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Origine : http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2001-2-page-9.htm
Dany-Robert Dufour est philosophe, professeur en philosophie de
l’éducation à l’université Paris
VIII. Il a notamment publié Les mystères de la trinité
(Gallimard, 1990), Folie et démocratie (Gallimard, 1996),
Lettres sur la nature humaine (Calmann-Lévy, 1998).
Résumé de l'article
Le « sujet », c’est, littéralement, ce
qui est soumis (subjectus). Soumis à qui ? Soumis à
l’Autre, c’est-à-dire à un grand Sujet
qui se présente sous des figures constamment construites
et reconstruites par les « sujets » au cours de l’histoire.
Qu’en est-il aujourd’hui, en démocratie, régime
qui promeut l’autonomie politique et symbolique des sujets
?
**************
Toutes les affaires humaines – l’histoire, le religieux,
le politique, le scientifique, le technique, les arts, l’activité
inconsciente –, tout vient de ce que nous parlons. Le langage
n’est pas un « instrument » pour l’homme,
c’est tout simplement son milieu naturel. Or lorsqu’un
sujet parle, il dit nécessairement « je » à
un « tu » à propos de « il ». C’est
dans un dispositif trinitaire que les prétendants au dialogue
doivent entrer s’ils veulent parler [1].
Parlez, dites ce que vous voulez et vous mettrez en jeu ce système
des trois personnes verbales qui permet une mise en ordre du discours
par l’articulation des catégories fondamentales de
notre espace symbolique, la présence et l’absence.
Le « je » qui parle porte en effet avec lui la présence
à soi, caractéristique de la conscience réflexive,
mais cette présence à soi ne peut jamais s’éprouver
que dans une relation à l’autre, se manifestant par
un rapport de coprésence entre « je » et «
tu ». Cette coprésence ne peut, elle-même, s’établir
que si les interlocuteurs ont fixé ensemble l’absence
hors de leur champ, en l’affectant au « il ».
Dans cette mise à distance se joue toute l’activité
symbolique : la symbolisation commence à partir du moment
où l’on peut représenter ce qui est absent,
c’est-à-dire le rendre à nouveau présent.
Dire « il » revient à re-présenter, c’est-à-dire
à présentifier l’absence. Symboliser, c’est
pouvoir parler de l’absent, pouvoir ramener et re-présenter
« ici » ce qui est « là ».
Si l’espace symbolique n’inscrivait pas l’absence,
celle-ci se représenterait comme problème réel
dans le champ de l’interlocution auquel est voué l’homme.
Et si l’absence se présentait ainsi, elle apparaîtrait
sous le mode de l’irruption, elle surgirait dans le champ
même de la présence existentielle de l’homme,
dans le champ interlocutoire, pour le détruire. Sans ce lieu
tiers, les hommes en reviendraient au rapport « je-tu »
qui, réduit à lui-même, deviendrait le lieu
d’une base rivalitaire et concurrentielle propre au déploiement
des relations d’amour-haine et de toutes les passions attenantes
[2].
Sans trinité, pas de symbolisation, pas de socialité.
C’est pourquoi « je », « tu » et «
il » représentent en quelque sorte le lien social minimal,
une archisocialité. Pour que deux soient, ensemble, ici,
il faut qu’un autre soit, là, absent. Sans cette trinité
naturelle (comme on dit langue naturelle), il n’y aurait pas
de rapport interlocutoire, il n’y aurait pas de culture humaine.
Qu’on le veuille ou non, nous sommes, en tant que sujets parlants,
sujets du trinitaire.
Kojève, dans l’Esquisse d’une phénoménologie
du droit, disait qu’« il y a droit lorsque intervient
un point de vue tiers dans les affaires humaines » [3]. De
même, on peut dire qu’il y a espace politique à
partir du moment où un tiers, parmi d’autres possibles,
est construit et mis en scène par un groupe d’individus
parlants. Le terme « politique » renvoie d’ailleurs
à ce sens : la polis, la cité grecque, c’est
le tiers que la société grecque s’est donné
aux cours des Ve et IVe siècles avant l’ère
chrétienne et le politikos, c’est la science qui a
pour objet cette cité. Le terme est resté, quel que
soit le tiers que les sociétés se sont donné.
Par philosophie politique, j’entends donc la pensée
qui s’attache, d’une part, à identifier les différents
tiers que l’humanité s’est donnés et,
d’autre part, à élucider les mises en scène
par lesquelles ils furent construits comme tels. Il ne faut pas
oublier que le « sujet », c’est en latin le subjectus,
ce qui est soumis. À qui ? À des grands Sujets constamment
construits et reconstruits par l’ensemble des petits sujets
au cours de l’histoire. « Je » et « tu »
n’ont jamais cessé de construire des tiers, des «
il » éminents, des dieux desquels ils pouvaient s’autoriser
à être.
Cette notion de construction est importante : ce ne sont pas des
entités réelles que les hommes élisent. C’est
le vœu même du politique que de présenter des
grands Sujets paraissant être des entités toutes naturelles,
et c’est le sens même de la puissance politique que
d’œuvrer à cette naturalisation, mais elle est
spécieuse dans tous les cas puisque ces instances sont entièrement
produites par des sujets dans le besoin de construire du grand Sujet,
qui, en retour, les fait exister. Le tiers, centre des systèmes
symbolico-politiques, a donc, dans tous les cas, structure de fiction,
mais de fiction soutenue par l’ensemble des parlants. On ne
peut donc séparer le politique d’un certain nombre
de mythes, de récits et de productions artistiques qui prescrivent
l’allure qu’il convient de donner au grand Sujet pour
que deux interlocuteurs puissent se vouer, à peu près
pacifiquement, à leur inépuisable vocation, parler,
qui modèle toutes leurs autres activités.
Il fallait probablement le langage pour résoudre un problème
qui aurait pu être fatal : la disparition, du fait de la néoténisation
[4], des individus dominant la meute et sans lesquels le groupe
se disperse et ses individus meurent. On sait en effet que les ancêtres
de l’homme et les hominiens vivaient en groupe, dans des relations
de dominance. Or, si l’on se demande comment ces problèmes
de dominance ont pu être pris en charge par des néotènes
devenus comme tels inaptes à la dominance, il n’y a
qu’une seule réponse possible. Ne trouvant plus de
dominants dans leur espèce, ils sont allés les chercher
dans une autre espèce. Cette substitution de dominant n’est
pas unique chez les mammifères : certains loups, de l’espèce
canis lupus, se sont vus tomber sous la dominance d’une autre
espèce, les hommes en l’occurrence, et devenir chiens,
c’est-à-dire des loups néoténisés.
Les homo sapiens sapiens ont simplement inventé l’espèce
destinée à faire office de dominant. Ils se sont donné,
grâce au langage, des grands Sujets qui jouent structurellement
pour l’homme le rôle de mâle dominant : un être,
multiple ou unique, qui est partout et nulle part, qui entend tout,
qui voit tout.
Cette réponse permet d’avancer une hypothèse
radicale sur le type de monde politique que peut construire notre
espèce. Si le néotène peut, grâce au
langage, affecter aux dieux le rôle de mâle dominant,
alors on devrait retrouver dans tous les mondes politiques possibles,
construits par le néotène, le signe de cette obligation
de structure. Et, de fait, on trouve partout des inventions langagières
qui ont fait force de loi. Soit sous la forme du Totem [5]. Soit
sous la forme d’esprits qui habitent, voire qui hantent, les
lieux où résident les néotènes. Soit
sous la forme de dieux qui, comme les dieux grecs, interviennent
sans cesse, immanents au monde, dans les affaires des hommes. Soit
sous la forme d’un Dieu transcendant qui figure un Père
absolu, éternel. Soit sous la forme d’un Roi de droit
divin. Ou sous d’autres formes encore. Quelle que soit sa
forme, il existe toujours un tiers, plus ou moins lointain, qui
figure ce que serait l’autorité d’un mâle
dominant.
Le grand Sujet
En tant que néotènes, les hommes ont vocation à
l’assujettissement à un Sujet dominant. C’est
une donnée liée à la situation néoténique
et à la structure trinitaire que les hommes tombent sans
cesse sous la juridiction des instances qu’ils inventent pour
leur libération. Ils veulent de l’Autre, comme disait
Lacan, ils veulent du maître, ne serait-ce que pour s’en
plaindre.
La disposition politique des hommes s’origine donc loin,
dans le processus même d’hominisation. En ce sens, les
sociétés ont toujours été politiques
; elles se sont toujours donné un grand Sujet auquel sacrifier,
mais il a fallu attendre le « miracle grec » des Ve
et IVe siècles avant notre ère pour qu’elles
le sachent. Dans la Grèce philosophique, la délibération
pragmatique (se rapportant à l’organisation de la cité)
est intervenue dans le choix, la forme et l’organisation du
tiers. Cela s’appelle la démocratie. Parallèlement,
une réflexion sur le tiers a commencé sous l’égide
de l’ontologie qui a entériné cette dépendance
originaire de l’homme et a pris pour objet ce tiers, non plus
sous la forme politique de la cité, mais sous une forme purement
spéculative, celle de l’Être.
On pourrait se croire, avec l’ontologie, bien loin du champ
du politique, et plus encore de la politique, qui toujours doit
faire face à des soucis pratiques d’organisation de
la vie quotidienne. Or nous en sommes tout près. Lorsqu’on
pense à la forme et à l’organisation de l’État,
il ne s’agit que de faire accéder les hommes à
la vérité de l’Être et de les soustraire
ainsi à la simple domination de leurs passions immédiates.
La République de Platon est un modèle en ce genre,
mais cela est vrai de toutes les ontologies : aucune ne va sans
une politique qui célèbre, organise ou prépare
le règne de l’Être chez les hommes. Dans cette
mesure, toute ontologie est politique.
L’Être, quel qu’il soit, possède toujours
une traduction, une « doublure politique ». Si l’on
devait faire – très cavalièrement – le
bilan, on pourrait dire que l’histoire apparaît comme
une suite de soumissions à des grandes figures placées
au centre de configurations symbolico-politiques : le sujet, le
subjectus, fut, comme tel, dans le monde grec, soumis aux forces
de la Physis chanté par le mythos, avant d’être
soumis à la puissance de la Raison promise par le logos.
Il fut soumis au Cosmos ou aux Esprits dans d’autres mondes.
Au Dieu unique dans les monothéismes. Au Roi dans la monarchie.
Au Peuple dans la république. À la Race dans les idéologies
raciales. À la Nation dans les nationalismes. Au Prolétariat
dans le communisme. Soit des fictions différentes, qu’il
a fallu chaque fois édifier à grand renfort de constructions,
de réalisations, voire de mises en scène très
exigeantes. Que l’on considère Versailles comme scène
du grand Sujet royal, la Galerie des Glaces comme son théâtre.
Que l’on se souvienne des mises en scène du Prolétariat
avec ces défilés de masse, ces photos constamment
retouchées, ces tribunaux permanents, ces aveux fabriqués.
Que l’on se souvienne des pompes tragiques par lesquelles
fut édifié le grand Sujet aryen du nazisme.
Tous ces ensembles ne sont pas équivalents : selon le grand
Sujet élu au centre des systèmes politico-symboliques,
toute la vie change, toutes les contraintes sociales pour être
soi et pour être ensemble. Mais ce qui est constant, c’est
le commun rapport à la soumission. Partout, des textes, des
dogmes, des grammaires et tout un champ de savoirs doivent être
mis au point pour soumettre le sujet, c’est-à-dire
pour le produire comme tel, pour régir ses manières
– éminemment différentes ici et là –
de vivre. Ce que nous nommons « éducation » n’est
jamais, à cet égard, que ce qui fut institutionnellement
mis en place au regard du type de soumission à induire, y
compris par action sur les corps, pour produire des sujets.
Certes, la fonction symbolico-politique ne s’assure que par
des figures qui ont structure de fiction, mais il faut encore construire
cette fiction. Et activement, sans rien laisser au hasard. C’est
pourquoi, on le peint, le grand Sujet, on le chante, on lui prête
une figure, une voix, une résidence, on le met en scène,
on le re-présente et même le sur-représente,
y compris sous la forme d’un irreprésentable. Et dès
qu’il existe symboliquement, il faut le défendre. On
se tue pour lui. On se fait son administrateur. Son interprète.
Son prophète. Son capitaine d’armée. Son tenant
lieu. Son lieutenant. Son scribe. Son objet. Il veut. Il édicte.
Mais derrière toutes les mascarades sociales, le seul intérêt
du grand Sujet, c’est qu’ainsi transfiguré, il
supporte l’ensemble du lien social. Voilà pour l’histoire
: c’est toujours l’histoire du grand Sujet, c’est-à-dire
l’histoire des figures du tiers.
De façon générale, la dévotion au grand
Sujet, quel qu’il soit, doit être organisée à
travers toute une série d’administrateurs et d’administrations
s’autorisant de lui pour gagner tous les individus de toutes
les couches, y compris les plus reculées de l’ensemble
social, et réprimer ceux qui pourraient y échapper
(enfermement, torture, déportation, homicide, ethnocide).
Il reste que cette dimension coercitive dans la soumission à
l’Autre ne pourrait pas fonctionner sans une part volontaire.
La plus belle étude de ce mélange d’intérêts
et de soumission a été faite par La Boétie
en 1574 à propos de la fonction royale. La part volontaire
dans la soumission n’apparaît d’ailleurs jamais
aussi bien que dans les périodes de révolte où
le sujet prend conscience que le processus de soumission qu’il
subit repose sur un consentement donné à la soumission.
Un consentement qu’il a pu vouloir et même désirer,
mais qu’il peut aussi, au moment crucial, retirer, le plus
souvent pour le concéder à un autre grand Sujet. Ce
fonctionnement de la soumission, avec sa part volontaire, ne vaut
pas seulement pour la fonction royale, mais aussi pour les autres
formes de soumission ainsi que l’atteste la réimpression
régulière du Discours de la servitude volontaire,
à chaque période de lutte contre des formes d’oppression
différentes (en 1789, 1835, 1857 à Bruxelles contre
Napoléon III, dans les années 1960 à peu près
partout dans le monde).
Le grand Sujet étend donc son contrôle à travers
une série d’institutions qui quadrillent tous les aspects
de la vie des sujets. Un seul exemple suffit à l’illustrer
qui concerne les façons de parler et de chanter au 17e siècle.
Avec l’avènement du grand Sujet royal de la monarchie
absolue, Louis XIV, apparaît la nécessité d’imposer
une discipline sur les corps afin de les faire échapper à
l’attraction multiple et divergente des localismes féodaux.
Le 17e siècle représente un éminent moment
de création et de mise en place de grammaires générales
qui vont prétendre régler les façons de signifier,
de parler et de mettre les mots en bouche, c’est-à-dire
d’articuler et de chanter. Richelieu crée l’Académie
française (1634) et Vaugelas publie ses Remarques sur la
langue française (1647) qui portent la recommandation de
créer un français indexé sur « la façon
de parler de la plus saine partie de la Cour ». Dès
1650, la séparation est consommée entre la langue
littéraire d’origine aristocratique et les autres langages
pratiqués en France. Le français vif, inventif et
impertinent, de Rabelais et de Montaigne est loin. L’heure
est à la centralisation autoritaire, à la foi monarchique,
à la répression des dialectes et à la mise
en sommeil du latin. En matière de lexique, la rupture est
totale avec les tendances du siècle précédent
qui ne réapparaissent qu’au 18e siècle. La promotion
de la langue classique se traduit par la proscription de nombreux
mots, comme courtois ou forcennerie, accusés – par
le roi lui-même, dit-on – d’être du «
vieux gaulois ». On fait la chasse aux « mots malhonnêtes
» comme convaincu ou consistoire, pour leur sonorité
pleine d’ambiguïté. On commence à dispenser
dans les « petites écoles jansénistes »
un enseignement en français dont la Grammaire générale
dite de Port-Royal (1660) a une influence considérable. Comme
l’a montré Louis Marin, le corps du roi y est partout
présent comme garant de la fonction sémiotique et
de l’échange des signes [6]. Parallèlement,
on fixe les écarts sémantiques et les premiers dictionnaires
modernes de langue paraissent (répertoires de synonymes,
d’homonymes, de néologismes, etc.), de sorte que, pour
bien parler, il faut désormais lire les dictionnaires. Dans
le dictionnaire de Furetière (1690), chaque terme trouve
son sens dans un système réglé de différences
lexicales. Parallèlement à la codification de la grammaire
par Port-Royal et du lexique par les dictionnaires (et même
de la phonétique par le syllabaire de J.-B. de La Salle),
on assiste à la mise en place des écarts fixes dans
une nouvelle gamme. À la fin du 17e siècle, Werckmeister,
par un coup de force qui correspond bien à l’esprit
de centralisation du siècle (qu’il soit monarchique
ou théocratique au sens de la Réforme), invente la
gamme tempérée par laquelle les hauteurs se trouvent
réparties en douze demi-tons tempérés, c’est-à-dire
égaux [7]. Le seul inconvénient, crucial, est que,
selon ce tempérament, les intervalles, à l’exclusion
de l’octave, deviennent tous « faux » par rapport
aux résonances naturelles (les quintes sont trop petites).
Mais, si l’on perd la couleur particulière des anciens
modes, absolument singuliers et irréductibles les uns aux
autres, on gagne que tout devient transposable et échangeable
dans une économie sonore générale [8]. Avec
la gamme tempérée, le pouvoir s’insinue loin
dans les corps jusqu’à les faire chanter faux par rapport
aux résonances naturelles pour qu’ils puissent chanter
« juste » dans la nouvelle économie générale,
faite d’écarts réglés et contrôlés
dans lesquels cette partie éminemment sensible du corps,
la voix, doit absolument entrer. Il s’agit, comme pour le
lexique, la prononciation ou la grammaire, de ne pas permettre aux
voix de se perdre dans une jouissance vocale ou verbale qui, échappant
à l’écart et à l’échange
réglé des signes, des signifiants et des sons, ne
pourrait être capitalisée par le pouvoir absolu [9].
Ce contrôle politique sur les corps est ensuite repris intégralement
par le grand Sujet qui suit. La République, issue de la Révolution
française, déclare la guerre aux patois et aux langues
locales et, au 19e siècle, l’instruction publique,
généralise le français sur l’ensemble
du territoire [10]. La mise en place de l’échange généralisé
des valeurs, y compris des valeurs sémiotiques (lexicales,
phonétiques, sonores), n’est évidemment pas
pour rien dans le développement élargi du capitalisme,
entièrement coextensif à la transformation de toute
valeur d’usage en valeur d’échange, c’est-à-dire
en marchandise.
L’érection de la fiction centrale du grand Sujet ne
fait pas que produire et entretenir des effets de soumission réels
d’individus à individus. Par son éminence même,
elle peut aussi permettre de « couvrir » (au sens «
d’abriter sous son autorité ») des rapports d’oppression
entre les hommes. N’est donc pas grand Sujet qui veut. Pour
prétendre à l’élection à cette
fonction centrale, toute instance doit pouvoir selon le cas organiser
en son nom ou protéger la plus grande partie des rapports
sociaux. S’il protège plus qu’il n’organise,
le grand Sujet peut soutenir des rapports qu’il n’ordonne
pas directement. Cette différence peut conduire à
une véritable duplicité du grand Sujet : proclamer
une chose d’un côté et en couvrir une différente
de l’autre. Cette dualité du grand Sujet peut évidemment
nourrir des analyses opposées, incompatibles entre elles
et cependant toutes valides en fonction du point de référence
qu’elles adoptent. L’opposition des thèses de
Tocqueville et de Marx sur l’égalité en régime
démocratique est ainsi encore très sensible aujourd’hui.
Pour le premier, la démocratie conduit à une égalisation
des conditions qui ne peut que s’accentuer du fait de la démocratisation
des mœurs inhérente au développement de la civilisation
industrielle. Pour le second, la loi d’accumulation du capital
conduit à un écart croissant des niveaux de vie dans
les sociétés industrielles et au développement
d’une paupérisation (relative), c’est-à-dire
de l’inégalité. En dépit des traditions
qui opposent ces deux thèses, il n’y a pas de véritable
contradiction entre elles : l’une vise le politique et l’autre
l’économique. De sorte qu’il faut se faire à
cette idée complexe : le développement des inégalités
économiques, dans les sociétés démocratiques
industrielles, n’empêche pas le développement
de l’égalité symbolico-politique. À l’inverse,
l’égalité politique n’empêche pas
l’inégalité économique.
De la modernité à la postmodernité
Si la modernité est ancienne de cinq siècles, il
a fallu attendre son plein établissement politique, au 19e
siècle, pour prendre la mesure du bouleversement de civilisation
qu’elle a provoqué. C’est Baudelaire, qui, vers
1850, invente le terme de « modernité ». C’est
ainsi qu’il nomme le nouveau cours suivi par le navire sur
lequel l’humanité s’est embarquée, et
qu’il perçoit cette dérive de la civilisation,
plus même, qu’il appréhende la civilisation comme
fin du monopole absolu d’un grand Sujet : « Ainsi il
va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr,
cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué
d’une imagination active, toujours voyageant à travers
le grand désert d’hommes, a un but plus élevé
que celui d’un pur flâneur, un but plus général,
autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque
chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité
» [11]. On se doute, à lire cette définition,
que ce « solitaire » peut toujours courir, il la cherchera,
la modernité, sans jamais l’attraper puisqu’elle
se définit comme son propre dépassement, comme la
mise en question permanente de ses propres fondements.
La modernité est un espace où se trouvent des sujets
comme tels soumis à plusieurs grands Sujets : aux esprits
et aux dieux, au Dieu unique des monothéismes dans tous ses
états, au Roi, à la République, au Peuple,
au Prolétariat, à la Race. Il y a donc de l’Autre
dans la modernité, et même beaucoup d’Autres
ou du moins beaucoup de figures de l’Autre [12].
La modernité peut contenir toutes ces définitions
et n’aime rien tant que muter de l’une à l’autre,
créant ainsi un espace symbolique nouveau, mouvant et critique.
Tel est le paradoxe de la modernité que d’avoir engendré
des formes discursives radicalement opposées. Il en découle
une nouvelle condition subjective, définie par deux éléments
: la névrose, ainsi qu’on l’appelle depuis Freud,
du côté de l’inconscient, et la critique, du
côté des processus secondaires. Le sujet moderne est
donc névrosé et critique.
Le propre de la modernité, par l’espace critique et
crisique dans lequel elle se meut, est de s’attaquer à
tout, y compris à elle-même. Ainsi, il a longtemps
fallu, en Europe, des avant-gardes et des idéologies pour
aiguillonner les certitudes et mener tambour battant le changement.
Or, plusieurs philosophes européens l’ont noté,
dont J.-F. Lyotard, [13], nous sommes entrés depuis quelque
temps dans une époque postmoderne qui a vu la disparition
des forces sur lesquelles s’appuyait la « modernité
classique ». C’est la définition double du sujet
moderne comme sujet névrosé et critique qui s’est
effondrée lors du passage à la postmodernité.
Pourquoi ? Parce que plus aucune figure de l’Autre ne vaut
vraiment dans notre postmodernité. Quel grand Sujet se présenterait
aujourd’hui aux jeunes générations ? Certes,
il semble que les anciens, tous ceux de la modernité, soient
encore possibles et disponibles, mais plus aucun ne dispose du prestige
nécessaire pour s’imposer.
Au cours de l’histoire, la distance entre le grand Sujet
et le sujet n’a cessé de se réduire non certes
au rythme d’un progrès continu, mais avec des allers
et retours, et des aberrations comme la Race. Entre la Physis et
le Peuple, on peut scander les étapes clés de l’entrée
de l’Être dans l’univers humain : c’est
la distance immédiate et cependant infranchissable avec les
multiples dieux de l’instant de la Physis ou les dieux du
polythéisme, toujours prêts à se manifester
dans le monde, à envahir chacun pour le « chevaucher
» selon le vocable de la transe ; c’est aussi la distance
infinie de la transcendance dans le monothéisme ; c’est
encore la distance médiane du trône entre Ciel et Terre
dans la monarchie (de droit divin) ; c’est enfin, la distance
intramondaine entre l’individu et la collectivité dans
la république. Cependant, tout en se réduisant, la
distance du sujet à l’Autre s’est maintenue d’une
occurrence à l’autre.
C’est pourquoi, après avoir décliné
les figures du grand Sujet, je voudrais en constater le déclin.
Si l’Être, autrefois, se déclinait, désormais
il s’incline. Si les périodes précédentes
définissaient des espaces marqués par la distance
du sujet à ce qui le fonde, la postmodernité se définit
comme un espace marqué par l’abolition de la distance
entre le sujet et le grand Sujet. Dans la postmodernité,
démocratique, on ne définit plus le sujet par sa dépendance
et sa soumission au grand Sujet, mais par son autonomie juridique,
par sa totale liberté économique, et l’on donne
du sujet parlant une définition autoréférentielle.
Seul un fin sémiologue pouvait percevoir cette mutation décisive.
Ce fut Benveniste qui, après la seconde guerre mondiale,
définit le sujet parlant par la formule : « est je
qui dit je », décalquée de l’ancienne
définition divine, tout à fait unaire, par laquelle
Dieu, à travers Moïse, se présenta aux hommes
: « Ehyeh ascher ehyeh » (« Je suis celui qui
suis », Exode, III, 14) [14]. On a accordé au sujet
la même définition autoréférentielle
ou unaire qu’on accordait autrefois au grand Sujet. Tout le
reste, que le néolibéralisme concède sans barguigner
au sujet, l’autonomie juridique, la liberté marchande,
est cohérent avec cette nouvelle définition. La postmodernité
a opéré un transfert de définition du grand
Sujet au sujet.
On pourrait se demander si le « Marché », résultant
du cumul de l’autonomie juridique et de la liberté
marchande totale accordées à chaque sujet, n’est
pas en train de se constituer comme nouveau grand Sujet. Mais, si
puissant soit-il, le « Marché » échoue
sur un point capital : sa prétention à prendre en
charge l’ensemble du lien personnel et du lien social. Loin
de répondre à la question de l’origine, de l’élément
premier, il ne peut qu’abandonner le sujet dans les affres
de l’autofondation. L’économie de marché
joue dans le registre libidinal en présentant à tout
sujet un objet manufacturé supposé combler son désir,
mais elle échoue à fonctionner comme économie
symbolique dans la mesure où elle laisse le sujet face à
lui-même pour l’essentiel : sa propre fondation.
On peut dire aussi que l’échec du « Marché
» à se constituer comme nouveau grand Sujet se mesure
aux progrès des troubles mentaux et sociaux de nos sociétés.
Comme il ne fonctionne pas en tant que tiers, deux (sujets) ne peuvent
échanger ensemble garantis par l’Autre, et si deux
ne peuvent rester ensemble, alors l’un, le sujet, n’est
même plus sûr d’y être. Cette mise en péril
du fonctionnement trinitaire de la condition subjective produit
des effets dévastateurs sur le sujet. C’est au moment
où l’injonction est faite à tout sujet d’être
soi que se rencontre la plus grande difficulté, voire l’impossibilité,
d’être soi. Il est probable que l’exigence de
la soumission à soi est encore plus lourde que la soumission
à l’Autre, car qu’est-ce qu’un soi qui
n’existe pas encore ?
Avec la postmodernité, la distance du sujet au grand Sujet
est devenue distance de soi à soi et a modifié le
diagnostic porté par Freud sur le sujet moderne, enclin à
la névrose. C’est vers une condition subjective définie
par un état limite entre névrose et psychose que se
définit désormais le sujet postmoderne, pris de plus
en plus entre mélancolie latente, impossibilité de
parler à la première personne, illusion de toute-puissance
et fuite en avant dans de faux self, dans des personnalités
d’emprunt, voire multiples, offertes à profusion par
le « Marché ».
Ce n’est plus la culpabilité névrotique, liée
à la supposition d’un Autre dont je ne cesserais de
décevoir l’attente, qui définit le sujet en
postmodernité, c’est quelque chose comme le sentiment
de toute-puissance quand on y arrive et de toute-impuissance quand
on n’y arrive pas. La honte (vis-à-vis de soi) a en
somme remplacé la culpabilité (à l’égard
des autres), comme en témoigne une expression devenue très
populaire chez les jeunes : « j’ai la honte »,
« il m’a collé la honte ». La honte ne
relève plus d’un sentiment intérieur passager
pouvant affecter le sujet et qui appelle une rémission rapide,
mais relève plutôt d’une réalité
extérieure contractée telle une maladie et qu’il
faut expier. L’univers symbolique du sujet postmoderne n’est
plus celui du sujet moderne : sans grand Sujet, c’est-à-dire
sans repères où puissent se fonder une antériorité
et une extériorité symboliques, le sujet ne parvient
pas à se déployer dans une spatialité et une
temporalité suffisamment amples. Il reste englué dans
un présent où tout se joue. Le rapport aux autres
devient problématique dans la mesure où sa survie
personnelle se trouve toujours en cause. Si tout se joue dans l’instant,
alors le projet, l’anticipation, le retour sur soi deviennent
des opérations problématiques. C’est son univers
critique dans sa totalité qui s’en trouve atteint.
À quoi tout cela fait-il référence, si ce
n’est à une folie de structure, une folie unaire qui,
fixée au grand Sujet, devenait salvatrice pour le sujet ?
L’unaire produisait de la référence unitaire.
Il avait supporté, lui, le grand Sujet, l’insupportable
de l’autofondation. C’est pour s’être soumis
à l’autoréférentiel qu’il pouvait
produire pour ses sujets un référentiel, c’est-à-dire
un point d’origine, un lieu, une date, un temps d’où
faire partir les processions et où faire aboutir les pèlerinages.
D’ailleurs, le Ehyeh ascher ehyeh de l’Exode (III, 14),
devient, dès le début du chapitre 6, « Iahvé
», (« Il est ») [15]. On peut montrer, de la même
façon, que le Prolétariat est défini autoréférentiellement
dans Le Manifeste communiste. Le Prolétariat est composé
de ceux qui n’ont rien à perdre que leurs propres chaînes,
ce qui veut dire qu’ils ne sont définis par rien d’autre
que par eux-mêmes et plus précisément par le
rien qu’ils sont eux-mêmes. Marx, en bon hégélien,
a pris soin de définir le Prolétariat de façon
absolue et non pas relative par rapport aux autres classes. Que
le grand Sujet s’appelle Peuple, Roi ou Prolétariat
change assez peu de choses quant au fond existentiel, si ce n’est
le culte et la liturgie. Dans tous ces cas, il y a un Autre qui
a assumé pour tous les autres l’erreur unaire. Il n’y
a plus qu’à lui rendre grâce et à s’incliner
devant sa folle toute-puissance. C’est là un effet
de la structure trinitaire : le tiers, en tant qu’unaire,
n’est pas tenu aux principes de la raison binaire. Il peut
également affirmer vrais une proposition et son contraire.
Or c’est ce nouage essentiel entre le trinitaire et l’unaire
qui se défait dans la postmodernité : la forme unaire
fixée au tiers de la structure, au « il », vient
se fixer au « je ». Le transport sur le grand Sujet
ne vaut plus dès lors que le sujet prend sur lui la question
référentielle. Les conséquences pour le lien
social, l’être-ensemble, sont que l’action de
chacun n’étant plus référée à
ce qui la dépasse et la garantit, il n’y a plus de
différence entre le droit à la liberté dont
chacun dispose désormais inconditionnellement et l’abus
du droit à la liberté hors norme. Le Faktum der Freiheit
cher à Kant, le sens que l’homme donne à sa
liberté, tombe alors en déshérence et plus
rien ne s’oppose à ce que les pannes symboliques de
l’autofondation se résolvent par des prouesses réelles.
L’acting out, sous toutes ses formes (privé, public,
spectaculaire, culturel, politique, bénin ou tragiquement
criminel), constitue aujourd’hui une seconde caractéristique
de l’espace politique postmoderne.
Pour obvier à ces surgissements impromptus, d’aucuns
misent sur un retour de l’Autre, une forme nouvelle de grand
Sujet qui pourrait redonner une raison universelle à ce monde
éclaté de la postmodernité. Des forces politiques,
sociales, philosophiques, très disparates, s’efforcent
de faire resurgir une forme républicaine, souvent nommée
« citoyenne », de grand Sujet, les nouvelles technologies
servant de liens entre les individus, comme en a témoigné
la contre-manifestation de Seattle de l’été
1999, organisée à l’occasion d’une conférence
de l’Organisation mondiale du commerce.
D’autres semblent en passe de renoncer à tout grand
Sujet. Ils estiment que si la postmodernité et le fading
du grand Sujet entraînent des désordres psychiques
et civiques dans l’être-soi et l’être-ensemble,
la modernité, saturée de grands Sujets au 20e siècle,
n’a cessé de subir des épreuves tragiques. La
perte finale de toute grande idole, parée du sens ultime,
constituerait plutôt, pour ce second courant, un motif de
soulagement. La disparition de l’Autre n’occasionnerait
rien de plus qu’un dessillement douloureux mais salvateur
chez le sujet passant brutalement de la modernité à
la postmodernité.
La limite de cette perspective est qu’elle tend à
transformer en solution (en « positivités »,
selon la langue deleuzienne) les impasses de la subjectivité
inhérentes au défaut de l’Autre. La mutation
à laquelle nous assistons en ce moment est fille du mariage
du jeune anarchisme des années 1960 et du vieux capitalisme
[16].
L’advenue d’une nouvelle condition subjective, enfin
libérée des grandes idoles, semble donc fort loin
de se présenter systématiquement avec l’effondrement
des grands Sujets. Elle ne pourrait être envisagée
que dans un programme philosophique d’une extrême exigence
qui ne semble guère à l’ordre du jour. Il n’est
pas exclu que, dans quelques lieux, on y réfléchisse,
d’autant qu’on peut désormais tout penser. De
fait, jamais nous n’avons connu de sociétés
si ouvertes à la création, aussi bien de soi, que
d’objets artistiques, techniques et intellectuels. Pour ceux
qui ne sont ni trop victimes de la liberté marchande sans
borne exercée par d’autres à leurs dépens
ni trop enfermés dans les affres de l’autofondation,
cette période offre une occasion inédite. On peut
tout chercher, tout dire, par toutes les voies possibles, de sorte
qu’en l’absence de grand Sujet à exposer partout,
le pire et le meilleur ont aujourd’hui également droit
de représentation. Le besoin de création, y compris
par une création de pure fuite en avant, ne créant
rien, sauf l’idée qu’il peut et qu’il doit
y avoir de la création, me semble, en tant qu’elle
concerne tous les sujets de la postmodernité, l’autre
caractéristique de l’espace politique postmoderne.
Ce ne sont plus le portrait du Roi, la représentation de
Dieu ou la figuration, réaliste ou abstraite, du Prolétariat
qui sont recherchés, mais quelque chose comme le portrait
du sujet en néotène désassujetti. Des philosophes,
des artistes et des philosophes artistes s’y emploient, mais
pas seulement eux. D’autres sont au travail qui cherchent
à refaire le portrait du néotène. À
cette différence près qu’il ne s’agit
pas de le sortir de son assujettissement symbolique, mais de sa
condition biologique. Cette tendance politique imprègne la
postmodernité : après ceux qui veulent refaire de
l’Autre, ceux qui veulent faire sans l’Autre, voici
ceux qui veulent refaire le sujet, non pas dans sa symbolicité,
mais dans son organicité même. Ce n’est pas la
moindre des forces : elle s’appuie sur la puissance de la
pensée binaire.
Nous en sommes aujourd’hui au point où l’efficacité
acquise dans la mise en place d’écritures artificielles
binaires (cybernétique, intelligence artificielle, etc.)
permet de rendre compte de l’écriture naturelle du
vivant et où le développement de l’activité
prothétique permet d’interfacer ces deux écritures
pour intervenir sur le vivant [17]. Ce que le néotène
a dû mettre en place pour rendre sa condition viable : la
remédiation prothétique destinée à suppléer
à son organicité défaillante et la mise au
point de grammaires logiques binaires dans tous les domaines d’activité,
a fini par faire retour sur l’organicité spécifique
de la condition néoténique d’où tout,
le langage, la condition historique et la soumission au grand Sujet,
est parti. Le néotène est en passe de refaire le monde
du vivant et de se refaire : ce corps fragile venu du fond des âges
va probablement bientôt disparaître et un autre corps
pourrait naître.
Comment définir cette intense création prothétique
par rapport à la création esthétique ? Ressortit-elle
encore de ce qu’on appelle en psychanalyse la sublimation
qui permet de différer l’échéance fatale
en versant au compte de causes réputées supérieures
des pulsions qui, autrement, reviendraient hanter le sujet ? En
ce sens, création esthétique et création prothétique
participent l’une et l’autre du phénomène
sublimatoire qui est le couronnement d’un processus où
il a bien fallu que le sujet renonce à une toute-puissance
imaginaire, qu’il accepte l’horizon de sa propre mort,
en un mot qu’il se constitue ses propres limites jusqu’à
ce que cette intégration prenne force de loi : nous sommes
là au cœur de la fonction symbolique. Mais la création
esthétique est un acte destiné à rester dans
un domaine fictionnel, susceptible de captation par le grand Sujet,
alors que la création prothétique fait retour aux
lieux physiques, réels, où étaient posées
les limites à la toute-puissance. Elle revient travailler
matériellement aux endroits de cette acceptation pour en
déplacer les limites.
C’est la première fois dans l’histoire du vivant
qu’une créature en arrive à lire l’écriture
dont elle est l’expression. Avec cette boucle, ce nouage,
arrive l’instant où la créature va pouvoir faire
retour dans la création pour se refaire, interférer
dans sa création et se poser comme son propre créateur.
Lorsque ce jour, proche, arrivera, nous serons véritablement
sortis du néoténat. Nous serons sortis de la suite
historique, politique et esthétique des grands Sujets. Nous
serons loin de la modernité critique et névrosée,
avec sa concurrence de grands Sujets. Nous serons entrés,
par-delà la postmodernité embarrassée dans
l’effondrement des idoles, dans la posthistoire. Si nul ne
peut dire ce que cela sera, nous savons ce que cela ne sera plus.
Car nous instituer comme nos propres créateurs signifie au
moins quatre choses : la fin de la commune humanité, la fin
de la fatalité usuelle de la mort, la fin des formes communes
de l’individuation, la fin de l’arrangement coutumier
entre les sexes.
Dans nos démocraties postmodernes où l’on peut
tout dire, où toute la place est donnée au sujet,
y a-t-il une instance politique pour décider si nous voulons
ou non de cette mutation ? Ce n’est pas sûr. ?
NOTES
[1] Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité,
Paris, Gallimard, 1990.
[2] Lacan isole dans cette base « rivalitaire et concurrentielle
» une paranoïa constitutive essentielle à l’avènement
du sujet, pour autant qu’il en sorte. La menace d’annulation
contenue dans ce rapport rivalitaire n’est jamais totalement
résolue et perdure tant qu’il faut prendre la parole.
Cette mémoire s’appelle l’inconscient. Voir Jacques
Lacan, Les psychoses, Séminaire 3 (1955-1956), Paris, Le
Seuil, 1981, « Qu’est-ce que la parole ? », p.
47-51.
[3] Alexandre Kojève, Esquisse d’une phénoménologie
du droit, Paris, Gallimard, 1981.
[4] J’évoque ici la thèse, adoptée par
une grande partie de la recherche paléo-anthropologique,
selon laquelle l’homme est un animal néoténique
: non seulement il naît prématuré, mais son
développement est caractérisé par un ralentissement
notable par rapport à celui des singes supérieurs
(d’où le terme de « néoténie »,
de néo-, « nouveau », et du rad. grec ten, de
teinein « étendre, prolonger »). Voir D.-R. Dufour,
Lettres sur la nature humaine, Paris, Calmann-Lévy, 1998.
[5] Le Totem fait remonter les filiations à une puissance
de première nature, un faucon, un jaguar ou un autre «
vrai » animal, de sorte que l’âme, l’anima
(« souffle, vie ») du groupe rencontre l’Animal
(« être vivant »).
[6] Sur la transsubstantiation d’un individu en monarque
illimité par quoi se règle tout le jeu de la représentation,
voir Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Minuit,
1978 et Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981.
[7] Pierre-Yves Asselin, Musique et tempérament, Paris,
Costallat, 1985.
[8] En 1722, Bach, dans son Clavier bien tempéré,
installe magistralement cette économie générale
issue de la théorie de Werckmeister en écrivant deux
préludes et deux fugues dans chacune des douze tonalités
majeures et des douze tonalités mineures.
[9] Sur la longue histoire du contrôle par le pouvoir (théologique,
puis royal) de la jouissance vocale, voir Michel Poizat, La voix
du diable, Paris, A.-M. Métailié, 1991.
[10] Cf. Dominique Julia, Jacques Revel, Michel de Certeau, Henri
Grégoire, Une politique de la langue : la Révolution
française et les patois, Paris, Gallimard, 1975 (coll. «
Bibliothèque des histoires »).
[11] Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques,
textes établis par Henri Lemaître, Paris, Bordas, 1990
(coll. « Classiques Garnier »), section 15, Le peintre
de la vie moderne, chap. 4, « La modernité ».
[12] La psychanalyse lacanienne, qui a beaucoup apporté
sur la question clé de l’accès à la symbolisation
via l’Autre, est en revanche restée assez indifférente
à la question de la variance de l’Autre, comme si,
dans son désir, aiguillonné par le structuralisme
alors dominant, de saisir le sujet, elle l’avait hypostasié
en une forme valide une fois pour toutes. Il est temps d’historiciser
l’Autre et de se rendre compte qu’il ne cesse de changer
dans l’histoire.
[13] Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport
sur le savoir, Paris, Minuit, 1979 (coll. « Critique »).
[14]Je reprends l’indication de Frank Michaeli selon lequel
les multiples traductions possibles de ce passage renvoient à
« soit : je ne veux pas dire mon nom, qu’aucun homme
ne peut connaître ; soit : je suis celui qui suis »,
cf. F. Michaeli, Le Livre de l’Exode, Neufchâtel, Delachaux
et Niestlé, 1974 (coll. « Commentaire de l’Ancien
Testament 2 »), p. 55. Ces deux possibilités sont complémentaires
puisque ces formules où le je est défini par le je
ou l’être par l’être (« je suis qui
je suis », « je suis celui qui suis ») définissent
un mode où la proposition se dissimule autant qu’elle
se révèle. Cet effet est obtenu par l’usage
dans la phrase d’un sujet et d’un prédicat identiques
(c’est pourquoi j’ai nommé unaire ce mode). Ces
formules, apparaissant comme défiant toute explication, ne
vont pas sans dégager une certaine magie. Elles replient
en effet l’un sur l’autre la cause et l’effet,
l’avant et l’après (dans la temporalité),
l’ici et le là (dans la spatialité). C’est
ce même mode qui régit la formule moderne du je de
l’énonciation : « Est je qui dit je »,
cf. D.-R. Dufour, Le bégaiement des maîtres. Lacan,
Benveniste, Lévi-Strauss, Strasbourg, Éditions psychanalytiques
Arcanes, 1998 ; Folie et démocratie. Essai sur la folie unaire,
Paris, Gallimard, 1996.
[15] La Bible I, Paris, Gallimard, 1956, introduction, traduction
et notes de Ed. Dhorme, p. XL.
[16] Cf. Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit
du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 (coll. « NRF Essais
»).
[17] D.-R. Dufour, Lettres sur la nature humaine, op. cit., chap.
3. « Lettre sur les deux mains, l’écriture et
la grammaire ».
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