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Origine : http://www.bdr13.pcf.fr/Sortir-de-l-ultraliberalisme-c-est.html
Dans son nouvel essai, « le Divin Marché »,
le philosophe explique comment combattre la dérégulation
morale provoquée par l’hypercapitalisme.
Pourquoi sera-t-il mieux accueilli cette année ? Oui, pourquoi
affirmer sans ambages que le philosophe du langage et de l’éducation
Dany-Robert Dufour, professeur à Paris-VIII, né en
1947, est en passe d’élargir le nombre de ses lecteurs
? Il n’est pourtant pas un total inconnu, ses essais ont des
tirages honorables, c’est un littéraire dans l’âme
qui est capable de s’atteler à Beckett autant qu’à
une chanson de rap, les psychanalystes le considèrent avec
gratitude, et sa reconnaissance grandit parmi les ennemis déclarés
du néolibéralisme et du capitalisme total. Habitué
des revues le Débat et Esprit, il signe de longs articles
à propos des enjeux culturels de la mondialisation dans les
colonnes du Monde diplomatique ; le Monde de l’éducation
a prêté attention à ses réflexions sur
l’autorité ; il est un invité régulier
d’associations actives, telle Banlieue 93, on le croise à
Avignon, dans les MJC, ses livres font l’objet de nombreuses
traductions. Il participe à des aventures théâtrales
(1) . Mais ses travaux, pour importants qu’ils soient, immergés
dans notre époque, discutables certes, n’ont pas encore
reçu l’audience qu’ils mériteraient. Cela
tient à la fois au parcours singulier de l’auteur,
au changement de registre qu’il semble vouloir s’imposer
dorénavant, et à la nouvelle cartographie intellectuelle
qui bouscule le paysage politique depuis l’élection
de Nicolas Sarkozy... Le Divin Marché qui paraît cette
semaine provoquera à coup sûr des remous chez tous
ceux qui s’inquiètent de l’avenir des grandes
économies humaines : l’économie marchande, l’économie
politique, l’économie du vivant, l’économie
symbolique, l’économie sémiotique, l’économie
psychique. Il est d’ailleurs sous-titré la Révolution
culturelle libérale (2) . Il fait suite à l’Art
de réduire les têtes (2003) et On achève bien
les hommes (2005) qui comptent parmi les meilleurs essais de la
décennie 2000. Il se présente donc comme l’aboutissement
d’une longue ascèse. Mais c’est un livre d’intervention.
Il prend son origine, entre autres, dans des motifs divers ayant
trait à l’éducation, qui faillit ; à
la langue, qui fout le camp ; aux différences sexuelle et
générationnelle, qui s’estompent ; au rapport
à la loi, qui n’intègre plus la limite ; à
l’art, qui fuit le sublime ; à l’inconscient,
qui accouche de nouveaux symptômes. Ces motifs étant
sous-tendus, selon l’auteur, par un égoïsme dévastateur
ayant la triste particularité de « saloper »
les individus et de les rendre complices du « dépérissement
des bases mêmes de la vie en société ».
Ils composent la visée principale de l’ouvrage dont
l’intention est justement de se départir des constats
sociaux dressés par « les spécialistes »
en sciences humaines. Car, si l’économiste tempère,
mon dialisation oblige, si l’historien observe les changements
dans le rapport à la religion, si le grammairien prend en
compte de nouveaux usages langagiers, si le sociologue ceci et le
politologue cela, etc., le philosophe, lui, c’est son rôle,
tente de penser comment s’articulent ces niveaux de rationalité
afin de mieux cerner les progrès ou les défaillances
de l’esprit critique, voire de l’autonomie individuelle.
Dufour croit aux vertus de la critique, mais à condition
qu’elle se dépasse constamment, qu’elle franchisse
des seuils et ne s’enferme pas dans le réalisme sociologique.
S’il cherche à intégrer aujourd’hui tous
les traits du visage du nouvel homme néolibéral, ce
n’est pas pour se débarrasser du « libéralisme
», mais de ses effets pervers. Critique et clinicien, il pratique
une sorte de psychopathologie du lien social. Parer à la
faillite de l’autre.
C’est pourquoi il se défend d’être un
réactionnaire, un restaurateur, un « décliniste
». Il n’y a pas, selon lui, de bon « tiers »
pour sauver l’humanité. La religion, le roi, le prolétariat,
l’Etat, toutes ces formes de la transcendance sont à
ses yeux caduques. Une société cosmopolite, comme
la nôtre, multiplie par nature les idoles, elle offre à
qui le demande une quantité impressionnante de nouveaux tiers.
Dufour, lui, n’en choisit aucun. Il tempère seulement
leur excès. Il congédie la grande illusion, les grands
sujets, comme il dit, qui ont jalonné notre histoire. «
Les hommes ont vocation à l’assujettissement à
un grand sujet », écrit-il. Alors ? Est- ce une raison
pour retaper les anciens tiers ? Est-ce une raison pour céder
à ce faux tiers, le marché, transformé en Eglise
mondiale ? Non. L’homme libéré de toute attache
symbolique, qu’il s’incarne sous la figure du schizo,
du hacker, du raider, du killer, du délinquant, du pervers
ordinaire, est condamné à errer, c’est un cynique
ordinaire. Il bluffe. « Il fait le mort ou il fait le sympathique,
il fait comme les autres, il devient ce qu’il suppose que
l’on veut qu’il soit », développe Dufour.
C’est un poulpe ou un renard. Mais il ne peut véritablement
penser en son nom. Il est donc crucial d’arrêter cette
mise en troupeaux des citoyens consommateurs. Il faut obvier à
ce faux mouvement qui fabrique des dépressifs, des hyperactifs,
des obèses, des malades sexuels, des adolescents qui éprouvent
des troubles d’intégration de la limite, ou encore
des adultes sans foi ni loi, en proie à la démesure
de leur désir. Il s’agit, en fait, pour Dufour, d’obvier
à la faillite de l’autre, tout en se défendant
de vouloir restaurer un monde disparu. La porte est étroite,
mais il la franchit avec dignité. Il noircit parfois le tableau
en se concentrant uniquement sur les dégâts du progrès
; il fait mouche lorsqu’il s’en prend aux « groupes
voyous libéralo-compatibles », ces auteurs de chansons
meurtrières, qui ont pignon sur rue, tel le groupe Lunatic.
Il discute de pied ferme sur les questions de bioéthique
et de genre*. Il sait donner forme à cette fameuse «
perte de repères » dont se gargarisent les ignorants.
En fait, Dufour poursuit à sa manière la lutte entre
Adam Smith, le prêtre de la dérégulation morale,
et Emmanuel Kant, le prince de la régulation morale, et il
oppose à cette ancienne sagesse de la modernité, à
cet équilibre entre régulation et dérégulation
qui s’achève avec les Trente Glorieuses, une analyse
impitoyable, vive, engagée, de la rupture d’équilibre
qui est la nôtre, en vue de la dépasser. « Ca
casse la baraque ! ».
Pour aller où ? Le lecteur n’a pas à le savoir.
Il doit seulement s’incorporer « le temps cosmopolite
de la ville moderne », et son espace, et chercher à
faire un usage radical de sa raison. Longtemps, l’auteur des
Lettres sur la nature humaine à l’usage des survivants
(1999) s’est satisfait de ce programme. Il demeurait discret.
Son travail lui suffisait. Il entend maintenant le partager avec
d’autres. Il fut à ses débuts encouragé
par Marcel Gauchet, le rédacteur en chef de Débat,
qui avait été subjugué par la lecture du Bégaiement
des maîtres (1988) : un essai fulgurant qui mettait à
bas les axiomes du structuralisme. Il fut soutenu dans ses efforts
par le psychanalyste Serge Leclaire, lequel lui avait déclaré
après avoir lu sa première somme, les Mystères
de la Trinité (1990) : « Ca casse la baraque ! »
On ne pouvait mieux désigner l’oeuvre de refondation
à laquelle ce professeur persévérant s’est
consacré durant vingt ans. C’est terminé. Dufour,
qui a commencé par écrire une oeuvre avant de se lancer
dans l’arène, tient maintenant à transmettre
à d’autres « sa » traversée. Il
écrit dorénavant dans l’après-coup d’une
découverte, proche de l’illumination, qui remonte à
la fin des années 80. « Lorsqu’un sujet parle,
il dit nécessairement je à un tu à propos de
il. C’est dans un dispositif trinitaire que les prétendants
au dialogue doivent entrer s’ils veulent parler », résume
Dufour. Le philosophe est le gardien de ce il. Non pas par goût
de la tradition, mais par souci de l’avenir. Parce qu’il
sait que l’homme n’est pas fini. La néoténie*
constitue sa nature. C’est sa chance et sa damnation. Il naît
prématuré, et son développement est caractérisé
par un ralentissement notable par rapport à celui des singes
supérieurs. Il a donc un besoin avide de recevoir un supplément
de culture... Avec ce troisième volet d’une trilogie
consacrée au nouvel esprit du capitalisme, Dany- Robert Dufour,
signe un pacte avec son lecteur. Il ne lui dit pas simplement de
résister, il lui dit : voilà ce qui va arriver. Il
accélère le pas et annonce déjà une
suite à ce « traité de savoir survivre en régime
libéral avancé ». Il y a urgence, selon lui.
Qui a dit qu’il n’y avait que le président à
se dire pressé ? »
(1) Dans le cadre du festival Art’tension.
(2) Dany-Robert Dufour. Le Divin Marché. Denoël, 22
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