autres, je prends du plaisir".
Gêne de parler aux femmes violentées des émotions
amoureuses qu'elles ont eues ? Victimologie qui crée des
femmes battues conformes à l'image qu'on veut en avoir, Montée
du moralisme ? Toujours est-il que cette question, pourtant importante
dans la vie des hommes, des femmes et dans la compréhension
de la violence domestique, n'a été que très
peu abordée jusqu'à présent.
41 - L'infidélité est-elle de la violence ?
Infidélité, donjuanisme, voire refus de rapports
sexuels… à écouter certain-e-s, tout ce qui
ne ressemble pas à une famille monogame, hétérosexuelle,
sans aventures extérieures, avec fidélité jurée
et crachée, devient de la violence. Soyons sérieux,
la violence est autre chose. C'est par exemple, avoir des relations
sexuelles extérieures au couple et interdire à sa
compagne d'en faire de même. J'ai vu des maris jaloux, infidèles
en secret, contrôler l'emploi du temps de leur compagne en
supposant qu'elle devait avoir un amant.
Chaque couple a droit de fixer les règles de son mode de
vie, l'intérêt n'est pas là, il est de savoir
si les droits de l'un-e sont aussi les droits de l'autre.
42 - Y a t-il des couples où la violence n'existe
pas ?
Une fois qu'on quitte le flou artistique des définitions
populaires de la violence, on peut bien évidemment trouver
de nombreux couples où elle n'existe pas, où l'homme
-ou la femme- n'a pas systématiquement des attitudes de contrôle
et de domination. Où il n'y pas de coups.
Il existe des hommes qui refusent de conquérir, de faire
le siège, de soumettre… des femmes, bref qui refusent
de jouer au guerrier dans l'intimité. Il suffit de relire
quelques livres dépeignant l'histoire des individus pour
se rendre compte, d'ailleurs, que cette situation n'est pas nouvelle
(10). La virilité et le statut social des hommes étant
pour partie lié-e-s à leurs capacités à
porter la culotte, à montrer qu'ils en ont, la condition
masculine semble avoir été particulièrement
globalisante ou totalisante, notamment dans les cent dernières
années, après la révolution industrielle. Etre
homme, c'est adopter le profil normal dans l'ensemble des activités
sociales: au travail, chez soi, dans la rue… Il est aussi
vraisemblable que l'homosexualité ait été dans
l'histoire une porte de sortie pour les hommes qui refusaient d'assumer
les injonctions de rôles qui leur étaient faites.
Certaines personnes, hommes ou femmes, ne parviennent pas facilement
à réaliser qu'il y a des hommes qui ne frappent pas
leurs compagnes, qui sont révoltés contre les viols
et les violences diverses commises contre les femmes. J'en entendu
mille fois la formule: ça n'existe pas des couples où
il n'y pas de violences, lancée tour à tour avec mépris,
colère, résignation ou méchanceté. Les
hommes et les femmes qui vivent au quotidien des rapports de domination
exacerbés dans le privé, sont souvent incapables d'imaginer
d'autres types de relations; ils/elles sont en panne d'imaginaire.
Un peu, comme le pauvre d'un bidonville qui n'est pas capable d'imaginer
la vie d'un riche. Et en même temps, l'affirmation semble
insupportable. Bien évidemment, si j'arrive à prouver
que partout, dans tous les couples, la violence existe, me voici
rassuré: je ne suis pas seul-e et je peux même me dire
qu'il doit bien exister des couples où elle est supérieure
à la mienne. Je peux dormir sur mes deux oreilles. Dire qu'il
n'existe pas d'autres relations possibles entre hommes et femmes,
que la violence domestique est naturelle, cela ramène le
seuil de tolérance au niveau des coups. Réfléchissez,
de la même manière, à ce que l'on affirme aujourd'hui
en France sur l'impossibilité d'éduquer un enfant
sans claques, sans fessées… Les dominants essaient
toujours, en invoquant la nature, de faire croire que leur système
est normal, ordinaire et banal, qu'il n'y a pas à en faire
l'analyse, puisque tout le monde vivrait ainsi naturellement.
Toutefois, il est bien différent de dire que tout homme
ne frappe pas sa femme et de prétendre être un homme
ou une femme libéré-e des rapports sociaux et des
contraintes qui s'exercent dans toute la société.
En Afrique du Sud, sous l'Apartheid, un blanc pouvait se battre
avec les noirs contre le racisme, il n'en restait pas moins blanc.
En dehors de ce contexte, lors des contrôles policiers ou
dans la possibilité qui était sienne d'accéder
aux édifices réservés aux dominants, de faire
des études… il restait un blanc. De la même manière,
je ne connais pas en France ou au Québec d'hommes et de femmes
totalement libéré-e-s des contraintes et de la pollution
mentale qui nous font vivre le sexisme. Télévision,
pubs, rapports au travail, morale, contraintes "éducatives"…
tout et partout nous rappelle sans arrêt nos conditions premières
d'homme ou de femme. Un homme antisexiste doit être conscients
des différences qui subsistent et des privilèges accordés
aux hommes, surtout s'il veut les combattre. Regardons, en France,
le nombre de femmes députées (5,7% (11)), de femmes
qui travaillent (52%), des écarts de salaires à qualification
au moins égale (les hommes gagnent 1/3 de plus en moyenne),
le nombre de femmes dans les directions syndicales ouvrières
(14%) ou patronales (2%)… et arrêtons de dire n'importe
quoi sur l'égalité.
Il serait tout aussi absurde de faire de l'angélisme. Nous
allons donc trouver dans tous les couples, comme dans tout groupe
humain, des conflits, des débats, des désaccords…
Je l'ai dit, on mélange violence et agressivité. Je
ne suis pas l'autre et réciproquement; s'enrichir de nos
dissemblances et se réjouir de nos ressemblances, ce n'est
pas faire fi du quotidien et des problèmes que toute personne
doit résoudre sans cesse, y compris par ses colères
ou ses amours.
La seule différence, et elle est de taille, est que chez
certains couples ce n'est pas la violence de l'un-e qui vient clore
le débat par une démonstration de force. Au lieu de
s'inquiéter de ce constat, on devrait plutôt s'en réjouir:
oui, on peut vivre autrement et l'amour ne doit pas être à
n'importe quel prix.
43 - Et les couples où la violence est égale
? où "on" se bat ?
"On se bat !", " c'est lui qui commence, et après
j'embraie…" "chez nous, c'est réciproque"…
les mots varient pour annoncer à qui veut bien l'entendre,
que dans certains couples, la violence serait égale. Une
intervenante auprès des femmes expliquait même qu'il
y a des femmes qui sont battues alors que d'autres se battent avec
leurs conjoint.
Disons-le de suite, je n'ai rencontré qu'exceptionnellement
des couples où, à l'écoute de l'homme et/ou
de la femme, on puisse réellement dire que les violences
sont symétriques. Un autre constat qui peut surprendre: l'emploi
du "on" est plus souvent féminin que masculin.
Quand on demande aux femmes ce que signifie, pour elles, cette symétrisation,
en quoi consiste les violences égales, la plupart décrivent
leurs réactions aux violences maritales: elles ne se laissent
pas faire, elles ne sont pas des femmes battues. Souvent, sous prétexte
que leur compagnon est plus fort qu'elles, elles justifient que
leurs violences sont moins importantes ou qu'elles n'ont pas le
dernier mot. Elles signifient tout à la fois qu'elles sont
différentes de la femme battue que nous présente le
mythe (la pauvre victime innocente qui ne réagit pas), qu'elles
se sentent partie prenante -ce qui ne veut pas dire responsables-
des violences qu'elles subissent et qu'elles ripostent.
Dans la plupart des cas, lui et elle sont d'accord pour dire qu'il
commence et qu'elle suit. Dans la description des violences commises
par les femmes, on voit qu'il s'agit souvent de formes de résistances
et de ripostes. Si certaines annoncent des claques, des coups de
pied, de la vaisselle cassée… d'autres décrivent
leurs ripostes en expliquant les attitudes qu'elles ont mises en
place dans le couple, les aspects "pénibles" de
leur personnalité, leur intransigeance… S'expriment
alors bien souvent des formes de culpabilité qui semblent
justifier les coups reçus. Dans quelques témoignages,
on repère les effets directs de l'accusation proférée
par le conjoint de la provocation de la femme. Mais pour les femmes
le "on", la symétrie proclamée, permet de
se réévaluer, de bien montrer qu'on reste, même
subissant des violences, une personne humaine capable de réagir.
L'évocation du "on" essaie, bien imparfaitement,
de traduire dans les paroles, le lot d'actions et de réactions
que vit chaque couple, de contrer le simplisme de certaines analyses
sur les violences domestiques. Dans les faits, ces hommes et ces
femmes confondent la symétrisation des rôles dans le
couple et celle des violences.
Des sociologues américains justifient autrement la symétrie.
Ils comptent dans les familles les violences (physiques, psychologiques,
verbales, sexuelles…) commises par les enfants entre eux,
les mères et les pères sur les enfants, et celles
des hommes sur les femmes. Ils arrivent ainsi, dans une logique
mathématique, à dire que tout le monde est violent
avec tout le monde et qu'il y a égalité entre toutes
ces violences. Je n'adhère pas à ce système
de pensée. Il ne permet pas d'expliquer la logique qui aboutit,
en fin de compte, à ce que l'homme, dans la majorité
des cas, prouve par la violence qu'il reste le chef de famille.
Même lorsque chacun-e a montré par la violence son
sentiment de supériorité.
Enfin, il reste les cas de violences réellement symétriques.
En général, les hommes et les femmes qui en parlent
décrivent des actions brèves, courtes, souvent l'échange
d'une ou de deux claques, lesquelles aboutissent à ce que
ni l'un, ni l'autre, n'ose continuer les violences. L'homme et la
femme se montrent mutuellement l'égalité dans le rapport
de force. J'ai rencontré certains couples où cet équilibre
dans les scènes de ménage dure depuis de nombreuses
années. Après l'échange de coups, au vu du
résultat du match nul qui vient de se dérouler, on
discute.
44 - Que penser de la violence à enfants?
L'homme bat sa femme, dit-on, et la femme, chargée de l'éducation,
bat ses enfants. Parfois c'est Monsieur, mais aussi ce sont l'enseignant-e,
les grands parents, les ami-e-s ou les voisin-ne-s qui s'adonnent
également à ce qui semble quelquefois être un
sport national. Chacun-e vante les mérites de sa méthode:
le martinet (ne pas toucher avec la main), la fessée complète
(une fessée fait circuler le sang) ou partielle: les petites
claques sur les fesses (pour ne pas toucher le visage), une bonne
claque franche et claire immédiatement (ne pas attendre,
l'enfant ne comprendrait pas). Chaque propos est de légitimer
ce qui n'est pas défini comme de la violence, mais comme
une aide, une manière de ponctuer l'éducation.
Quant à ceux et celles - et ils/elles sont de plus en plus
nombreux et nombreuses - qui refusent d'utiliser de tels archaïsmes,
on les menace plus ou moins ouvertement d'avoir des enfants qui
ne comprendront pas les limites sociales et qui seront mal éduqué-e-s,
voire perturbé-e-s.
Il est d'ailleurs rassurant de voir dans les générations
successives d'étudiant-e-s, des enfants qui ne se souviennent
ni de coups, ni de claques, ni de fessées. En 1991/92, dans
mes cours de 1ère année de Sociologie, ils/elles étaient
entre 5 et 10 %. Ce ne sont pas les plus perturbé-e-s, ni
les plus mauvais-es.
Notre mise en catégorie évite soigneusement d'expliquer
que les femmes, par ailleurs battues, peuvent être souvent
violentes avec leurs enfants ou avec ceux des autres. Il faut que
la victime ressemble bien à une victime, que rien ne puisse
assombrir le tableau qu'elle présente.
Quand on essaie d'analyser les propos des enfants et ceux de leurs
parents, on se rend compte que les victimes de violences, comme
les femmes violentées, peuvent assez facilement décrire
les difficultés qu'elles éprouvent à identifier
les violences. Celles-ci sont présentées comme légitimes
et parfois l'enfant se culpabilise d'avoir été battu.
Il/elle se considère comme responsable et reprend souvent
à son compte la pseudo perte de contrôle qu'aurait
subie son père ou sa mère. Mais surtout il/elle n'identifie
que quelques coups, ceux où il a eu mal ou ceux où
on a voulu lui faire mal, ceux qui étaient injustes. Par
exemple cette fille que le père obligeait à tenir
un fil électrique dénudé ou ce garçon
obligé de manger du savon, il et elle ne définissaient
pas ces pratiques comme violentes. Les "coups" sont racontés
et associés à la douleur subie ou à la terreur
vécue, leur souvenir s'intègre à cette mémoire
corporelle de la violence dont nous avons déjà parlé.
Pour les parents, on connaît tous le déni collectif
qui fait que l'enfant martyr est forcément l'enfant du voisin
mais jamais le sien. D'ailleurs,en France, notre code pénal
définit l'enfant martyrisé comme "tout enfant
ayant reçu une correction au delà de la correction
paternelle (sic) légitime". Par contre, dans le registre
de la punition, les parents connaissent un éventail assez
large de mesures. Il y a les coups, mais aussi les interdictions
de sortir, les restrictions alimentaires, les cris, les regards
en coin. Eux qui veulent sans cesse contrôler leurs enfants,
montrer qu'ils sont ceux qui ont le pouvoir, ils peuvent facilement
énumérer toute une série de violences possibles.
Ils l'associent à une intention, à un projet éducatif,
à l'acquisition de normes et de limites.
Entre l'ensemble des violences décrites par les parents
et les quelques coups définis par les enfants, nous retrouvons
la double définition de la violence où le/la dominant-e
connaît et reconnaît plus de violences que les personnes
dominées (qu. n°20 Les parents, à l'instar des
hommes violents, accusent les enfants d'être responsables
de leur violence: c'est bien connu, disent-ils, que les enfants
"provoquent" jusqu'à obtenir la punition "recherchée".
Dans la violence contre les femmes comme envers les enfants, le
marquage corporel va être central pour imposer ses idées,
son point de vue ou contrôler l'autre.
En réalité, que l'on soit homme, femme, parent, la
violence est l'outil pour montrer que l'on se considère comme
le plus fort et donc qu'on a raison. Quand un système social
prend la violence comme mode de régulation, celui-ci a tendance
à s'imposer à l'ensemble de ses éléments.
Dans le système familial, dans la famille, on constate que,
lorsque l'homme est violent, bien souvent lui et sa compagne utilisent
la violence contre leurs enfants. Pour ma part, je parle de violence
masculine domestique, que les coups soient portés par l'homme,
le père ou la mère. En effet, les coups, la violence
physique sont, dans nos cultures, de symbolique masculine. Le pouvoir
de la force est masculin. On apprend d'ailleurs plus aux femmes,
qualifiées de faibles, de moins fortes que leurs homologues
masculins, à utiliser l'esquive, la ruse ou la manipulation
sentimentale. De plus, la violence du conjoint démontre qui
en dernière analyse, doit dominer la maison. En conséquence,
la mère éduque souvent les enfants supervisée
sous le contrôle du père. C'est ce qu'on appelle l'autorité
paternelle.
Le fait que la violence s'impose dans un système dès
son apparition n'est pas sans difficulté dans les thérapies
contre la violence. Souvent l'homme arrête la violence physique
contre son épouse, mais celle-ci et lui-même continuent
toutefois les violences contre les enfants. Une fois les crises
passées, les risques sont grands que le système familial
reprenne la violence comme mode de régulation central. Un
système ne semble pas admettre deux modes de régulation,
l'un pour les adultes, l'autre pour les enfants. D'autant plus qu'il
y a une différence certaine entre l'arrêt des violences
physiques et l'arrêt ou la transformation des comportements
contrôlants et violents.
Ce n'est pas rendre service aux hommes et aux femmes concernées
que d'omettre de parler des violences faites aux enfants ou de vouloir
à tous prix les exclure des violences domestiques.
45 - Y-a t-il un stade à partir duquel on peut déclarer
qu'un enfant est battu ou qu'un enfant est martyrisé?
Transposons la question: y-a t-il un stade à partir duquel
on peut déclarer qu'une femme est battue ou qu'une femme
est violentée ? Ce n'est pas qu'une pirouette : qui doit
décider du seuil minimum des violences acceptables ? Pour
l'instant, nous avons 3 instances en cause: l'Etat par les lois
qu'il établit, les victimes, et les personnes violentes qui
peuvent choisir la gradation des coups. Faut-il identifier un seuil
de "violence acceptable" différent suivant que
l'on soit la personne violente ou la personne violentée ?
J'avoue mon scepticisme. N'oublions pas que selon des hauts fonctionnaires,
il y aurait chaque année en France 50 000 enfants martyrs
(12). Certains pays nordiques, qui ont mis en place des lois moins
permissives pour les parents et qui ont tenté d'instituer
"les droits de l'enfant" ne semblent pas s'en porter plus
mal.
Toutefois, la culpabilité des mères, pas plus que
celle des hommes violents, ne sert à rien: la culpabilité
provoque le secret, mais ne permet pas le changement. Seules la
sensibilisation et la responsabilisation des femmes, des hommes
et des enfants sur les effets et les méfaits des violences
domestiques effectuées, nous ferons sortir du moyen âge
quant à nos pratiques éducatives et parentales.
46 - Et les parents battus par les enfants ? les grands
parents battus?
A notre époque où s'entre-ouvre la porte du privé,
les révélations se font plus nombreuses: après
les viols et les abus sexuels subis par des femmes, sont apparus
les hommes violés, quelquefois par inceste (13), après
les femmes battues, les hommes battus (voir questions suivantes)
et maintenant après les enfants battus ou abusés,
arrivent les parents battus, les grands parents battus. Le Québec
paraît toujours gardé quelques longueurs d'avance dans
cette sphère de l'aveu face à la violence.
A RIME, nous avons reçu beaucoup d'appels de femmes qui
ont été maltraitées par leur enfant. Souvent
elles vivent seules avec lui depuis longtemps et il assume un rôle
marital évident. D'autres appels attirent notre attention
sur des grands-parents qui disent à mots couverts leur état
de dépendance et de victime.
Les recherches devront se poursuivre pour nous en révéler
davantage. Pour ma part, j'ai trop peu interrogé ces personnes
pour en dire plus. Vraisemblablement, la découverte de catégories
particulières de personnes maltraitées devrait nous
permettre d'affiner nos analyses sur les effets en cascade de l'utilisation
des violences domestiques, autrefois bien gardées dans le
secret du privé.
47 - Existe-t-il des hommes battus et des femmes violentes
?
Les hommes violentés existent. D'après les différents
spécialistes, ils représenteraient environ 1% des
personnes battues. Mais là, plus qu'ailleurs, il faut être
prudent. A priori n'est pas homme battu ou femme violente qui veut
et j'ai appris au cours de ces longues années d'enquête
à me méfier des effets d'annonce.
Dans nos études lyonnaises, tout a commencé par cet
Irlandais, homme de 54 ans, qui est venu nous rencontrer au début
du fonctionnement du centre pour hommes violents de Lyon. Il parlait
des violences qu'il avait subies pendant 10 ans. Ce jour là,
nous écoutions médusés cet homme extrêmement
doux, sans vraiment comprendre ce qu'il nous disait. Il était
de passage à Lyon, on ne l'a jamais revu. Puis mes recherches
m'ont révélés les témoignages de femmes
qui se déclaraient violentes et ceux d'hommes qui pestaient
contre la violence des femmes.
A l'écoute de ces hommes qui veulent qu'on parle de la violence
des femmes, dont certains -pas tous- commencent à revendiquer
d'être des hommes battus, j'ai la plupart du temps entrevu
des hommes très dominateurs, machistes, mais en même
temps des hommes aigris et tristes. Ils ont vécu ou vivent
des situations conjugales où le dialogue est rompu, des couples
où l'amour a perdu ses habits de fête. A ce qu'ils
estiment être des violences de leurs compagnes, ils répondent
par la cogne. Ces hommes, disons-le tout de suite, sont en général
des hommes violents. Qu'ils soient dans un couple qui arrive en
bout de route, où la compagne résiste et utilise les
armes à sa disposition (ne pas lui rendre service, faire
la gueule…), ou qu'ils se trouvent devant une femme qui ne
veut pas se laisser faire, leur réaction est identique: la
violence de celui qui s'estime être le plus fort. Et ici,
en l'occurrence, le plus fort c'est eux. Certains m'ont proposé
de faire des groupes d'hommes battus par les mots, d'autres voulaient
que j'écrive sur la violence du silence.
A partir d'une interaction conjugale où s'exacerbe le conflit
entre un homme violent et une femme qui résiste, plusieurs
d'entre-eux généralisent la violence des femmes. Prenant
le rapport aux enfants comme exemple (souvent la mère les
exclue du contact avec eux), ils se présentent en victimes.
Je ne remets pas en cause leurs tristesses ni leurs détresses
qui quelquefois, sont profondes et sincères. Je ne conteste
pas leur opposition au sexisme de certaines pratiques qui visent
à privilégier le rôle de la mère sur
celui du père. Je pense simplement que c'est un piètre
service à leur rendre que d'accepter, sans discuter, de les
considérer comme des hommes battus ou d'hurler avec eux contre
la violence des femmes. Que se passera t-il, pour eux, avec une
nouvelle compagne, s'ils ne prennent pas le temps de réfléchir
et de changer, s'ils trouvent un auditoire qui accepte d'être
complices du déni de leurs violences ? Ils recommenceront
avec une autre femme ou plus exactement avec une autre mère
qui les prendra en charge, qui acceptera leur irresponsabilité
et qui devra subir, elle aussi, leurs violences. Certains organismes
pour pères divorcés s'engagent d'ailleurs dans cette
voie: ils annoncent à qui veut l'entendre qu'il y a autant
de femmes violentes que d'hommes battus.
Au départ de mes recherches, quand il a fallu rencontrer
des hommes violents, j'ai vite compris qu'en interrogeant les hommes
qui se plaignent publiquement de la violence des femmes, je trouvais
de vrais hommes violents qui avaient l'impression de répondre
aux provocations de leurs compagnes.
Parmi les femmes qui revendiquent d'être ou d'avoir été
des femmes violentes, deux types de figures apparaissent.
1/ Certaines disent: mon conjoint et moi, on se bat, je suis donc
aussi une femme violente. On se trouve dans le cas pré-cité
de violences dites égales. Excepté des cas rares de
réelles violences symétriques, quand "ces femmes
violentes" sont invitées à décrire les
violences qu'elles ont fait subir, beaucoup expliquent comment,
à la violence exercée de manière première
par leur compagnon, elles ont réagi par la violence pour
ne pas être en reste avec lui. Mais les formes qu'elles décrivent
sont surprenantes: certaines se tapent la tête contre les
murs par dépit ou cassent des objets en réponse aux
coups. D'autres disent qu'elles auraient aimé le cogner,
lui faire mal, elles dépeignent les violences qu'elles auraient
aimé lui faire. Mais, disent-elles, il est plus fort alors
j'ai pas osé. Quelques-unes se réfugient aussi dans
une guerre d'usure. Elles se vivent comme femmes violentes parce
qu'elles aimeraient le voir souffrir autant qu'elles. L'appellation
"femme violente" les rassure. Quant on les écoute
raconter leur vie, celles-là sont sans aucun doute d'abord
des femmes violentées, mais elles veulent se distinguer du
mythe sur la femme battue. Elles ne restent pas sans réaction,
elles demeurent, envers et contre tout, des femmes qui résistent
et qui ne se laissent pas faire.
2/ Quelques femmes, à l'opposé des premières,
expliquent les différentes violences qu'elles ont exercées
sur leur compagnon pour le faire réagir, pour montrer qui
elles sont… Parfois, en rigolant, elles décrivent les
scènes de violences exercées contre leur conjoint.
Leurs violences sont multiples: cris, brimades, insultes, le pousser
dans l'escalier, coups, utilisation d'armes (ciseaux, couteaux…).
Elles ne répondent pas à une violence première
de monsieur, mais elles en prennent l'initiative. Leur conjoint
est souvent, d'après elles, un homme faible qui a besoin
d'être remué ou qui provoque, consciemment ou pas,
leur violence. Elles n'en sont pas vraiment honteuses. Certes, elles
n'étalent pas publiquement leurs violences, mais elles considèrent
qu'en définitive et tant qu'il se laissera faire, soit il
le cherche, soit c'est pour son bien. Elles vont chercher dans l'enfance
du conjoint ou dans leurs rapports à leurs propres parents,
les raisons qui expliquent cette situation.
D'autres, devant les conséquences de leurs actes (blessures,
fractures, bleus, perte de confiance de leurs compagnons…)
manifestent de réels regrets. Elles invoquent la perte de
contrôle, la colère, le stress de la vie quotidienne,
le logement trop petit… pour nier leur responsabilité.
D'ailleurs, comme les hommes violents, après les coups, elles
s'excusent, promettent de ne plus recommencer, font alors des compromis,
jusqu'à la scène suivante.
Les femmes accueillies à RIME, qui ont suivi plusieurs mois
des entretiens hebdomadaires, sont elles aussi venues, parce que
leur conjoint voulait partir et divorcer. A priori, dans leurs discours,
au début des entretiens, le problème leur semblait
extérieur. Elles n'étaient pas, disaient-elles, vraiment
responsables des violences qu'elles faisaient subir à leurs
compagnon.
48 - Qui sont les hommes battus?
Les hommes battus que j'ai rencontrés ne sont pas ceux qui
s'autoproclamaient ainsi, mais ils sont les compagnons des femmes
violentes.
Beaucoup, au début des entrevues, refusent ce qualificatif.
Ils peuvent décrire des scènes où leur compagne
les a insultés, où ils ont été "poussés",
mais disent-ils, elle ne l'a pas fait exprès ou elle n'a
pas voulu me faire mal.
La plupart des hommes battus rencontrés ne savent pas qu'ils
sont des hommes battus.
C'est, on me le concédera, une difficulté majeure
pour pouvoir en tirer des lois générales. Je ne peux
donc parler ici que des hommes battus que j'ai interrogés
à la suite des déclarations de leurs compagnes, ou
des témoignages de partenaires des femmes violentes reçues
à RIME. Somme toute, je l'ai dit, les différents spécialistes
s'accordent à dire qu'il y aurait 1% des personnes violentées
qui seraient des hommes. Je reprends à mon compte cette hypothèse,
sachant bien qu'elle reste une évaluation qui doit être
soumise, comme pour le nombre de femmes battues, à des réévaluations
ultérieures.
Outre les difficultés pour obtenir des témoignages,
ce qui est marquant pour le chercheur, c'est la symétrie
du discours qui existe entre les femmes battues et les hommes battus,
entre les femmes violentes et les hommes violents. Ainsi, autant
les hommes violents que les femmes violentes explicitent une suite
(un continuum) de violences multiples (physiques, verbales, psychologiques,
sexuelles) liées à une intention: dire, montrer, obtenir…;
autant les femmes violentées que les hommes violentés
ne reconnaissent comme violences que certains coups où ils
peuvent identifier le désir de faire mal. Les hommes violentés,
comme leurs homologues féminines, parlent de perte de contrôle
de leur conjointe, de colère. Ils sont persuadés qu'elle
va changer, parce qu'elle l'aime. A l'invitation de ses parents,
nous avons eu un contact avec un homme qui quittait pour la deuxième
fois l'hôpital à la suite à de fractures provoquées
par sa conjointe. Quant, naïvement, nous lui proposions de
quitter cette femme tyrannique, il refusa en nous faisant valoir
que forcément elle allait changer puisqu'elle l'aimait. D'autres
font valoir le caractère exceptionnel des violences pour
montrer leur non-gravité.
Lorsque l'on s'intéresse au mode de vie des hommes violentés
et des femmes violentes, on comprend un peu mieux le phénomène:
les femmes violentes sont, on aurait pu s'en douter, dominantes
dans le couple. La plupart travaillent, d'autres sont étudiantes.
Mais, même si leur salaire est en général inférieur
à celui de leur compagnon, ce sont elles, les femmes, qui
décident en définitive à quoi sert l'argent.
Les hommes violentés se plaignent, pour certains, que leur
compagne n'aide que très peu dans les tâches domestiques;
en tous cas, qu'elles n'en ont pas la préoccupation. De même,
dans une conversation, les femmes violentes coupent souvent la parole
à leurs conjoints; par le ton de la voix, son débit,
elles imposent leurs points de vue, quitte, devant des ami-e-s,
à se moquer de leur compagnon ou à le ridiculiser.
Mais, dans l'inversion que représente les hommes battus,
-justement parce qu'ils sont hommes-, tout n'est pas ressemblance
avec les femmes battues. Il est certainement plus honteux d'oser
se proclamer homme battu, de montrer qu'on n'a pas su contrôler
son foyer et qu'on se fait dominer par une femme. A l'inverse, tant
que les conséquences n'en sont pas dramatiques, il peut être
de bon ton d'affirmer avoir corrigé son compagnon, de montrer
ainsi qu'on est vraiment une femme libre et non dominée.
Les autres différences, un peu comme les hommes violés,
sont qu'une fois quitté le domicile conjugal, l'homme violenté
retrouve l'ensemble des ses droits d'homme, et les privilèges
qui lui sont attribués, alors que sa compagne reste, même
violente, une femme. D'ailleurs certaines femmes violentes racontent
le harcèlement sexuel, les discriminations qu'elles vivent
au travail… Une autre différence importante apparaît
dans la capacité de fuir, une fois que l'amour a perdu ses
vertus mystificatrices ou quand les coups deviennent trop insupportables.
Je n'ai jamais vu d'hommes battus, hommes au foyer, sans formation
ou diplôme. Quand l'homme veut quitter la situation de domination,
il est largement plus favorisé que les femmes violentées.
• Quels sont les hommes qui sont battus ? et quelles sont
les femmes violentes?
On aimerait pouvoir tout expliquer, savoir qui sont, de manière
exhaustive, les femmes violentes ou les hommes battus. Or, et j'en
ai expliqué la raison, on en connaît encore trop peu
pour dresser une quelconque typologie. Parmi les hommes battus et
les femmes violentes que j'ai rencontré-e-s, nous trouvons
un large éventail d'appartenances sociales: ouvriers ou ouvrières,
travailleurs sociaux et travailleuses sociales, enseignant-e-s,
médecins…
Plusieurs éléments semblent communs: d'abord, je
l'ai dit, ce ne sont pas ces hommes dominateurs qui invitent à
la cantonade à mener la lutte contre la violence des femmes,
au contraire se sont souvent des hommes doux, tranquilles et peu
dominateurs. Parmi eux, certains ont été culpabilisés
par le féminisme et se sont bien promis de ne pas reproduire
les abus qu'ils ont vus dans les générations précédentes.
D'aucuns ont refusé l'armée pour des motifs idéologiques,
d'autres sont adeptes des thérapies douces… A la différence
des femmes battues, un style commun se dégage des hommes
battus que j'ai rencontré: une douceur, une voix calme, quelque
chose qui demeure encore indéfinissable qui les distingue
des autres hommes.
Quant aux femmes violentes, ce ne sont pas celles qu'on accuse
en général de porter la culotte, ni même les
mégères. A tord, on a tendance à vouloir plaquer
sur les femmes violentes, les éléments du mythe qui
circulent sur les hommes violents. Parmi les femmes violentes que
j'ai rencontrées, plusieurs avaient été militantes,
avaient appris à se défendre et à attaquer,
d'autres étaient aigries par des expériences précédentes
avec des hommes. Ou, avisées de certaines pratiques masculines,
elles préféraient devancer la domination de l'homme.
Qu'on ne s'y méprenne pas, si j'ai vu des ex-féministes
chez les femmes violentes, j'en ai aussi rencontrées d'autres
qui au contraire, dénoncent la bêtise des femmes qui
se laissaient faire: "des connes" me disait l'une d'elles.
Certaines avaient été élevées par leurs
parents comme des hommes, quand pour d'autres on se savait pas très
bien l'origine de cette violence. Certaines femmes sont fortes et
grandes, d'autres petites ou menues. Là encore, ce n'est
pas la taille, la couleur de peau ou l'âge qui détermine
l'appartenance à la catégorie. Seule l'étude
du rapport social (de la relation) permet de voir qui domine dans
un couple notamment par la violence.
Quand je dis que l'âge n'a pas de rapport avec les femmes
violentes, il me faut faire une réserve. J'ai rencontré
des femmes qui avaient été dominées pendant
une grande part de leur vie et qui, à la retraite du mari
ou lors d'une longue maladie, devenaient violentes à leur
tour. Effets de la ménopause, de l'andropause symbolique
que représente la retraite ou l'arrêt d'activités
de monsieur ? Peut-on expliquer par là aussi le phénomène
des parents ou des grands parents battus ? Les chercheurs devront
nous le dire au cours des prochaines années.
Toujours est-il que les hommes battus et les femmes violentes maintiennent,
aujourd'hui encore, leurs secrets bien gardés. Il y a, sans
aucun doute, des enjeux politiques à savoir qui sont les
hommes battus et les femmes violentes et surtout à en connaître
le nombre et l'importance relative. On assistera peut-être
en France à ces abus de recherches que nous avons connus
aux USA. Pour la petite histoire, STEINMETZ, une sociologue américaine,
dans une enquête dite de victimisation (14) interroge 57 (cinquante
sept) couples avec deux enfants, elle obtient 4 hommes autoproclamés
victimes de violences. Par une règle de trois, rapportés
à 100 000 couples et multipliés par 47 millions de
familles américaines, elle aboutit à 250 000 hommes
battus. Un ensemble de publications scientifiques font état
de ses travaux. La grande presse non spécialisée s'empare
alors de ces chiffres et certains journaux titrent "Le mari
plus battu que l'épouse", alors que d'autres vont jusqu'à
annoncer 12 millions de maris battus aux USA (15).
49- Y a t-il aussi des violences dans les couples homosexuels?
Personne ne semble exclu de cet univers particulier qui rassemble
personnes violentes et violentées. Et bien que cela ne semble
pas sans problème au vu de l'homophobie ambiante (16), les
centres pour hommes violents du Québec et Rime, pour ne citer
que ce centre français, ont déjà eu des contacts
avec des homosexuels violents. Dans mes recherches, j'ai aussi vu
des homosexuelles qui utilisaient la violence de domination dans
leurs couples.
Il est impossible cependant d'en dire la fréquence, vu le
nombre réduit de témoignages. Contrairement aux idées
préconçues, tous les couples homosexuels ne fonctionnent
pas sur une division qui reproduit la division homme/femme des couples
hétérosexuels. On ne peut donc pas de manière
simpliste y plaquer les analyses de la domination homme/femme. D'autant
plus qu'en dehors des rôles joués ou affichés,
un homme ou une femme, même homosexuel-le, sont d'abord construit-e-s
et éduqué-e-s en homme et en femme, c'est-à-dire
dans le respect des différences de genre.
Notes de bas de page:
1 Pour ceux et celles que la sociologie de la famille intéressent,
on peut lire l'excellent ouvrage de François de SINGLY, Fortune
et infortune de la femme mariée. Le sociologue compare le
capital conjugal à la création d'un livret de caisse
d'épargne pour en décrypter les apports masculins
et féminins.
2 La sociologue Monique HAICAULT parle de "charge mentale".
3 Merci à Bruno UGHETTO de me l'avoir fait connaître.
4 Entre parenthèses: à priori on ne connaît
pas de société matriarcale et on n'a pas de preuves
que le matriarcat ait existé. Les anthropologues ou les philosophes
ont simplement confondu dans leurs analyses matriarcat, matrilinéarité
(descendance par la mère) et matrilocalité (résidence
de la nouvelle famille dans le village de la mère).
5 Big brother (Le grand frère) t'observe.
6 Dans un très beau livre: Des hommes et de l'intimité,
publié en 1987 par les éditions Saint Martin de Montréal.
7 On laissera ce terme au féminin, l'accueil étant
dans la plupart des cas réalisé par des femmes.
8 D'après une étude menée auprès de
38 centres pour femmes violentées en 1987, 83,6 % des femmes
qui ont répondu ont été violentées sexuellement
par leur conjoint; 66,3 % des femmes déclarent que les rapports
sexuels avec leurs conjoint n'étaient "jamais"
ou"seulement parfois" des "moments de tendresses"
ou "satisfaisants"; 61 % des femmes attestent d'une sexualité
faite de moments douloureux et humiliants. De plus 75,4 % des répondantes
ont signalé que les rapports sexuels avec leur conjoint qui
les agressait constituaient "une façon d'avoir la paix"
In Regroupement Provincial des Maisons d'hébergement et
de Transitions pour Femmes Violentées, La sexualité
blessée, résumé, Juin 1987.
9 Ce qui ne veut pas dire que je considère que la pornographie,
triste mise en scène de la sexualité masculine et
en même temps triste étalage des violences que subissent
des objets-femmes, est sans rapport avec la violence des hommes.
Elle contribue de plein droit à limiter leur sexualité
à un axe tête-sexe où le corps n'existe pas
et où le plaisir est dans la domination.
10 Pour les sceptiques, je conseille la lecture de l'excellent
livre d'Emma GOLDMAN "Epopée d'une anarchiste",
écrit en 1937 et paru en livre de poche aux éditions
Complexes (1979). Elle décrit, dans le détail, les
relations qu'elle entretenait avec son conjoint. On y retrouve nombre
de thèmes de débats actuels: la jalousie, la liberté
de la femme et de l'homme, l'amour…
11 Femmes en chiffres, CNIDF- Insee, Paris, 1986
12 d'après Jean Pierre DESCHAMPS - Conseiller technique
au Secrétariat de la Famille - Le Nouvel Observateur- 23-29
Mars I989.
13 Au Québec, un comité sur les infractions sexuelles
à l'égard des enfants et des jeunes faisait valoir
en I984 qu'a côté du nombre extrêmement limité
de plaintes pour viols d'hommes, un sondage au Canada réalisé
par l'institut GALLUP auprès d'un échantillonnage
représentatif de la population adulte, signale qu'une femme
sur 2, et un homme sur 3 reconnaissent avoir été victimes
d'actes sexuels non désirés. (42,1 % des personnes
au Canada et 40,2 au Québec). La plupart des personnes ont
été agressées pendant leur enfance ou leur
adolescence. Ce qui signifie, explique le rapport, qu'au Canada
deux filles sur cinq (40%) et un garçon sur quatre ont été
soumis à des actes sexuels non désirés. Parmi
les agresseurs, un sur quatre est un membre de la famille ou une
personne de confiance à l'égard de l'abusé-e.
Le sondage définissait quatre types d' "actes sexuels
non désirés": exhibitionnisme, menace d'agression
sexuelle, attouchements aux parties sexuelles du corps et agressions
ou tentatives d'agression sexuelle [BADGEY Robin. et al., Infractions
sexuelles à l'égard des enfants, Rapport du Comité
sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants
et des jeunes, Approvisionnement et Services, Ottawa, 1984, vol.
I et II ]
On peut toujours expliquer qu'il ne s'agit pas de viol, que les
conséquences de ces différentes formes d'agressions
ne sont pas identiques, la question est de savoir qui détermine
si une agression est grave ou pas pour la victime. L'ensemble des
hommes violeurs que j'ai pu rencontrer expliquent en coeur que pour
eux le viol qu'ils ont commis, et qu'ils refusent en général
de qualifier de viol, n'est pas vraiment grave. Dans un phénomène
de domination, qui détermine la gravité pour la personne
dominée de l'agression commise? Les dominants, les violeurs,
peuvent-ils être à la fois juge et partie?
En France, une étude effectuée dans la région
Rhône-Alpes en 1986, réalisée par l'institut
de sondage B.V.A, auprès d'un échantillon représentatif
de la population française de 18 à 60 ans indique
que 6,2 % des personnes interrogées déclarent avoir
été victimes d'abus sexuels avant l'âge de 18
ans (deux femmes pour un homme); 50 % des abus ont été
effectués sur des personnes non-pubères; dans 2/3
des cas, l'agresseur était un familier de l'enfant [Ministère
de la Solidarité, de la Santé et de la Protection
Sociale, Secrétariat d'Etat à la Famille, Dossier
les abus sexuels à l'égard des enfants, réalisé
pour la deuxième journée nationale du 19 septembre
1989].
14 On demande aux personnes si elles ont été ou non
victimes.
15 Plusieurs auteures consacreront des articles scientifiques à
cette mystification: MILDRED DALEY PAGELOW, The "Battered Husband
Syndrome": social problem or much ado about it" in MARITAL
VIOLENCE,London, Johnson Norman, ed. 1985, pp. 172-195 ou E. PLECK,
JH. PLECK, M. GROSSMAN, P.P. BART, "the Battered Date Syndrome:
a comment on Steinmetz 's article, Victimology, Vol. 2, n° 2/3,
1978, pp. 680-683.
16 Les clients des centres pour hommes violents supportent en général
assez mal la cohabitation avec des hommes revendiquant leur homosexualité.
Cinquième
partie: en sortir
50
- Que signifie "sortir" de la violence domestique ?
51
- Comment ça se passe en France pour les violences domestiques ?
52
- L'accueil des femmes ?
53-
L'accueil des hommes violents ?
• Qui accueille les hommes violents ?
• Quels sont les hommes qui viennent ?
• Comment se passe l'accueil des hommes violents ?
54
- Peut-on faire confiance aux centres pour hommes violents ?
55
- Que faire dans un couple où l'homme est violent ?
• Peut-on rester et rendre les coups ?
• Peut-on rester et en parler autour de soi pour briser
l'isolement ?
• Peut-on rester et aller voir ensemble un-e conseiller-e
conjugal-e
ou un-e thérapeute ?
• Peut-on rester et porter plainte ? p. 86• Doit-on
se séparer ?
56
- Qu'est-ce que la rupture symbolique ?
57
- Vive la séparation ?
58
- Un séjour dans un centre pour femmes ou pour hommes
ou
une thérapie quelconque amène-t-il à quitter la violence ?
59
- Comment ça se passe quand un couple reprend la vie commune?
60
-Conclusion : la 60 ème question ?
CINQUIÈME PARTIE
En sortir
50 - Que signifie "sortir" de la violence domestique?
Sortir de la violence, c'est différent de: - ne plus supporter
les coups (qu. n° 35), - avoir atteint le palier de l'intolérable
(qu. n° 23), - être meurtri-e et vouloir fuir…
Pour les hommes violents, sortir de la violence domestique, c'est
différent de: - changer de partenaire (qu. n° 25), -
faire porter la responsabilité des violences sur l'autre,
- se trouver une nouvelle guerre à jouer…
Se sortir de la violence domestique, c'est vouloir changer les
relations dans lesquelles il existe de la violence, car la violence
n'est que le symptôme d'un problème et non le problème
en lui-même.
Vouloir sortir de la violence passe d'abord par lier pensées
et pratiques. Je m'explique. Nos relations hommes/femmes intègrent
une "part pensée": nous agissons aussi parce que
nous sommes au fond de nous persuadé-e-s de la légitimité
de nos pratiques. En sortir, suppose d'abord d'accepter l'idée
que les femmes ont des droits, qu'elles sont des êtres humains
à part entière et qu'à ce titre, il n'y aucun
motif sérieux qui nous permettent de les dominer. En sortir
suppose d'accepter l'égalité de droits et de devoirs.
Dans nos sociétés qui ont encore, pour l'instant,
institutionnalisé la différence et l'inégalité
généralisée, le fait de quitter la violence
domestique passe par des examens critiques de nos manières
de penser et d'agir les relations hommes/femmes. Mais cela ne suffit
pas.
Sortir de la violence, pour les hommes comme pour les femmes, cela
suppose aussi de briser le secret, de quitter les solitudes dont
la violence a tissé les toiles. Pour les hommes, il faut
quitter la peur de perdre le contrôle de ses proches, il faut
risquer l'amour à deux, apprécier les dissemblances.
Mais cela ne suffit pas toujours.
Sortir de la violence oblige à changer ses pratiques: arrêter
de jouer le petit garçon soumis face à la femme/mère,
ou d'être cette mère surprotectrice de Monsieur. Quitter
la violence impose de prendre son autonomie, de grandir. Ni la petite
fille, ni le petit garçon quittent la violence. Quitter la
violence, c'est aussi ne plus l'utiliser, apprendre à casser
la spirale infernale, à trouver avec ses proches d'autres
manières de parler, de débattre.
Et pour tout ça, mieux vaut ne pas être seul-e.
51 - Comment ça se passe en France pour les violences domestiques?
Comprendre comment se passe aujourd'hui le traitement social des
violences domestiques permet d'ouvrir les yeux sur ce que l'on peut
appeler l'espace social dans lequel s'exercent ces violences domestiques.
De prime abord, on serait tenté de dire: on n'a pas le droit
de battre les femmes, les enfants ou… les hommes. Seulement,
cette belle déclaration ne résiste pas à l'analyse.
Une première lecture des textes historiques aurait pu nous
mettre en garde; ainsi la sociologue Christianne Bonnemain cite
Philippe de Beaumanoir, légiste au 13 ème siècle,
lequel reconnaissait au mari le droit de "battre sa femme quand
elle ne veut pas lui obéir, pourvu que ce soit modérément
et sans que mort s'ensuive"(1). On peut toujours dire que le
13 ème siècle est loin. Benoite Groult dans sa préface
du livre d'Erin Pizey n'en croit rien: "Vingt siècles
d'abus de pouvoir ont pris force de loi grâce à un
silence complice et généralisé et ils ont fini
par créer chez les uns une telle habitude de la puissance
maritale, et chez les autres une telle résignation à
leur sort, que les "intéressées" osent à
peine se plaindre et les témoins à peine s'indigner"
(2). J'aurais pu aussi reproduire l'ensemble des "petites phrases"
entendues ça et là au cours des 7 années de
recherches sur la violence. Ainsi ce médecin, représentant
l'Ordre des Médecins, qui en 1990 dans une commission départementale
(3) d'une grande ville de France déclare: "Quand même,
une claque de temps en temps sur sa femme, c'est pas si grave que
ça, il n'y a pas de quoi faire un scandale ou séparer
une famille". Mais, cela nous mènerait trop loin et
me procurerait beaucoup d'inimitiés.
La loi, par l'exercice des punitions (des peines) fixe les seuils
de violences acceptables ou inacceptables. Ainsi en 1991, en France,
la victime doit pouvoir produire un certificat de plus de 8 jours
d'incapacité temporaire de travail (4) pour que l'auteur
des violences soit poursuivi devant le tribunal correctionnel. Il
risque "un emprisonnement de deux mois à deux ans et
une amende de 500 à 20 000 F ou l'une des deux peines seulement"(Art.
309). Si le certificat d'ITT est de moins de 8 jours, l'auteur peut
être poursuivi devant le tribunal de simple police; il est
alors passible d'une contravention. La règle des 8 jours
d'ITT détermine le seuil critique. Dans les faits, outre
la loi et les peines encourues officiellement, les pratiques judiciaires
et les peines réellement "données" par le
juge sont, pour une époque donnée, les véritables
seuils du normal ou de l'anormal. Une étude rapide des jugements
effectués sur les derniers mois montre que, dans la France
de 1992, on ne risque pas grand chose à violenter ses proches
à condition de ne pas frapper trop fort.
Nos sociétés fonctionnent sur un double discours.
D'un côté une morale ambiante qui explique: c'est interdit;
de l'autre, une pratique judiciaire qui dit: si vous dépassez
tel degré de violences, vous risquez cette peine. Mais, quelles
que soient les variations locales ou nationales des peines infligées
par les différents tribunaux, n'importe quel quidam peut
savoir qu'en gros, tant que les violences ne dépassent pas
des coups "graves", il ne risque rien. Nous reproduisons
collectivement un seuil de tolérance et de complicité
avec les violences domestiques.
Or, on me l'accordera, prendre des gifles régulièrement
ou des coups "légers", que ce soit devant des tierces
personnes ou pas, suffit largement à produire de la peur
chez les victimes et à obtenir leur soumission. Nos sociétés
occidentales autorisent donc, dans des limites dites "raisonnables"
l'exercice de la violence. Ceci n'est pas fait pour aider les femmes
violentées et encore moins les hommes violents. Dans mes
recherches actuelles menées au Québec où l'homme
accusé de violences flagrantes (5) est automatiquement amené
en garde à vue dans les locaux de la police et par la suite
présenté au tribunal, les hommes violents eux-mêmes
disent qu'ils ont compris la gravité de leurs gestes lorsque
la police les a arrêtés (6). Le fait d'être considéré
comme un délinquant et d'être traité comme tel
par les services officiels, cela a permis à de nombreux hommes
de décider de changer. Je ne plaide pas pour la prison, ni
pour les hommes violents, ni pour les autres délinquants;
la prison ne sert pas à grand chose, on l'a prouvé
depuis longtemps. Mais je pense important que collectivement on
sache montrer les limites de l'inacceptable. Pourquoi traite-t-on
différemment un homme qui frappe un policier dans la rue
et un homme qui frappe une femme ou sa femme. Est-ce cet adjectif
de possession qui fixe la différence ? Vouloir aider les
hommes violents et leurs proches imposerait de rompre avec le double
discours.
Mais l'espace social évolue très rapidement. J'en
donne un exemple.
Le Secrétariat d'Etat chargé des Droits des Femmes
proposait, en I990, les modifications suivantes: "Les violences
ayant entraîné une maladie ou une incapacité
totale de travail pendant plus de 8 jours sont punies de 3 ans d'emprisonnement
et 300 000 F d'amende (art. 222-11) et cinq ans d'emprisonnement
et 500 000 F d'amende lorsqu'elles sont commises par le conjoint
ou le concubin de la victime (Art. 222-12).
On tord le bâton dans l'autre sens. Après un laxisme
total, nous voici dans le tout-répression. Proposer de condamner
les conjoints violents à 5 ans de prison (peine maximale)
pour des violences de plus de 8 jours d'ITT comporte un autre risque.
Réfléchissons: 2 millions de femmes battues = 2 millions
d'hommes violents. Combien avons-nous de places en prison ? Quels
seront les réactions des compagnes des hommes violents lorsque
leur plainte, leur simple plainte pour ne plus endurer de sévices,
enverra leur conjoint, le père de leurs enfants, en prison
pour plusieurs mois ? Les juges n'hésiteront-ils pas à
envoyer en détention un homme salarié ? Il risque
de perdre son travail et de ne plus pouvoir aider financièrement
à l'éducation de ses enfants. Nous avons aujourd'hui
la chance de pouvoir proposer certaines modifications législatives
concernant les violences domestiques. Personnellement, j'ai peur
que l'on passe à nouveau à côté de transformations
qui aident à prévenir plutôt qu'à punir.
J'ai l'impression que comme dans beaucoup de domaines, concernant
les violences domestiques, les spécialistes des hommes violents
ou les juristes adeptes de l'alternative à l'emprisonnement,
ont été peu entendu-e-s. Ont-ils/elles été
écouté-e-s?
Nos perceptions concernant les violences faites aux femmes ou aux
enfants, ne font en fait, que suivre les méandres de la longue
et pénible marche vers l'égalité des sexes.
Dans cette marche, quelle que soit l'étiquette annoncée
(féministe, masculiniste, juriste, expert…), les différentes
tendances politiques se manifestent. On a parfois l'impression que
le débat sur les violences domestiques privilégie
ceux et celles qui sont adeptes de l'Ordre moral, les partisans
de la répression au détriment des autres courants
d'analyse. Pour mémoire, le groupe local de Nantes de la
Fédération Solidarité Femmes a, depuis longtemps,
essayé d'avancer des propositions législatives qui
permettent d'aider les femmes battues et de respecter une idée
progressiste du droit; ce qui à l'analyse aiderait aussi
les hommes violents.
Mais la modernité concernant les violences domestiques se
situe sans conteste du côté de l'accueil des femmes
battues et, dans une moindre mesure, des hommes violents -nous allons
y revenir-; du côté des premiers essais pour former
les différent-e-s professionnel-le-s qui interviennent sur
cette problématique: travailleurs sociaux, travailleuses
sociales, policier-e-s, magistrat-e-s.
Dans les violences domestiques, comme en d'autres domaines, une
tendance très forte de notre société consiste
à accuser les policiers, les magistrat-e-s ou les professionnel-le-s
de l'action sociale, de l'ensemble des maux que l'on aimerait proscrire.
On oublie un peu vite que ces corps professionnels sont à
l'image de nos sociétés, qu'ils sont souvent le miroir
de nos doutes. Ainsi la police et la magistrature, chargées
de l'exercice du droit et de la répression, sont des corps
masculins. Le travail social, chargé de l'aide aux personnes,
est l'héritage actuel des ligues de charité et il
montre son origine "féminine". Ces corps réagissent
à l'image des réactions des hommes et des femmes et
reproduisent les mythes sur les hommes violents ou les femmes battues.
Leurs transformations sont parallèles aux évolutions
de la société. On peut, à raison, critiquer
l'accueil fait aux femmes battues dans les commissariats ou la victimologie
des assistantes sociales. Ces réactions ne représentent
que l'émergence, dans des lieux spécialisés,
des perceptions qu'aiment avoir hommes et femmes sur la violence
domestique. Prendre des boucs émissaires ne règle
en rien le problème.
Mais la formation de ces professionnel-le-s pose une autre question.
N'avons-nous pas oublié, une nouvelle fois, les hommes violents
? Il faut faire des actions de formation pour expliciter qui sont
les femmes battues, leurs difficultés à parler, à
demander de l'aide, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi dispenser
une formation qui explique l'envers du décor, qui explique
qui sont les hommes violents et leur problématique particulière.
N'oublions pas que les policiers sont des hommes en arme et, à
ce titre, ils sont plus que d'autres empreints des stéréotypes
sexuels sur la force et la virilité. Quand aux femmes policières,
comme me le faisait remarquer un inspecteur de police, l'appartenance
à la catégorie sociale femme n'est pas une garantie
de modernisme. La volonté de se montrer aussi forte que leurs
collègues masculins aboutit quelque fois à des situations
particulières: il en est ainsi de cette femme inspectrice
qui m'a dit un jour: "Les femmes battues: des connes, ça
serait moi …". Mais, quelles que soient nos valeurs idéologiques,
nos réactions, voire notre agacement sur les pratiques policières
de certains corps spécialisés, la transformation de
l'attitude de nos sociétés à l'égard
des violences domestiques passe par une modification collective,
police et institutions comprises, de nos représentations
et croyances. De plus, il est nécessaire d'élaborer
des stratégies d'interventions, pour ces intervenant-e-s
d'urgence et de première ligne que sont les policier-e-s.
Encore faudrait-il cesser cette partie de cache-cache qui se joue
actuellement dans la compréhension des causes des violences
domestiques. Il faut rompre avec cette volonté permanente
qu'ont certain-e-s de vouloir tout expliquer par les conditions
psychologiques particulières propres à quelques individus.
Il faut écouter une bonne fois le parlement européen
lorsqu'il déclare: "Ces atteintes ne peuvent être
considérées simplement comme une déformation
accidentelle des relations entre individus, mais elles reposent
plutôt sur un ensemble de facteurs psychologiques, sociologiques
et sociaux qui peuvent s'expliquer par la faiblesse fréquente
de la situation économique des femmes et la dépendance
qui en découle, qui entraînent une division inégale
des pouvoirs entre les hommes et les femmes au sein de la société"
(Parlement Européen. Résolution sur la violence contre
les femmes. 19 juin 1986).
52 - L'accueil des femmes ?
Il n'est pas dans mon intention de faire en quelques lignes l'histoire
de la longue marche vers l'égalité des sexes; depuis
1970, des millions de femmes ont âprement lutté pour
obtenir l'ouverture de "foyers pour femmes battues". Il
faut espérer que cette histoire sera un jour écrite,
pour bien nous faire réaliser les difficultés rencontrées
par ces femmes pionnières pour faire admettre le Droit pour
les femmes de se protéger contre les violences maritales.
Différentes structures accueillent aujourd'hui les femmes
violentées. Certaines sont issues du travail social classique,
d'autres sont des produits plus ou moins directs du féminisme
militant. Nous pouvons faire plusieurs constats:
- dans l'ensemble ces structures sont peu ou mal subventionnées.
On ne peut d'ailleurs que s'étonner à l'époque
actuelle, que certains foyers soient encore menacés par manque
de ressources. Ou que certaines grandes villes n'en possèdent
pas. (7)
- les procédures d'accueil, de soutien et d'aide aux femmes
sont multiples: foyers éclatés en petits appartements,
foyers-casernes, structures ouvertes… Les accueillantes sont
en général des professionnelles, mais ce terme correspond
à bien des réalités différences.
On ne peut que conseiller aux femmes ayant besoin d'aide de se
renseigner à l'avance sur les conditions d'admission et d'accueil
ainsi que sur les droits qui sont accordés aux femmes hébergées.
Faut-il un certificat de coups et blessures, un certificat médical
de bonne santé ? Exige-t-on un ou plusieurs entretiens avant
d'être admise? Avec qui sont-ils effectués ? Quel prix
faut-il payer? Combien de temps peut-on séjourner? Quelle
aide concrète est fournie (recherche d'emploi, formation,
groupe de soutien…)? Mais au delà de tous ces détails,
renseignez-vous sur la taille des logements, les libertés
de sortir et d'amener des ami-e-s, de faire garder vos enfants…
Toutes questions qui peuvent se résumer dans celle-ci: qu'est-ce
qui est mis en oeuvre pour aider les femmes à accéder
à l'autonomie et à l'indépendance ? Certaines
structures sont explicitement faites pour les "femmes battues",
d'autres non. On trouvera à la fin de cet ouvrage une liste
des principaux centres français, belges, suisses et québécois
pour femmes battues.
53- L'accueil des hommes violents?
• Qui accueille les hommes violents?
Chaque centre a sa particularité, son histoire et ses modes
d'intervention. Ainsi, pour prendre un élément de
comparaison, au Québec, pour 6 millions d'habitants, il existe
une vingtaine de centres pour hommes violents qui, pour la plupart
sont débordés. L'origine de ces structures a trois
horizons: quelques psychologues ou autres intervenants qui, de manière
novatrice, ont voulu intervenir pour aider les hommes violents,
des hommes issus des "groupes d'"hommes antisexistes (7)
" dont le militantisme s'est transformé en se professionnalisant
auprès des hommes violents, et des travailleurs sociaux ou
des travailleuses sociales convaincu-e-s de la nécessité
de s'adapter aux nouvelles questions posées par l'évolution
du mode de vie au sein de notre société.
En France, nous allons retrouver ces trois types d'intervenants.
Jusqu'en 1991, il y avait 3 centres pour hommes violents: Paris,
Lyon, Marseille.
Lyon, le premier à avoir ouvert ses portes (novembre 1987),
a été créé par des hommes qui ont appartenu
à ARDECOM (8) où ils ont critiqué les formes
actuelles de l'identité masculine. Persuadés que l'on
ne naît pas homme et homme violent, qu'il est possible de
vivre d'autres relations avec les femmes que la violence, RIME met
l'accent sur l'aspect psycho-social et socio-culturel de la violence
apprise aux hommes. L'équipe d'accueillants, animée
depuis le début par Gérard PETIT et moi-même,
est pluridisciplinaire: travailleurs sociaux, psychologues, sociologues.
Paris a été créé à l'origine
par un psychologue (Claude MASTRE) et certaines féministes
(9) qui, pour bon nombre d'entre elles, ont aidé à
l'ouverture de centres pour femmes violentées. Le centre
de Paris, après différentes réorientations
opte maintenant pour une approche plus psychologisante, privilégiant
par exemple les entretiens individuels aux rencontres de groupe.
Marseille s'est différemment constitué. Il a été
ouvert par des travailleurs sociaux qui, à travers leurs
pratiques professionnelles, se sont rendus compte de l'importance
du phénomène des violences familiales; son premier
responsable (Claude MOINE) dirigeait un foyer pour femmes seules
avec enfants.
Dans les faits, c'est un psychologue québécois (Robert
PHILIPPE) qui a formé les premiers responsables qui s'occupent
des hommes violents en France.
• Quels sont les hommes qui viennent ?
On peut prendre l'exemple de RIME (11) . A la lumière des
enquêtes réalisées au Québec sur près
de 15OO hommes violents, RIME est relativement représentatif
des centres pour hommes violents (12). Dans la majorité des
cas (près de 80% des hommes reçus), ceux-ci viennent
parce que leur compagne est partie ou va le faire. Les autres 20%
sont composés d'hommes qui par éthique religieuse,
philosophique ou politique, se réjouissent de pouvoir -enfin-
trouver une structure où ils peuvent parler de leurs violences.
En effet, ils sont apposés à la violence que pourtant
ils mettent en oeuvre. Parmi ceux-ci, plusieurs ont vécu
des violences avec des partenaires successives. Il n'a pas d'âge
type: on a reçu des hommes de 18 à 65 ans. Il n'y
a pas, non plus, de milieux sociaux déterminés.
Les travailleurs sociaux ou les travailleuses sociales réfèrent
plus facilement des hommes d'origine populaire, souvent immigrés.
Les autres qui apprennent l'existence du centre par les médias
ou le "ouï-dire", sont médecins, cadres supérieurs,
employés, enseignants, artistes… Certains sont très
lettrés (les professeurs d'université par exemple)
quand d'autres sont à la limite de l'analphabétisme.
Dans les faits, cela change peu de choses si ce n'est une plus ou
moins grande facilité à résoudre les problèmes
matériels dus à la séparation.
Deux types d'hommes émergent depuis quelque temps:
• le premier est composé d'hommes qui sont dans le
déni complet de leurs responsabilités: eux n'ont rien
fait, leur compagne, les ami-e-s, les professionnel-le-s du social,
les magistrats… sont responsables de tout. Ils se sentent
floués face à leurs droits de père et de mari.
Ils viennent d'abord au centre dans le but de ramener leur épouse
à la raison. Beaucoup se situent dans le registre de la menace:
"ils vont voir…", "elle partira pas comme ça…"
"ils vont le payer…". Parmi ces hommes, la grande
majorité a des tendances suicidaires. Ils estiment avoir
tout perdu avec le départ de leur compagne: famille, enfants,
mais surtout la tranquillité d'une vie qu'ils pensaient heureuse,
normale et idéale. Ils n'ont que très peu d'idées
sur les souffrances que leur conjointe a pu vivre et en général,
ils ne se considèrent pas vraiment comme violents. Certains
acceptent de quitter le déni total de toute responsabilité,
quand d'autres préfèrent quitter rapidement le centre.
Incapables d'entendre ou de comprendre ce que signifie l'autonomie
des femmes comme des hommes, ce sont ces conjoints qui vivent dans
les couples les plus traditionnels.
• les autres sont souvent, mais pas obligatoirement, plus
jeunes que les premiers; ils acceptent dès le départ
tout ou partie de leurs responsabilités dans les violences
qu'ils ont exercées. C'est la raison de leur venue. Les témoignages
d'autres hommes violents les a souvent rassurés: ils ne sont
pas seuls à vivre cette situation. Bien évidemment,
avec ces derniers, le changement est plus rapide car il peut prendre
appui sur une réflexion déjà engagée.
Leur besoin d'une aide extérieure demeure réel cependant.
• Comment se passe l'accueil des hommes violents?
L'homme, quelles que soient les circonstances qui motivent sa venue,
doit venir de manière volontaire.
C'est à dire, qu'il doit avoir la volonté de reconnaître
sa violence, d'en prendre la responsabilité et de vouloir
changer. Le premier contact est téléphonique. Le numéro
de téléphone de RIME est largement reproduit sur l'ensemble
des documents d'information de l'association et dans la presse locale.
Après un rapide échange téléphonique,
on lui est propose un rendez-vous.
S'ensuit l'accueil où en un ou deux entretiens il va pouvoir,
souvent pour la première fois de sa vie, parler de lui. Certes
il explique sa violence et les différentes formes qu'elle
a prises, mais il est surtout invité à décrire
ses conditions de vie, à parler de ses ami-e-s, de ses enfants.
On pourrait qualifier ce stade de "période sac à
dos". Il pose son sac et commence à sortir ses affaires
l'une après l'autre. Chacun-e de nous dispose d'un sac à
dos personnel plus ou moins rempli: les grandes décisions
(mariage, enfants, travail…) et les petites, ou plutôt
celles que l'on pense petites (nos ami-e-s, notre place à
la maison, le temps que l'on prend pour soi…). Naturellement
chacun-e détermine en fonction de critères personnels
ce qui est important ou non pour soi, ce qu'il/elle va classer dans
les petites ou les grandes affaires. D'une manière générale,
le sac à dos des hommes violents est solidement fermé,
empaqueté par de multiples cordes, sur lesquelles ils ont
multiplié les noeuds. Les premiers entretiens consistent
à tenter de dénouer ces cordes et à faire le
tri du sac. De même, au vu de la tristesse dans laquelle se
trouvent les hommes qui arrivent au centre, une discussion a lieu
à propos du suicide. L'homme violent a souvent des tendances
suicidaires au départ de sa compagne et il est important
d'aborder le sujet clairement et simplement.
C'est libérant de pouvoir parler -un peu- de soi, de sa
vie. De commencer à mettre des mots sur des impressions furtives,
sur la honte qui couvre les pratiques de violences. Certains hommes
ont même l'impression que le travail est fini lorsqu'ils ont
réussi à parler. Au terme de ces entretiens préliminaires,
si l'homme accepte de continuer et si l'équipe l'accepte
comme client, un contrat est passé entre l'homme et le centre.
Ce contrat fixe les termes de la collaboration future, s'il participera
à un groupe ou à des entretiens individuels, le prix
de sa participation et les conditions minima qui permettent de l'accueillir.
Ainsi, il lui est demandé de venir à des heures régulières,
de ne pas consommer d'alcool ou de drogues avant les séances,
de respecter la confidentialité des échanges, notamment
sur ce qu'il apprendra des autres hommes du groupe… De même,
on passe un contrat de non-suicide: l'homme s'engage à ne
pas se suicider pendant sa présence à RIME. Il est
de plus invité à respecter les choix de son ex-partenaire,
à ne pas utiliser de violences contre elle ou ses enfants.
A la condition qu'aucune vie humaine ne soit en jeu, les accueillants
garantissent la discrétion absolue sur les échanges
auxquels il va participer.
Il arrive que des hommes, après ces premiers entretiens,
décident de ne pas poursuivre leur démarche ou que
les accueillants doivent refuser leur participation. Ils sont alors
orientés vers d'autres structures d'accueil. Pourquoi refuser
tel ou tel homme ? Les raisons sont multiples; bien souvent ont
été écartés des hommes malades au sens
psychiatriques du terme, des hommes alcooliques, des chômeurs
qui refusent de commencer à s'aider eux-mêmes, ou d'autres
qui manifestent des signes de violences contre les intervenants.
La participation aux activités du centre n'est pas un droit
en soi, ça doit faire l'objet d'un contrat. La structure
légère (il n'y pas d'hébergement ni de prise
en charge lourde) ne peut se substituer à l'homme lui-même.
Que faire d'un homme malade ? D'un conjoint qui refuse de s'aider
lui-même ?
Après ces entrevues, l'homme participe à des entretiens
de groupe ou individuels. Si le groupe semble convenir à
une nette majorité d'entre eux, certaines circonstances rendent
ce recours impossible à d'autres.
Au sein de ce groupe ou lors des entretiens ultérieurs,
l'homme va d'abord apprendre à stopper la violence physique,
à identifier sa venue, mais il va surtout être invité
à parler de lui, de ce qu'il ressent.
En effet, l'arrêt des violences physiques et l'expression
des sentiments vont de pair. L'homme est invité à
reconnaître les signes intérieurs et corporels de ses
montées de violences, à identifier les moments précurseurs
de ses colères. Avec un minimum d'attention, il y arrive
très bien. Il apprend alors à quitter rapidement le
contact avec la source de sa colère et à partir se
calmer ailleurs. Divers conseils lui sont donnés pour qu'il
puisse reprendre son calme. Il doit se reconnaître responsable
de son état et ne doit en aucun cas en faire porter les conséquences
sur ses proches. Cette technique, appelée le Time out aux
Etats Unis, et initiée notamment par le groupe pro-féministe
Emerge de Boston, permet d'éviter qu'il frappe ou qu'il utilise
d'autres formes de violences. Elle nécessite toutefois l'accord
et l'aide de ses proches, notamment de sa compagne. Le couple devra
attendre le retour au calme pour régler pacifiquement l'objet
du conflit. De plus, la tension et la montée de colère
surviennent parfois dans des circonstances où le départ
subit de l'homme peut être difficile: lors de la visite des
beaux-parents, avant d'amener les enfants au cirque… Mais
l'arrêt des violences physiques, lequel prend souvent place
entre la 4ème et la 7ème semaine de groupe, démontre
clairement à l'homme et à ses proches qu'il est possible
de quitter la violence. Bien évidemment, cela ne suffit pas,
toutefois, à transformer les relations de contrôle
et les autres formes de violences.
Dans le groupe, la difficulté réside souvent dans
le fait de dire ce qui provoque ses colères, mais aussi dans
celui de dire ses plaisirs. La présence d'autres hommes aide
grandement l'expression et les remises en cause. Non seulement elle
fournit un support à l'homme -il n'est pas le seul dans ce
cas-, mais aussi elle aide à la confrontation. Au cours des
multiples échanges entre hommes, avec les deux animateurs
du groupe, les convictions masculines commencent à s'effondrer.
Les hommes interrogent leurs conceptions de la vie et le vécu
de leurs proches. Bien sûr, certains ne parviennent pas à
une compréhension profonde du phénomène, soit
parce qu'ils quittent le groupe avant, mais aussi parce que chacun
suit un chemin très difficile et que les résistances
sont parfois bien tenaces. Il n'y a pas de règles générales.
Quelques uns arrivent plus vite que d'autres à comprendre
ce qui se joue dans les échanges de la vie quotidienne. Certaines
compagnes reviennent vivre avec eux, quelques hommes préfèrent
alors quitter le groupe; d'autres au contraire, se voient confirmer
dans leur besoin d'aide.
L'objectif est de commencer à apprendre comment débattre
autrement, comment trouver des formes de communication où
la violence n'a plus de place car elle aura été remplacée
par autre chose et notamment par le dialogue et par l'amour.
Chaque semaine, on invite ces hommes à faire un bilan rapide
de ce qu'ils ont vécu avec leurs proches. Cela nous donne
l'occasion d'entendre comment la spirale de la violence prend des
formes descendantes, comment l'homme et ses proches trouvent des
nouvelles modalités de coexistence. Mais les rencontres de
groupe sont aussi l'occasion d'aborder, semaine après semaine,
différents thèmes qui ont à voir avec l'identité
masculine "traditionnelle": la paternité, la sexualité,
le travail salarié, la place de l'homme dans l'espace domestique…
Au cours d'exercices simples les certitudes masculines se déconstruisent
au fur et à mesure. On leur propose aussi des exercices corporels
qui leur permettent d'apprendre à se décontracter,
à ressentir leur corps…
Les difficultés sont multiples. Certaines tiennent à
la place qu'occupe la violence dans le système familial.
Je l'ai déjà expliqué: la violence est d'abord
un mode de régulation des conflits. Dès son apparition
la violence prévaut sur les autres formes de régulation;
elle se substitue aux autres formes de débat ou d'échange.
Autrement dit, dès son apparition -et sa reconnaissance (qu.
n° 20)- la violence s'impose à l'ensemble des membres
de la famille. On a vu des situations où l'homme arrête
la violence physique contre ses proches (femme et enfants) et reprend
une vie commune avec sa compagne alors que celle-ci continue à
exercer des violences contre les enfants. Au bout de quelque temps,
le système familial ne supporte plus la co-présence
de deux modes de régulation. Après avoir quitté
le centre, l'homme a souvent tendance à reprendre des violences
contre sa compagne et ses enfants. Dans d'autres cas, il a fallu
que la conjointe cesse aussi les violences contre les enfants, qu'elle
trouve d'autres formes de discussions pour que l'ensemble de la
famille quitte la violence. On le voit, la sortie de la violence
n'est pas linéaire.
Combien de temps durent les groupes ? Il est difficile de donner
une réponse unique à cette question. D'abord parce
que nous sommes en phase d'expérimentation, ensuite parce
que chaque homme est différent. En général
les groupes durent entre 3 et 6 mois.
En fin de groupe et après un bilan avec les animateurs,
l'homme peut décider de reprendre place dans un autre groupe
ou de quitter le centre. Beaucoup d'entre eux décident alors
d'entreprendre un travail avec des psychologues ou d'autres formes
de thérapie. Les changements vécus par l'homme sont
généralement très visibles. Visibles non seulement
dans sa démarche, au sens propre par le fait qu'il commence
à mieux vivre son corps, mais aussi dans les décisions
qu'il a prises de modifier son mode de vie (le temps accordé
au travail ou avec ses proches, notamment ses enfants), mais surtout
visibles dans sa manière d'aborder le quotidien, de commencer
à se responsabiliser, à envisager des réponses
aux difficultés vécues.
RIME n'a ni vocation, ni objectif, de faire de la thérapie
(13): le centre se définit comme un "sas" qui ouvre
sur les changements, un moment de pause et de réflexion pour
l'homme lui même. Il est d'ailleurs significatif que beaucoup
d'hommes après avoir compris quelques éléments
de leur vie, décident de ne pas reprendre une vie commune
avec leur conjointe afin de vivre différemment. Et ce, quelle
que soit la décision de leur partenaire.
On aimerait avoir des chiffres, connaître les taux d'abandons,
de "réussite", de remise en couple. Il est malheureusement
trop tôt pour le faire. Qu'on sache tout de même qu'environ
5O% des hommes accueillis revivent avec leur compagne.
54 - Peut-on faire confiance aux centres pour hommes violents?
Je sais le scepticisme de certain-e-s. D'aucun-e-s prétendent
qu'il est gâchis, illusion ou folie de vouloir conscientiser
les hommes violents, de leur permettre de changer. Derrière
cette bannière se regroupent diverses personnes dont, manifestement,
les origines, les intérêts et les craintes sont différent-e-s.
La description de cet étrange cortège est intéressante;
elle prend, et je m'en excuse à l'avance, des aspects caricaturaux.
Une fois ces réserves posées, on peut toutefois à
la manière d'un dessinateur de bandes dessinées essayer
d'en dresser les grands traits.
Au premier rang, on y rencontre des femmes et des hommes qui sont
simplement sceptiques. Certain-e-s n'ont jamais connu autre chose
que la violence, on comprend leurs doutes: vous pourrez dire tout
ce que vous voulez, les paroles sont aussi inutiles que les témoignages.
Pire, la perspective d'autres types de rapports hommes/femmes leur
fait peur. Allez-donc dire à quelqu'un-e qui souffre de la
soif depuis longtemps dans le désert qu'une buvette se situe
juste derrière lui/elle, et que toutes ces années
de souffrance auraient pu être évitées.
Viennent ensuite des personnes qui sont dans la confusion. Habituées
à voir des malades qui, en plus sont violents, c'est à
dire des hommes dont la violence est symptôme de leur volonté
de contrôle et de leur maladie, elles ne comprennent pas l'aspect
social que prend d'abord la violence. Pour ces gens, la violence
ne relève que de la prison ou des structures hospitalières.
Derrière, au fond à droite, se dessine un autre groupe.
Ce sont des professionnel-le-s qui appartiennent à une industrie
lucrative: l'industrie du malheur. Conseillers et conseillères
en tous ordres, médecins, avocats, psy…, on leur enlève
le pain de la bouche, on est en concurrence, on se dispute le marché.
Et puis, dans cette colonne qui tour à tour grogne, crie
à l'imposture, insulte, se trouvent tous les badauds et toutes
les badaudes. Ceux-là et celles-là regardent les modes
de vie se modifier, les rapports sociaux se transformer, comme on
visionne Jeux sans frontières à la télévision,
ou comme on regarde un film vaguement comique: bouche bée,
immobiles, ballottés par les rumeurs, les échos ou
les potins dans les magazines. L'innovation, c'est pas leur truc,
ils/elles attendent.
Mais les critiques ne sont pas toutes du même ordre. Je connais
aussi des personnes inquiètes qui ne disent pas qu'un homme
ne peut pas changer, mais qui doutent que certaines méthodes,
ou que certains intervenants, puissent permettre aux hommes de changer.
Elles questionnent ou critiquent la psychologisation d'un phénomène
qui, avant d'être un problème individuel et intra-psychique,
est essentiellement social. Ces pionnières de l'accueil des
femmes battues guettent les faux-pas, étudient les textes,
dissèquent les théories. Elles ne veulent pas, une
nouvelle fois, se faire berner. Elles ne veulent pas abandonner
leurs convictions acquises de hautes luttes. Ce sont elles qui,
sans toujours le nommer ainsi, ont découvert empiriquement
le cycle de la violence. Elles ne croient plus aux excuses, au "j'te
promets chérie, j'recommencerai plus". Non seulement
elles savent que la diminution des violences contre les femmes ne
pourra qu'être liée à l'émancipation
de ces dernières, à la transformation, non des différences,
mais de la hiérarchisation des différences; mais de
plus, elles ont appris au cours de nombreuses années à
se méfier des belles déclarations d'intention, y compris
pour l'accueil individuel des hommes -ou des femmes-.
On les comprend. Leur point de vue se défend. Bourdieu,
un grand sociologue contemporain, membre du Collège de France,
écrivait il y a peu de temps: "Le soupçon préjudiciel
que la critique féministe jette souvent sur les écrits
masculins à propos de la différence des sexes est
fondé. […] La domination masculine est assez assurée
pour se passer de justifications".
On a souvent insulté ces femmes. Elles ont été
traitées de tous les noms. Ce sont pourtant elles qui les
premières en France, ont soutenu les initiatives visant à
accueillir les hommes violents. Elles appellent à la vigilance.
On ne peut qu'adhérer à ce souci. Souhaitons en plus
le débat et la mixité des échanges. Les femmes
et les hommes qui oeuvrent dans le secteur des violences domestiques,
celles et ceux qui accueillent les victimes ou les hommes violents,
suscitent aujourd'hui une remise en question fondamentale des paysages
conjugaux par l'évolution des hommes et des femmes, mais
plus encore par la transformation de nos représentations
collectives.
55 - Que faire dans un couple où l'homme est violent ?
Il n'y a pas de recettes miracles, ni de comprimés magiques,
chaque situation est différente. On ne peut pas voir nos
façons de vivre la violence indépendamment du degré
de complicité que démontre notre société
à l'égard de ces pratiques. La situation change, et
vite: qu'en sera t-il des nouvelles lois annoncées, des possibilités
futures pour les femmes de travailler et de recevoir une formation
supérieure ? Quels moyens seront mis à la disposition
des centres pour femmes et pour hommes ? Quelles innovations introduiront
ces structures ? Comment s'adapteront-elles aux modifications que
vivent les couples, les femmes et les hommes ? Autant de questions
qui invitent à être prudent. Pourtant, bien des hommes
et des femmes peuvent décrire de manière empirique
quelques méthodes mises en place. Nous allons les examiner.
Mais avant tout, on ne le rappellera jamais assez, quelles que soient
les démarches ponctuelles des hommes, y compris leur participation
à un programme pour conjoints violents, il ne faut pas ignorer
que les femmes qui quittent leurs compagnons s'exposent au danger.
L'homme accepte difficilement la séparation, du moins au
début. Certains sont même prêts à user
de violences extrêmes contre leurs proches ou contre eux-mêmes.
Pour plus de facilité, les questions qui suivent abordent
successivement les différentes hypothèses de solutions
possibles. Les réponses, ici plus qu'ailleurs, ne valent
qu'à titre d'indications pour permettre aux femmes et aux
hommes de réfléchir à leur situation particulière.
Mais d'abord il y a un conseil qu'on peut donner tant aux conjointes
qu'aux autres personnes qui approchent de tels couples: arrêter
de plaindre et de vouloir protéger les hommes.
Qu'elles veulent jouer à la mère ou à l'assistante
sociale, les femmes éprouvent souvent une tendance extraordinaire
à vouloir prendre les hommes en charge. Les femmes violentées,
comme d'ailleurs la plupart des femmes, ont tellement été
habituées à être valorisées par le regard
de l'autre, par la gratitude qu'on leur exprime pour l'aide et l'assistance
qu'elles portent à leurs proches (voir qu. n°26) que,
confrontées à des hommes violents, elles perpétuent
les mêmes pratiques. La première aide que peut apporter
une conjointe à son compagnon est de s'aider soi-même,
de ne pas accepter d'être violentée.
Quant aux ami-e-s, aux voisin-e-s ou plus généralement
aux gens qui apprennent la présence de violences dans un
couple, il s'avère utile d'aider à briser le silence.
Il faut éviter de jouer l'autruche. Il faut savoir parler
avec la femme et l'homme concerné-e-s, leur faire connaître
que vous pouvez être disponible pour échanger et faire
le point. Quelles que soient les décisions prises par la
femme ou par son conjoint, il faut affirmer avec force qu'il est
possible de quitter la violence et que chaque personne est - et
doit être- responsable de ses actes. A l'encontre des représentations
proposées par le mythe qui visent à déresponsabiliser
l'homme et à accuser sa compagne (qu. n° 6 à 18),
vos réactions, votre écoute et votre soutien peuvent
s'avérer déterminants dans la transformation de la
violence.
Nous examinerons maintenant les différentes solutions expérimentées
par les femmes qui veulent refuser les violences.
• Peut-on rester et rendre les coups?
Je l'ai dit, le cas des violences symétriques paraît
rare, très rare (qu. n° 43). Quand l'homme a commencé
à asséner ses coups, c'est d'abord qu'il est persuadé
qu'il peut le faire sans risque de rupture. Les excuses accordées
par sa compagne l'ont renforcé dans cette certitude. Le fait
de vouloir modifier ses réactions et de "rendre"
les coups risque alors d'être interprété comme
une autorisation supplémentaire de pouvoir frapper. Cette
hypothèse, croire qu'on peut du jour au lendemain modifier
ses réactions, a l'air irréaliste.
Par contre, certaines femmes font valoir que dès les premières
violences, elles ont riposté en démontrant clairement
qu'elles ne se laisseraient pas faire. Soit cette réaction
signe la fin des violences -on l'a vu quelque fois- et à
ce moment là l'objectif est atteint, soit alors elle ouvre
davantage sur "des bagarres" où, en général,
l'homme est mieux préparé.
• Peut-on rester et en parler autour de soi pour briser l'isolement?
Dans tous les cas, briser le secret est une mesure salutaire. Les
réactions de l'homme dépendront alors des réactions
de l'entourage: quelle est la tolérance des proches ? Trouvera-t-il
des ami-e-s prêt-e-s à l'écouter sans le juger,
ni l'excuser ? Des ami-e-s pour briser le silence et pouvoir parler
? On remarque qu'il est rarissime que l'homme, même celui
qui est désireux de transformer sa violence pour éviter
d'être stigmatisé par son entourage, le fasse seul.
Il faut alors qu'il trouve une structure ou bien des professionnel-le-s
qui puissent l'aider. Car les proches ont souvent des intérêts
complexes qui ne permettent pas, à certains moments une aide
efficace.
Il est aussi très utile que la compagne puisse disposer
d'un lieu de parole, où elle peut trouver un soutien pour
elle. Il faut que les femmes puissent comprendre de quelles façons
elles en viennent à perdre leur autonomie.
• Peut-on rester et aller voir ensemble un-e conseiller-e
conjugal-e ou un-e thérapeute?
On peut le faire. Je suis persuadé qu'on trouvera toujours
de bons exemples de couples qui, à l'aide d'un conseiller-e-
conjugal-e ou d'un-e thérapeute, ont transformé leur
mode de vie. Mais pour répondre complètement à
la question, il faut savoir parler de rentabilité des démarches.
Les professionnel-le-s qui s'occupent des hommes violents ou des
femmes battues en Amérique du Nord sont pour la plupart opposé-e-s
à une démarche conjointe dans les premiers temps.
La démarche conjointe aboutit souvent à l'abandon
des droits de la personne violentée: soit elle diffère
son départ, soit elle se sent obligée de faire des
compromis tels que sa liberté va en être limitée.
Ou alors, et j'en ai vu de nombreux cas, la démarche conjointe
sert de chambre d'enregistrement pour les excuses et le pardon de
la femme. Dans les faits, la spirale de la violence n'est pas rompue.
La démarche conjointe ne constitue pas une rupture symbolique
suffisante. Il faut avoir entendu les hommes violents parler des
violences qu'ils ont exercées, notamment au début
de leur accueil dans les centres, pour savoir qu'il est préférable
d'envisager des démarches séparées, surtout
si le couple espère reprendre une vie commune.
Dans d'autres cas, l'homme rendra sa compagne responsable d'avoir
été obligé de parler devant un étranger.
Elle risque alors de voir s'exercer encore davantage les violences
contre elle… une fois l'intimité retrouvée.
Or, par exemple dans les centres pour hommes violents, l'homme parle.
On peut donc supposer que la honte de parler ne réside pas
dans le fait de s'adresser à une personne extérieure
à la famille. Mais il y a une distance certaine entre dire
à sa compagne qu'on explique ce qui se passe à une
tierce personne et dire les mêmes mots à sa compagne.
La violence est souvent le corollaire de l'absence de territoires
personnels pour l'homme dans la maison; entendre ce qu'il dit de
son jardin secret diminue d'autant plus son territoire.
Après, quand l'un-e et l'autre ont trouvé des espaces
respectifs pour faire le point et réfléchir sans contraintes
à leurs choix de vie, il est toujours possible d'aller voir
ces thérapeutes pour organiser ensemble la renégociation
du mode de vie.
La démarche conjointe, à priori plus facile et logique,
est très rarement un moyen de quitter la violence et de transformer
la relation conjugale. Il vaut mieux réserver cette démarche
à certaines problématiques comme les dysfonctionnements
familiaux, pour résoudre les problèmes de séparation
ou d'ententes relatives aux enfants.
• Peut-on rester et porter plainte ?
Porter plainte pour coups et blessures tout en restant avec lui,
se faire faire un certificat médical attestant les blessures
et le garder "au cas où"… peuvent constituer
des mesures préventives… pour la compagne. Le secret
des violences se trouve ainsi levé et Monsieur est invité
à changer ses pratiques. Le danger réel qui peut exister
est celui de voir la violence de l'homme s'accentuer pour faire
cesser ce qu'il peut considérer comme du chantage. Un tel
risque n'est pas à négliger.
Mais cette solution, dénoncer les violences et montrer qu'on
lui est toujours attachée, serait plus convenable si chaque
plainte pour violences donnait suite à une enquête
ou à des investigations par la justice. La société
viendrait alors dire à cet homme: Monsieur, ce que vous faites
est illégal, il vous faut changer. Dans les faits, les plaintes,
mêmes acceptées par les services de police -surtout
quand la compagne reste au domicile- ne sont pas souvent suivies
d'effets réels. Cependant la démarche plainte/maintien
au domicile peut, dans certains cas, inciter la personne violente
à s'adresser à des spécialistes pour l'aider.
Pour la compagne, elle peut représenter la dernière
chance avant une séparation, mais il ne faut pas en minimiser
les dangers pour elle.
• Doit-on se séparer ?
Qui peut dire "On doit…" ? Et encore moins: "vous
devez…"? Certains conseils, ou certaines injonctions,
pourtant donné-e-s avec les meilleures intentions, deviennent,
lorsqu'elles sont pris-es à la lettre, de nouvelles cages
où hommes et femmes risquent de s'enfermer. Dans l'absolu,
personne ne devrait supporter d'être maltraité-e, insulté-e,
frappé-e… Mais la grande difficulté des violences
domestiques est justement la banalisation de ce pratiques. Nous
avons vu que la rupture est un espace-temps qui se mûrit et
s'organise graduellement.
Les résultats des recherches scientifiques montrent clairement
que les promesses de changement, quelle que soit la sincérité
des hommes et des femmes, ne suffisent pas. Pour qu'une personne
arrête d'être violente, en particulier pour qu'un homme
cesse ses comportements violents, il faut d'abord que se vive une
rupture symbolique, qu'il y ait une garantie que ses proches ne
soient plus violenté-e-s.
Celle-ci est une condition nécessaire, mais non suffisante.
Après cette rupture symbolique, tout un processus doit être
mis en place: une décision de ne plus vouloir vivre de violences,
un travail sur soi et une modification profonde des modes de la
relation. Il n'y a pas, semble-t-il, une voie royale unique qui
nous permettrait de proposer un scénario commun qui convienne
à l'ensemble des personnes concernées. Chacun ou chacune
organise sa propre sortie de la violence en fonction de son histoire
personnelle, de ses habitudes et de ses possibilités.
Pour les professionnel-le-s, les ami-e-s ou les voisin-ne-s, l'aide
apportée doit se baser sur le respect des cheminements de
chacun-e. Aider les victimes de violences, c'est surtout leur permettre
de reprendre confiance en elles. Ce qui signifie souvent, mais pas
obligatoirement, leur offrir un refuge. Elle ne signifie pas, toutefois,
comme on le voit parfois, les obliger à prendre des décisions
qu'elles ne sont pas encore prêtes à assumer.
56 - Qu'est-ce que la rupture symbolique ?
La rupture symbolique peut correspondre à la séparation
en "urgence absolue" (qu. 35) ou à d'autres formes
de ruptures. Mais, dans tous les cas, la rupture qui fait sens pour
les protagonistes doit être un acte volontaire, un arrêt
du déroulement du quotidien, l'affirmation nette d'une volonté
ferme de ne plus supporter la situation de violence. La rupture
symbolique est un événement au sens plein du terme.
Dans les faits, la séparation est une des formes les plus
simples, elle permet à l'un-e et à l'autre de faire
le point, de quitter la spirale de la violence et de commencer à
chercher des éléments d'autonomie. Mais seule la personne
concernée peut décider pour elle-même. Cela
ne dispense pas toutefois les services publics de devoir faire respecter
les lois et de montrer, tel est leur rôle, les limites collectives
qui sont nôtres face aux violences domestiques.
J'en donnerai un court exemple. Appelons-la Geneviève. Elle
est enseignante et âgée de 24 ans. Elle prend contact
par téléphone pour solliciter un rendez-vous à
RIME. Elle nous explique alors que son compagnon, Julien, du même
âge, artiste, l'a violentée deux jours auparavant après
une dispute. Que faire ? Nous lui expliquons alors que le meilleur
moyen de ne plus vivre de telles scènes, est de marquer clairement
son refus et s'il le faut et si cela correspond à son désir,
de partir. On lui fait comprendre qu'il n'y a aucune raison que
son ami ne recommence pas, et qu'au contraire, notre expérience
nous a appris que le premier coup excusé est générateur
d'autres violences. La situation était simple, le couple
était de formation récente, elle a pu sans grand problème
quitter cet homme violent. Non sans lui avoir dit que son amour
pour lui était intact, mais qu'elle ne pouvait supporter
d'être battue.
Après un contact téléphonique, cet homme arrive
en colère au centre. Qui a dit à mon amie que je recommencerai
? Qui lui a conseillé de partir ? Il s'étonne que
ne le connaissant pas, nous puissions prévoir un retour de
sa violence. Nous lui expliquons alors, assez simplement, le cycle
et la spirale de la violence. Nous émettons même l'hypothèse
qu'il a pu vivre d'autres violences dans ses relations antérieures.
Il est désespéré, il crie son amour et nous
refuse le droit de le juger. Doucement, la discussion se porte sur
ce qu'il pourrait faire pour changer ses pratiques, pour éviter,
quelle que soit la décision ultérieure de son amie,
qu'il ne reproduise ses violences avec d'autres. Nous essayons de
focaliser le débat, non pas sur les violences, mais sur le
contrôle qu'il met en place, sur son désir, comme beaucoup
d'autres, de vouloir tout régenter, même dans son cas
particulier, sous des allures très cool. Il dira de cette
entrevue, quelques mois plus tard, qu'il a compris que nous ne le
prendrions jamais en charge, que s'il ne s'aidait pas lui-même,
personne ne le ferait.
Julien, après 8 mois de séparation, revit aujourd'hui
avec son amie. Après avoir demandé l'avis de plusieurs
conseils (psychologue, prêtre…), il s'est décidé
à participer aux entretiens du centre d'accueil.
Ceci ne signifie nullement que Julien a cessé toute violence
du jour au lendemain. Celle-ci a diminué progressivement
après quelques temps et il n'a plus jamais usé de
violences physiques. Il fait aujourd'hui partie des hommes qui disent
"Vive la séparation !"
57 - Vive la séparation ?
Je sais, je vais me faire critiquer par les hommes violents qui
liront ces lignes. Quoique, si on y regarde à deux fois,
la chose soit moins simple. Ce sont des hommes violents qui ont
été accueillis à RIME qui disent "Vive
la séparation !" Paradoxe ? Pas vraiment.
Il faut avoir reçu les hommes après le départ
de leur compagne pour savoir le poids que peut prendre cette déclaration.
A la séparation ils sont pour la plupart d'entre eux dans
un piteux état: catastrophés de se retrouver seuls,
honteux d'être repérés comme homme violent,
tristes de se séparer des êtres qu'ils aiment. Ils
sont perdus et cherchent dans les personnes qu'ils rencontrent un
maigre réconfort contre leur solitude.
Que se passe t-il donc pour que les mêmes hommes, 3 à
4 mois plus tard, en viennent à vanter la décision
de leur compagne ?
Pour la première fois de leur vie, certains commencent à
se découvrir eux-mêmes, à apprécier l'espace
qu'ils commencent à créer, à prendre du temps
pour soi, à exister comme hommes en dehors des rôles
du père ou du mari. Bref, à découvrir les joies
de l'autonomie.
A force de présenter la violence domestique de manière
binaire, on finit par ignorer le prix que doivent payer les hommes
pour endosser les habits du mâle dominateur. "C'est fatiguant
d'être violent" disait il y a quelques mois un homme
à Montréal. Encore faut-il accepter de s'ouvrir pour
le découvrir.
Certains parmi les ex-violents accueillis dans les centres décident
de ne pas revivre avec leur compagne, quelle que soit sa décision.
La tâche leur paraît vaine: "la relation est pipée"
disait l'un d'eux. Si on n'y prend garde, il y a un risque réel
de voir les femmes violentées faire les frais de l'accueil
des hommes violents. Non pas qu'il faille refuser à ces derniers
de changer, mais autant une relation de domination/soumission se
passe à deux, autant la transformation de la violence nécessite
pour les deux une volonté ferme de transformer les termes
de la relation.
Enfin, parmi les hommes que j'ai rencontrés, certains avaient
eux-mêmes pris l'initiative de la rupture.
58 - Un séjour dans un centre pour femmes ou pour hommes
ou une thérapie quelconque amène-t-il à quitter
la violence?
L'aide apportée par un centre pour hommes ou un centre pour
femmes est souvent le premier pas d'un long escalier qu'il va falloir
gravir.
Les hommes ne quittent pas toute violence après 3 mois de
rencontres à RIME ou ailleurs. Il faut être sérieux,
on ne transforme pas plusieurs dizaines d'années de constructions
sociales en trois mois. Les études en cours permettront,
il faut l'espérer, de parfaire nos connaissances sur les
mécanismes précis de la sortie de la violence, mais
disons-le tout de suite: on ne quitte pas la violence du jour au
lendemain. Prétendre, comme on le fait habituellement à
RIME, qu'il est possible en 4 à 7 semaines d'arrêter
les violences physiques (ce qui est vrai) ne doit pas signifier
qu'il y a arrêt de tout comportement ou pratiques dominatrices
et contrôlantes. Notre corps et notre esprit ont accumulé
un stock (capital) de gestes, d'habitudes et de pensées reliées
à la domination et à la soumission; il faut les identifier,
les analyser, les comprendre et apprendre à les modifier.
On aimerait croire à la pensée magique. On aimerait
se laisser persuader qu'il suffit de vouloir changer pour le faire.
Il n'en est rien. Mon hypothèse est que la sortie de la violence
suit une spirale descendante, où l'on retrouve divers paliers
de violences. A la différence de la spirale ascendante, quand
la relation homme/femme se modifie, les paliers deviennent de moins
en moins fréquents et la violence va en diminuant. D'abord,
on arrête plus ou moins rapidement la violence physique et
pour ceux et celles qui persévèrent dans le changement,
on quitte progressivement les autres formes de violences. Je n'ai
jamais vu d'homme violent quitter la violence par la magie du discours.
59 - Comment ça se passe quand un couple reprend la vie
commune?
La première situation qu'on espère voir de moins
en moins fréquente, veut que la femme, déçue
des conditions d'accueil hors du domicile, exaspérée
de ne pas trouver un travail ou fatiguée de réaliser
seule l'ensemble des tâches, se laisse tenter par les "chants
de sirène" doucereux de son compagnon. Lequel promet,
avec forces démonstrations, de changer mais sans rien avoir
fait pour mettre cette parole en pratique. Cette hypothèse
s'applique particulièrement aux hommes qui seront venus "en
touristes" dans les centres pour hommes violents ou chez un
psychologue, à ceux qui, après un ou deux entretiens,
déclarent le problème résolu.
Une nouvelle lune de miel commence. La situation semble résolue,
mais selon un délai plus ou moins long, la spirale finit
par reprendre ses droits. La fuite n'aura été qu'un
moment de pause entre deux cycles de violence.
L'autre situation, qui offre à mon avis le plus de difficultés,
est le ré-apprentissage d'une vie commune d'où sera
exclue la violence. Elle exigera, au préalable, une volonté
tenace tant chez l'homme que chez la femme.
Les centres apprennent aux hommes à identifier les signes
de la montée des colères et des violences. Une fois
ces signes repérés, on leur apprend à aller
s'aérer et surtout à ne pas faire porter sur sa compagne
la responsabilité de son propre état. Celle-ci doit
accepter ce retrait passager, ne pas imposer à tout prix
une discussion lorsque son compagnon en est incapable. Lui, de son
côté doit supporter de voir celle qu'il aime prendre
son autonomie, sortir seule ou avec des ami-e-s.
Elle doit aussi accepter de céder du territoire: il est
difficile d'avoir à la fois le beurre et l'argent du beurre.
Je l'ai dit, les hommes violents que l'on accueille n'ont en général
que peu de place à eux à l'intérieur de la
maison (qu. n° 28). Renégocier une vie à deux
c'est aussi accepter l'homme dans la maison et ne pas l'exclure
systématiquement.
Bref, l'un-e et l'autre doivent accepter de partager le pouvoir
de décision.
Mais, plus encore, il faut que l'homme accepte son impuissance
et les conséquences de ses violences passées. Je m'explique:
puisque la violence crée la peur, seule la personne qui a
été violentée peut savoir exactement quand
ce sentiment l'envahit; cela l'empêche d'avoir un échange
égalitaire. Il faut donc que l'homme accepte que sa compagne
lui exprime sa peur, sans qu'il s'autorise à la nier, à
s'en moquer ou à ne pas en tenir compte. La transformation
de la violence du conjoint passe par le respect des sentiments et
des impressions des deux membres du couple. Dans certains couples,
on voit apparaître des mots-codes qui signifient à
l'autre soit qu'on ressent une montée de colère, soit
une peur. Chez d'autres, surtout au début, les moments de
tensions ne sont résolus que par un temps que s'accorde maintenant
le couple pour faire le point et accepter de s'écouter.
On ne le dira jamais assez, toute technique, aussi performante
soit-elle, ne réussira jamais seule à éviter
la violence de façon durable. La question centrale est celle-ci:
comment se transforme la relation ? Comment se modifie un rapport
inégalitaire ? Le déconditionnement ou le comportementalisme
ne sont pas suffisants, ni même nécessaires. Chaque
personne peut choisir parmi l'éventail des ressources disponibles
sur le marché le moyen qui lui convient, sa voie propre pour
ré-apprendre à réfléchir et à
transformer ses pratiques. Mais, comme je l'ai dit en début
de chapitre, associer changements de conceptions et changements
de pratiques sociales sont indiscutablement liées.
J'ai rencontré, au Québec, des hommes qui sont passés
depuis plusieurs années dans des programmes pour hommes violents
et qui recourent encore aux techniques de contrôle de la colère
et de la violence. Peut-on valablement dire qu'ils ont quitté
toute violence ? Je ne le crois pas. Certes, ils ne sont plus violents
physiquement. Ils se sont adaptés aux nouvelles normes en
usages. Ils ont intégré le nouveau seuil de tolérance,
mais pour l'essentiel de leur vie, ils n'ont pas changé fondamentalement.
De la même manière, que penser d'une femme qui à
priori se soumet à tous les désirs, même non-formulés,
de son compagnon ou qui, tout en ne voulant plus être frappée,
excuse à l'avance tous les actes de Monsieur?
On le voit, vouloir reprendre une vie commune n'est pas facile.
Cela nécessite surtout, de part et d'autre, du temps et de
la patience.
Certain-e-s y arrivent. Cela semble démontrer que c'est
possible.
60 - Conclusion: la 60 ème question?
Ce livre est volontairement un ouvrage simple, qui veut être
accessible à un public large. Il tente toutefois de reprendre,
en les commentant largement, les connaissances scientifiques les
plus récentes acquises en sociologie et en anthropologie
des sexes.
Mais, quel-le chercheur-e pourrait prétendre tout savoir
sur les violences domestiques ? Quel-le intervenant-e social-e peut
jurer que sa méthode est la meilleure, ou pire encore, la
seule qui s'impose ? Qui aurait l'outrecuidance de répondre
à toutes les questions sur la violence, alors qu'une bonne
partie d'entre-elles ne sont même pas encore formulées
?
Existe-t-il certains déterminismes qui font que tout est
réglé d'avance ? Peut-on prévoir si un homme
sera violent et contrôlant ou battu ? Qu'une femme sera violentée,
soumise ou violente ? Un enfant maltraité ? A-t-on la certitude
qu'un homme ne sera jamais violent ? Qu'une femme ne sera jamais
violentée ?
Peut-on abolir les violences ? Comment peut-on gérer les
conflits dans des relations où il n'y a plus de domination
entre les hommes et les femmes ? Comment arriver à supprimer
cette domination ? Quelles formes auront ces conflits ? Comment
vivrons-nous cette époque ?
Nous sommes à l'aube, osons l'espérer, de formidables
bouleversements dans notre gestion quotidienne des rapports hommes/femmes.
Peut-être avons nous erré du début à
la fin. Peut-être découvrirons-nous dans quelque temps
l'état de notre méconnaissance généralisée
? Comment notre compréhension de la violence domestique étaient
embryonnaire et inachevée.
La 60 ème question est vaste, elle n'a pas de réponse.
Il faut se donner le temps de la formuler…
La responsabilité en incombe à tous et à toutes.
Lyon, le 28 Décembre 1991
Bibliographie des ouvrages cités:
Liste des principaux centres français, belges, suisses et québécois,
pour femmes battues.
Liste des principaux centres français, belges, suisses et québécois,
pour hommes violents
Bibliographie des ouvrages cités:
BADGEY Robin. et al., Infractions sexuelles à l'égard
des enfants, Rapport du Comité sur les infractions sexuelles
à l'égard des enfants et des jeunes, Approvisionnement
et Services, Ottawa, 1984, vol. I et II
Barthes Roland, Fragments d'un discours amoureux, Paris, Seuil,
1977
BONNEMAIN Christianne La violence familiale, Paris, IRESCO-GRASS
-CNRS, 1987
BOURDIEU Pierre, La domination masculine, in Actes de la Recherche
en Sciences Sociales, N° 84, Sept. 90, pp 4-5
Broué Jacques, Guèvremont Clément (Dir), Quand
l'amour fait mal., Montréal (Québec), Editions Saint-Martin,
1989
CHABOT Marc, Des hommes et de l'intimité, Montréal,
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DEVREUX Anne-Marie, "Etre du bon côté" in
WELZER-LANG D. (Dir) Bulletin d'informations et d'Etudes Féminines,
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l'Université de Provence, CREA, Presses Universitaires de
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Femmes en chiffres, CNIDF- Insee, Paris, 1986
GOLDMAN Emma, Epopée d'une anarchiste, Paris, éditions
Complexes, 1979
GROULT Benoite, préface au livre d'Erin. PIZZEY, Crie moins
fort, les voisins vont t'entendre, Paris, Ed. des Femmes, 1975
LAROUCHE Ginette, Guide d'intervention auprès des femmes
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LAROUCHE Ginette, Agir Contre la Violence, MONTREAL, Les éditions
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Mac Léod Linda, Pour de vraies amours: prévenir la
violence conjugale, Conseil consultatif canadien sur la situation
des femmes, Ottawa, 1987
MAC LEOD Linda, Pour de vraies amours...Prévenir la Violence
Conjugale, Ottawa, Ontario, Conseil Consultatif Canadien du statut
de la Femme,1987
Ministère de la santé et des services sociaux, Une
politique d'aide aux femmes violentées, MSSS, Québec,
1985
Ministère de la Solidarité, de la Santé et
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Famille, Dossier les abus sexuels à l'égard des enfants,
Paris, 1989.
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Transitions pour Femmes Violentées, La sexualité blessée,
résumé, Montréal, Juin 1987.
RONDEAU Gilles, GAUVIN Monique, DANKWORT Juergen., Les programmes
québécois d'aide aux conjoints violents- rapport sur
les 16 organismes existants au Québec, Montréal, Ministère
Santé services Sociaux, Québec, I989
SINGLY (DE) François, Fortune et infortune de la femme mariée.
Paris, PUF, 1987
WEBER Max, Le savant et le politique, Paris, Plon, I959
Notes de bas de page:
1 BONNEMAIN C., La violence familiale, Paris, IRESCO-GRASS -CNRS,
1987
2 Benoite GROULT, préface au livre d'E. PIZZEY, Crie moins
fort, les voisins vont t'entendre, Paris, Ed. des Femmes, 1975
3 Ces commissions ont été mise en place pour coordonner
les actions contre les violences conjugales,
4 L'incapacité temporaire totale de travail personnel appelée
souvent en abrégé ITT, représente le temps
où tout travail semble impossible. L'ITT est évalué
par un médecin traitant après examen de la victime.
Une personne qui n'est pas salariée peut aussi obtenir une
ITT du moment où elle ne peut plus assumer les actes courants
de la vie quotidienne. La notion de travail est donc à considérer
de manière large et il ne faut pas la confondre avec l'arrêt
de travail salarié.
5 Par exemple quand la police doit intervenir
6 Le Québec a resserré de beaucoup la loi en matière
de violence conjugale; aujourd'hui dès qu'une plainte est
déposée, les policiers sont tenus d'ouvrir un dossier
et d'acheminer la plainte (Québec, Ministère de la
Justice, Politique d'intervention en matière de violence
conjugale, 1986).
7 Il s'agit de groupes d'hommes apparus après le féminisme,
composés d'hommes qui voulaient réfléchir,
avec leurs mots à eux, sur les transformations de l'identité
masculine.
8 ARDECOM:Association pour la Recherche et le Développement
de la Contraception Masculine. Cette association n'existe plus.
9 Pour plus de simplicité, on définira ici le féminisme
comme un mouvement social qui vise à obtenir l'égalité
de droits et de traitement pour les femmes. On évitera les
caricatures qui, en France, assimilent toute personne se revendiquant
du féminisme à une Amazone en guerre permanente contre
les hommes.
10 La liste de l'ensemble des centres français, suisses,
belges et québécois est donnée à la
fin de l'ouvrage. Il vaut mieux, là également, se
renseigner à l'avance sur les conditions d'accueil. Aucun
ne pratique actuellement d'hébergement. La plupart sont payants.
11 Le modèle du centre de Lyon n'est donné qu'à
titre d'exemple. Dans les autres centres, la durée des groupes,
les termes du contrat, la nature des débats avec les hommes
peuvent varier.
12 Le terme "thérapie" a une signification différente
en France et au Québec. Je l'emploi ici dans sa définition
française.
13 Pierre BOURDIEU, La domination masculine, in Actes de la Recherche
en Sciences Sociales, N° 84, Sept. 90, pp 4-5
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