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Origine : http://www.fsgt.org/spip.php?article290
Les dégâts de la logique marchande sur les comportements
humains.
Je ne pense pas faire un scoop en commençant par vous dire
que nous sommes aujourd’hui à une époque de
profondes mutations dans l’évolution de nos sociétés
démocratiques. De grands esprits se sont déjà
penchés sur cette question et, parmi ceux-ci, il en est au
moins un, qui vient disparaître récemment, qui nous
a laissés de précieux renseignements sur cette question.
Je fais allusion à Pierre Bourdieu qui, entre autre, avait
écrit un retentissant article paru en mars 1998 dans le Monde
Diplomatique, intitulé "L’essence du néolibéralisme".
Dans cet article, Bourdieu proposait de concevoir le néolibéralisme
comme un programme de "destruction des structures collectives"
et de promotion d’un nouvel ordre fondé sur le culte
de "l’individu seul, mais libre". Autant vous dire
que je concorde avec l’avis de Pierre Bourdieu d’autant
mieux que ce ciblage est explicitement avoué par les défenseurs
du néo-libéralisme qui ne voient aucune exception
recevable à une exigence de circulation marchande totalement
libérée, n’ayant de compte à rendre à
aucune instance collective. Mais elle me semble cependant insuffisante,
elle ne dit pas tout de cette mutation et il faut à mon sens
la compléter par une autre proposition. Je m’explique.
Certes les instances collectives (la famille, les syndicats, les
formes politiques, les états-nations, mais aussi et plus
généralement la culture comme lieu de transmission
générationnelle et de représentation collective...)
sont bien des cibles du néolibéralisme en tant qu’elles
sont susceptibles de faire entrave à la circulation élargie
des marchandises. Mais, l’analyse de Bourdieu me semble souffrir
d’une limite qu’il est cependant difficile de reprocher
à l’éminent sociologue puisqu’elle est
de nature sociologique. Bourdieu s’arrête en somme où
la sociologie s’arrête, c’est-à-dire là
où, pour moi, philosophe, il est indispensable de commencer
ou de recommencer à penser : comment en effet penser que
le néo-libéralisme, qui détruit les instances
collectives, puisse laisser intacte la forme sujet héritière
d’un long processus historique et philosophique d’individuation
dont Les Lumières constituent le temps fort ? Quelle est
donc la forme sujet qui est aujourd’hui en train de se mettre
en place dans nos démocraties ?" telle est la grande
question que je voudrais aborder. Par delà Bourdieu, cette
critique vise les nombreuses analyses qui caractérisent trop
simplement l’époque actuelle comme celle de l’assomption
de l’individualisme. Ces études oublient tout simplement
que ce n’est pas à l’accession d’un supposé
individu connu de tout temps que nous avons affaire, mais à
une forme sujet précise, jamais connue auparavant, qu’il
convient donc de définir avec soins. La question que je vais
essayer de traiter sera donc celle de la forme sujet qui est en
train d’apparaître aujourd’hui en période
néo-libérale. Bref, il y aurait une mutation historique
dans la condition subjective qui est en train de s’accomplir
sous nos yeux dans nos sociétés. Cette mutation serait
repérable à partir de tout un cortège d’événements,
pas toujours bien cernés, qui affectent les populations des
pays développés, événements particulièrement
probants aux alentours des institutions éducatives et des
manifestations sportives, mais pas seulement.
Ces événements à quoi je fais allusion, chacun
en a entendu parler : difficultés de subjectivation, emprise
de la marchandise, toxicomanie, ce qu’on a appelé à
tort ou à raison "nouveaux symptômes", explosion
de la délinquance dans des fractions non-négligeables
de la population jeune des sociétés post-modernes,
nouvelle violence...
Face à ces événements, beaucoup de spécialistes
des questions psycho-sociales (éducateurs, psychologues,
sociologues, voire des psychanalystes...) se contentent de rappeler
que la violence, par exemple, n’est pas un problème
nouveau. Si on les repère aujourd’hui, ce serait essentiellement
en fonction du surcroît d’informations dont nous disposons
et si on s’y intéresse, ce serait seulement à
cause du fonctionnement des médias de masse qui ont besoin
de leur ration quotidienne d’affaires. Circulez donc, nous
disent donc en quelque sorte ces spécialistes, il n’y
a rien à voir dans ces pseudo-événements. La
juste dénonciation de l’info-spectacle ne doit cependant
pas cacher l’essentiel : bien loin que ces éléments
et évènements constituent des accidents, des artefacts
ou des épiphénomènes plus ou moins construits
par les médias, ils me semblent à prendre comme les
symptômes d’une crise gravissime qui affecte les populations
des pays développés, dont la jeunesse au premier chef,
au point que la fonction éducative même s’en
trouve de plus en plus souvent mise en péril. Il ne faut
pas seulement, à cet égard, penser aux évènements
saillants, mais aussi à l’ordinaire : la difficulté
de plus en plus manifeste d’enseigner - les témoignages
abondent sur ce point - au point que la fonction sociale de transmission
générationnelle de la culture assurée par l’éducation
s’en trouve, dans son principe même, sévèrement
atteinte.
Je ferai donc l’hypothèse que toutes ces difficultés
sont fondamentalement liées à la transformation de
la condition subjective qui est en train de s’accomplir dans
nos démocraties. En d’autres termes, on ne peut pas
compter pour rien dans la crise actuelle des sociétés
le fait qu’être sujet se présente aujourd’hui
sous une modalité assez sensiblement différente de
ce que cela fut pour les générations précédentes.
En bref, je n’hésiterai pas à conjecturer que
le sujet qui se présente aujourd’hui n’est globalement
plus le même que celui qui se présentait il y a encore
une génération. Je dis donc que la condition subjective
est soumise, elle aussi, à l’histoire et que nous venons
probablement de franchir à cet égard un cap important
auquel les institutions (sportives, de santé, de santé
mentale, l’école, la justice…) sont particulièrement
sensibles. Une cassure dans la modernité appelée post-modernité
Je ne suis certes pas le premier à relever les signes de
cette transformation affectant les formes de l’être-soi
et de l’être-ensemble dans la modernité. L’émergence
de ce nouveau sujet correspond de fait à une cassure dans
la modernité que plusieurs philosophes ont noté, chacun
à leur façon. Nous sommes entrés depuis quelques
temps dans une époque "post-moderne" - J.F. Lyotard,
un des premiers à pointer ce phénomène, entendait
par là l’épuisement et la disparition des grands
récits de légitimation, notamment le récit
religieux et le récit politique. Lipovetski avait publié
en 1984 son prémonitoire essai intitulé L’Ère
du vide où il prenait pour objet le post-modernisme. Je ne
veux pas discuter ici le bien fondé de cette expression sujette
à caution, d’autres sont proposées - le surmoderne,
l’hypercontemporain... -, mais seulement noter que nous arrivons
effectivement dans une époque qui a vu la dissolution, la
disparition même des forces sur lesquelles la "modernité
classique", si j’ose dire, s’appuyait. À
ce premier trait de la fin des idéologies, on a en parallèle
ajouté la disparition des avant-gardes, puis d’autres
éléments significatifs tels que : le développement
de l’individualisme, la diminution du rôle de l’État,
la prééminence progressive de la marchandise sur toute
autre considération, le règne de l’argent, la
transformation de la culture en modes successives, la massification
des modes de vie allant de pair avec l’individualisation et
l’exhibition des paraîtres, l’aplatissement de
l’histoire en immédiateté événementielle
et en instantanéité informationnelle, l’importante
place prise par des technologies très puissantes et souvent
incontrôlées, l’allongement de la durée
de vie et la demande insatiable de grande santé, la désinstitutionnalisation
de la famille, les interrogations multiples sur l’identité
sexuelle, les interrogations sur l’identité humaine
puisqu’on parle aujourd’hui d’une "personnalité
animale", l’évitement du conflit et la désaffection
progressive du politique, la transformation du droit en un juridisme
procédurier, la publicisation de l’espace privé,
la privatisation du domaine public... Tous ces traits sont à
prendre comme symptômes significatifs de cette mutation actuelle
dans la modernité qui n’est pas sans rapport avec ce
que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de néo-libéralisme.
Les progrès dans l’autonomisation de l’individu
C’est précisément à cette mutation que
je vais m’efforcer de réfléchir, dans la mesure
où elle correspond à ce qu’on pourrait appeler
une affirmation du processus d’individuation engagé
de longue main dans nos sociétés. Affirmation qui,
à côté des aspects positifs, voire des jouissances
nouvelles, liés aux progrès de l’autonomisation
de l’individu, n’est pas sans engendrer des souffrances
nouvelles, voire inédites, chez les sujets de cette post-modernité.
Si l’autonomie du sujet constitue en effet une authentique
visée émancipatrice, rien n’indique que l’autonomie
soit une exigence à laquelle tous les sujets peuvent d’emblée
répondre. L’autonomie, ça se construit et ce
peut être l’œuvre de toute une vie. Rien d’étonnant
à ce que les jeunes, qui sont par nature en situation de
dépendance, soient exposés de plein fouet à
cette exigence de façon très problématique,
ce qui crée un contexte nouveau et difficile pour tous les
projets éducatifs. On parle souvent de "perte de repères
chez les jeunes", mais dans ces conditions, c’est le
contraire qui serait étonnant. Bien sûr qu’ils
sont perdus puisqu’ils expérimentent une nouvelle condition
subjective dont personne, et encore moins les responsables de l’éducation
et de la formation, ne possèdent les clefs. Il ne sert donc
à rien d’invoquer la perte de repères si l’on
indique par là que quelques leçons de morale à
l’ancienne pourraient suffire à enrayer les dommages.
Ce qui ne marche plus, c’est justement la morale parce que
celle-ci ne peut se faire qu’"au nom de..." alors
que, dans le contexte d’autonomisation continue de l’individu,
on ne sait justement plus au nom de qui ou de quoi la faire. Et
quand on ne sait plus au nom de qui ou de quoi parler aux jeunes,
c’est aussi difficile pour ceux qui doivent leur parler tous
les jours que pour ceux à qui on parle. Cette situation nouvelle,
l’absence d’énonciateur collectif crédible,
crée des problèmes inédits dans l’accès
à la condition subjective et pèse sur tous et notablement
sur les jeunes en période post-moderne. Quels sont les effets
sur le sujet de la disparition de cette instance qui interpelle
et s’adresse à tout sujet, à laquelle il doit
répondre et que l’histoire a toujours connu et mise
en œuvre, notamment par l’École ?
Mais qu’est-ce au juste qu’un sujet autonome ? Cette
notion a-t-elle même un sens dans la mesure où le "sujet",
comme on a trop tendance à ne plus le savoir, c’est
en latin le subjectus qui désigne l’état de
qui est soumis ? Le sujet, c’est donc, d’abord, le soumis.
Mais soumis à quoi ? Les figures de l’Autre Cette question
a toujours beaucoup intéressé la philosophie : l’homme
est une substance qui ne tient pas son existence d’elle-même,
mais d’un autre être. Les ontologies, multiples, qui
se sont constituées à l’endroit de cette question,
ont proposé plusieurs noms possibles pour cet être
: la Nature, les Idées, Dieu ou... l’Être. On
comprendra aisément que ce n’est pas l’aspect
lié à la construction spéculative de l’Être
qui me mobilisera ici, mais son aspect historico-social. Car l’Être,
quel qu’il soit, n’a cessé de s’incarner
dans l’histoire humaine et c’est cet aspect, cette "ontologie
politique", qui m’intéresse ici. Quelles sont
les formes de la réalisation de l’Être dans l’histoire
?
La proposition est donc simple : quels Autres ou quelles figures
de l’Autre, autrement dit quels garants méta-sociaux,
l’homme a-t-il construit pour s’y soumettre, avant que
de se mettre en position de s’affranchir de tout Autre ? Il
s’agit là d’un repérage indispensable
si l’on veut essayer de comprendre ce qui arrive aux générations
qu’on retrouve aujourd’hui, en crise, à l’école
et au-delà, dans la société même. Il
nous faut apprendre à décliner, fût-ce rapidement,
les figures de l’Autre pour mieux comprendre où nous
en sommes à cet égard aujourd’hui, dans l’affranchissement
post-moderne du sujet.
Si le "sujet", c’est le subjectus, ce qui est soumis,
alors on pourrait dire que l’histoire apparaît comme
une suite de soumissions à des grandes figures placées
au centre de configurations symboliques dont on peut assez aisément
dresser la liste : le sujet fut soumis aux forces de la Physis dans
le monde grec, au Cosmos ou aux Esprits dans d’autres mondes,
au Dieu dans les monothéismes, au Roi dans la monarchie,
au Peuple dans la République, à la Race dans le nazisme
et autres idéologies raciales, à la Nation dans les
nationalismes, au Prolétariat dans le communisme... soit
des fictions différentes, qu’il fallut chaque fois
édifier à grand renfort de constructions, de réalisations,
voire de mises en scène très exigeantes. Je ne dis
nullement que tous ces ensembles sont équivalents, bien au
contraire : selon la figure de l’Autre élue au centre
des systèmes politico-symboliques, toute la vie économique,
politique, intellectuelle, artistique, technique change. Toutes
les contraintes, les rapports sociaux et l’être-ensemble
changent, mais ce qui reste constant, c’est le commun rapport
à la soumission.
L’important à cet égard est que, partout, des
textes, des dogmes, des grammaires et tout un champ de savoirs (c’est-à-dire
une culture) furent mis au point pour soumettre le sujet, c’est-à-dire
pour le produire comme tel, pour régir ses manières
- éminemment différentes ici et là - de travailler,
de parler, de croire, de penser, d’habiter, de manger, de
chanter, de conter, d’aimer, de mourir, etc., et ce que nous
nommons "éducation" n’est jamais que ce qui
fut institutionnellement mis en place au regard du type de soumission
à induire pour produire des sujets. Le garant méta-social
pour l’être ensemble Le sujet, c’est en somme
le sujet de l’Autre. Le sujet n’est sujet que d’être
sujet d’un grand Sujet - il suffit de décliner à
la place de grand Sujet ou de figures de l’Autre, tout ce
qu’on veut : Physis, Dieu, Roi, Peuple, Prolétariat...
De l’Autre, on peut dire qu’il permet la fonction symbolique
dans la mesure où il donne un point d’appui au sujet
pour que ses discours reposent sur un fondement. À noter
que cette fonction symbolique ne s’assure que par des figures
qui ont structure de fiction. Ce qu’on peut exprimer ainsi
: ce qui siège au centre des systèmes symboliques
relève de l’imaginaire. Pour poser un Autre qui prenne
en charge pour nous la question de l’origine (comme telle
manquante) une fiction partagée suffit. En bref, il faut
croire à l’Autre et il faut le construire. C’est
pourquoi, on le peint, l’Autre, on le chante, on lui prête
une figure, une voix, on le met en scène, on lui donne une
représentation et même une supra-représentation,
y compris sous la forme d’un irreprésentable. On se
tue pour l’Autre. On se fait l’administrateur de l’Autre.
Son interprète. Son prophète. Son tenant lieu. Son
lieutenant. Son scribe. Son objet. Il veut. Il édicte. Mais
derrière toutes les mascarades sociales, le seul intérêt
de l’Autre, c’est qu’ainsi transfiguré,
il supporte pour nous ce que nous ne pouvons supporter. C’est
pourquoi, il prend tant de place et exige tant de ses sujets. Il
tient lieu de tiers qui nous fonde.
Au centre des discours du sujet se trouvent donc placée
une figure, un ou des êtres discursifs, auxquels il croit
comme s’ils étaient réels -des dieux, des diables,
des démons, des êtres qui, face au chaos, assurent
pour le sujet une permanence, une origine, une fin, un ordre. Sans
cet Autre, sans ce garant méta-social, l’être-soi
est en peine, il ne sait plus en quelque sorte à quel saint
se vouer, et l’être-ensemble est de même en péril,
puisque c’est seulement une référence commune
à un même Autre qui permet aux différents individus
d’appartenir à la même communauté. L’Autre,
c’est l’instance par quoi s’établit pour
le sujet une antériorité fondatrice à partir
de laquelle un ordre temporel est rendu possible ; c’est de
même un "là", une extériorité
grâce à laquelle peut se fonder un "ici",
une intériorité. Pour que je sois ici, il faut en
somme que l’Autre soit là. Sans ce détour par
l’Autre, je ne me trouve pas, je n’accède pas
à la fonction symbolique, je ne parviens pas à construire
une spatialité et une temporalité possibles. Une histoire
de l’Autre Si, par hypothèse, on suppose correcte cette
façon de décliner l’identité de l’Autre,
de poser les prémisses d’une histoire de l’Autre,
il apparaît tout de suite que la distance à ce qui
me fonde comme sujet ne cesse de se raccourcir entre chacune de
ces occurrences. Entre la Physis et le Peuple, on peut en somme
scander certaines étapes clefs de rentrée de l’Autre
dans l’univers humain : là, c’est la distance
immédiate (ils sont partout) et cependant infranchissable
(ils sont immortels) des multiples dieux de la Physis, c’est-à-dire
du polythéisme, toujours prêts à se manifester
immédiatement dans le monde, à envahir chacun pour
le "chevaucher" selon le vocable de la transe, c’est
au contraire la distance infinie de la transcendance dans le monothéisme,
c’est encore la distance médiane du trône entre
Ciel et Terre dans la monarchie (de droit divin), c’est enfin
la distance intra-mondaine entre l’individu et la collectivité
dans la République... Entre toutes ces occurrences, la distance
du sujet à l’Autre, au grand Sujet, se réduit,
certes pas à la façon d’un progrès continu,
avec bien des allers et retours et des aberrations comme la Race-
mais elle se maintient. Figures multiples de l’Autre dans
la modernité À ce point, je peux proposer une définition
de la modernité et, partant, de la cassure qui vient de s’y
produire qui affecte tant les populations : la modernité
est un espace collectif où le sujet est défini par
plusieurs de ces occurrences de l’Autre. On est moderne quand
le monde cesse d’être fermé et devient, comme
l’a montré Koyré ouvert, voire "infini"
- y compris dans ses références symboliques. La modernité
est donc un espace où se trouvent des sujets comme tels soumis
aux dieux, à Dieu, au Roi, à la République,
au Peuple... Toutes les définitions peuvent se trouver dans
la modernité qui n’aime rien tant que de muter de l’une
à l’autre - ce qui explique ce côté mouvant,
crisique et critique de la modernité. La modernité
est un espace où, le référent dernier ne cessant
de changer, tout l’espace symbolique devient mouvant. Il y
a donc de l’Autre dans la modernité, et même
beaucoup d’Autres, ou du moins beaucoup de figures de l’Autre.
C’est d’ailleurs exactement pourquoi la condition subjective
en modernité peut être définie par deux éléments
: la névrose, ainsi qu’on l’appelle depuis Freud,
du côté de l’inconscient, et la critique du côté
des processus secondaires : Névrose La névrose dans
la mesure où elle n’est rien d’autre que ce par
quoi chacun, chaque sujet paye sa dette symbolique à l’égard
de l’Autre (le Père pour Freud) qui a pris, pour lui,
en charge la question de l’origine. La névrose est
exubérante en modernité parce que la dette à
l’égard de l’Autre, présent sous ses différentes
figures, est multiforme. Critique Deuxième caractéristique
de la condition subjective moderne : la critique. La critique dans
la mesure où le sujet de la modernité ne peut être
qu’un sujet jouant de plusieurs références entrant
sans cesse en concurrence, voire en conflit. Ce dernier aspect est
évidemment décisif quant aux institutions de la modernité
: en tant qu’institutions interpellant et produisant des sujets
modernes, elles ne peuvent exister que comme espace défini
par la pensée critique. La Raison, la raison des Lumières,
est donc pensable comme un lieu ouvert dans la pensée où
se discute à l’infini tous les désaccords possibles
quant aux grands référents passés, présents
et à venir. La modernité est un espace où,
le référent fondamental ne cessant de changer, tout
l’espace symbolique devient complexe. Le sujet moderne est
donc globalement un sujet névrosé et critique. Déclin
de l’Autre dans la post-modernité C’est cette
définition double qui vient de s’effondrer lors du
passage à la post-modernité. Pourquoi ? Parce qu’aucune
figure de l’Autre ne vaut plus vraiment dans notre post-modernité.
Quel Autre se présente, par exemple, aujourd’hui aux
jeunes générations ou aux populations en général
? Quels Autres ? Quelles figures de l’Autre, aujourd’hui,
dans la post-modernité ? Il semble que tous les anciens,
tous ceux de la modernité, soient certes encore possibles
et disponibles, mais que plus aucun ne dispose du prestige nécessaire
pour s’imposer. Tous semblent en effet atteints du même
symptôme de décadence. On n’a pas cessé
de noter le déclin de la figure du père dans la modernité
occidentale (Lacan lui-même, depuis son premier travail publié,
sur les complexes familiaux).
C’est pourquoi, après avoir parlé de décliner
les figures de l’Autre, de leur déclinaison, je voudrais
maintenant parler du déclin de l’Autre - en somme,
après s’être décliné, l’Autre
s’incline. C’est bien sûr intéressant que
les idoles s’effondrent, mais il ne faudrait pas ignorer les
sérieux problèmes que cela pose. Car la post-modernité
n’a plus de figures présentables de l’Autre à
proposer. Si les périodes précédentes définissaient
des espaces marqués par la distance du sujet à ce
qui le fonde, alors la post-modernité est un espace défini
par l’abolition de la distance entre le sujet et l’Autre.
Le Marché, une économie de l’auto-fondation
Je note au passage que j’ai beaucoup de doutes sur ce qu’on
appelle "le Marché" à figurer un nouvel
Autre. Même s’il est souvent présenté
comme remède à tous les maux, il ne vaut nullement
comme nouvel Autre, dans la mesure où loin de prendre en
charge la question de l’origine, il confronte chacun aux affres
(qui ne vont certainement pas, pour certains, sans nouvelles jouissances)
de l’auto-fondation. C’est là où se repère
la limite fondamentale de l’économie de marché
dans sa prétention à prendre en charge l’ensemble
du lien personnel et du lien social : ce n’est pas une économie
générale, pas une économie symbolique, mais
seulement une "économie économique". Elle
joue certes dans le registre de l’économie libidinale
dans la mesure où elle permet toujours de présenter
un objet manufacturé supposé venir combler tout désir,
mais elle échoue à fonctionner comme économie
générale dans la mesure où elle laisse le sujet
face à lui-même pour ce qu’il en est de sa fondation.
Dans la post-modernité, le sujet n’est plus défini
dans son rapport de dépendance à Dieu, au Roi ou à
la République, mais est défini par lui-même.
On donne du sujet maintenant définitions auto-référentielles
du sujet parlant, on dit en somme que, désormais, le sujet
ne peut plus être défini que par lui-même : vous
pouvez en somme dire "je" sans condition et sans avoir
à en rendre de compte à quiconque, fût-il Dieu
ou Roi ou quelconque instance transcendante. Beaucoup de conséquences
découlent de cette nouvelle définition sémiotique.
Ce qui s’ensuit, entre autre, c’est d’une part
la postulation de l’autonomie juridique du sujet, et d’autre
part celle de sa liberté économique. Cette liberté
marchande, c’est même le fondement du capitalisme énoncé
par Adam Smith : vous connaissez cette théorie qui dit que
chacun doit être libre de poursuivre ses intérêts
égoïstes afin que, de la sorte, l’intérêt
collectif de la société soit servi. Nous avons donc
un ensemble : autonomie juridique, liberté marchande, éventuellement
totale comme avec le néo-libéralisme aujourd’hui,
et définition auto-référentielle du sujet parlant.
Pourquoi y a-t-il eu dans l’occident cette décadence
de l’Autre ? Je crois que ceci est à mettre en rapport
avec le fait que les successives définitions hétéro-référentielles
du sujet, pratiquées par l’Occident, n’ont finalement
mené qu’à la catastrophe nazie de la définition
par la Race. Que pouvait-on faire d’autre après cette
catastrophe que d’en finir avec les définitions hérétro-référentielles
et d’en venir à une définition auto-référentielle
du sujet ? Nous sommes donc aujourd’hui libres et, contrairement
à ce à quoi on aurait pu s’attendre, nous allons
probablement devoir payer très cher pour cette liberté.
Il se pourrait très bien que cette liberté, idéal
des Lumières, liberté enfin gagnée contre le
règne et l’obéissance aux idoles , nous coûte
finalement assez cher.
L’injonction d’être soi Ce que je retiens, c’est
que nous entrons avec cette formule dans une défînition
du sujet qui fait appel à l’auto-référence.
C’est-à-dire qu’elle ne fait plus appel à
l’hétéro-référence, c’est-à-dire
à la définition du sujet par un grand Autre. Or, d’autres
problèmes commencent à surgir à partir du moment
où nous entrons dans un temps où il n’y a plus
d’Autres présentables. Pourquoi ? Parce que c’est
bien sûr au moment où l’injonction est faite
à tout sujet d’être soi que se rencontre la plus
grande difficulté, ou même l’impossibilité,
d’être soi. Ce qui explique qu’on rencontre de
plus en plus souvent, dans les sociétés post-modernes,
de techniques d’action sur soi, que ce soit ces programmes
télévisuels mettant en scène les vies ordinaires,
ou l’usage de psychotropes destinés à stimuler
l’humeur et à multiplier les capacités individuelles,
comme en témoignent les pratiques de dopage dans le sport.
Avec la post-modernité, la distance vis-à-vis de l’Autre
est devenue distance de soi à soi. Tout sujet se trouve ainsi
aux prises avec son auto-fondation, il peut certes réussir
mais non sans se trouver constamment confronté à des
ratés, plus ou moins graves. Cette distance interne du sujet
à lui-même se découvre inhérente au sujet
post-moderne et modifie sensiblement le diagnostic de Freud sur
le sujet moderne, porté à la névrose. C’est
vers une condition subjective définie par un état-limite
entre névrose et psychose que se définit désormais
le sujet post-moderne, de plus en plus pris entre mélancolie
latente (la fameuse dépression), impossibilité de
parler en première personne, illusion de toute-puissance
et fuite en avant dans des faux self, dans des personnalités
d’emprunt, voire multiples, offertes à profusion par
le marché. La toute-puissance et la honte Ce n’est
plus la culpabilité névrotique qui définit
le sujet en post-modernité, c’est quelque chose comme
le sentiment de toute-puissance quand on y arrive et de toute-impuissance
quand on n’y arrive pas. La honte (vis-à-vis de soi)
a en somme remplacé la culpabilité (à l’égard
des autres), comme on témoigne cette expression extrêmement
populaire chez les jeunes : "j’ai la honte", "il
m’a collé la honte"... L’univers symbolique
du sujet post-moderne n’est plus celui du sujet moderne :
sans Autre, c’est-à-dire sans repères où
puissent se fonder une antériorité et une extériorité
symboliques, le sujet ne parvient pas à se déployer
dans une spatialité et une temporalité suffisamment
amples. Il reste englué dans un présent où
tout se joue. Le rapport aux autres devient problématique
dans la mesure où sa survie personnelle se trouve ainsi toujours
en cause. Si tout se joue dans l’instant, alors le projet,
l’anticipation, le retour sur soi deviennent des opérations
très problématiques. C’est tout l’univers
critique qui se trouve ainsi atteint. On commence à voir
en amphi d’université des situations où une
remarque critique d’un étudiant envers la proposition
d’un autre peut déclencher une bagarre dans la mesure
où le sujet critiqué "subit la honte" et
se croit se trouver atteint dans sa personne même. Abandonnés
au Marché Que faire s’il n’y a plus d’Autre
? Se construire tout seul en utilisant les nombreuses ressources
de nos sociétés dites d’information. On voit
de plus en plus apparaître des chemins très singuliers
de formation. Dans ce cas, le sujet se forme seul, en utilisant
toutes les ressources matérielles et humaines disponibles.
Mais quoi qu’il en soit, comme je l’ai déjà
dit, il n’est pas sûr que l’autonomie soit une
exigence à laquelle tous les sujets peuvent d’emblée
satisfaire. Ceux qui réussissent en ce sens sont souvent
ceux qui ont été "aliénés"
avant et qui ont dû lutter pour se libérer. En ce sens,
cet état apparent de liberté est tout à fait
leurrant car il n’y a pas de liberté, mais seulement
des libérations. C’est pourquoi ceux qui n’ont,
en quelque sorte, jamais été aliénés
ne sont pas libres pour autant. Ils sont plutôt abandonnés.
Ils deviennent alors des proies faciles envers ce qui semble pouvoir
combler leurs besoins immédiats. C’est ainsi que les
adolescents et au-delà constituent aujourd’hui des
cibles commodes pour un appareil aussi puissant que le Marché
qui peut alors envahir leur vie et se mettre à tout régenter
grâce à sa puissance de frappe et de quadrillage, notamment
en image, du temps quotidien (télé, cinéma,
jeu, pub...). La docilité avec laquelle beaucoup d’adolescents
aujourd’hui portent des marques de commerce et en exhibent
les logos témoigne assez d’une nouvelle servitude,
involontaire, mais bien réelle et assez confondante pour
notre génération critique. En fait beaucoup de jeunes,
à défaut d’être non dupes et nomades,
se retrouvent dans la position d’être simplement orphelins
de l’Autre. De sorte qu’ils cherchent, comme ils peuvent,
à obvier au défaut de l’Autre. Echapper à
la carence de l’Autre J’ai cru à cet égard
pouvoir repérer quatre possibilités pour obvier à
la carence de l’Autre, au demeurant très "logiques",
et ces quatre moyens me semblent amplement expérimentées
par les adolescents et les jeunes adultes des sociétés
post-modernes - tous posent de très graves problèmes
aux éducateurs et aux professionnels de la santé.
La première possibilité relève de l’évitement
pur et simple de l’autonomie. Les deux suivantes relèvent
de l’élection d’un ersatz censé suppléer
à la carence de l’Autre. La quatrième possibilité
va en quelque sorte plus loin puisqu’elle correspond à
une tentative de devenir l’Autre à la place de l’Autre.
La bande Lorsque l’Autre manque et qu’on ne peut faire
face seul à l’autonomie ou à l’auto-fondation
requises, on peut toujours essayer d’y faire face à
plusieurs. Il suffit de relever d’une personne comprenant
plusieurs corps distincts. Cela s’appelle une bande. La bande
est marquée par le transitivisme : puisqu’on appartient
à une même personne, si l’un tombe, l’autre
peut avoir mal. La bande possède un nom collectif porté
par chacun à l’extérieur. Elle possède
sa signature, son sigle, son tag, qui marque et délimite
son territoire - le moindre voyage en chemin de fer montrera l’étendue
du phénomène. Si un individu venait à se détacher
de la personne globale figurée par le groupe, par exemple
en s’intéressant à autre chose que ce qui occupe
le groupe, le groupe qui ne peut admettre l’arrachement d’un
de ses membres et qui veille à son intégrité
ne peut que le ramener en son giron par tous les moyens possibles.
Il est ainsi parfois très difficile pour un professeur d’école
de solliciter un élève qui appartient à une
bande parce que c’est toute la bande qui vient ou qui répond
à la moindre sollicitation en étalant ses prérogatives
et ses objets. C’est donc le contraire de l’autonomie
du sujet qui s’obtient dans la bande, c’est la fusion
de tous en une seule entité, de préférence
celle du chef de bande. Variante de la bande : le gang. C’est
en quelque sorte le débouché naturel de la bande.
Le gang est une bande qui a réussi en imposant ses méthodes
expéditives (racket, attaques, règlements de comptes...).
Les établissements scolaires des zones difficiles sont particulièrement
exposés à la conversion des bandes en gangs. Il est
intéressant de noter que les méthodes du gang peuvent
être très efficaces dans le domaine de la concurrence
économique comme le montre parfaitement l’industrie
du rap, par exemple, qui a vu l’apparition de firmes de production
gérées par les gangs, selon des méthodes de
gang, capables de s’opposer aux majors et de s’intégrer
au Marché là où toutes les autres petites firmes
alternatives avaient échoué. La secte Lorsque l’Autre
manque, on peut ériger à toute force une sorte d’Autre
qui garantisse absolument le sujet contre tout risque d’absence.
C’est ce qu’on voit à l’œuvre dans
les multiples sectes qui fleurissent dans les sociétés
post-modernes - un petit groupe s’assemble, brandit l’effigie
d’un gourou ou du nouveau maître absolu et s’affronte
au besoin aux groupes d’en face assemblés sous la bannière
d’un autre gourou. Je n’insiste pas, mais je suis bien
tenté de dire qu’à l’époque de
la mondialisation, cet affrontement peut prendre une tournure globale.
On s’affronte aujourd’hui encore Dieu contre Dieu. L’époque
post-moderne est propice aux sectes et aux fondamentalismes. L’assuétude
ou l’addiction. Lorsque l’Autre manque, on peut ainsi
tenter de réinscrire l’Autre dans l’ordre non
plus du désir, mais du besoin. La marchandise peut jouer
ce rôle. On voit ainsi se développer de véritables
addictions à la marchandise. À toutes les marchandises
dont une, bénéficie du terrible privilège d’être
illicite, rare et chère, donc extrêmement tentante
entre toutes les marchandises, je veux parler bien sûr de
la drogue. Avec la drogue, on réinscrit l’Autre dans
l’ordre non plus du désir, mais du besoin. C’est
ce qui est à l’œuvre dans la toxicomanie où
l’enjeu n’est plus de faire de la difficulté
d’exister une quête symbolique où ce qui vient
combler l’imperfection usuelle de l’Autre doit être
savamment construit et exprimé, notamment par la création
artistique (poèmes, danse, chant, musique, peinture...).
Dans la toxicomanie, cette laborieuse quête est transformée
en une simple dépendance à l’égard d’un
Autre sorti du champ du désir et réinscrit en quelque
sorte dans le réel du besoin. Au moins, saura-t-on ainsi
où est et ce qu’il en est de l’Autre dont on
manque : rien d’autre qu’un produit chimique aussi addictif
que possible que l’on pourra se procurer à condition
qu’on en devienne l’esclave. On connaît les effets
dévastateurs de l’usage intensif, je ne parle pas de
l’usage occasionnel, de drogues vis-à-vis de l’institution
scolaire. La toute-puissance Lorsque l’Autre manque, on peut
enfin se passer enfin de l’Autre à la condition de
se trouver soi-même investi des signes de la toute-puissance
qui le caractérisaient. Les conséquences, quant au
lien social et à l’être-ensemble, sont inévitables
: si l’action de chacun n’est plus référée
à ce qui la dépasse et la garantit, il n’y a
plus de différence entre le droit à la liberté
dont chacun dispose désormais inconditionnellement et l’abus
du droit à la liberté. Le sens que l’homme donne
à sa liberté, tombe immédiatement en déshérence
et plus rien ne s’oppose à ce que l’espace public
soit constamment traversé par des prouesses individuelles.
Dans les cas extrêmes, on pourra même s’octroyer
droit de vie et de mort sur ses semblables et que l’on se
dotera éventuellement de pouvoirs magiques, d’autant
plus facilement que le prestige social des techno-sciences ne va
pas sans exalter les sentiments de toute puissance du sujet. Les
actes de violence les plus crus, comme ceux de Littleton par exemple
(ce dont parle les films de Mickael Moore, Bowling for Columbine
et de Gus Van Sant, Elephant), peuvent alors déferler sans
aucune retenue. Le développement des sports extrêmes
où l’on joue sa vie est à ranger dans cette
catégorie. J’ajoute que rien n’interdit de cumuler
ces tendances. À la limite, on peut être membre d’un
gang, addicté, adhérent d’une secte et sujet
à l’extrême violence. Des passages intempestifs
entre petite délinquance, addiction, fanatismes religieux
et hyper violence ne cessent désormais de s’observer
chez les nouveaux sujets du post-moderne en proie au manque de l’Autre.
… et la dépression
À ces quatre tendances, j’ajoute que quand rien de
tout cela ne marche, il reste la dépression. Comme je le
disais c’est au moment où pèse sur chacun l’injonction
d’être soi que se rencontre la plus grande difficulté
d’être soi. Dans la dépression, on ne peut justement
pas croire à soi. On est alors moins que soi. On dit aujourd’hui
qu’un bon quart de la population passe par des phases dépressives
plus ou moins sévères.
* *
Avoir renoncé à la fiction de l’Autre nous
a peut-être libérés des vieilles idoles tyranniques,
mais comme celles-ci n’ont pas été remplacées
par une nouvelle raison collective, nous nous trouvons confrontés
à des questions "impossibles" que le "Marché"
laisse béantes ou dans lesquels il s’engouffre comme
pour aggraver la situation. Il va nous falloir comprendre que les
manifestations qui se produisent lors de cet évanouissement
de l’Autre ne correspondent pas à un accident historique
regrettable qui va bientôt se régler, mais ne sont
que les signes avant-coureurs d’un état de structure
en train de s’installer dans nos sociétés et
qu’il va bien falloir les comprendre parce que c’est
dans cet espace que nous allons désormais vivre. Nous allons
probablement payer assez cher notre liberté.
Il n’est cependant pas question de regretter nos vieilles
aliénations. Qu’on ne voie nulle nostalgie ou nul pessimisme
dans mes propos. Je crois seulement que l’heure est grave,
justement parce que le sujet se trouve désormais sans gravité.
Nous vivons en effet un tournant capital car, si la forme sujet
est atteinte, ce ne sera plus seulement les institutions que nous
avons en commun qui seront en danger, ce sera aussi et surtout ce
que nous sommes. Ce qui témoigne, à l’évidence,
d’un degré de gravité bien supérieur
puisque la perte de biens communs est toujours compensable par la
production de nouveaux biens, tandis que si l’on perd son
être, on perd tout. C’est probablement sur ce point
que se joue les grandes batailles à venir : si la forme sujet
est cassée, alors plus rien ne pourra endiguer le déploiement
sans limite de cette forme politique, stade ultime du capitalisme,
celui du capitalisme total où tout, sans exception, sera
rentré dans l’orbe de la marchandise : la nature, le
vivant et la subjectivation.
Par Dany-Robert Dufour, philosophe*.
le 27 mars 2007
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