|
Origine http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=56
ENTRE DELEUZE ET FOUCAULT : LE JEU DU DÉSIR ET DU POUVOIR
S'il fallait aujourd'hui raconter le mythe de la naissance d'Eros,
un esprit peu chagrin pourrait être tenté de traduire
ironiquement Penia par Demande et Poros par Offre. Eros, fils de
la Demande et de l'Offre, n'est-ce pas tout ce qu'il nous reste
à dire du désir ? Portés par le discours ambiant,
par la douceur réconfortante de l'esprit « fin de siècle
», nous pourrions alors nous amuser à entendre que
les servants libertaires du dieu Désir ont fait le lit du
capitalisme sauvage, que l'économie libidinale s'est coulée
sans heurt dans le Grand Marché planétaire etc. etc.
Une histoire serait close, un rêve éteint, et sans
trop de regrets qui plus est. Cela, bien sûr, nous éviterait
de nous chagriner à poser d'autres questions plus embarrassantes,
notamment celle de savoir qui tient ce discours et pourquoi. Cela
nous éviterait surtout de revenir sur un chapitre de l'histoire
de la philosophie clos avant d'avoir été ouvert. Car
reste encore à comprendre aujourd'hui ce qu'a signifié
l'intrusion brusque du Désir dans le discours philosophique
- et sa toute aussi brusque occultation dont nous faisons, c'est
le cas de le dire, les frais.
Pour raviver un peu l'étrangeté de cette irruption,
il n'est pourtant que de se tourner vers une histoire plus ancienne.
Sur les traces du désir, notre course serait brève,
car il est évidemment faux que la philosophie s'en soit toujours
préoccupée. Où que le regard porte, il ne pourra
qu'enregistrer la diversité des noms de ce que nous désignons
aujourd'hui comme Le désir : Eros, epithumia, hormè,
appetitus, libido, cupiditas, concupiscentia, conatus, endeavour,
appetite, lust, Sehnsucht, Wunsch, Wille, Begierde, inclination,
souhait, élan etc. Chacun reconnaîtra les siens. Mais
où reconnaître notre insaisissable démon ? S'il
est toujours possible d'exhumer chez Platon une pensée du
désir, le prix excessif en sera de ranger sous un même
concept des réalités que précisément
il distingue : l'epithumia du Philèbe, celle bien différente
du Phédon, le thumos de la République ou l'ephiestai
du Phèdre, l'eros du Banquet etc. Autre exemple de cette
difficulté : Spinoza, le premier à être crédité
d'avoir vu que « le désir est l'essence de l'homme
». Car la lecture moderne nous fait inscrire dans ce désir
ce qu'il ne porte pas : le ça, le flux, la force inconsciente
qui fait persévérer dans l'être - qui s'appelle
proprement conatus, par différence avec une cupiditas inévitablement
liée à la représentation consciente et, surtout,
avec le triste desiderium [1]. Il y a là plus qu'une question
de mots. Car le conatus spinoziste en réfère à
celui de Hobbes qui à son tour se réclame explicitement
de l'hormè aristotélicienne - lignée assez
différente de celle de l'epithumia dont on pourra toujours
dire, après Kant, qu'elle trouve son unité négative
dans son rapport au plaisir. Si la conception spinoziste ne perd
rien de son originalité dans ce jeu de renvois, elle y laisse
un peu de son effet de rupture spectaculaire ; elle amène
surtout à se demander s'il est intéressant d'importer
dans une réflexion commune sur l'élan, l'impulsion
les surdéterminations modernes du mot désir. Laissons
donc ces raccourcis aux manuels de philosophie, bien obligés
de recourir à ce genre de subterfuge, et posons, quant à
nous, une hypothèse salutaire pour qui cherche aujourd'hui
à savoir quelle place le désir pourrait tenir dans
la pensée : il faut regarder comment il y est entré.
L'ENTRÉE DU DÉSIR
Une supposition sensée, et assez communément admise,
consiste à lier l'entrée du désir dans le discours
à un événement relativement récent :
l'invention de la psychanalyse. Cela expliquerait pourquoi il nous
est pratiquement impossible aujourd'hui de ne pas associer désir
et sexualité. Cela expliquerait aussi pourquoi nous pensons
conatus ou hormè, ancêtres de la « pulsion inconsciente
», sous l'appellation anachronique de désir. Avec Freud
se produirait cette entrée par effraction : une vérité
pourrait enfin être dite sur le désir. Il deviendrait
alors non pas une parmi les passions de l'homme, mais l'objet privilégié
d'articulation d'un discours de vérité. Si d'autres
avaient abondamment parlé du désir, ils ne lui avaient
pourtant pas donné cette place centrale qui lui était
dès lors reconnue. Ou s'ils l'avaient fait, pensons à
la « volonté » de Schopenhauer à laquelle
Freud se réfère à l'occasion, c'était
plus à la manière d'un présupposé ontologique
général qu'à la manière d'un objet d'études
spécifiques. Notre siècle, inauguré par la
(fausse) date de publication de L'interprétation des rêves
serait donc celui du Désir, comme on a dit tout aussi rapidement
qu'un autre fut celui de la Raison. Juste retour des choses.
Pourtant à bien y regarder, la psychanalyse naissante parle
peu du désir. Si scandale il y a, d'après son créateur,
c'est moins de faire entrer le désir dans le discours que
d'y introduire l'inconscient. C'est à lui plus qu'au désir
que la parole est donnée. Si « le rêve est la
réalisation d'un désir », comme le répète
le Français avec complaisance, l'Allemand dit Wunsch, souhait.
Si nous partons à la recherche de « l'homme de désir
», nous trouverons en fait des « types libidinaux »
et les configurations afférentes de l'omniprésente
libido. Le désir du pénis est Neid, envie, et ce qui
nous pousse à agir Trieb, pulsion. Rien d'étonnant
donc à ce que le fameux Vocabulaire de Laplanche et Pontalis
s'esquive habilement lorsqu'il s'agit de définir un hypothétique
pôle d'unité de ces concepts : « il y a, dans
toute conception de l'homme, des notions trop fondamentales pour
pouvoir être cernées ; incontestablement, c'est le
cas du désir dans la doctrine freudienne ». Incontestablement.
Mais le sentiment persiste : on ne peut guère s'empêcher
de croire que la psychanalyse traite explicitement du désir,
qu'elle ne parle que de lui, qu'elle nous donne même le droit
de le faire parler. Cette impression n'est pas trompeuse dès
lors qu'on s'oriente non vers l'œuvre de Freud, ni même
vers celle de ses premiers disciples, mais vers la dernière
grande médiation par laquelle elle nous a été
transmise et à laquelle reste attaché le nom de Jacques
Lacan. Si nous avons l'illusion rétrospective, surtout en
France, que la doctrine freudienne tourne autour du désir,
c'est précisément parce que Lacan a opéré
son fameux « retour à Freud » par ce décisif
recentrement.
Un point de départ est donc mis à notre disposition
: la doctrine lacanienne est une pensée du désir.
Mieux, elle ne s'autorise que d'investir ce centre. Cet appel au
désir à un moment précis de notre histoire
culturelle - pas à Vienne, pas en 1900 - est fondamentale
pour comprendre la manière dont la philosophie, surtout la
philosophie française, s'en est prise en retour à
ce rusé démon. Mais avant d'envisager cette réaction,
il reste encore un mystère à éclaircir : si
le « retour à Freud », par le biais du désir,
apparaît aujourd'hui en décalage avec un discours qui
justement évite ce centre et périodiquement tourne
autour, d'où vient cette exigence de recentrement ? Peut-on
dire qu'elle fut un coup de force opéré par le malin
génie de Lacan ? Assurément non, et Lacan ne s'est
jamais caché en ce point de ce qu'il héritait. Proche
de Bataille, auditeur de Kojève, interlocuteur d'Hyppolite…comment
ne pas voir que le désir occupe une place centrale chez Lacan
parce qu'il reconduit les attendus d'une philosophie alors dominante,
celle de Hegel (du moins tel qu'il a été lu par ces
auteurs) ? Il n'est que de faire résonner les formules de
deux penseurs aussi opposés que Sartre et Lacan pour s'en
apercevoir. Au-delà de tout ce qui oppose la lecture existentialiste
de la lecture structuraliste, une même manière d'envisager
les problèmes : le désir est fondamentalement («
a priori » ou « structuralement ») manque à
être [2]. Michel Foucault marque bien cette évidence
pour les penseurs de sa génération lorsqu'il rappelle
que « Sartre et Lacan ont été des contemporains
alternés. Ils n'ont pas été ensemble contemporains
l'un de l'autre. Chaque fois que l'un faisait un pas, c'était
en rupture avec l'autre, mais pour reprendre le même type
de problèmes » [nous soulignons] [3]. Même type
de problème et même rencontre dans la distance avec
Bataille : « l'objet du désir sensuel est par essence
un autre désir », à quoi répond la célèbre
formule lacanienne : « le désir est désir de
l'Autre ». Le primat de l'Autre, comme ce par rapport à
quoi mon désir se constitue dans l'interdit, gouverne l'inscription
du désir comme manque dans l'horizon d'une lutte pour la
reconnaissance. Telle est la manière, hégélienne
assurément, dont le désir entre sur la scène.
Ces différentes positions ne sont évidemment pas
convoquées ici pour leur détail, mais pour esquisser
un certain « champ de problématisation ». Au
milieu des années 60, la psychanalyse lacanienne, elle-même
associée, à tort ou à raison, à la vague
« structuraliste », pousse le désir sur le devant
de la scène. Or, sur le fond, la description qui est alors
proposée ne semble nullement rompre avec les attendus du
précédent discours dominant. Dans toutes ces configurations,
le désir est pensé sur le mode du « manque à
être », de la constitution du sujet comme distance de
soi à soi - immanquablement inscrit dans un rapport premier
à l'Autre comme ce qu'il m'est interdit d'être (une
chose, une autre liberté, le Père etc.).
Les choses s'aggravent, si l'on peut dire, avec Mai 68. Le désir
descend dans la rue et y perd quelques plumes. Reprenant les slogans
situationnistes, les manifestants réclament : vivre sans
temps morts, jouir sans entraves. Cela, sur fond de mouvements de
libération à travers le monde, notamment outre-Atlantique.
Ici encore la référence dominante, quand il y en a,
reste fortement hégélienne. Avec les penseurs du soi-disant
« freudo-marxisme » notamment, c'est toujours le primat
de la répression qui est posé pour être «
dépassé ». C'est l'appel à la jouissance
comme consommation libératoire d'une aliénation première.
L'analyse marxiste de l'exploitation semble alors parfaitement accordée
à l'analyse psychanalytique de l'interdit dont elle se fait
parfois l'alliée. Il n'y a d'ailleurs rien d'étonnant,
pour reprendre une de nos questions inaugurales, à ce que
cette « culture » se soit coulée sans heurt dans
le moule de la Société de Consommation, et rien de
très original à le proclamer désormais [4].
Nous parvenons ainsi à une situation courante dans l'histoire
des idées : des lignes opposées en apparence se rejoignent
en fait au même foyer. À la faveur d'un mouvement «
culturel » plus friand de slogans que d'analyses, elles finissent
par constituer un champ d'interprétations qui ressemble étrangement
à une doxa comme on disait en Grec, à une idéologie
comme on disait alors. Pensé dans les termes de la responsabilité
chez Sartre, de la transgression chez Bataille, de la structure
chez Lacan, de la libération chez Marcuse ou de la jouissance
chez Reich, le désir ne semble pouvoir accéder à
l'intelligibilité que dans l'assurance d'un sol ferme : le
rapport premier à ce à quoi il n'a pas droit d'être
(l'interdit, la loi, le réprimé, l'Autre, le bourgeois
gros plein d'être, bref, pour parodier Sarte : papa). Bien
sûr, cette doxa ne fut pas le fait de ces auteurs, dont la
pensée est évidemment plus complexe et nuancée,
pas plus qu'elle ne fut le fait d'une avant-garde théorique
du mouvement de Mai qui n'avait cure du « freudo-marxisme
», mais elle s'y installa néanmoins sans rencontrer
d'obstacles insurmontables. Rien d'étonnant donc à
ce que cette situation ait pu paraître étouffante,
et dangereuse : dans l'effervescence de surface, rien n'avait été
crée, aucun effort n'avait été fait pour comprendre
cette intrusion de « l'homme de désir ».
LE DÉSIR SEVENTIES ?
Face à ce discours dominant et dominateur, au moins deux
réactions nouvelles se manifestèrent. L'une a consisté
à soupçonner plus largement tout discours légitimant,
celui des pensées systématiques ou structuralistes
en particulier. Elle a rappelé, s'il le fallait, que «
dépasser » une domination pour simplement prendre sa
place, ne faisait que reconduire immanquablement le mécanisme
de domination. Dépasser ne pourrait donc se faire que dans
la relève du rapport dominant-dominé en tant qu'il
se soutient d'une opposition qu'il faut questionner - et qu'on pourra
donc non pas détruire, mais s'efforcer de saper : faire foisonner
les langues, jouer les structures les unes contre les autres. L'autre
voie a consisté à critiquer de front une conception
faussée du désir et à tenter de faire valoir
une autre ligne de fuite contre le « champ de problématisation
» alors régnant. Avec le recul, nous pouvons tenir
qu'elle fut peut-être une des dernières tentatives
pour produire en France, face aux positions léguées
par la tradition, une pensée ontologique originale.
La première position ne nous occupera pas ici pour deux
raisons. D'une part, ce discours qui dialogue dans les marges de
la philosophie, notamment avec la psychanalyse au sujet du désir,
est aujourd'hui sinon florissant, du moins vivant ; il participe
d'une histoire qui s'écrit encore sous nos yeux sous le chef
de la « post-modernité ». Il n'y a donc nul besoin
de le perpétuer, puisqu'il se perpétue très
bien tout seul. D'autre part, ce discours ne s'autorise de la philosophie
que dans la mesure où il en célèbre la fin,
la « clôture ». Or il nous semble qu'un problème
aujourd'hui pourrait être de ne pas accepter trop vite de
déclarer la philosophie close, d'ouvrir au contraire le champ
des possibles. Ce sera notre deuxième hypothèse :
non seulement, on tiendra que la philosophie du désir est
un événement récent, qui ne se comprend que
par rapport à notre présent en même temps qu'elle
nous enjoint à le penser ; d'autre part, on tiendra qu'elle
a été l'une des dernières tentatives pour produire
un discours philosophique, sinon ontologique, qui ne se contente
ni de ressasser une doctrine ancienne, ni de se complaire à
célébrer sa clôture. À quoi nous pouvons
ajouter : et il n'appartient qu'à nous de savoir si ce discours
restera lettre morte, si nous nous joindrons au cortège des
penseurs nécrophiles, ou s'il est encore besoin d'en colporter
une parole vive et sous quelle forme.
Si cette tâche ne tient qu'à nous, c'est qu'elle ne
semble guère pouvoir tenir à d'autres. D'autres se
chargeraient plutôt qui de l'enterrer avec le reste de la
philosophie, qui de l'ignorer parce que définitivement «
continentale », qui de la déclarer obsolète
et ridicule. Dans un pamphlet bien senti, mais évidemment
non exempt des défauts du genre, Dominique Lecourt a rappelé
naguère combien cette dernière conception semblait
aujourd'hui prévaloir en France . Ironie des ironies, une
philosophie comme la philosophie française, recroquevillée
sur l'histoire comme sur son dernier et inexpugnable bastion, est
incapable de comprendre sa propre histoire et se contente de mythes
habilement forgés. Elle fourmille d'érudits, sauf
lorsqu'il s'agit de savoir ce que son passé récent
lui a légué à penser. Dans ce domaine, c'est
plutôt la légende familiale qui règne. D'où
l'essor du mythe qui consiste à associer la pensée
du désir aux roaring seventies : du côté théorique
au structuralisme et à la « mort du sujet »,
du côté idéologique au « freudo-marxisme
» de la fin des années 60. La brève esquisse
qui précède n'a d'autre but que de rappeler, puisqu'il
le faut, à quel point elle s'est précisément
construite en partie contre ces tendances. Cette résistance
fut marquée par deux gestes philosophiques qui se sont orientés,
de manières très différentes quoiqu'apparemment
complices, vers le désir. Le premier peut être lié
symboliquement à la publication aux éditions de Minuit
en 1972 de L'anti-Oedipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari.
Le second, à la publication aux éditions Gallimard
en 1976 du premier tome de L'histoire de la sexualité de
Michel Foucault : La volonté de savoir.
Une précision néanmoins : pourquoi associer Foucault
à la pensée du désir, alors qu'il semble assez
réticent à utiliser ce terme ? Si l'on en croit Deleuze,
« réticent » est même un euphémisme
: « la dernière fois que nous nous sommes vus, Michel
me dit, avec beaucoup de gentillesse et affection, à peu
près : je ne peux pas supporter le mot désir ; même
si vous l'employez autrement, je ne peux pas m'empêcher de
penser ou de vivre que désir=manque, ou que le désir
se dit réprimé » . Mais il ne faudrait pas croire
ici à un rejet pur et simple, car ce désir-manque
qui lui répugne tant et dont il voit bien que Deleuze cherche
justement à le destituer, Foucault n'a d'autre but avoué
que de le penser :
L'étude des modes selon lesquels les individus sont amenés
à se reconnaître comme sujets sexuels me faisait beaucoup
plus de difficultés. La notion de désir ou celle de
sujet désirant constituait alors sinon une théorie,
du moins un thème théorique généralement
accepté. Cette acceptation même était étrange
(…). En tout cas, il semblait difficile d'analyser la formation
et le développement de l'expérience de la sexualité
à partir du XVIIIème siècle, sans faire à
propos du désir et du sujet désirant, un travail historique
et critique. Sans entreprendre, donc, une « généalogie
».
On ne saurait mieux marquer la nécessité de penser
le désir face à ce qui constituait alors « sinon
une théorie, du moins un thème théorique généralement
accepté », si bien que Foucault peut présenter
son dernier travail comme une « histoire de l'homme de désir
». Mais, alors que Deleuze cherche à créer un
concept qui soit capable de résister à la doxa ambiante,
Foucault accepte le rabattement du désir sur la sexualité,
son identification au manque, son lien intrinsèque à
l'interdit, pour mieux s'en déprendre par « un travail
historique et critique ». Deux stratégies opposées,
deux conceptions différentes de la philosophie (créer
des concepts/diagnostiquer le présent), assurément
; mais qui ne s'en rejoignent pas moins sur la tâche à
accomplir : destituer la représentation hégélienne,
elle-même dernier avatar d'une certaine pensée chrétienne
du désir, et dont la psychanalyse, à son discours
défendant, semble perpétuer jusqu'à nos jours
le « champ de problématisation ».
Cette rencontre entre les deux penseurs, déjà ancienne,
mais révélée alors dans sa profondeur complexe,
a pu sembler curieuse. En un sens, elle est toujours un peu gênante.
Pourtant elle eut lieu et elle soutiendra notre troisième
hypothèse : ce qu'il nous faut penser du désir ne
se donne pas dans un corps de doctrines, mais en ce lieu problématique
où se rencontrent deux pensées assez radicalement
divergentes. Cette rencontre est due à une exigence commune,
ressentie depuis longtemps, mais qui se précise dans une
urgence - celle d'une pensée du désir comme lieu moderne
d'articulation de l'ontologie, de la politique et de l'éthique,
qu'il nous faut à notre tour rappeler.
UNE RENCONTRE
Sur quoi Deleuze et Foucault se sont-ils rencontrés ? D'abord,
sur la valeur de leurs approches respectives - ce qui, rappelons-le,
n'allait pas de soi. Les formules sont célèbres et
trop souvent répétées. On se salue ; mais de
loin, car il ne faut pas cacher ce que cet éloge peut porter
de malentendus : Deleuze se précipite sur L'archéologie
du savoir pour lire sous les « énoncés »
les premiers pas d'une théorie des multiplicités,
des singularités et des « milieux de dispersion »
; Foucault ouvre sa lecture de Logique du sens sur la stratégie
mise en œuvre pour renverser le platonisme considéré
comme procédure d'exclusion, et voit en Différence
et répétition le patient travail d'un généalogiste
nietzschéen traquant « toute une foule de petites impuretés
» . On s'entend sur la nécessité de démonter
les verrouillages hégéliens et de s'éloigner
du structuralisme, mais chacun retrouve d'abord chez l'autre sa
propre voie de sortie : la pensée du milieu interprète
dans son lexique la pensée du dehors, et réciproquement.
Il n'y d'ailleurs rien à dire là-contre, sinon qu'il
ne faut pas accepter avec trop de candeur ces beaux éloges
et leur répétition. Y voir d'abord ce que dira Deleuze
: la reconnaissance d'une cause commune . Si bien que le respect
perdurera alors même que les pensées de l'un comme
de l'autre se détourneront des concepts célébrés
alors avec faste (les simulacres, l'espace discursif etc.).
Avec l'accent mis sur « l'homme de désir » ,
la rencontre change de nature, car les deux penseurs se retrouvent
cette fois sur le même terrain. Ils l'ont d'abord expérimenté
dans le voisinage du texte nietzschéen, puis dans la lutte
politique. Ils en discutent à l'occasion :
Ce jeu du désir, du pouvoir et de l'intérêt
est encore peu connu. Il a fallu longtemps pour savoir ce que c'était
que l'exploitation. Et le désir, ç'a été
et c'est encore une longue affaire. Il est possible que maintenant
les luttes qui se mènent, et puis ces théories locales,
régionales, discontinues, qui sont en train de s'élaborer
dans ces luttes et font absolument corps avec elles, ce soit le
début d'une découverte de la manière dont s'exerce
le pouvoir.
Tel est finalement le départ qui les unit : contre toute
apparence, le désir n'a pas été pensé,
ou à peine. Il n'a pas été pensé par
Freud, nous l'avons vu, mais pas plus par Lacan ou Bataille. Rabattu
sur l'intérêt (par le marxisme) ou sur l'interdit (par
la psychanalyse), le désir n'a pas su affronter directement
son réel interlocuteur : l'exercice du pouvoir. Cette idée,
qui nous semble aujourd'hui typique de l'approche foucaldienne,
est alors attribuée par Foucault à… Deleuze
: « Si la lecture de vos livres (…) a été
pour moi si essentielle, c'est qu'ils me paraissent aller très
loin dans la position de ce problème : sous ce vieux thème
du sens, signifié, signifiant, etc., enfin la question du
pouvoir ». Chez l'un comme chez l'autre, cette découverte
marque une rupture renouvelée avec la psychanalyse et l'urgence
d'un nouveau type de question. Pourquoi cette évolution ?
Mai 68 y a certainement été pour quelque chose. Deleuze
le rappelle dans Pourparlers, et justement à propos de Foucault
: « Oui, il y a radicalisation : 68 fut la mise à nu
de tous les rapports de pouvoir, partout où ils s'exerçaient,
c'est-à-dire partout ». Cela dit, il ne faut pas exagérer
une évolution qui traduit en fait des positions définies
depuis longtemps. Nos deux servantes thraces, rustres comme il se
doit, se moquent depuis longtemps de ceux qui tombent dans les puits,
le cœur empli d'admiration pour le ciel étoilé
au-dessus d'eux (et la loi morale en eux).
Mais si les deux philosophes se rencontrent, plus que jamais, sur
une cause commune, ils n'en sont pas moins irréductiblement
distants : Foucault ne peut pas supporter le mot désir, et
Deleuze rétorque : « moi, à mon tour, je ne
supporte guère le mot "plaisir" ». Puis de
préciser : « c'est autre chose qu'une question de mots
». Voilà ce que personne ne veut entendre. Une parole
vive que nous pouvons colporter : c'est autre chose qu'une question
de mots. Pour les tenants de la « pensée 68 »
un tel désaccord est en effet plus que gênant. Sur
quoi les deux philosophes s'entendent-ils donc ? Pour ne pas perdre
trop de temps à critiquer toutes les âneries inventées
pour faire tenir le mythe d'une doxa du désir (libertaire
?) qui en aurait simplement remplacé une autre (structuraliste
?), nous rappellerons simplement ce fait élémentaire
: il n'y a pas, sur le désir, de thèses communes à
Deleuze et Foucault. S'il y a une « pensée du désir
», elle se joue ailleurs, et s'il faut encore en persuader,
nous ajouterons simplement ces quelques mots :
G. Raulet : (…) Il me semble que vous admettez tout à
fait une certaine parenté avec Deleuze, jusqu'à un
certain point. Est-ce que cette parenté irait jusqu'à
la conception du désir deleuzien ?
M. Foucault : non, justement pas.
Une autre parole vive, sèche, discrète : non, justement
pas. Si les deux penseurs s'entendent, c'est donc moins sur une
conception commune que sur la destitution d'un ancien champ de problèmes
et sur la nécessité d'en instaurer de nouveaux. Ils
se rencontrent non sur un dogme assuré, mais sur un même
refus et sur un ensemble de nouvelles questions à poser.
En voici, pour mémoire, une esquisse :
1. Un même refus : la condition d'intelligibilité
du désir n'est pas l'interdit. Si le désir est effectivement
pris dans des dispositifs, des agencements, ces formes du pouvoir
ne sont pas réductibles à des systèmes répressifs.
Quelle nouvelle conception du pouvoir peut nous permettre de penser
ce rapport ?
2. La question politique n'est donc pas : comment éviter
que les tyrans prennent le pouvoir (et qu'ils interdisent trop ou
mal, c'est-à-dire qu'ils nous répriment), mais comment
éviter de désirer la tyrannie ? Car nous désirons
la tyrannie et ce désir n'est lié à l'attrait
de l'interdit et de la transgression que dans la mesure où
nous ne laissons plus notre désir advenir que sous cette
forme.
3. C'est certainement un des lieux où a régné
depuis le plus profond malentendu . On pourrait le désigner
par la question : qu'est-ce que le fascisme ? Est-il une répression
qui pèse sur les « libertés individuelles »,
avec le secours de la fameuse « aliénation »,
que des « Lumières » se chargeront de lever par
leur bienveillante « Raison » ? Ou est-il une tendance
inhérente à notre problématisation moderne
du rapport entre désir (identifié au sujet comme «
assujetti ») et pouvoir (identifié à la loi)
- si bien que nous nous trouvons condamnés à désirer
le pouvoir ?
4. Si l'interdit n'est que le nom par lequel nous laissons le pouvoir
investir notre désir - c'est la « nouvelle hypothèse
» qui vient contrer « l'hypothèse répressive
» - la possibilité d'une vie non fasciste sera donc
suspendue à la question : comment penser le désir
sans la Loi et le pouvoir sans le Roi (ou le Père, ou l'État
etc.) ? Comment, en d'autres mots, reconstituer le sujet dans l'effondrement
de son désir ? Ici encore, le plus profond malentendu semble
avoir régné.
5. Or, sous cette hypothèse, la philosophie ne pourra plus
s'exposer sur le mode pastoral de la « direction de conscience
» sans reconduire précisément l'exercice qu'elle
cherche à questionner. Quel type de « Lumière
» (ou d'« intellectuel ») peut-on dès lors
représenter, lorsque l'on a commencé par constater
« l'indignité de parler pour les autres » ? Comment
échapper à l'exercice du pouvoir ? C'est ici qu'il
faut rappeler le renversement ironique que propose Foucault et qui
pourrait tout aussi bien s'appliquer à lui-même : «
en rendant un modeste hommage à St François de Sales,
on pourrait dire que L'anti-Oedipe est une Introduction à
la vie non fasciste » .
6. Autant Deleuze et Foucault sont distants dans leurs manières
de penser le désir, autant ils se rejoignent ici dans une
manière de déclarer non pas « l'exercice philosophique
», mais ce qui a été désigné disciplinairement
par « philosophie », comme clos. Ce que dit Foucault
de L'anti-Oedipe fait écho au mouvement d'ouverture de La
volonté de savoir : « il ne faut pas chercher une "philosophie"
dans cette extraordinaire profusion de notions nouvelles et de concepts
surprises : L'anti-Oedipe n'est pas un Hegel clinquant. La meilleure
manière, je crois, de lire L'anti-Oedipe, est de l'aborder
comme un "art", au sens où l'on parle d'"art
érotique". (…) Comment introduit-on le désir
dans la pensée, dans le discours, dans l'action ? Comment
le désir peut-il et doit-il déployer ses forces dans
la sphère du politique et s'intensifier dans le processus
de renversement de l'ordre établi ? Ars erotica, ars theoretica,
ars politica ».
7. D'où la nouvelle maxime où s'installe la pensée
du désir : « ne tombez pas amoureux du pouvoir »,
strict envers du point de départ politique kantien, et de
sa reprise moderne par la psychanalyse (ou la « philosophie
du droit ») : le désir du maître - désir
dont le vrai problème n'est pas qu'il existe, mais qu'il
est présenté comme naturel. Ainsi apparaît la
dernière question, celle par laquelle il faut (re)commencer
: y a-t-il, finalement, une naturalité ou une spontanéité
du désir ? Car il s'agit moins, on l'aura compris, de récuser
le lien du désir au manque et à l'interdit que de
rapporter ce lien à un certain dispositif. En ce sens, d'ailleurs,
Deleuze et Foucault sont rien moins que « libertaires »
: il n'y a pas de spontanéité d'un désir qui
est toujours déjà pris dans des agencements - on pourrait
même aller jusqu'à dire qu'ils inventent ici une nouvelle
position d'anarchisme non-libertaire.
SORTIE DE SCÈNE ?
Il ne serait guère difficile de montrer que les philosophes
français d'aujourd'hui (les « nouveaux nouveaux philosophes
» ?) ont fait, pour leur grande part, l'économie de
ces questions. Certes, le désir n'est pas absent de leur
réflexion. On s'entend toujours pour opposer l'Amour au tragique
du Désir. On rejoue, dans d'autres lexiques, Agapè
et Philia contre Eros. On se préoccupe d'autant plus de ce
mystérieux Eros « à géométrie
variable », caractéristique du repli individualiste
contemporain. On rappelle le Plaisir comme provocation jubilatoire
à toute conception morose du désir. Non qu'il s'agisse
d'amalgamer des réponses qui, à l'évidence,
s'opposent. Non qu'il s'agisse de dire qu'elles se valent et qu'il
n'y a pas de différence entre moralisme et amoralisme, matérialisme
et idéalisme. Mais si ces différentes manières
de célébrer Eros se ressemblent étrangement
et nous laissent souvent déçus sur la rive, c'est
plutôt par les questions auxquelles elles tentent de répondre.
L'ancien « champ de problématisation » semble
s'être reformé sans grandes difficultés, parfois
très explicitement. Peut-être ne faut-il pas s'en inquiéter.
Peut-être la philosophie est-elle à ce point détachée
du présent qu'elle doit se contenter de répéter
toujours les mêmes questions…et les mêmes réponses.
Le point de départ de la « pensée du désir
» fut néanmoins strictement opposé à
cette figure de la philosophia perennis et de l'intellectuel total
: le « jeu du désir, du pouvoir et de l'intérêt
est encore peu connu etc. ».
Aussi peut-on avoir envie, aujourd'hui encore, de résister
à la « philosophie » et se refuser à faire
du Hegel clinquant.
Il ne serait pas plus difficile de montrer que la psychanalyse
n'a souvent gardé des critiques qui lui ont été
faites que l'aspect le plus « simpliste » , qu'elle
se préoccupe plus, désormais, de disputer avec «
la science » ou avec le « cognitivisme » qu'avec
la philosophie . Ici encore, on semble être revenu en deçà.
Bien sûr, une recherche attentive trouverait, là aussi,
nombre de réflexions sur la nature du désir. L'ambivalence
portée par la doctrine freudienne, et perpétuée
par Lacan, entre le primat de la pulsion et le primat de l'Autre
est toujours à l'ordre des questions. Mais il semble que
la seule alternative soit de savoir si on est pour ou contre . On
entend rarement, pour ne pas dire jamais, l'écho d'un questionnement
qui porterait sur la possibilité de penser les rapports désir-pouvoir
en dehors de cette ambivalence historique.
Aussi peut-on avoir envie, aujourd'hui encore, de résister
à la « psychanalyse » et de penser l'émergence
de « l'homme du désir ».
: ***
On a voulu faire de la « pensée du désir »
une sorte de doxa triomphante sous le prétexte qu'elle avait
pénétré des cercles ordinairement étanches
à la réflexion philosophique. Deleuze et Foucault
furent stigmatisés comme autant de gourous et cette diabolisation
permit de justifier un mépris affiché pour cette maladie
infantile de la philosophie. Contre cette « mode » passagère,
revenons aux valeurs sûres : au mieux Kant, au pire Nietzsche.
Mais c'est entretenir beaucoup d'illusions sur la manière
dont l'un et l'autre de nos prétendus « maîtres
penseurs » se sont accommodés de leur succès.
Après 1976, Foucault entre dans une crise profonde qui l'amène
à une réorientation profonde de son travail. Quant
au succès de L'anti-Oedipe, on ne peut pas dire que Deleuze
en ait tiré grand orgueil :
L'anti-Oedipe est après 68 : c'était une période
de bouillonnement, de recherche. Aujourd'hui il y a une très
forte réaction. C'est tout une économie du livre,
une nouvelle politique, qui impose le conformisme actuel. Il y a
une crise du travail, une crise organisée, délibérée.
Au niveau des livres comme à d'autres niveaux. Le journalisme
a pris de plus en plus de pouvoir sur la littérature (…).
C'est vraiment l'année du patrimoine, à cet égard
L'anti-Oedipe a été un échec complet («
Entretien 1980 »)
Comment, nous demandions-nous, colporter aujourd'hui la parole
vive d'une pensée du désir ? Certainement pas en la
présentant comme une « bonne parole ». Les disciples
sont ici aussi dangereux que les détracteurs et le style
prophétique n'a assurément servi personne. Deleuze
disait souvent que la philosophie n'est jamais critique (positive
ou négative) des réponses, activité bête
s'il en est, mais critique des problèmes . Foucault ne concevait
pas autrement son travail : « c'est bien la tâche d'une
histoire de la pensée, par opposition à l'histoire
des comportements ou des représentations : définir
les conditions dans lesquels l'être humain « problématise
» ce qu'il est, ce qu'il fait et le monde dans lequel il vit
» . Penser consiste moins, dans l'un et l'autre cas, à
disputer à l'infini sur des thèses convenues (Désir
vs Amour, Eros vs Agapè, Plaisir vs Manque) qu'à évaluer
des problèmes - fût-ce pour constater que certains
sont encore intéressants. Abandonnant toute prudence, nous
irons donc jusqu'à dire, pour clore ce sombre bilan, qu'en
ce qui concerne le désir, les problèmes sont aujourd'hui
plus intéressants que jamais.
Alors sommes-nous aujourd'hui capables d'entendre qu'Eros est né
un soir d'ivresse de l'union contre-nature de Poros et de Penia
et non de leur opposition ? Pouvons-nous entendre qu'il est toujours
« contre-nature » ? Voulons-nous comprendre qu'il est
ce qui fait le lien, l'entre-deux, le mi-lieu où s'instaure
le sens - c'est-à-dire, rappelle Platon, qu'il emploie à
philosopher tout le temps de sa vie - et non le valet assujetti
d'un maître reconnaissant ? Sommes-nous capables de mettre
en question ce lieu du sens qui nous laisse déboussolés
au point aveugle où nos anciennes questions s'évanouissent
? Ou allons-nous continuer, nous aussi, à laisser Eros dehors
?
David Rabouin - mars 2000.
[1] Ethica III, prop.IX, scolie : « entre l'appétit
(appetitus) et le désir (cupiditas) il n'y a pas de différence,
sinon que le désir se rapporte généralement
aux hommes en tant qu'ils sont conscients de leurs appétits,
et c'est pourquoi on peut le définir ainsi : le Désir
est l'appétit avec la conscience de l'appétit ».
Et définition des affects XXXII : « le Regret (desiderium)
est le Désir ou Appétit d'être maître
d'une chose ».
[2] Par exemple : L'être et le néant, Tel-Gallimard,
1990, p. 624-628 et Ecrits, "la direction de la cure",
Seuil, 1966, pp. 627-630.
[3] « Toute la démarche de Lacan : reprendre le paysage
philosophique qui lui avait été commun avec Sartre
(Lacan a été hégélien, et Hyppolite
a participé a son séminaire) » (cité
par D. Éribon, Michel Foucault et ses contemporains, Fayard,
1994, p.262).
[4] Voir l'ironique constat d'une « consommation devenue
révolutionnaire », dressé dès 1972 par
Guy Debord lors de la dissolution de l'Internationale situationniste
(Fayard, 1998).
|
|