"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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« Sortir de l'ultralibéralisme, c'est possible ! »
Petit Philippe
Marianne du 29 septembre 2007

Origine : http://www.bdr13.pcf.fr/Sortir-de-l-ultraliberalisme-c-est.html

Dans son nouvel essai, « le Divin Marché », le philosophe explique comment combattre la dérégulation morale provoquée par l’hypercapitalisme.

Pourquoi sera-t-il mieux accueilli cette année ? Oui, pourquoi affirmer sans ambages que le philosophe du langage et de l’éducation Dany-Robert Dufour, professeur à Paris-VIII, né en 1947, est en passe d’élargir le nombre de ses lecteurs ? Il n’est pourtant pas un total inconnu, ses essais ont des tirages honorables, c’est un littéraire dans l’âme qui est capable de s’atteler à Beckett autant qu’à une chanson de rap, les psychanalystes le considèrent avec gratitude, et sa reconnaissance grandit parmi les ennemis déclarés du néolibéralisme et du capitalisme total. Habitué des revues le Débat et Esprit, il signe de longs articles à propos des enjeux culturels de la mondialisation dans les colonnes du Monde diplomatique ; le Monde de l’éducation a prêté attention à ses réflexions sur l’autorité ; il est un invité régulier d’associations actives, telle Banlieue 93, on le croise à Avignon, dans les MJC, ses livres font l’objet de nombreuses traductions. Il participe à des aventures théâtrales (1) . Mais ses travaux, pour importants qu’ils soient, immergés dans notre époque, discutables certes, n’ont pas encore reçu l’audience qu’ils mériteraient. Cela tient à la fois au parcours singulier de l’auteur, au changement de registre qu’il semble vouloir s’imposer dorénavant, et à la nouvelle cartographie intellectuelle qui bouscule le paysage politique depuis l’élection de Nicolas Sarkozy... Le Divin Marché qui paraît cette semaine provoquera à coup sûr des remous chez tous ceux qui s’inquiètent de l’avenir des grandes économies humaines : l’économie marchande, l’économie politique, l’économie du vivant, l’économie symbolique, l’économie sémiotique, l’économie psychique. Il est d’ailleurs sous-titré la Révolution culturelle libérale (2) . Il fait suite à l’Art de réduire les têtes (2003) et On achève bien les hommes (2005) qui comptent parmi les meilleurs essais de la décennie 2000. Il se présente donc comme l’aboutissement d’une longue ascèse. Mais c’est un livre d’intervention. Il prend son origine, entre autres, dans des motifs divers ayant trait à l’éducation, qui faillit ; à la langue, qui fout le camp ; aux différences sexuelle et générationnelle, qui s’estompent ; au rapport à la loi, qui n’intègre plus la limite ; à l’art, qui fuit le sublime ; à l’inconscient, qui accouche de nouveaux symptômes. Ces motifs étant sous-tendus, selon l’auteur, par un égoïsme dévastateur ayant la triste particularité de « saloper » les individus et de les rendre complices du « dépérissement des bases mêmes de la vie en société ». Ils composent la visée principale de l’ouvrage dont l’intention est justement de se départir des constats sociaux dressés par « les spécialistes » en sciences humaines. Car, si l’économiste tempère, mon dialisation oblige, si l’historien observe les changements dans le rapport à la religion, si le grammairien prend en compte de nouveaux usages langagiers, si le sociologue ceci et le politologue cela, etc., le philosophe, lui, c’est son rôle, tente de penser comment s’articulent ces niveaux de rationalité afin de mieux cerner les progrès ou les défaillances de l’esprit critique, voire de l’autonomie individuelle. Dufour croit aux vertus de la critique, mais à condition qu’elle se dépasse constamment, qu’elle franchisse des seuils et ne s’enferme pas dans le réalisme sociologique. S’il cherche à intégrer aujourd’hui tous les traits du visage du nouvel homme néolibéral, ce n’est pas pour se débarrasser du « libéralisme », mais de ses effets pervers. Critique et clinicien, il pratique une sorte de psychopathologie du lien social. Parer à la faillite de l’autre.

C’est pourquoi il se défend d’être un réactionnaire, un restaurateur, un « décliniste ». Il n’y a pas, selon lui, de bon « tiers » pour sauver l’humanité. La religion, le roi, le prolétariat, l’Etat, toutes ces formes de la transcendance sont à ses yeux caduques. Une société cosmopolite, comme la nôtre, multiplie par nature les idoles, elle offre à qui le demande une quantité impressionnante de nouveaux tiers. Dufour, lui, n’en choisit aucun. Il tempère seulement leur excès. Il congédie la grande illusion, les grands sujets, comme il dit, qui ont jalonné notre histoire. « Les hommes ont vocation à l’assujettissement à un grand sujet », écrit-il. Alors ? Est- ce une raison pour retaper les anciens tiers ? Est-ce une raison pour céder à ce faux tiers, le marché, transformé en Eglise mondiale ? Non. L’homme libéré de toute attache symbolique, qu’il s’incarne sous la figure du schizo, du hacker, du raider, du killer, du délinquant, du pervers ordinaire, est condamné à errer, c’est un cynique ordinaire. Il bluffe. « Il fait le mort ou il fait le sympathique, il fait comme les autres, il devient ce qu’il suppose que l’on veut qu’il soit », développe Dufour. C’est un poulpe ou un renard. Mais il ne peut véritablement penser en son nom. Il est donc crucial d’arrêter cette mise en troupeaux des citoyens consommateurs. Il faut obvier à ce faux mouvement qui fabrique des dépressifs, des hyperactifs, des obèses, des malades sexuels, des adolescents qui éprouvent des troubles d’intégration de la limite, ou encore des adultes sans foi ni loi, en proie à la démesure de leur désir. Il s’agit, en fait, pour Dufour, d’obvier à la faillite de l’autre, tout en se défendant de vouloir restaurer un monde disparu. La porte est étroite, mais il la franchit avec dignité. Il noircit parfois le tableau en se concentrant uniquement sur les dégâts du progrès ; il fait mouche lorsqu’il s’en prend aux « groupes voyous libéralo-compatibles », ces auteurs de chansons meurtrières, qui ont pignon sur rue, tel le groupe Lunatic. Il discute de pied ferme sur les questions de bioéthique et de genre*. Il sait donner forme à cette fameuse « perte de repères » dont se gargarisent les ignorants. En fait, Dufour poursuit à sa manière la lutte entre Adam Smith, le prêtre de la dérégulation morale, et Emmanuel Kant, le prince de la régulation morale, et il oppose à cette ancienne sagesse de la modernité, à cet équilibre entre régulation et dérégulation qui s’achève avec les Trente Glorieuses, une analyse impitoyable, vive, engagée, de la rupture d’équilibre qui est la nôtre, en vue de la dépasser. « Ca casse la baraque ! ».

Pour aller où ? Le lecteur n’a pas à le savoir. Il doit seulement s’incorporer « le temps cosmopolite de la ville moderne », et son espace, et chercher à faire un usage radical de sa raison. Longtemps, l’auteur des Lettres sur la nature humaine à l’usage des survivants (1999) s’est satisfait de ce programme. Il demeurait discret. Son travail lui suffisait. Il entend maintenant le partager avec d’autres. Il fut à ses débuts encouragé par Marcel Gauchet, le rédacteur en chef de Débat, qui avait été subjugué par la lecture du Bégaiement des maîtres (1988) : un essai fulgurant qui mettait à bas les axiomes du structuralisme. Il fut soutenu dans ses efforts par le psychanalyste Serge Leclaire, lequel lui avait déclaré après avoir lu sa première somme, les Mystères de la Trinité (1990) : « Ca casse la baraque ! » On ne pouvait mieux désigner l’oeuvre de refondation à laquelle ce professeur persévérant s’est consacré durant vingt ans. C’est terminé. Dufour, qui a commencé par écrire une oeuvre avant de se lancer dans l’arène, tient maintenant à transmettre à d’autres « sa » traversée. Il écrit dorénavant dans l’après-coup d’une découverte, proche de l’illumination, qui remonte à la fin des années 80. « Lorsqu’un sujet parle, il dit nécessairement je à un tu à propos de il. C’est dans un dispositif trinitaire que les prétendants au dialogue doivent entrer s’ils veulent parler », résume Dufour. Le philosophe est le gardien de ce il. Non pas par goût de la tradition, mais par souci de l’avenir. Parce qu’il sait que l’homme n’est pas fini. La néoténie* constitue sa nature. C’est sa chance et sa damnation. Il naît prématuré, et son développement est caractérisé par un ralentissement notable par rapport à celui des singes supérieurs. Il a donc un besoin avide de recevoir un supplément de culture... Avec ce troisième volet d’une trilogie consacrée au nouvel esprit du capitalisme, Dany- Robert Dufour, signe un pacte avec son lecteur. Il ne lui dit pas simplement de résister, il lui dit : voilà ce qui va arriver. Il accélère le pas et annonce déjà une suite à ce « traité de savoir survivre en régime libéral avancé ». Il y a urgence, selon lui. Qui a dit qu’il n’y avait que le président à se dire pressé ? »

(1) Dans le cadre du festival Art’tension.

(2) Dany-Robert Dufour. Le Divin Marché. Denoël, 22 Eur