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Origine http://forums.france2.fr/france2/education/article-DANY-ROBERT-DUFOUR-Philosophe-professeur-Paris-VIII-sujet-3552-1.htm
Modeler des crétins procéduriers ?
Les enseignants devront donc être rééduqués
sous la houlette d’experts en pédagogie montrant qu’il
ne faut plus rien enseigner pour s’en remettre à ses
seuls sentiments du moment et à leur gestion gagnante. Il
s’agit donc d’imposer les conditions, selon Michéa,
d’une « dissolution de la logique » : ne plus
discriminer l’important du secondaire, admettre sans broncher
une chose et son contraire...
C’est ainsi qu’on voit, à l’université
même, tout un courant pédagogique se mettre en place
refusant de demander aux « jeunes » de penser. Il faudrait
d’abord les distraire, les animer, les laisser « démocratiquement
» zapper à leur guise au gré des interactions,
leur faire raconter leur vie, leur montrer que les acquis de la
logique ne sont que des abus de pouvoir.
Il faudrait surtout montrer qu’il n’y a rien à
penser, qu’il n’y a pas d’objet de pensée
: tout serait dans l’affirmation de soi et dans une gestion
relationnelle de l’affirmation de soi qu’il conviendrait
de défendre, comme tout bon consommateur doit savoir le faire.
S’agit-il de fabriquer des crétins procéduriers,
adaptés à la consommation ?
Il est probable que les pédagogues ne veulent pas ça
: ils ne veulent que s’adapter à l’état
dans lequel ils trouvent les « jeunes » à l’école.
Ce faisant, au nom même de la compassion, ils contribuent
à aggraver la situation et à détruire encore
plus l’école. Cet usage des services des pédagogues
fournit un nouvel exemple de la façon dont le néo-libéralisme
a su utiliser à son profit les schémas libertaires
des années 1960 (8).
Les institutions scolaires, université incluse, accueillent
donc des populations flottantes, dont le rapport au savoir est devenu
une préoccupation très accessoire.
Un type nouveau d’institution molle, dont la post-modernité
a le secret, à mi-chemin entre maison des jeunes et de la
culture, hôpital de jour et asilage social, assimilable à
des sortes de parcs d’attraction scolaire, est en train de
se mettre en place.
Elle n’exclut pas certaines zones résiduelles de production
et de reproduction du savoir, où les nouvelles technologies
sont appelées à devenir prépondérantes
(« Toutes les tâches répétitives du professeur
vont être enregistrées, stockées », promettait
allègrement l’ex-ministre dans l’entretien déjà
cité).
Pendant ce temps, la formation et la reproduction des élites
(autre fonction décisive de l’« école
du capitalisme total ») deviennent de plus en plus exclusivement
assurées par les grandes écoles et assimilées
dans les meilleures écoles et universités privées
des Etats-Unis (où les frais annuels de scolarité
atteignent 30 000 dollars).
Ces formations-là, qui continuent de fonctionner selon un
modèle critique dur, ne sont nullement concernées
par les dérives pédagogistes destinées au plus
grand nombre.
La fabrique d’un individu soustrait à la fonction critique
et susceptible d’une identité flottante ne doit donc
rien au hasard : elle est parfaitement prise en charge par la télévision
et l’école actuelles. Le rêve du capitalisme
n’est pas seulement de repousser le territoire de la marchandise
aux limites du monde (ce qui est en cours sous le nom de mondialisation),
où tout serait marchandisable (droits sur l’eau, le
génome, les espèces vivantes, achat et vente d’enfants,
d’organes...), mais aussi de faire rentrer les vieilles affaires
privées, laissées jusqu’alors à la disposition
de chacun (subjectivation, sexuation...), dans le cadre de la marchandise.
Nous vivons à cet égard un tournant capital car, si
la forme sujet est atteinte, ce ne sera plus seulement les institutions
que nous avons en commun qui seront en danger, ce sera aussi et
surtout ce que nous sommes. Plus rien alors ne pourra endiguer un
capitalisme total où tout, sans exception, fera partie de
l’univers marchand : la nature, le vivant et l’imaginaire.
Par DANY-ROBERT DUFOUR
Philosophe, professeur à Paris-VIII, auteur, en particulier,
de Folie et démocratie, Gallimard, Paris, 1998.
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