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Origines : http://www.traboules.org/text/txtsexmas.html
http://www.traboules.org/pages/textes.html
Comment étudier les sexualités masculines ?
Daniel WELZER-LANG
1998
Une session de travail particulièrement intéressante s'est tenue à
Genève, elle concernait « La sexualité masculine ». Comment étudier
la sexualité des hommes et partant comprendre les évolutions (prise
en compte et/ou résistances) de la prévention. Notons-le de suite,
c'est la première fois dans un colloque mondial de ce type que la
question globale des hommes, en tant que catégorie sociale est posée.
On sait, du moins l'ensemble des hommes et des femmes qui sont concerné-e-s
par l'épidémie à vih savent, comment ont été problématisées, pour
l'instant, les questions liées à la sexualité masculine. Depuis les
travaux fondateurs de Michaël Pollak et Marie Ange Schiltz, schématiquement
on a l'habitude de regarder et d'étudier de manière distincte les
sexualités des hommes homosexuels et des hommes hétérosexuels. Dès
le départ de l'épidémie, on a associé aux hommes homosexuels, ceux
que l'on a qualifié de bisexuels. D'un côté les homo- et bi-sexuels
masculins, de l'autre les hétérosexuels. Cette classification qui
a permis de nombreuses études, a montré sa pertinence. Elle a aussi
montré ses limites. C'est ainsi, pour pouvoir toucher certains hommes
qui, tout en ayant des rapports sexuels avec les hommes, ne se reconnaissent
pas dans cette classification, que l'on a créé la périphrase devenue
maintenant célèbre : mens who have sex with men. Plus tard,
en France, d'autres études comme celles de Rommel Mendes Leite se
sont particuliérement centrées sur cette population d'hommes que l'on
peut qualifier de bisexuels, dans la mesure où ils font l'amour avec
des hommes et avec des femmes.
Sans vouloir faire ici un cours de sociologie, chacun-e comprendra
aisément qu'il n'y a jamais une seule méthode d'aborder une question.
Et les nouvelles connaissances en sciences sociales sont d'ailleurs
souvent la résultante de questions posées aux hypothèses ou aux postulats
qui fondent les recherches précédentes.
Et c'est ainsi que les organisateurs et organisatrices de la session
« Male sexuality » questionnaient les participant-e-s : afin
d'accroître les connaissances, de parfaire nos systèmes de prévention,
ne pourrions-nous pas interroger d'abord nos propres catégories de
penser les sexualités masculines, notamment ce découpage en catégories
homo/hétéro ? Telles étaient les questions initiales posées aux participant-e-s
de cette session. Autrement dit, en dehors des différences, qu'y a-t-il
de commun dans la sexualité des hommes ? Remarquons que ces questions
ne sont pas nouvelles en l'état, elles ont cours dans les études que
j'ai menées avec mon équipe sur la prostitution, le minitel rose,
les abus sexuels en prison et, dernièrement, l'échangisme, comme d'ailleurs
dans de nombreuses études éthnographiques en France et à l'étranger.
Les lecteurs et lectrices qui voudraient s'en convaincre et en savoir
plus sur les travaux français peuvent se référer à l'ouvrage édité
par l'ANRS en 1995, Sexualité et sida, et à l'excellent numéro de
la revue Panoramique "Le cœur, le sexe et toi, et moi",
qui vient de sortir.
Une fois que Lynne Segal (Angleterre) a rappelé le cadre général historique
des études qui abordent les sexualités masculines, différent-e-s intervenant-e-s
ont présenté des exemples de sexualités pour illustrer leurs questions
actuelles.
C'est ainsi que Shane Petzer qui travaille en Australie dans les projets
de santé communautaire auprès des travailleurs et travailleuses du
sexe explique qu'il faut intégrer de manière pragmatique les catégories
de perception des personnes elles-mêmes. Qu'il ne sert à rien d'adresser
un message de prévention sur l'homosexualité à une personne persuadée
qu'elle ne l'est pas. Ou une personne qui se vit autrement que la
catégorie dans laquelle on la classe habituellement. Ainsi, son groupe
communautaire travaille avec un garçon prostitué en homme qui lors
des rapports sexuels avec des clients se vit comme une femme. « Quand
je me fais pénétrer, je pense être une fille, cela prouve bien que
je ne suis pas homosexuel » dit-il. Mais, le même, quand il a des
rapports avec des femmes se vit comme un homme, donc normal et pénétrant.
Dede Oetomo (Thaïlande) donnait un autre exemple. Il observe les rites
et interaction de drague auprès de cimetières où les hommes mariés
viennent — c'est une coutume locale — draguer et « faire
du sexe » avec les autres hommes. Autant la caractérisation des rapports
sexuels entre hommes ne se vivant pas comme homosexuels est aujourd'hui
chose aisée, du moins on sait faire, mais dit-il, comment caractériser
un rapport sexuel entre un homme et un transgender ? (un homme ou
une femme qui se vit comme appartenant à l'autre sexe). Pour ma part,
j'ai donné plusieurs exemples de brouillages des catégories de sexe
pris sur nos terrains d'études : ces hommes qui se masturbent au minitel
en pensant l'un et l'autre que l'autre est une femme, ces clients
mariés dits hétérosexuels qui montent dans les voitures des hommes
(de naissance) prostitués en femme de Lyon (travestis ou transsexuels),
en payant en plus pour toucher et s'exciter avec leur pénis, ces hommes
(près d'un sur trois) qui fréquentent la « planète échangiste » en
hurlant leur hétérosexualité, leur dégoût homophobe des rapports entre
hommes, et qui en même temps ne se gènent pas pour, dans le secret
du privé (cabines de sauna, appartements, espaces sombres…)
avoir une sexualité avec d'autres hommes, devant des femmes la plupart
du temps.
Ces constats réalisés, reste encore à essayer d'en comprendre le pourquoi.
Question d'autant plus importante pour nous en France, que notre société,
mais aussi des pans entiers des sciences sociales, de manière figée
et hétérosexiste ne cessent de nous dire que les catégories pour penser
les sexualités sont liées à la biologie, à la nature. On est un homme
ou on est une femme, comme on est homo ou hétéro, voire bi. Or, le
premier constat c'est que nous avons à faire avec des catégories labiles,
poreuses, où une personne y compris dans le même instant (sur minitel
ou internet) peut se vivre et décider de se vivre comme homme et/ou
femme, homo et/ou hétéro. Et cela les intervenant-e-s, les chercheur-e-s,
les messages de prévention, doivent le prendre en compte.
Autres éléments d'analyse fournis : ces catégories n'existent pas
ex nihilo, elles sont produites, construites, par nos sociétés
et les rapports sociaux qui traversent nos sociétés. Or, dès que l'on
s'intéresse aux hommes, et que l'on veut bien quitter l'habituel mépris
avec lequel les sciences sociales françaises considèrent les recherches
féministes ou proféministes, ce qui est commun à tous les hommes,
c'est qu'ils sont hommes en référence à l'autre genre, et aux rapports
de pouvoir et de domination qu'exercent les hommes contre les femmes.
A ceux, ou celles, qui seraient sceptiques sur de tels constats, je
suggère de compter le nombre d'hommes et de femmes ministres, député-s-,
policier-e-s, chefs d'entreprises… Les anthropologues (1) montrent
aisément comment l'éducation masculine structure le pouvoir des hommes
dominants par des secrets collectifs dont les femmes ne doivent rien
connaître. C'est d'ailleurs le propre de tout système de domination
que de savoir opaciser les pratiques réelles vécues par et entre dominants,
pour faire admettre (par un discours sur la naturalité des choses,
par l'utilisation de violences diverses et variées) par les personnes
dominées des réalités autres. Ainsi, l'éducation masculine nous apprend
à être polygame, à vivre des désirs différents dépendant des personnes
avec qui nous avons des relations sexuelles — épouses/maris,
amant-e-s, maîtresses, travailleurs et travailleuses du sexe (prostitué-e-s,
masseurs, masseuses, animateurs ou animatrices de téléphone dit rose…) —,
le principal est que cela ne se sache pas, du moins que « notre »
compagne et son entourage ne le sachent pas. Ce qui pose d'ailleurs
des questions quant à la prévention du vih chez les femmes. Le plus
grand danger pour une femme n'est pas tant d'avoir des rapports non
protégés, que le risque que son conjoint ait — en secret
— des rapports non protégés, avec des femmes et/ou des hommes.
Bref, comme nous le formulions déjà dès 1991 avec Pierre-Jean Dutey
et Patrick Pelege de Bourges (2), l'analyse tranversale des modes
de vie masculins, en quittant les présupposés créés par nos catégories
d'analyse, est riche de sens et d'élaboration de nouvelles formes
de préventions.
Denis Altman (Australie) amena lui, une autre piste d'analyse. Tout
en acceptant le cadre des rapports sociaux de sexe, de la problématique
du genre (gender), il y a tout intérêt disait-il à intégrer
aussi les questions que posent les queers. A savoir ce mouvement
(peu encore connu en France ) qui, à l'intersection des études gais
et lesbiennes, des études féministes et des études éthniques, montre
comment nos diverses catégories pour penser les genres, les sexualités,
l'appartenance ethnique, mais aussi le corps, sont des construits
sociaux produits par les différentes dominations auxquelles sont exposé-e-s
les femmes, les homosexuel-le-s, les bisexuel-le-s, les transgenders
ou transgenres, les « minorités » ethniques…
En tous cas, et la discussion avec la salle l'a montré, chaque système
d'analyse amène des pistes nouvelles de prévention qui permettent
de l'adapter au plus près des réalités que vivent les gens, hommes
et/ou femmes.
Les études sur les hommes et le masculin, balbutiantes en France,
ont un bel avenir devant elles. Notes
(1) Et ici comment ne pas se référer aux travaux de Maurice Godelier
sur les Baruyas, et ceux de Nicole Claude Mathieu sur la conscience
des femmes.
(2) A l'époque nous formulions la question suivante : « le modèle
affiché des gays est-il un mode de vie spécifique, ou la revendication
sur la place publique des modes de vie commun à beaucoup d'hommes
». Bibliographie citée et/ou pour en savoir
plus :
Bajos Nathalie, Bozon Michel, Ferrand Alexis, Giami Alain, Spira Alfred
et le groupe ACSF(1998), La sexualité aux temps du sida, Paris,
PUF, pp 175-252.
Godelier Maurice (1982), La production des Grands Hommes ,
Paris, Fayard, réédition en 1996.
Mathieu Nicole-Claude (1991) L'Anatomie politique, catégorisations
et idéologies du sexe, Paris, Coté-femmes.
Mendès-Leite Rommel (1996 ), Bisexualité, le dernier tabou,
Paris, Calman Levy.
Pollak Michaël, Schiltz Marie Ange (1991) Six années d'enquête sur
les homos et bisexuels masculins face au sida, Rapport ANRS
Welzer-Lang Daniel , Dutey Pierre, Pelège de Bourges Patrick (1991),
« Orientations, catégories et homosexualités : questions sur le sens
» in Pollack M., Mendes Leite R, Van dem Borghe J, Homosexualités
et Sida, Actes du Colloque international des 13 et 14 Avril 91,
in Cahiers Gai-Kitch-Camp 4 : 52-59.
Welzer-Lang Daniel (1991), Les hommes violents, Paris, Lierre
et Coudrier. Réédition en 1996 par les éditions Coté femmes, Paris.
Welzer-Lang Daniel, Dutey Pierre, Dorais Michel (1994), la peur
de l'autre en soi, du sexisme à l'homophobie, Montréal, Paris,
VLB/Le Jour .
Welzer-Lang Daniel, Mathieu Lilian, Barbosa Odette (1994), Prostitution,
les uns, les unes et les autres, Paris, Anne Marie Métaillé.
Welzer-Lang Daniel, Mathieu Lilian et Faure Michaël (1996 ) Sexualités
et Violences et prison, ces abus qu'on dit sexuel en milieu carcéral,
Observatoire International des Prisons, Lyon, éditions Aléas.
Origine : http://www.traboules.org/pages/textes.html
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