Origine : http://www.europrofem.org/02.info/22contri/2.07.fr/livr_dwl/violents/dwlvio02.htm
Réseau proféministe européen
Les hommes violents
Daniel Welzer-Lang
"Ce qui a donné un instant la jouissance de comprendre"
Roland BARTHE
INTRODUCTION
"J'étais violent parce que je n'arrivais pas à accepter qu'elle
ait sa place autonome dans notre couple. J'ai pris conscience que
(_) [lorsqu'on] a commencé [à vivre en ] couple, moi j'avais mes
normes du couple ; et pour moi la seule preuve que je pouvais avoir
de son engagement au sein de notre couple, c'était qu'elle adhère
à mes normes ; je ne me suis pas du tout préoccupé de la façon dont
elle pouvait vivre les choses. Et comme nous venions tous les deux
d'un milieu affectif différent, évidemment, elle n'avait pas la
même approche du couple que moi"
Christian - Les Dossiers de l'Ecran - 22/2/91
Les hommes violents commencent à avoir un visage .
Timidement, à travers quelques émissions de télévisions ou quelques
bribes de témoignages, nous commençons à découvrir qu'ils sont
très proches de nous et/ou qu'ils nous ressemblent étrangement.
Tous les hommes ne sont pas des hommes violents -heureusement pour
nous- mais les caricatures si sécurisantes par lesquelles nous nous
représentons les compagnons ou maris des femmes battues, commencent
à se fissurer et à laisser filtrer des réalités plus complexes.
De même, les témoignages de femmes de chirurgien, de femmes de cadres
supérieurs, mettent eux-aussi à bas certaines représentations des
victimes.
Dans le même temps, nous commençons à savoir qu'il est possible
pour les hommes violents de changer, de quitter la violence pour
apprendre une relation plus égalitaire. Tous les hommes qui commencent
à venir dans les centres pour hommes violents ne changent pas comme
ça, du jour au lendemain ; ou du moins de manière magique. La violence
n'est qu'un symptôme. Une fois qu'elle est identifiée et reconnue,
il faut encore pouvoir modifier les relations qui la font surgir
et qui la légitiment. Certaines décisions pour enrayer les violences
conjugales appartiennent uniquement aux hommes qui la pratiquent
: on peut choisir de vivre autrement, et ce quelques soient son
âge, son milieu socio-professionnel ou son mode vie. D'autres conditions
dépendent de notre société qui depuis plusieurs siècles, en apprenant
aux hommes et aux femmes ce que doit être un "bon père" ou un "bon
mari", autorise les comportements des hommes voire les conseille.
On pourra s'attarder au fil des témoignages -et ils sont volontairement
nombreux dans le livre- pour expliquer les formes que prend la violence
domestique, mais sans oublier le cadre social et relationnel dans
lequel elle s'exerce. La plupart des hommes interrogés sont des
plus ordinaires et croient aux prescriptions masculines qui interdit
aux hommes de parler d'eux, de dire leurs émotions, leurs peurs.
Ils sont les piètres guerriers d'une lutte permanente : lutte entre
hommes pour le pouvoir, luttes au travail, dans la rue et _ dans
la famille. Ce n'est que par une volonté collective que ces rôles
et ces apprentissages pourront changer durablement pour eux, mais
aussi pour les générations masculines à venir.
Concernant les hommes violents, en 1991, nous sommes, dans l'ère
de la révélation :
- révélations des multiples formes que prennent les violences
domestiques ; révélations des tyrannies quotidiennes que vivent
des femmes ; révélations aussi des souffrances et des solitudes
de leurs conjoints violents. J'avoue mon incrédulité persistante
devant les témoignages qui continuent à nous arriver à R.I.M.E dans
les permanences du centre d'accueil pour hommes violents de Lyon.
Quand cette jeune femme de 19 ans, jeune,belle, dynamique, élève
d'une école supérieure de commerce, nous raconte qu'elle a été attachée
sur un lit avant de se faire battre ; quand des hommes, médecins,
travailleurs sociaux, chefs d'entreprise, ouvriers énoncent claques,
coups de poing et violences multiples et s'interrogent sur la réelle
gravité de leurs actes_
- révélations aussi auxquelles participent ce livre. S' il y a
deux millions de femmes battues, comme l'explique Madame Michèle
André, Secrétaire d'Etat chargée des Droits des Femmes en France,
c'est qu'il y deux millions d'hommes violents. Ou plutôt : deux
millions d'hommes sont violents, donc deux millions de femmes sont
violentées. On mesure la portée du questionnement et on comprend
pourquoi on ne peut la réduire à un problème inter-individuel.
Les révélations contenues dans ce livre contiennent aussi autre
chose : à l'écoute des hommes violents, quand on compare leurs propos
et ceux de leurs compagnes, on réalise qu'ils/elle ne parlent pas
toujours des mêmes choses. Lorsque un homme dépasse les attitudes
de premières défenses, il peut définir plus de violences que sa
compagne n'en a repéré ; il explique comment les violences ont commencé
avant qu'elle ne s'en aperçoive. On entend ainsi, à travers
les multiples histoires de vies , les constructions sociales du
masculin et du féminin: on ne naît pas homme, ni homme violent,
on le devient, pourrait-on dire en paraphrasant Simone de Beauvoir.
Dès lors, pour l'ensemble de ces hommes, il reste à transformer
cette violence apprise, comprendre comment vivre de manière autonome,
ne plus être dépendant d'une femme (mère ou épouse). Les hommes
qui quittent la violence expliquent le mieux-être de leurs proches,
mais surtout - et c'est un espoir- ils expliquent que l'amour peut
aussi être vécu à deux, adultes égaux et autonomes, qui se respectent
et acceptent leurs différences. Que les hommes pour changer aient
utilisé RIME, d'autres associations similaires, des thérapeutes
individuels ou un réseau amical ou professionnel, importe peu. L'ensemble
de ces hommes explique aujourd'hui qu'ils vivent mieux.
------------
Qu'en est-il des hommes violents ? Qui sont-ils ? Que disent-ils
? Que pense leur entourage immédiat ? A quoi sert la violence ?
Telles sont quelques questions auxquelles aimerait répondre ce livre
.
On ne trouvera pas ici une classification exhaustive des différents
types d'hommes qui utilisent la violence. Celle-ci, à supposer qu'elle
existe, reste à faire. L'enquête menée pendant trois années a privilégié
les témoignages. La proposition contenue ici concerne une première
approche "ethnographique" de la violence masculine domestique.
Outre les multiples observations relatées ici, de nombreux passages
concernent l'analyse des relations hommes/femmes, appelées rapports
sociaux de sexe. En effet, comprendre la violence domestique nécessite
un détour par la théorie. On ne peut expliquer son sens qu'en la
recontextualisant dans l'évolution plus globale des rapports sociaux
dans lesquels, quelles que soient les affirmations des hommes et
des femmes, elle s'intègre.
La taille limitée de cet ouvrage et la volonté qu'il puisse être
accessible à un large public m'ont poussé à limiter les explications
théoriques du cadre global dans lequel s'exercent les violences
domestiques. On ne peut toutefois faire l'économie d'un minimum
de notions-outils. Comprendre la violence nécessite d'en comprendre
les différents décors ; celui des couples où elle s'exerce, celui
de la société dans laquelle ces couples vivent.
Dans notre société, les transformations des rapports sociaux sont
rapides. A n'en point douter, les idées vont plus vite que les réalités
sociales. On aimerait ainsi dire que l'ère de la domination des
hommes est révolue et que nous vivons aujourd'hui l'égalité des
sexes. Mais, si nous examinons le pourcentage d'hommes et de femmes
politiques, l'écart des salaires entre hommes et femmes, l'investissement
dans le travail domestique, nous devons constater que malgré des
changements rapides, la "domination" des hommes continue de s'exercer
dans de nombreux domaines.
La tâche de l'intellectuel est sans doute de penser l'évolution,
la post-modernité. Elle ne doit jamais travestir les réalités sociales.
Penser et étudier les différences, les injustices et l'oppression,
c'est commencer à penser leurs transformations.
Aussi douloureux qu'ils soient, les constats que propose cette
étude de la violence domestique sont nécessaires. Ils sont indispensables
à quiconque souhaite continuer la marche vers l'égalité des sexes.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la situation des
femmes a été marquée par des évolutions rapides. Ces périodes de
changements marquées par l'émergence du féminisme et la ré-apparition
des femmes sur les scènes économiques, politiques et sociales ont
abouti à une période transitoire dans laquelle les relations entre
les sexes sont en pleine mutation.
Les études féministes dans les sciences sociales se sont d'abord
centrées sur la place objective des femmes dans la société, la condition
féminine, pour ensuite re-situer cette dernière dans l'interaction
hommes/femmes, puis dans une problématique de rapports sociaux de
sexe.
L'interrogation sur l'oppression "patriarcale" des femmes formulée
par le "mouvement des femmes", les questions posées par les chercheures
et par quelques hommes, se sont élargies à l'autre terme du rapport
hommes/femmes : les hommes et les constructions sociales du
masculin.
Il en a été de même quant aux violences domestiques, aux processus
par lesquels les femmes sont maintenues sous le pouvoir mâle dans
la famille. Après l'ouverture des foyers-refuges pour "femmes battues",
la société a découvert les hommes violents et prétend aujourd'hui
les accueillir et les transformer.
Toutefois l'écoute de ces derniers, mais plus généralement l'étude
du masculin, m'ont montré le peu de connaissances scientifiques
concernant les hommes et leurs modes de vie.
Ce livre concerne la violence masculine domestique. A travers
la description des acteurs des violences conjugales, de leurs compagnes
et des scènes dans lesquelles se déroule la violence, bref, à partir
d'une monographie de cette forme particulière de criminalité,
mon interrogation concerne l'homme, l'homme au masculin et sa position
anthropologique.
Depuis quelques années, le questionnement des modèles traditionnels,
ceux vécus par nos parents, est multiple et soulève aujourd'hui
des questions chez les femmes et les hommes.
L'appel à l'anthropologie et notamment à l'anthropologie des sexes
est croissant. "Dites-nous comment c'est ailleurs? Comment c'était
avant? Comment comprendre ce qu'on vit?" Tels sont les sens des
questions posées au/ à la chercheur-e par un large public. Les travaux
sur la violence masculine domestique, sur les nouveaux comportements
masculins dans l'espace domestique, sur l'ancien et le nouveau,
sur les alternatives... sont rares. De mes différentes interventions
dans et hors l'université, j'ai souvent une vision où le masculin
et le féminin, les hommes et les femmes sont chacun-e-s au bord
d'un précipice. Chacun-e voudrait avancer, mais évite de faire le
premier pas : peur de tomber, de chanceler?
Nous disposons parallèlement d'une part de théories sur l'oppression
des femmes, et d'autre part de théories sur les malaises masculins,
l'aliénation des hommes, les crises d'identité masculine. Peu de
travaux essaient de réconcilier les deux perspectives, qui pourtant
ne sont que les faces parallèles de la déconstruction du féminin
et du masculin comme catégories sociales et culturelles.
J'ai pu tester la pertinence et les enjeux des hypothèses présentées
ici au cours de nombreux débats publics et mesurer combien sur des
questions-clefs telle la violence masculine domestique, l'attente
est importante. L'écriture du livre en tient compte.
L'ouvrage reprend en partie, une thèse défendue en Mars I990 à
LYON et menée sous la direction de François LAPLANTINE que je remercie
pour son aide et ses conseils. De même, je remercie Catherine FLAMENT,
Pascaline ROUX et Anna VEYRENC pour leurs relectures attentives
et leurs conseils, Gérard PETIT et Patrick PELEGE DE BOURGE pour
leurs suggestions. Enfin j'adresse toute ma gratitude à Françoise
ROUX pour l'énorme travail qu'elle a fourni dans la mise en forme
finale du manuscrit.
Le livre tente de questionner nos évidences, ce que j'ai
qualifié de mythe moderne. Mais de plus son objectif est d'essayer
de faire partager l'étonnement qui m'a envahi depuis que j'ai commencé
à étudier les formes de la violence domestique.
Ce que j'ai découvert empiriquement, à savoir le caractère "dérangeant"
et "confrontant" de la violence masculine domestique pour chaque
individu-e, a donné lieu à des sollicitations constantes d'une multiplicité
d'acteurs, d'actrices, d'intellectuel-les progressistes, de militant-e-s
(témoignages, réactions, conseils) . Grâce à l'ensemble de ces témoignages,
le brouillard qui entoure les pratiques du privé commence à s'éclaircir.
Que tous/ toutes mes "informateurs" et "informatrices" en soient
remercié-e-s.
Enfin, depuis quelques mois, le gouvernement et Madame la Ministre
du droit des femmes, ont développé des campagnes de sensibilisation
sur les violences conjugales. La société civile semble découvrir
la réalité de ce phénomène social. Pourtant, les images proposées
dans les médias, celles des "femmes battues" ou des "hommes
violents" sont encore loin de représenter l'ensemble des acteurs
et des actrices que j'ai pu rencontrer. Cette campagne, espérons-le,
permettra que se développent des recherches en sciences sociales
sur le phénomène. En cela, ce livre est historiquement daté.
La porte du privé s'entre'ouvre...
|