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Origine : http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/10/17/mutation-du-psychisme-en-vue-par-dany-robert-dufour_1108115_3232.html
Durant cette intense panique boursière dont nul augure économiste
ne saurait, à ce jour, prévoir l'issue, on voit se
répéter un curieux spectacle : ceux qui étaient,
hier encore, les plus ardents défenseurs du libéralisme
financier dérégulé ne cessent de faire acte
de contrition et de promettre l'entrée dans un cycle vertueux.
Mieux vaut tard que jamais, certes.
Mais la question qui se pose est de savoir si l'on peut vraiment
s'en remettre, pour sortir de cette crise, à ceux qui ont
conduit notre civilisation, avec tant d'efficacité, de cynisme
et de suffisance, droit dans le mur. C'est une question importante,
car, si elle n'est pas résolue, les opinions publiques risqueraient
fort, sitôt le désenchantement et la récession
installés et, comme toujours en pareil cas, de se mettre
en recherche d'hommes providentiels. Il ne faut jamais oublier qu'après
la crise boursière de 1929 sont venus 1933 et la tragique
ascension d'un Hitler. Chacun sait qu'en Europe même, certains
s'essaient déjà aux gestes expéditifs qui pourraient
rassembler les foules déboussolées.
Pour éviter la répétition d'un tel drame,
il faut prendre conscience de l'ampleur des dégâts
et des diverses tâches de reconstruction qui s'imposent. Car
le libéralisme financier dérégulé n'a
pas fait que saper les bases de la finance et de l'économie
marchande mondiale. Loin s'en faut : ce sont toutes les grandes
économies humaines qui sont atteintes.
Elles sont en effet articulées entre elles, de sorte que
certains changements essentiels dans l'économie marchande
(la dérégulation) entraînent des effets substantiels
dans l'économie politique, l'obsolescence du gouvernement
et l'apparition de la gouvernance, issue de la corporate gouvernance,
aussi appelée "dictature des actionnaires". Mais
ce n'est pas tout, puisque ce dernier aspect ne peut que provoquer
des mutations dans l'économie symbolique (disparition de
l'autorité du pacte social et apparition de nouvelles formes
de lien social comme les groupes dits "égo-grégaires",
qui se caractérisent par l'exhibition conflictuelle et souvent
spectaculaire d'égoïsmes en recherche de satisfactions
consommatoires). En outre, ces mutations dans la culture affectent
nos façons de parler, autrement dit l'économie sémiotique
(par l'apparition d'une novlangue libérale marquée
par des transformations de la grammaire et des altérations
sémantiques où, par exemple, toute forme d'autorité,
même laïque, est bannie).
Enfin, ces transformations peuvent atteindre une économie
qui semble a priori rétive à toute soumission aux
lois de l'économie marchande : l'économie psychique,
avec une sortie du cadre freudien classique de la névrose
et une entrée dans un cadre postnévrotique où
la perversion, la dépression et l'addiction prédominent.
On dispose d'un concept susceptible de décrire cette propagation
d'une économie à l'autre : la transduction, terme
issu des travaux produits dans les années 1960 par le philosophe
Gilbert Simondon. Lors d'une propagation transductive, chaque région
constituée sert à la région suivante de principe,
de modèle et d'amorce, si bien qu'une modification peut s'étendre
progressivement et qu'une mutation générale peut apparaître
après s'être propagée de proche en proche. Aujourd'hui,
ce sont donc toutes nos économies, celles dans lesquelles
nous vivons, qui sont malades. La conséquence est inéluctable
: notre génération a été "salopée"
par le marché et celle de nos enfants risque fort de l'être
plus encore si nous n'intervenons pas, nous en avons déjà
des signes inquiétants.
Le tableau ne sera complet que si l'on ajoute à ces économies
celle qui les englobe toutes : l'économie du vivant. Elle
est très malade aussi. Elle est en effet victime d'une contradiction
majeure entre le capitalisme, qui vise la production infinie de
la richesse, et la finitude des ressources vitales qu'offre la Terre.
La Terre n'en peut plus, elle ne cesse d'émettre des symptômes
d'épuisement : réduction de la diversité des
espèces, risque accru de pandémies, épuisement
des ressources naturelles, pollutions irréversibles diverses,
inexorable réchauffement climatique aux conséquences
encore incalculables, surpopulation... On voit donc les plus grands
défenseurs du libéralisme dérégulé
manger leur chapeau en public : après avoir exigé
la privatisation des gains, ils supplient de passer à la
socialisation des pertes.
Il est possible, quoiqu'incertain, que ces injections massives
de capitaux publics puissent, à terme, stabiliser le système
bancaire. Mais ce qui est impossible, c'est qu'elles résolvent
les considérables dégâts causés dans
les autres grandes économies humaines par l'effet transductif
de cette idée folle qui s'est emparée du monde depuis
une quarantaine d'années. Nous sommes donc à un seuil
: il faut non seulement secourir l'économie marchande, mais
aussi et surtout porter remède à toutes les grandes
économies humaines menacées de collapsus par un principe
toxique qui a été présenté comme panacée
universelle. Il faut en finir avec la croyance que les intérêts
égoïstes privés s'harmonisent par autorégulation
spontanée.
La providence divine qu'on invoque depuis les origines du libéralisme
n'existe pas. Les hommes ne peuvent s'en remettre à un supposé
mécanisme invisible, qui ferait les choses pour eux et mieux
qu'eux. Il ne faut pas "laisser faire". Il faut au contraire
que les hommes interviennent. Il faut qu'ils régulent leurs
activités par eux-mêmes, sinon la régulation
se fera au profit de certains intérêts privés
plus forts que d'autres, métamorphosant la cité en
une jungle, cependant que ses habitants seront tenus de se transformer
en joueurs pervers.
Il ne s'agit sûrement pas de se débarrasser entièrement
et sans autre forme de procès du libéralisme. Car
il nous a amené de très appréciables bienfaits
par rapport aux systèmes antérieurs : libertés
individuelles et élévation globale du niveau de vie
(en dépit de l'accentuation des inégalités).
Il s'agit plutôt de se débarrasser de ses effets pervers
qui, en devenant envahissants, ont rendu ce système contre-productif.
On souhaiterait donc entendre nos décideurs faire des propositions
allant en ce sens. Le retour d'une confiance minimale est à
ce prix.
Dany-Robert Dufour, philosophe, université Paris-VIII, Collège
international de philosophie
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