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Origine : http : //ilfautledire.fr/2014/06/fevrier-2012-dany-robert-dufour-les-vices-prives-font-la-fortune-publique-disent-ils/
Partie 1/3
« Les vices privés font la vertu publique », qu’ils disent….
Le coeur de l’anthropologie libérale
Dany-Robert Dufour : Le libéralisme, au sens d’un libéralisme économique, procède d’une idée sur laquelle j’ai essayé de travailler dans un certain nombre de livres précédents, idée qui met en avant l’égoïsme privé des acteurs pour produire de la fortune publique. Si on remonte au XVIIIe siècle, aux racines du libéralisme, cela s’exprimait dans une formule – une formule qui constitue le coeur de l’anthropologie libérale : « Les vices privés font la vertu publique ». La « vertu », c’est la « fortune »…
D’un point de vue économique, ça s’explique très bien : les « vices privés », c’est donc l’avidité, tout ce qui cherche les satisfactions, les pulsions, le fait d’avoir toujours plus. L’égoïsme privé des acteurs va permettre, selon le libéralisme économique, de faire de la « vertu publique ». La « vertu publique », c’est la « fortune publique ». Ca, ça vient très directement de du coeur de l’anthropologie libérale qui est posée au tout début du XVIIIe siècle par Bernard de Mandeville dont je recommande la lecture d’une petite fable, la fameuse fable des abeilles, que j’ai contribué à sortir de l’oubli. C’est une petite fable à la façon des fables de La Fontaine et elle contient vraiment le coeur de l’anthropologie libérale.
Vous avez vu que ceci, « vices privés = vertu publique », c’est ce qui aussi a été développé à outrance au cours de ces dix, quinze, vingt dernières années puisqu’on a dit que l’avidité des banquiers, c’est ce qui va permettre la création d’un argent qui va finalement profiter à tout le monde, puisque le banquier accumule de l’argent qui va ruisseler : il va commander des services, il va faire marcher son argent dans la société. Le coeur de l’ultralibéralisme, c’est ça, l’idée que c’est l’avidité des banquiers qui permet le développement d’une fortune publique. C’est l’avidité d’un certain nombre de financiers, qui, même dans les pays émergents, cherchent toujours à faire de bonnes affaires, à gagner toujours plus, qui va tirer le pays pour permettre de développer, par ruissellement de leur argent, un certain nombre de services.
Le développement des vices privés ne permet pas la fortune publique ! On le voit très bien avec la crise de 2008. L’avidité des banquiers a permis tout au plus la création de bulles spéculatives énormes où il a fallu mettre de l’argent public pour venir au secours des banquiers. Donc il n’y a pas d’accroissement direct de la fortune des nations avec cette idéologie : il y a un leurre, un leurre dans lequel nous fonctionnons depuis à peu près trente ans, c’est-à-dire depuis que nous sommes dans une époque non plus « moderne » – j’expliquerai après ce que veut dire « moderne » et « postmoderne » -, c’est-à-dire depuis à peu près 1980, depuis que nous sommes dans une époque « postmoderne ». On peut fixer le changement en 1980 tout simplement parce que cela correspond très exactement à la prise du pouvoir de Margaret Thatcher en Angleterre et de Ronald Reagan aux États-Unis qui ont commencé à démanteler l’Etat pour dire : « Laissez faire, laissez faire les vices privés, cela va créer de la fortune publique ». Moins d’Etat, destruction de toutes les formes de solidarité, des formes de redistribution, des formes qui permettaient une cohésion sociale… Et donc ça a permis le développement monstrueux des inégalités sociales auquel nous somme maintenant confrontés. Pensez qu’après trente ans de ce régime, – c’est un chiffre que je cite dans mon livre – les 300 personnes les plus riches du monde ont un patrimoine équivalent à celui de 3 milliards d’individus, la moitié de l’humanité ! Donc 300 = 3 milliards : voilà ce que ça permis !
Au fond, cette idéologie, ce sophisme, cette fausse équation « vices privée = vertu publique », ça n’a pas permis la fortune publique ! La fortune, certes, mais pas publique, la fortune de quelques-uns et l’appauvrissement considérable de tous les autres. C’est de tout ceci maintenant qu’il faudrait sortir.
Or, on est coincé parce que, pour sortir du libéralisme économique, souvent, on fait un vote de gauche, et le vote de gauche finalement contribue à la diffusion par d’autres moyens de cette idéologie libérale – par d’autres moyens, c’est-à-dire au niveau culturel.
Pascale Fourier : Est-ce qu’à Gauche, ils se sont rendus compte justement qu’ils reprenaient à leur compte des valeurs qui pouvaient servir l’idée libérale, par exemple par l’idée du changement permanent nécessaire, par l’idée d’aller toujours de l’avant, par un internationalisme mal compris ? Dit autrement comment est-il possible qu’ils ne se soient pas rendu compte qu’ils reprenaient des valeurs qui étaient celles des libéraux ? Ils ne lisent pas ?…..
1968, ou quand la légitime révolte contre le capitalisme patriarcal sert le capitalisme…
Dany-Robert Dufour : Je pense que la gauche s’est trouvée, disons à partir de la fameuse année 68, dans une sorte de dilemme. Moi, je vous en parle d’aise, parce qu’en 1968 , j’avais vingt ans et que j’étais évidemment dans le mouvement de 68, le fameux mouvement de 68, qui n’était pas seulement français, mais aussi européen, Italie, Allemagne, mais aussi mondial, Mexico, États-Unis, Berkeley…
En 1968, nous avons recherché « l’opprimé absolu » qui pouvait nous libérer d’un système du capitalisme, et l’opprimé absolu, c’était le prolétaire, évidement, dans la doctrine marxiste. Le prolétaire, nous ne l’avons pas trouvé. Donc il a fallu trouver une figure de remplacement au prolétaire puisqu’au fond nous étions toujours dans la pensée marxiste qui disait qu’évidemment c’est le prolétaire, celui qui n’a rien à perdre, qui va, parce qu’il n’a rien et donc n’a rien à perdre, nous sortir de l’aliénation et de l’exploitation capitaliste. Ce prolétariat, nous ne l’avons pas trouvé, et donc la gauche, en désespoir de cause, s’est trouvé un certain nombre de figures de remplacement du prolétaire.
C’est ça le drame de la gauche : c’est que, perdant donc le levier qui allait permettre de tout renverser, c’est-à-dire le prolétariat, elle a substitué à cette figure manquante d’autres figures, le fou, l’artiste déviant, le subversif sans foi ni loi, etc. pour retrouver ce pont d’appui qui lui manquait. Ça ne veut pas dire que je condamne ce qui s’est passé en 68. Je veux pas dire du tout que je condamne ! Ce que je veux simplement dire, c’est qu’en 68 nous luttions contre l’ancien capitalisme qui était oppressif, qui était patriarcal, qui était autoritaire, qui verrouillait les institutions : c’était vrai ! Mais on ne s’est pas aperçu que ce capitaliste, cet ancien capitalisme, cette ancienne forme de capitalisme était déjà à bout de souffle, que le capitalisme cherchait son renouvellement et que nous allions, nous, dindons de la farce, couillons de l’Histoire, lui apporter le renouvellement dont il avait besoin – en lui apportant donc ces figures de la subversion générale, du nomade par exemple. La grande figure de Deleuze – penseur très important à cette époque -, c’était le nomadisme, le nomade. Quand vous voyez que cette figure du nomade a été reprise comme slogan par à peu près toutes les industries culturelles, pas seulement les industries culturelles, mais les industries de la communication….. : on est nomade Chez Bouygues quand on a le dernier téléphone portable…. On a apporté de l’eau au moulin, sans le savoir et sans le vouloir, à cette frange du capitalisme qui voulait se renouveler et qui allait devenir un nouveau capitalisme. Vous savez que Boltanski et Chiapello ont écrit un ouvrage intitulé Le Nouvel esprit du capitalisme qui analyse bien tout cela. Nous nous sommes fait couillonner par l’Histoire puisque nous avons apporté au capitalisme un certain nombre de figures de renouvellement là où le capitalisme était figé…
« Etait figé ».Pourquoi ? Parce qu’il était figé dans un modèle qui était issu de la guerre de 1945, le modèle keynésianiste qui préconisait un Etat redistributeur, qui préconisait un plein-emploi qui préconisait une forme d’Etat un peu gaulliste, un peu gaullien, parce que l’expression du keynésianisme en France, c’ était le gaullisme. Et si j’utilise ce mot, ce n’est pas un hasard, parce que c’était De Gaulle qui était au pouvoir en 68.
Donc, c’est cette forme d’Etat redistributeur qui a été balayé par le nouvel esprit du capitalisme puisque le nouvel esprit a dit : « Nous pouvons gagner beaucoup plus en supprimant l’État, en nous désintéressant des institutions, en favorisant un nomadisme généralisé et une flexibilité généralisée, et ceci peut redynamiser ce capitalisme qui est un peu figé ». Et donc du coup, toutes nos tendances de gauche se sont retrouvées, à notre corps défendant, à servir ce nouvel esprit du capitalisme. Je dis bien « à notre corps défendant » car ce n’était pas notre projet : notre projet était même exactement l’inverse, le contraire ! A notre corps défendant !
Notre révolution culturelle de 68 a été exploitée par ce nouvel esprit du capitalisme et la gauche est restée coincée là-dedans depuis ce temps-là. Elle n’a pas fait l’analyse de ce chassé-croisé, pourtant très connu dans le monde philosophique. Dans le monde philosophique, on appelle ça une « ruse de l’Histoire ». C’est Hegel qui a découvert la ruse de l’Histoire : il dit qu’un certain nombre d’individus cherchent à réaliser l’avènement d’un nouveau monde qui finalement, quand il sera réalisé, s’avèrera exactement inverse à celui qu’ils voulaient. C’est ce qui nous est arrivé en 68, c’est-à-dire que nous avons contribué à la production d’un monde exactement contraire à celui que nous voulions. Et on est toujours pris là-dedans.
Je suis un des rares à faire cette analyse. Je dis à la fois qu’il fallait en 68 se révolter contre l’ancien capitalisme autoritaire, mais en même temps qu’il fallait voir venir le nouveau capitalisme libéral ou libéré, ou anti-autoritaire qui était en train de se mettre en place, et ça, je reproche, je me reproche, et je reproche à notre génération de ne pas l’avoir vu, de ne pas l’avoir compris, et de ne pas avoir encore bien compris. Et je trouve que faire l’économie de la compréhension de ce tournant historique nous empêche de voir où nous en sommes maintenant.
Pascale Fourier : Est-ce qu’on ne peut pas aller jusqu’à dire qu’il y a pas une sorte de cassure anthropologique ? Ces « vertus »qui sont prônées par la gauche libérale, mais aussi par la droite libérale, le nomadisme, la déterritorialisation, l’absence de continuité entre les générations, l’absence de transmission, etc., est-ce que ce n’est pas finalement absolument antinomique avec ce qu’est l’homme par essence ?
Quand le libéralisme atteint toutes les dimensions de l’humain
Dany-Robert Dufour : Oui, bien sûr ! On s’aperçoit que cela produit beaucoup de souffrances psychiques, beaucoup de déliaison dans le lien social. C’est pour ça que c’est dommageable. Si ça marchait, on pourrait bien s’arranger avec ça, mais le problème, c’est que ça ne marche pas.
Ca ne marche pas parce que si vous êtes un absolu anti-autoritaire par exemple avec vos enfants et que vous leur permettez tout, vous êtes sans le savoir dans l’idéologie libérale qui dit : «Laisser faire, les vices privés vont produire de toute façon de la fortune publique ». Cette fois, c’est au niveau familial que cela se passe. Vous les laissez penser qu’ils sont des puissances à eux tout seuls, qu’ils sont auto-centrés, qu’ils ne doivent rien à personne, et vous obtenez de petits tyrans sociaux, domestiques, qui n’entendent plus rien, qui n’ont aucun sens de la transmission générationnelle, de ce qu’il faudrait qu’ils intègrent de la génération précédente. Qu’ils intègrent non pas pour tout prendre, c’est même le contraire : il faut qu’ils l’intègrent pour pouvoir le critiquer ! Ce n’est pas « intégrer pour adopter », c’est « intégrer pour critiquer ». Mais vous ne pouvez rien critiquer si vous n’intégrez rien de la génération précédente.
Nous sommes justement à un moment de l’ignorance de cette transmission générationnelle puisque le la génération précédente n’intervient plus pour dire : « Tu ne doit pas, il ne faut pas » – ce qui entraîne beaucoup de discussions, et même des conflits… Mais c’est comme ça : le conflit est inhérent à la dimension de la construction d’une subjectivité ou d’une dimension psychique. S’il n’y a même plus de discussion, il n’y a plus que la construction d’un « moi-tout », d’un moi dans son illusion de toute-puissance. C’est la production de ce que Freud avait repéré quand il parlait de la « toute-puissance enfantine ». Mais la toute-puissance enfantine maintenant perdure après l’enfance : c’est ça, le problème! Et donc on fabrique des gens qui sont dans l’illusion de la toute-puissante, qui en fait ne peuvent pas grand-chose et c’est ça qui est tragique. Ils croient qu’ils peuvent tout, qu’en faisant ce qu’ils veulent, en n’écoutant rien, en faisant tout ce qui leur passe par la tête, ils vont pouvoir se réaliser… C’est exactement le contraire qui arrive : ils ne se réalisent pas, ils se détruisent.
C’est cela donc le problème de cette idéologie libérale. Ce libéralisme-là n’atteint pas simplement l’économie marchande ou l’économie financière, mais atteint l’économique psychique ( c’est cela la part principale de mon travail, voir la façon dont cette anthropologie libérale atteint les différentes grandes économies humaines) et on pourrait aller plus loin, ça atteint l’économie psychique, mais aussi l’économie politique, l’idée que, par exemple, il fallait des instances politiques supérieures à la somme des intérêts privés pour pour que l’intérêt collectif soit défendu. Ça, c’était l’enjeu du politique.
Le politique normalement, c’est celui qui s’interposait entre les intérêts privés en disant : « Ecoutez, c’est bien : vous vous bagarrez, vous cherchez le maximum de profit, etc., mais il y a un intérêt collectif. » Par exemple, en ce moment, il y a un intérêt collectif de savoir si l’humanité n’est pas en train de rentrer dans un mur écologique, parce que, si on continue comme ça, la lutte des intérêts privés entre eux va épuiser complètement le monde, ses équilibres etc. Donc il faut vraiment qu’un intérêt public, collectif, soit présent pour remettre à leur place les intérêts privés. S’il n’y a plus que des intérêts privés en lutte … La politique en ce moment, c’est cela : ce n’est plus que des intérêts privés en lutte les uns contre les autres. Il n’y a plus la puissance collective publique et la recherche de l’intérêt de la poursuite de l’aventure humaine qui est maintenant menacée. On le sait très bien : d’ici, vingt, trente, quarante ans, les pics pétroliers, les pollutions multiples et diverses qui déjà commencent à se manifester par quantité de symptômes dans notre monde vont atteindre des seuils tels que c’est nous qui serons menacés, c’est l’humanité qui sera menacée.
La politique, ça sert à prévoir en fonction de l’intérêt collectif. Il n’ y a plus de politique . Maintenant le politique sert à accompagner le mouvement économique, pour qu’il y ait plus de développement, pour qu’il y ait un point de plus de PIB, pour qu’on vende des Rafales à l’Inde; le Président de la République sera le VRP de l’usine Dassault, etc. Il n’ y a plus de politique qui pense donc à l’intérêt collectif.
Vous voyez : c’est quand même plusieurs grandes économies humaines qui sont atteintes à l’heure actuelle par le déploiement, la mise au premier plan de l’économie marchande et son développement financier dans tous les domaines. L’économie marchande, je n’ai rien contre ! Il faut bien qu’on échange les biens; les marchés ont toujours existé; il faut que ceux qui produisent cela puissent le vendre à ceux qui ne l’ont pas. Tout cela, c’est bien. Mais l’économie financière, c’est ce qui a fait de tout une marchandise. L’argent est devenu une marchandise. Ce qui sert à acheter une marchandise est devenue marchandise. Vous pouvez spéculer sur l’argent : ça été le tournant, ça, – juste après 68, il faut le noter – de la cessation de la référence à l’étalon-or par Nixon en 1971. Toutes les monnaies se sont donc mises à flotter les unes par rapport aux autres, et vous avez pu spéculer sur ce qui vous aide à acheter de la marchandise… Ce qui vous aide à acheter de la marchandise, l’ argent, est lui-même devenu une marchandise ! A partir de là s’est mise en place toute la logique des produits dérivés, c’est-à-dire des produits financiers qui se sont mis là-dessus et qui se sont complètement détachés de l’économie réelle.
Donc vous voyez que ce tournant fou de l’économie marchande atteinte par l’économie financière a atteint toutes les grandes économies humaines, l’économie psychique, l’économie sociale, l’économie politique. Et donc nous sommes atteints dans toutes nos grandes économies. Si ça marchait bien, il n’y aurait rien à dire. Mais justement on voit que ça ne marche pas et on voit qu’on va soi-même vers la destruction de ce qui fait l’humanité de l’homme et on va vers la destruction peut-être même de l’humanité dans son milieu naturel. Donc il y a quelques problèmes….
Dany-Robert Dufour,
philosophe, auteur de L’individu qui vient … après le libéralisme chez Denoël
Interview du 7 février 2012
Partie 2/3
L’époque moderne, ou les prémices du laisser-fairisme
http : //ilfautledire.fr/2014/06/fevrier-2012-dany-robert-dufour-lepoque-moderne-ou-les-premices-du-laisser-fairisme/
Pascale Fourier : : A un moment, on a parlé en particulier des enfants qui – parce que justement on ne leur apporte pas de limites – peuvent devenir des sortes de monstres. Il y a donc une sorte de thématique qu’on retrouve d’ailleurs dans l’économie, celle de l’illimitation, de l’absence de limites… Mais avant, ça fonctionnait comment ?
Dany-Robert Dufour : : Bonne question. Disons que, avant, la civilisation occidentale est fondée, comme toute civilisation, sur des récits qui contiennent des valeurs. Les récits, ce sont des choses que l’on se raconte les uns aux autres de génération en génération, des choses dans lesquelles on baigne, qui rythment les rituels comme par exemple les naissances, les mariages, la mort. Les grands récits, c’est cela, ce qui est présent comme discursivité dans tous les grands moments de la vie humaine. Et il y a des récits occidentaux, des récits orientaux, des récits de toutes sortes.
Le récit du Logos, ou la lutte contre l’illimitation
Dans l’espace occidental, nous avons eu deux grands récits. Nous avons eu le récit du logos, en Grèce, ( logos, la philosophie, la naissance de la philosophie en Grèce) qui était un événement un peu bizarre rétrospectivement dans le monde puisque ça a été l’invention d’un nouveau type de discours, non plus un discours narratif, mais un discours où on s’est mis à chercher la vérité. Ce fait a eu beaucoup d’incidence évidemment sur le déploiement de la civilisation occidentale, avec le déploiement ultérieur des sciences humaines, sociales, de la naissance du Droit, des sciences pures, de l’arithmétique à l’époque grecque, de la géométrie. On s’est mis à rechercher la vérité, non plus à colporter des histoires qu’on racontait. Je dis quand même que c’est un récit, parce que, à l’intérieur de cette recherche de la vérité, la philosophie, le logos – c’est cela qu’on appelle le logos, c’est la recherche de la vérité -, il y a un récit de l’élévation de l’âme. C’est le récit selon lequel on ne peut pas s’en remettre aux pulsions. Les pulsions, c’est, comme l’étymologie le dit, ce qui nous pousse.
La pulsion, c’est ce qui nous pousse. On ne peut pas s’en remettre à ce qui nous pousse vers ceci ou vers cela, parce que nous serions poussés vers quantité d’objets sans savoir pourquoi ni lesquels. Mais c’est aussi ce qui nous permet d’interposer un temps de délibération au moment où on sent cette pulsion qui nous traîne vers ceci ou vers cela, qui nous pousse à nous emparer de tel ou tel objet, un moment de délibération qui fait intervenir ce que les Grecs appelaient le « nous », c’est-à-dire l’instance de délibération et d’intelligibilité qui fait que je consens ou pas à mes pulsions. Il y a un récit qui dit : « Tu dois te maîtriser, tu dois maîtriser tes passions et tes pulsions ». Le pire qui pouvait arriver à un Grec, c’était de céder à ses passions, à ses pulsions parce que, dans ce cas-là, il devenait comme monté sur un cheval fou emballé qui vous entraînait n’importe où, qui vous faisait aussi bien, s’il allait trop vite, tomber, qui faisait des dommages à vous-même et à d’autres. Voilà : Récit du » maîtrise tes passions, maîtrise tes pulsions ».
Donc ce récit est un récit qui s’inscrit dans le cadre d’une lutte contre l’illimitation, ce que les Grecs appelaient l’« ubris » – l’illimitation qui est dommageable et pour l’être soi et pour l’être-ensemble. Donc attention, reste dans les limites, sinon, si tu sors des limites, tu risques un châtiment, la fameuse Némésis des Grecs. Ça c’est pour le récit grec.
Le récit de Jérusalem, ou la limitation de l’amour de soi.
On a eu un autre récit qui lui ne vient pas d’Athènes, mais qui vient de Jérusalem, qui met en jeu une limite par rapport à cette tendance à tout avoir. Cette limite, c’est la limite par rapport à celui qui voudrait mettre en avant son égoïsme personnel, à tous points de vue. Si vous relisez certains passages de Saint-Augustin, c’est la lutte entre ce qu’il appelle « les deux amours », amor privatus et amor socialis. « Amor privatus », c’est ce qu’on appellerait maintenant l’égoïsme, l’amour privé, l’amour de soi, et « amor socialis », c’est le souci de l’autre, le souci social . Donc il fallait limiter l’amour de soi par le souci de l’autre. C’était donc une limitation de l’amour de soi.
Et c’est ce qui a été enseigné, qui a fait référence pendant deux mille ans en Occident. Et c’est précisément ce double récit, ou ces deux récits, de limitation de l’illimitation, donc de faire en sorte en gros qu’on reste à sa place et qu’on n’essaie pas de tout avoir – ce qui de toute façon est impossible et mène à la destruction – qui est remis en question à partir du XVIIIe siècle dans et par l’idéologie libérale dont je parlais tout à l’heure.
Renversement : le libéralisme contre le fond de la société occidentale.
J’ai essayé de faire dans mon travail une généalogie du renversement de ce double récit occidental, renversement qui voulait démontrer qu’il fallait en finir avec la prescription grecque et la prescrition romaine de la limitation des passions et des pulsions et de la limitation de l’amour de soi. Il fallait au contraire libérer tout cela. Ça, c’est le libéralisme, et le libéralisme s’inscrit contre le fond de la civilisation occidentale.
Alors ça ne veut pas dire qu’il faut revenir aux anciens récits, qu’il faut être béats devant les anciens récits, parce qu’il nous réprimaient, c’est vrai. Mais ça veut dire que, maintenant, au lieu de laisser faire, il faut pouvoir trouver le lieu où les anciens récits avaient raison dans l’idée qu’il faut limiter et là où ils avaient tort dans le sens où ils ajoutaient de la répression là où, au contraire, il faut de la libération. Je pense par exemple à la question du patriarcat et de la libération des femmes, le patriarcat qui est inhérent aux récits monothéistes. Quand on lit les récits des Pères sur la femme, c’est plus que consternant ! C’est terrifiant ! Et donc il est évident que, de ceci, nous n’avons plus besoin. De tout ceci, il faut se libérer. Mais ça ne revient pas à dire qu’il faut se libérer de l’autre principe ! Cet autre principe, il n’est même plus besoin de l’exprimer de façon religieuse : il a besoin d’être énoncé d’une façon laïque, simplement parce que c’est le fondement du lien social, la limitation des pulsions d’avidité, la limitation de l’amour de soi, la limitation du déploiement pulsionnel qu’on trouve au coeur du fonctionnement du lien social.
Alors il ne faut pas succomber au nouveau récit libéral puisque le « fais ce que tu veux », on voit où ça mène. Ca mène à la catastrophe, catastrophe économique, financière, politique, psychique, écologique : c’est la crise dans laquelle nous sommes maintenant. Donc il faut en finir avec ce récit. Il faut en revenir aux anciens récits, mais en se libérant de la partie trop oppressive qu’ils avaient et reprendre dans ce qu’ils disaient ce qui peut être laïcisé comme le fondement du lien social
Pascale Fourier : : Je n’ai pas compris quelque chose, y compris en vous lisant, si je puis me permettre. C’est que, certes, cette pensée libérale est née au tournant du XVIIIe siècle, mais ces récits dont vous me parlez, on en trouve encore trace aux XIX° siècle, au XX°. Comment ça s’est déployé, cette pensée qui a commencé à émerger au XVIIIe siècle ? Comment elle s’est articulée avec les choses qu’on a pu voir, la naissance du socialisme, l’esprit républicain… Comment tout cela s’est articulé et comment, subitement, effectivement, l’idéologie libérale a pris toute son expression en effaçant le reste ?
La lutte des deux Lumières
Dany-Robert Dufour : Vous savez, je fais allusion au XVIIIe siècle, je fais allusion à l’époque qui est connue comme étant l’époque des Lumières. Et je redis une fois de plus qu’on a raison d’employer le pluriel ! On dit « les lumières » parce qu’il y a au moins deux lumières dans toute la période moderne, entre le XVIIIe siècle et disons 1980 pour être caricaturalement précis ( après, on passe à l’époque postmoderne). L’époque moderne s’est constituée de quoi ? De deux lumières ! De la lumière anglaise, du libéralisme anglais, qui dit « libère tes pulsions, c’est bon pour tout le monde », et la lumière allemande qui, elle, préserve la régulation morale en disant « tu ne peux pas tout faire »; elle préserve la régulation morale, pas au sens moralisateur ou moralisant qu’on déteste spontanément maintenant, bêtement d’ailleurs, mais au sens logique du terme, au sens par exemple où je parle de la loi morale kantienne.
Ce n’est pas une loi moralisante. Ce n’est pas parce qu’il ne faut pas le faire, parce que les récits disent qu’il ne faut pas le faire. Ce n’est pas cela. Quand je suis dans l’action, quand je suis dans ce qu’on appelle « la raison pratique » – les philosophes appelle ça « la raison pratique »; la raison pratique, c’est dans l’action – si j’ai quelque chose à faire vis-à-vis de vous, d’un groupe de personnes, vis-à-vis d’une autre personne : je vais bien m’interroger pour savoir ce que je dois faire avec cette personne. Je prends une décision : par exemple je les descends, je les attaque, je me bagarre avec eux, je leur mets un coup de couteau, je leur fais une saloperie, je leur mens… Alors donc, c’est là que se pose la question de la loi morale. La loi morale se pose parce qu’elle dit : « si tu leur fais ceci, alors tu dois t’ attendre à ce que eux aussi puissent te faire ce que tu leur fais ». Normal, on ne peut pas échapper à ça. Donc si tu ne veux pas qu’ils te fassent ceci, il ne faut pas que tu leur fasses ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent.
Donc c’est ça : choisir entre nous une loi qui va permettre une universalisation d’une règle morale dans l’action. Pourquoi ça ? Mais parce que si je leur fais des sales coups, si je suis fort, malin et costaud, ça marche. Mais, un jour, je vais tomber sur un plus malin, c’est évident. Et là je vais perdre ma liberté puisqu’il va me faire un sale coup et que je ne saurai pas me défendre. Donc pour ne pas perdre ma liberté, il faut que j’adopte moi aussi la loi morale. Vous voyez ce que ce n’est pas parce que c’est bien ou mal, c’est parce que ça risque de me retomber sur le dos tout simplement qu’il faut que je choisisse cela.
Et ça, c’est toute l’histoire du transcendantalisme allemand et le contraire, on pourrait dire l’exact contraire du libéralisme anglais. Le libéralisme anglais, c’est : « Fais ce que tu veux. Laissez faire ». C’est même le grand mot d’ordre du libéralisme qui est « laissez faire, laissez faire les passions et les pulsions, ne régulez rien; de toute façon, c’est bon pour tout le monde ». Donc vous voyez, c’est ça, les Lumières, c’est ça la période moderne : c’est une période en fait de luttes pendant deux siècles entre le principe égoïste et un principe qui respecte un certain altruisme, dès que l’autre est quelque chose en lui-même, est une fin en lui-même, n’est pas simplement un moyen pour réaliser mes fins. Je vous formule là la seconde formulation de l’impératif catégorique de Kant. L’autre n’est pas un moyen pour réaliser mes fins, c’est aussi une fin en lui-même. Donc on a une opposition entre le libéralisme anglais et le transcendantalisme allemand puisque l’un met en place l’égoïsme absolu et l’autre met en place une certaine nécessité du respect de l’autre et du souci de l’autre.
Ça, c’est la période moderne. C’est deux siècles. Au cours de cette période se sont développés de nouveaux récits qui étaient des récits de l’émancipation sociétale, les récits du marxisme, du socialisme, de l’anarchisme, de la solidarité ouvrière, les récits de l’émancipation personnelle avec la psychanalyse ( l’accès enfin à soi-même, avec l’idée qu’il faut prendre en compte un fond insondable qu’on a chacun au fond de nous-mêmes). Vous voyez, ça a permis le développement de ces magnifiques récits. Il y a eu ça d’un côté, mais d’un autre côté, il y a eu le récit du laisse-faire, laisse faire tes passions et tes pulsions, tu n’y peux rien, laisse se développer tout cela.
Voilà. Ca, c’est la période moderne qui prend fin entre 1968 et 1980, 1980 marquant le moment du triomphe dans le monde, en Angleterre et aux États-Unis, c’est-à-dire deux des plus grandes puissances du monde, du principe porté par l’anthropologie libérale qui s’est ensuite diffusée dans le monde sous le nom de « mondialisation » et qui détruit en ce moment d’autres cultures que la culture occidentale. Suis-je plus clair comme cela ?.
Pascale Fourier : : Dans quelle mesure les nouveaux récits dont vous me parlez, socialisme, anarchisme, etc. s’inscrivaient-t-ils dans ce cadre ? Ils se revendiquent des Lumières allemandes ?
Dany-Robert Dufour : : Oui bien sûr. Marx se pensait comme un aufklärer, c’est-à-dire comme un héritier des lumières. Si vous pensez aux Lumières allemandes : Kant, Hegel… Marx ! Simplement Marx disait : « Moi, je remets la dialectique hégélienne sur ses pieds, c’est-à-dire que la fin de l’Histoire, ce n’est pas la réalisation de l’Esprit absolu, c’est la réalisation d’une sorte d’égalité entre les hommes. Mais tout cela s’inscrit dans le mouvement du transcendantalisme allemand. Et dans les autres mouvements qui sont ceux du socialisme ou les mouvements anarchistes, l’idée d’avoir à concilier son intérêt personnel avec l’intérêt de l’autre dans des communautés, des coopératives, des associations – toutes ces formes qui sont des formes de développement de socialisation au fond – est extrêmement présente aussi. C’est le contraire de l’idée libérale de l’égoïsme absolu.
Février 2012 – Dany-Robert Dufour : Le libéralisme, un totalitarisme nouveau…
16 juin 2014
Troisième et dernière partie de l’entretien que j’avais eu avec Dany-Robert Dufour en 2012. On en arrivait au coeur de mes interrogations !
Un vrai pédagogue !….
http : //ilfautledire.fr/2014/06/fevrier-2012-dany-robert-dufour-le-liberalisme-un-totalitarisme-nouveau/
Dany-Robert Dufour, philosophe, auteur de L’individu qui vient … après le libéralisme chez Denoël -Interview du 7 février 2012
Partie 3/3
L’époque post-moderne : vers un totalitarisme d’un genre nouveau ?
Pascale Fourier :
Je vous synthétise les épisodes qui précèdent ? C’est simple, ou presque. L’époque moderne, qui va du 18ème siècle à 1980 environ, a vu la remise en cause des deux discours qui structuraient la pensée occidentale depuis deux millénaires : le récit du logos, venu de Grèce, qui incitait à la maîtrise des passions, et le discours venu de Jérusalem, poussant à la limitation de l’amour de soi.
Pendant deux siècles va alors s’engager une lutte entre les Lumières anglaises, le libéralisme, dont le maître-mot est : « Fais ce que tu veux, ce sera bon pour tout le monde, quoi qu’il en soit » et les lumières allemandes qui, elles, préservent la régulation morale.
On en était là avec Dany-Robert Dufour dans l’explicitation de cette lutte inachevée. Et alors, et alors ? Je piétinais ! La postmodernité dont il m’avait promis de me parler dès la première partie, j’attendais ! Alors, je le lui ai dit.
Troisième, et dernière partie donc, de l’entretien avec Dany-Robert Dufour.
La postmodernité…
Dany-Robert Dufour :
Mon champ, c’est effectivement, vous avez raison, celui de la réflexion sur la postmodernité. La postmodernité, c’est un concept philosophique qui a été inventé par Jean-François Lyotard, philosophe, qui a sorti en 1979 un livre qui s’appelle La condition postmoderne. Et pour aller vite, il définit la condition postmoderne comme la chute, la fin de tous les grands récits : les récits de l’antiquité, grecque et latine, c’est-à-dire le logos, le monothéisme, et les récits modernes qui sont ceux des Lumières, allemandes pour l’essentiel, à savoir le récit de l’émancipation, disons, de l’autonomie de pensée – c’est Kant, de l’ « Oser penser par soi-même » -, le récit de l’émancipation collective par Marx et les autres récits socialistes et anarchistes, et le récit de l’émancipation personnelle, disons par le freudisme.
Et il dit donc, en 1979, que tous ces grands récits sont morts, ou en voie de disparition. Il y a encore des gens qui y croient, mais ils ne sont plus, disons, ce qui est au cœur du social, ce qui informe le social. Donc il parle de la chute des grands récits. Moi, j’ai beaucoup travaillé sur cette période parce que j’ai été très rapidement d’accord avec cette remarque de Lyotard, donc 1979, et le fait que, comme je vous le disais, arrive six mois plus tard en 1980 l’installation d’un ultralibéralisme mondial, avec autre chose qui se met en place, qui oublie complètement le souci de l’autre pour ne mettre en place que le souci de soi. Et ce souci de soi – c’est aussi le souci de l’enrichissement personnel – me semble bien correspondre à cette époque postmoderne.
Alors, je suis donc complètement d’accord avec Lyotard pour dire que c’est la chute des grands récits, les grands récits passés ; mais, en même temps, je me suis permis de rajouter quelque chose à Lyotard, pas pour faire mon petit malin, mais pour ajouter quelque chose qu’il n’avait pas pu voir encore en 1979, qui était que certes, c’est la chute des anciens grands récits, mais c’est la mise en place d’un nouveau grand récit, d’un récit d’un nouveau type, qui est le récit de l’exclusif souci de soi, un exclusif amour de soi.
Donc, nous passons, au fond, des religions anciennes si vous voulez, religions politiques, religions monothéistes, religions religieuses etc., à une sorte de nouvelle religion qui est la religion du marché comme le cadre général dans lequel on doit pouvoir penser tous les affaires humaines. C’est exactement ça qu’on entend par « postmodernité », donc du moins, moi ce que j’entends. J’entends ce qu’entend Lyotard, et je rajoute un mot en plus : c’est la chute de tous ces grands récits, mais en même temps que c’est la chute, c’est l’émergence d’un nouveau type de grand récit, tout nouveau type de grand récit qui nous déconcerte beaucoup parce que, à la différence de tous les autres, il ne met plus l’accent sur le rapport à l’autre, mais uniquement sur l’amour de soi.
La victoire du libéralisme anglais sur le libéralisme allemand
Voilà, c’est ça que j’appelle l’époque postmoderne. Donc on pourrait dire que c’est l’époque du triomphe absolu du libéralisme anglais qui a vaincu définitivement, donc, le libéralisme allemand. J’emploie parfois, pour opposer ces deux figures du libéralisme anglais et du transcendantalisme allemand, l’image des deux chiens de faïence. Vous savez, vous avez une cheminée et vous posez deux chiens de faïence : ces deux chiens de faïence sur la cheminée moderne, c’est le libéralisme anglais et le transcendantalisme allemand. Mais il y en a un qui tombe au bout d’un certain temps, il se casse et il n’y a plus que le libéralisme anglais : c’est l’entrée dans la période postmoderne avec toute la culture postmoderne !
Avec toute la culture postmoderne… donc avec l’idée qu’il faut révolutionner constamment les mœurs jusqu’à l’idée que « je peux absolument dire et faire ce que je veux », c’est-à-dire l’idée, au fond, de « je peux jouir de ce que je veux ». Je ne suis pas du tout quelqu’un qui est un rabat- joie au niveau de la jouissance, je trouve ça très beau quand ça mobilise l’autre aussi, la jouissance ! Mais quand c’est la jouissance uniquement de soi, je trouve que ce sont des jouissances à deux sous, et nous sommes dans une époque de jouissances à deux balles. Donc, c’est ça, le sujet postmoderne : c’est celui qui est lancé dans des jouissances à deux balles dans lesquelles il va se dire qu’il fait ce qu’il veut, et il ne sait pas qu’il est en train de casser le lien social et d’amener l’humanité vers une sorte de butée.
Pascale Fourier :
A un moment, vous avez dit que « les autres grands récits n’étaient pas forcément morts chez chacun d’entre nous et vous avez dit « mais ils n’informent plus le social ». J’ai l’impression qu’il y a des résistances dans… j’allais dire dans le peuple ?…
Dany-Robert Dufour :
Dieu merci, il y a des résistances, oui, oui, bien sûr. On a affaire à une imposition d’une sorte de modèle par les industries culturelles, mais les récits, les anciens récits de solidarité, de souci de l’autre, de rapports de considération, de respect de l’autre, de redistribution, etc., continuent toujours d’être vivants dans le peuple, Dieu merci ! Le jour où ça sera mort, on sera foutus, on sera complètement foutus. Peut-être que les industries culturelles auront réussi un jour à éradiquer tout ceci, et qu’il n’y aura plus que quelques fous qui se promènent en disant qu’il faut aussi se soucier de son voisin, peut-être qu’on en viendra là, mais pour l’instant, Dieu merci, on n’en est pas là.
Créer un homme nouveau ?
Pascale Fourier :
Est-ce qu’on en est au point, quand même, éventuellement de, je ne sais pas s’il faudrait dire « volonté délibérée », mais en tous les cas d’une volonté de création d’un homme nouveau ?
Dany-Robert Dufour :
Oui. On est au point de création d’un homme qui est un homme acritique, surtout qui ne pense pas, parce que penser ça fait mal, ça fait mal à la tête, ça oblige à interférer sur le libre-cours de ses passions et ses pulsions, donc ce n’est pas bon. Il faut laisser aller ses passions et ses pulsions, donc il ne faut pas penser. J’avais créé une formule à cet égard un jour, j’avais dit « Faut pas penser, faut dépenser ».
Eh oui, eh bien c’est ça, il faut dépenser parce qu’on remplace le sujet critique, sujet qui pense, donc qui interpose quelque chose dans le cours automatique de ses passions et ses pulsions, et on le remplace par un sujet consommateur, donc qui consent. C’est bon pour le marché, un sujet consommateur, « Je ne me soucie pas j’achète, un portable, ceci, ceci, ça, cela, etc. etc. ». Et le marché est le plus grand incitateur dans cette configuration-là, parce que le marché est celui qui, à tout moment, va proposer au sujet de la postmodernité en quête de ses jouissances à deux balles un objet manufacturé, censé calmer ses appétences – un service marchand, marchand évidemment, qui va donc répondre à tout ce qu’il veut -, et des fantasmes culturels produits par les industries culturelles. Donc le marché dit : « Ne vous occupez pas, je pourvois à tout, je pourvois à tout ». Si bien que nous sommes rentrés, donc, passés d’un sujet critique à un sujet acritique, c’est-à-dire à un sujet consommateur.
Avant, dans les anciennes formes, il y avait des formes qui étaient des formes de pouvoir un peu centrales, un peu oppressantes, un peu oppressives, avec un pouvoir qui voulait, qui exigeait, souvent à tort, souvent pour des raisons… etc., mais bon, qui voulait quand même quelque chose. Maintenant, la seule chose qu’il faut, c’est acheter : c’est bon pour le PIB français, mondial, et tout ce que vous voulez.
Donc le marché est devenu une sorte de dealer, de grand dealer. Le dealer, ce n’est pas lui qui vous opprime, le dealer ! Le dealer, il vous donne de quoi vous opprimer tout seul. Il vous donne la drogue dont vous allez devenir esclave, dont vous allez devenir dépendante, addict. Eh bien, le marché c’est pareil : il vous donne les produits qui vous servent à vous opprimer eux-mêmes, toujours, parce qu’il faut toujours un autre produit, il faut toujours plus, il faut toujours autre chose, etc. C’est bon pour le marché, ça produit du PIB, ça comble vos appétences, donc c’est bon pour vous, c’est bon pour tout le monde.
Donc, vous voyez, ça produit un nouveau sujet, un homme nouveau, comme vous disiez, légèrement psychotisant, parce qu’il n’a plus en tête des interdits. Alors évidemment, c’est emmerdant d’avoir en tête des interdits, parce que si les grands récits disaient auparavant « tu ne dois pas », vous savez, les catalogues des religions : « Tu ne dois pas tuer, mentir, etc. etc., convoiter », tout ça. Evidemment, vous le vouliez quand même, mais il y a une interdiction qui vous empêche, donc vous le refoulez dans votre inconscient, et puis ça ressort d’autre façon. C’est qu’on appelle, donc, le retour du refoulé, c’est refoulé, mais ça ressort. Bon. Ça fait des sujets névrotiques.
Mais ça, ça fait des sujets plus… j’allais dire, plus gravement atteints, puisque ça fait des sujets psychotisants : ils peuvent tout, ils veulent tout, ils passent d’un truc à l’autre, d’un investissement à l’autre, rien n’est fixé. Ce sont des sujets flexibles, des sujets nomades, ceux dont on parlait tout à l’heure.
Et ce n’est pas un hasard si Deleuze, à un moment donné, a vu quelque chose venir, puisqu’en 1972, il a sorti L’Anti-Œdipe, l’anti-Oedipe, donc celui qui était sorti, justement, des filiations, et qui était le sujet nomade, le sujet flexible, qui n’obéissait qu’à son fonctionnement pulsionnel. Il a vu quelque chose arriver. Le seul problème, c’est qu’il s’est enthousiasmé pour ça, au lieu de le critiquer ! Mais il a vu quand même quelque chose arriver : c’était son travail de philosophe, il a absolument vu les chosesarriver.
Maintenant notre travail de philosophe, quarante ans après, c’est de dire : « Bon, il a vu quelque chose venir, mais maintenant c’est à nous de fournir la partie critique par rapport à ce qui est en train d’arriver, à ce qu’il a vu venir, lui ». Ce qu’il a vu venir, c’est un sujet psychotisant; pour lui, le sujet idéal pour lui, c’était le sujet « schizoïde », comme il disait, « schizo » – un éloge du « schizo » chez Deleuze.
Alors évidemment, si vous remplacez des névrosés par des schizophrènes, eh bien vous obtenez un peu quelque chose comme ce que le marché est en train de produire, c’est-à-dire un sujet psychotisant, acritique, et souvent addicté, parfois un peu pervers, qui cherche à instrumentaliser l’autre. Et quand il n’arrive pas à être bien addicté ou être bien pervers, alors il déprime et il est dépressif…
Le libéralisme, un totalitarisme d’un genre nouveau
Pascale Fourier :
Est-ce qu’on peut dire que le libéralisme est un totalitarisme ?
Dany-Robert Dufour :
On peut le dire. Et on peut le dire, en ajoutant que c’est le troisième totalitarisme que connaît l’Occident, la société occidentale, en un siècle.
Le premier, c’étaient les fascismes, et le pire, le plus virulent de tous, le nazisme ; le second, c’étaient les stalinismes, c’est-à-dire les communismes réels, ceux qui ont réellement existé ; et le troisième, c’est le libéralisme, mais c’est un totalitarisme d’un nouveau type.
Alors pourquoi ? Parce qu’il se trouve que, dans les deux premiers totalitarismes, c’est l’individu qui est réprimé. Il est réprimé au nom de la race aryenne par exemple, dont il doit chanter la grandeur. Il doit donc écouter la voix du führer qui est comme la voix de cette race aryenne et s’identifier donc à cette race aryenne en faisant table rase de tout ce qui, dans l’individu, pourrait discuter, contrevenir à ceci, pourrait même avancer que lui aussi a ses propres revendications : devenir moins bête, devenir… je ne sais pas, enfin, tout ce qui fait l’épanouissement de l’individu. Donc c’est au nom de la race supérieure que l’individu doit se taire.
Dans les stalinismes, c’est au niveau de la classe inférieure : il faut que l’individu se taise parce que « Il faut laisser venir les lendemains qui chantent, donc en attendant tais-toi ».
Le libéralisme, c’est un autre totalitarisme. Totalitarisme, déjà, parce que comme j’ai essayé de vous l’expliquer, il diffuse non pas simplement dans une économie, comme vous l’avez très bien remarqué, dans l’économie économique pour dire vite, mais dans toutes les économies humaines : économie politique, économie psychique, économie symbolique, économie discursive, économie écologique. Il diffuse partout. Donc il y a un côté total ! total ! Il y a un côté total qui, lui aussi, réprime tout ce qui peut apparaître comme un « Oser penser par soi-même » dans l’individu, puisque c’est l’individu, comme j’ai essayé de le dire tout à l’heure, c’est l’individu critique, l’individu des Lumières allemandes, qui ose penser et agir par lui-même, qui se trouve devoir être rabattu au profit de l’individu pulsionnel, au profit de ses pulsions. Donc il ne faut plus penser, il faut laisser faire le fonctionnement pulsionnel.
Et comme je vous l’ai dit, ce n’est pas un pouvoir qui vous oblige, comme le stalinisme ou comme le nazisme qui vous met dans des camps, ce n’est pas ça. Il fonctionne d’une façon différente, mais c’est un totalitarisme quand même, parce qu’il vous donne tout ce qui permet de vous addicter vous-même pour ne pas atteindre ce niveau de réalisation personnelle. Il vous donne tous les objets qui vous permettent de vous aliéner.
Donc c’est un totalitarisme, mais un totalitarisme d’un tout nouveau type. C’est un totalitarisme sans tyran, on va dire. Ce n’est pas pour ça que c’est soft, parce que ça peut être très dur. Quand vous vous aliénez vous-même, avec l’aide donc de cette instance-là, vous êtes, n’empêche, aliéné complètement. Et même, vous êtes peut-être plus aliéné que vous pouviez l’être dans par exemple le stalinisme, puisque dans le stalinisme, il pouvait y avoir un double- langage : « Bon, ils m’obligent à aller défiler en criant les slogans qui sont les slogans à la gloire du Petit Père des Peuples, etc., mais je n’en pense pas moins : je suis toujours, pour moi-même – je ne le dis pas ou seulement avec mes copains – je suis toujours critique ».
Dans le libéralisme il n’y a plus de double-langage, il n’y a plus qu’un langage : la consommation à outrance, la réalisation pulsionnelle et passionnelle totale. Donc il n’y a même plus de double-langage. C’est donc un totalitarisme d’un nouveau type qui est aussi tyrannique, mais sans tyran, que les anciens totalitarismes.
Pascale Fourier : Et qui oblige ceux qui ne se plient pas à ne pas se sentir conformes ? On est non- conformes ?
Dany-Robert Dufour :
Oui. Si vous ne vous pliez pas, vous êtes bizarre, vous êtes un peu fou, vous êtes…, vous n’êtes pas dans le coup, vous êtes un vieux con, vous n’êtes plus dans l’air du temps, vous n’avez rien compris à ce qui se passe, vous n’êtes pas branché, vous n’êtes pas constamment nomade, donc vous êtes dépassé, vous êtes vieux jeu, vous êtes un vieux réac, vous êtes…voilà, tout ça.
Donc, on stigmatise celui qui n’obéit pas à cette injonction de réalisation pulsionnelle par le jeu de la consommation à outrance, qui se présente comme la seule chose qui peut sauver les sociétés puisque ça fait augmenter le PIB, sans s’apercevoir que ceci produit des effets qui sont des effets à long terme sur l’exploitation à outrance et les déséquilibres de la nature, des forces productives.
Pascale Fourier :
Et comment on s’en sort ? Parce que je pense quand même que je ne suis pas très singulière en étant particulièrement « has been » : je pense qu’on est nombreux…
Dany-Robert Dufour :
Oui.
Pascale Fourier :
Michea parle d’ailleurs de « common decency » à ce propos…
Dany-Robert Dufour :
Oui, exactement.
Pascale Fourier :
… qui est en faitune espèce de bon sens commun qui fait que eh bien, oui, on n’a pas les choses sans effort par exemple… Mais comment on s’en sort ? Parce que finalement, peut-être bien qu’on est majoritaires dans les faits, finalement, alors que toute une sphère, qui passe par les médias pour l’aspect sociétal, on pourrait dire, et politique, droite et gauche, prône l’inverse… Comment peut-on inverser cecourant puisqu’on est, d’un certain côté, je pense quand même, majoritaires ?
Dany-Robert Dufour :
Oui, moi aussi je pense qu’on est majoritaires. Ça apparaît d’ailleurs par effraction, par exemple à l’occasion du référendum sur Maastricht – il fallait suivre la bonne voie-et on voit où ça mène maintenant… La généralisation de l’euro avec des économies si différentes, c’est une catastrophe. On avait intuitivement raison de dire non, et à un certain moment, ça s’exprime, comme ça.
Eh bien, je crois qu’il y a deux solutions. C’est-à-dire que tous ces petits actes de résistance individuels qui tendraient à nous stigmatiser, il faut les multiplier, il faut les échanger entre nous par tous les moyens possibles : par des blogs, par des radios, par des bouquins, par… il faut diffuser tout ça au maximum. Dans cette mesure-là, par exemple, l’existence de blogs est une excellente chose parce que ça se fonde avec rien, avec deux sous, alors que la presse est absolument muselée et contrôlée. Donc, tout ce qui développe cet esprit de résistance individuelle dans tous les domaines, dans le fait de dire qu’il faut continuer à aimer La Princesse de Clèves, qu’il faut continuer à la lire, qu’il faut continuer à penser, qu’il faut continuer à résister, qu’il faut détourner des usages dominants, etc., tout ceci doit être développé par chacun et popularisé, généralisé au maximum par tous les moyens actuels de popularisation et de généralisation.
Et puis je pense qu’on arrivera un jour à une expression politique, parce que ceci n’aura aucune chance de réussir s’il n’y a pas une expression politique un jour. Je pense que tout ça trouvera une forme politique. Il faut déjà réfléchir à une forme politique, complètement nouvelle. Je veux dire, ça ne peut être ni les anciens stalinismes, ni la gauche libérale, ni ceci. Alors là, c’est tout à réinventer là-dedans. Ça peut ne pas être nécessairement un parti, mais plusieurs partis qui s’entendent, qui vont dans des sens un peu différents. Mais il va falloir respecter des formes de divergences d’avis, de discussion permanente, parce que la discussion permanente est évidemment toujours très très riche : il faut des avis différents. Mais, je pense qu’on n’échappera pas à l’idée d’aller vers la constitution d’une force politique.
Pascale Fourier :
Et voilà, c’était la troisième partie de l’entretien réalisé avec Dany-Robert Dufour, troisième partie qui, je l’espère, ne peut que vous donner envie de reprendre l’entretien depuis son début pour en sentir toute la profondeur.
Je ne peux que vous inviter à lire à votre tour L’individu qui vient … après le libéralisme, publié récemment chez Denoël, mais aussi sa trilogie précédente, L’Art de réduire les têtes, Le Divin Marché et La Cité perverse.
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