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Portrait du grand Sujet
Dany-Robert Dufour
Dany-Robert Dufour est philosophe, professeur en philosophie de l’éducation à l’université Paris VIII.
Il a notamment publié Les mystères de la trinité (Gallimard, 1990),
Folie et démocratie (Gallimard, 1996), Lettres sur la nature humaine (Calmann-Lévy, 1998).

Origine : http://www.cairn.be/article.php?ID_REVUE=RAI&ID_NUMPUBLIE=RAI_002&ID_ARTICLE=RAI_002_0009


Le « sujet », c’est, littéralement, ce qui est soumis (subjectus). Soumis à qui ? Soumis à l’Autre, c’est-à-dire à un grand Sujet qui se présente sous des figures constamment construites et reconstruites par les « sujets » au cours de l’histoire. Qu’en est-il aujourd’hui, en démocratie, régime qui promeut l’autonomie politique et symbolique des sujets ?
Literally, « subject » means submitted (subjectus). A subject submitted to whom? To an Other, a grand Subject constantly constructed or reconstructed by « subjects » in the course of History. This article questions contemporary democracy, in principle vowed to promote the political and symbolical autonomy of subjects.

• Le grand Sujet

• De la modernité à la postmodernité

Toutes les affaires humaines – l’histoire, le religieux, le politique, le scientifique, le technique, les arts, l’activité inconsciente –, tout vient de ce que nous parlons. Le langage n’est pas un « instrument » pour l’homme, c’est tout simplement son milieu naturel. Or lorsqu’un sujet parle, il dit nécessairement « je » à un « tu » à propos de « il ». C’est dans un dispositif trinitaire que les prétendants au dialogue doivent entrer s’ils veulent parler [1].

Parlez, dites ce que vous voulez et vous mettrez en jeu ce système des trois personnes verbales qui permet une mise en ordre du discours par l’articulation des catégories fondamentales de notre espace symbolique, la présence et l’absence. Le « je » qui parle porte en effet avec lui la présence à soi, caractéristique de la conscience réflexive, mais cette présence à soi ne peut jamais s’éprouver que dans une relation à l’autre, se manifestant par un rapport de coprésence entre « je » et « tu ». Cette coprésence ne peut, elle-même, s’établir que si les interlocuteurs ont fixé ensemble l’absence hors de leur champ, en l’affectant au « il ». Dans cette mise à distance se joue toute l’activité symbolique : la symbolisation commence à partir du moment où l’on peut représenter ce qui est absent, c’est-à-dire le rendre à nouveau présent. Dire « il » revient à re-présenter, c’est-à-dire à présentifier l’absence. Symboliser, c’est pouvoir parler de l’absent, pouvoir ramener et re-présenter « ici » ce qui est « là ».

Si l’espace symbolique n’inscrivait pas l’absence, celle-ci se représenterait comme problème réel dans le champ de l’interlocution auquel est voué l’homme. Et si l’absence se présentait ainsi, elle apparaîtrait sous le mode de l’irruption, elle surgirait dans le champ même de la présence existentielle de l’homme, dans le champ interlocutoire, pour le détruire. Sans ce lieu tiers, les hommes en reviendraient au rapport « je-tu » qui, réduit à lui-même, deviendrait le lieu d’une base rivalitaire et concurrentielle propre au déploiement des relations d’amour-haine et de toutes les passions attenantes [2].

Sans trinité, pas de symbolisation, pas de socialité. C’est pourquoi « je », « tu » et « il » représentent en quelque sorte le lien social minimal, une archisocialité. Pour que deux soient, ensemble, ici, il faut qu’un autre soit, là, absent. Sans cette trinité naturelle (comme on dit langue naturelle), il n’y aurait pas de rapport interlocutoire, il n’y aurait pas de culture humaine. Qu’on le veuille ou non, nous sommes, en tant que sujets parlants, sujets du trinitaire.

Kojève, dans l’Esquisse d’une phénoménologie du droit, disait qu’« il y a droit lorsque intervient un point de vue tiers dans les affaires humaines » [3]. De même, on peut dire qu’il y a espace politique à partir du moment où un tiers, parmi d’autres possibles, est construit et mis en scène par un groupe d’individus parlants. Le terme « politique » renvoie d’ailleurs à ce sens : la polis, la cité grecque, c’est le tiers que la société grecque s’est donné aux cours des Ve et IVe siècles avant l’ère chrétienne et le politikos, c’est la science qui a pour objet cette cité. Le terme est resté, quel que soit le tiers que les sociétés se sont donné. Par philosophie politique, j’entends donc la pensée qui s’attache, d’une part, à identifier les différents tiers que l’humanité s’est donnés et, d’autre part, à élucider les mises en scène par lesquelles ils furent construits comme tels. Il ne faut pas oublier que le « sujet », c’est en latin le subjectus, ce qui est soumis. À qui ? À des grands Sujets constamment construits et reconstruits par l’ensemble des petits sujets au cours de l’histoire. « Je » et « tu » n’ont jamais cessé de construire des tiers, des « il » éminents, des dieux desquels ils pouvaient s’autoriser à être.

Cette notion de construction est importante : ce ne sont pas des entités réelles que les hommes élisent. C’est le vœu même du politique que de présenter des grands Sujets paraissant être des entités toutes naturelles, et c’est le sens même de la puissance politique que d’œuvrer à cette naturalisation, mais elle est spécieuse dans tous les cas puisque ces instances sont entièrement produites par des sujets dans le besoin de construire du grand Sujet, qui, en retour, les fait exister. Le tiers, centre des systèmes symbolico-politiques, a donc, dans tous les cas, structure de fiction, mais de fiction soutenue par l’ensemble des parlants. On ne peut donc séparer le politique d’un certain nombre de mythes, de récits et de productions artistiques qui prescrivent l’allure qu’il convient de donner au grand Sujet pour que deux interlocuteurs puissent se vouer, à peu près pacifiquement, à leur inépuisable vocation, parler, qui modèle toutes leurs autres activités.

Il fallait probablement le langage pour résoudre un problème qui aurait pu être fatal : la disparition, du fait de la néoténisation [4], des individus dominant la meute et sans lesquels le groupe se disperse et ses individus meurent. On sait en effet que les ancêtres de l’homme et les hominiens vivaient en groupe, dans des relations de dominance. Or, si l’on se demande comment ces problèmes de dominance ont pu être pris en charge par des néotènes devenus comme tels inaptes à la dominance, il n’y a qu’une seule réponse possible. Ne trouvant plus de dominants dans leur espèce, ils sont allés les chercher dans une autre espèce. Cette substitution de dominant n’est pas unique chez les mammifères : certains loups, de l’espèce canis lupus, se sont vus tomber sous la dominance d’une autre espèce, les hommes en l’occurrence, et devenir chiens, c’est-à-dire des loups néoténisés. Les homo sapiens sapiens ont simplement inventé l’espèce destinée à faire office de dominant. Ils se sont donné, grâce au langage, des grands Sujets qui jouent structurellement pour l’homme le rôle de mâle dominant : un être, multiple ou unique, qui est partout et nulle part, qui entend tout, qui voit tout.

Cette réponse permet d’avancer une hypothèse radicale sur le type de monde politique que peut construire notre espèce. Si le néotène peut, grâce au langage, affecter aux dieux le rôle de mâle dominant, alors on devrait retrouver dans tous les mondes politiques possibles, construits par le néotène, le signe de cette obligation de structure. Et, de fait, on trouve partout des inventions langagières qui ont fait force de loi. Soit sous la forme du Totem [5]. Soit sous la forme d’esprits qui habitent, voire qui hantent, les lieux où résident les néotènes. Soit sous la forme de dieux qui, comme les dieux grecs, interviennent sans cesse, immanents au monde, dans les affaires des hommes. Soit sous la forme d’un Dieu transcendant qui figure un Père absolu, éternel. Soit sous la forme d’un Roi de droit divin. Ou sous d’autres formes encore. Quelle que soit sa forme, il existe toujours un tiers, plus ou moins lointain, qui figure ce que serait l’autorité d’un mâle dominant.

Le grand Sujet

En tant que néotènes, les hommes ont vocation à l’assujettissement à un Sujet dominant. C’est une donnée liée à la situation néoténique et à la structure trinitaire que les hommes tombent sans cesse sous la juridiction des instances qu’ils inventent pour leur libération. Ils veulent de l’Autre, comme disait Lacan, ils veulent du maître, ne serait-ce que pour s’en plaindre.

La disposition politique des hommes s’origine donc loin, dans le processus même d’hominisation. En ce sens, les sociétés ont toujours été politiques ; elles se sont toujours donné un grand Sujet auquel sacrifier, mais il a fallu attendre le « miracle grec » des Ve et IVe siècles avant notre ère pour qu’elles le sachent. Dans la Grèce philosophique, la délibération pragmatique (se rapportant à l’organisation de la cité) est intervenue dans le choix, la forme et l’organisation du tiers. Cela s’appelle la démocratie. Parallèlement, une réflexion sur le tiers a commencé sous l’égide de l’ontologie qui a entériné cette dépendance originaire de l’homme et a pris pour objet ce tiers, non plus sous la forme politique de la cité, mais sous une forme purement spéculative, celle de l’Être.

On pourrait se croire, avec l’ontologie, bien loin du champ du politique, et plus encore de la politique, qui toujours doit faire face à des soucis pratiques d’organisation de la vie quotidienne. Or nous en sommes tout près. Lorsqu’on pense à la forme et à l’organisation de l’État, il ne s’agit que de faire accéder les hommes à la vérité de l’Être et de les soustraire ainsi à la simple domination de leurs passions immédiates. La République de Platon est un modèle en ce genre, mais cela est vrai de toutes les ontologies : aucune ne va sans une politique qui célèbre, organise ou prépare le règne de l’Être chez les hommes. Dans cette mesure, toute ontologie est politique.

L’Être, quel qu’il soit, possède toujours une traduction, une « doublure politique ». Si l’on devait faire – très cavalièrement – le bilan, on pourrait dire que l’histoire apparaît comme une suite de soumissions à des grandes figures placées au centre de configurations symbolico-politiques : le sujet, le subjectus, fut, comme tel, dans le monde grec, soumis aux forces de la Physis chanté par le mythos, avant d’être soumis à la puissance de la Raison promise par le logos. Il fut soumis au Cosmos ou aux Esprits dans d’autres mondes. Au Dieu unique dans les monothéismes. Au Roi dans la monarchie. Au Peuple dans la république. À la Race dans les idéologies raciales. À la Nation dans les nationalismes. Au Prolétariat dans le communisme. Soit des fictions différentes, qu’il a fallu chaque fois édifier à grand renfort de constructions, de réalisations, voire de mises en scène très exigeantes. Que l’on considère Versailles comme scène du grand Sujet royal, la Galerie des Glaces comme son théâtre. Que l’on se souvienne des mises en scène du Prolétariat avec ces défilés de masse, ces photos constamment retouchées, ces tribunaux permanents, ces aveux fabriqués. Que l’on se souvienne des pompes tragiques par lesquelles fut édifié le grand Sujet aryen du nazisme.

Tous ces ensembles ne sont pas équivalents : selon le grand Sujet élu au centre des systèmes politico-symboliques, toute la vie change, toutes les contraintes sociales pour être soi et pour être ensemble. Mais ce qui est constant, c’est le commun rapport à la soumission. Partout, des textes, des dogmes, des grammaires et tout un champ de savoirs doivent être mis au point pour soumettre le sujet, c’est-à-dire pour le produire comme tel, pour régir ses manières – éminemment différentes ici et là – de vivre. Ce que nous nommons « éducation » n’est jamais, à cet égard, que ce qui fut institutionnellement mis en place au regard du type de soumission à induire, y compris par action sur les corps, pour produire des sujets.

Certes, la fonction symbolico-politique ne s’assure que par des figures qui ont structure de fiction, mais il faut encore construire cette fiction. Et activement, sans rien laisser au hasard. C’est pourquoi, on le peint, le grand Sujet, on le chante, on lui prête une figure, une voix, une résidence, on le met en scène, on le re-présente et même le sur-représente, y compris sous la forme d’un irreprésentable. Et dès qu’il existe symboliquement, il faut le défendre. On se tue pour lui. On se fait son administrateur. Son interprète. Son prophète. Son capitaine d’armée. Son tenant lieu. Son lieutenant. Son scribe. Son objet. Il veut. Il édicte. Mais derrière toutes les mascarades sociales, le seul intérêt du grand Sujet, c’est qu’ainsi transfiguré, il supporte l’ensemble du lien social. Voilà pour l’histoire : c’est toujours l’histoire du grand Sujet, c’est-à-dire l’histoire des figures du tiers.

De façon générale, la dévotion au grand Sujet, quel qu’il soit, doit être organisée à travers toute une série d’administrateurs et d’administrations s’autorisant de lui pour gagner tous les individus de toutes les couches, y compris les plus reculées de l’ensemble social, et réprimer ceux qui pourraient y échapper (enfermement, torture, déportation, homicide, ethnocide).

Il reste que cette dimension coercitive dans la soumission à l’Autre ne pourrait pas fonctionner sans une part volontaire. La plus belle étude de ce mélange d’intérêts et de soumission a été faite par La Boétie en 1574 à propos de la fonction royale. La part volontaire dans la soumission n’apparaît d’ailleurs jamais aussi bien que dans les périodes de révolte où le sujet prend conscience que le processus de soumission qu’il subit repose sur un consentement donné à la soumission. Un consentement qu’il a pu vouloir et même désirer, mais qu’il peut aussi, au moment crucial, retirer, le plus souvent pour le concéder à un autre grand Sujet. Ce fonctionnement de la soumission, avec sa part volontaire, ne vaut pas seulement pour la fonction royale, mais aussi pour les autres formes de soumission ainsi que l’atteste la réimpression régulière du Discours de la servitude volontaire, à chaque période de lutte contre des formes d’oppression différentes (en 1789, 1835, 1857 à Bruxelles contre Napoléon III, dans les années 1960 à peu près partout dans le monde).

Le grand Sujet étend donc son contrôle à travers une série d’institutions qui quadrillent tous les aspects de la vie des sujets. Un seul exemple suffit à l’illustrer qui concerne les façons de parler et de chanter au 17e siècle. Avec l’avènement du grand Sujet royal de la monarchie absolue, Louis XIV, apparaît la nécessité d’imposer une discipline sur les corps afin de les faire échapper à l’attraction multiple et divergente des localismes féodaux. Le 17e siècle représente un éminent moment de création et de mise en place de grammaires générales qui vont prétendre régler les façons de signifier, de parler et de mettre les mots en bouche, c’est-à-dire d’articuler et de chanter. Richelieu crée l’Académie française (1634) et Vaugelas publie ses Remarques sur la langue française (1647) qui portent la recommandation de créer un français indexé sur « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour ». Dès 1650, la séparation est consommée entre la langue littéraire d’origine aristocratique et les autres langages pratiqués en France. Le français vif, inventif et impertinent, de Rabelais et de Montaigne est loin. L’heure est à la centralisation autoritaire, à la foi monarchique, à la répression des dialectes et à la mise en sommeil du latin. En matière de lexique, la rupture est totale avec les tendances du siècle précédent qui ne réapparaissent qu’au 18e siècle. La promotion de la langue classique se traduit par la proscription de nombreux mots, comme courtois ou forcennerie, accusés – par le roi lui-même, dit-on – d’être du « vieux gaulois ». On fait la chasse aux « mots malhonnêtes » comme convaincu ou consistoire, pour leur sonorité pleine d’ambiguïté. On commence à dispenser dans les « petites écoles jansénistes » un enseignement en français dont la Grammaire générale dite de Port-Royal (1660) a une influence considérable. Comme l’a montré Louis Marin, le corps du roi y est partout présent comme garant de la fonction sémiotique et de l’échange des signes [6]. Parallèlement, on fixe les écarts sémantiques et les premiers dictionnaires modernes de langue paraissent (répertoires de synonymes, d’homonymes, de néologismes, etc.), de sorte que, pour bien parler, il faut désormais lire les dictionnaires. Dans le dictionnaire de Furetière (1690), chaque terme trouve son sens dans un système réglé de différences lexicales. Parallèlement à la codification de la grammaire par Port-Royal et du lexique par les dictionnaires (et même de la phonétique par le syllabaire de J.-B. de La Salle), on assiste à la mise en place des écarts fixes dans une nouvelle gamme. À la fin du 17e siècle, Werckmeister, par un coup de force qui correspond bien à l’esprit de centralisation du siècle (qu’il soit monarchique ou théocratique au sens de la Réforme), invente la gamme tempérée par laquelle les hauteurs se trouvent réparties en douze demi-tons tempérés, c’est-à-dire égaux [7]. Le seul inconvénient, crucial, est que, selon ce tempérament, les intervalles, à l’exclusion de l’octave, deviennent tous « faux » par rapport aux résonances naturelles (les quintes sont trop petites). Mais, si l’on perd la couleur particulière des anciens modes, absolument singuliers et irréductibles les uns aux autres, on gagne que tout devient transposable et échangeable dans une économie sonore générale [8]. Avec la gamme tempérée, le pouvoir s’insinue loin dans les corps jusqu’à les faire chanter faux par rapport aux résonances naturelles pour qu’ils puissent chanter « juste » dans la nouvelle économie générale, faite d’écarts réglés et contrôlés dans lesquels cette partie éminemment sensible du corps, la voix, doit absolument entrer. Il s’agit, comme pour le lexique, la prononciation ou la grammaire, de ne pas permettre aux voix de se perdre dans une jouissance vocale ou verbale qui, échappant à l’écart et à l’échange réglé des signes, des signifiants et des sons, ne pourrait être capitalisée par le pouvoir absolu [9].

Ce contrôle politique sur les corps est ensuite repris intégralement par le grand Sujet qui suit. La République, issue de la Révolution française, déclare la guerre aux patois et aux langues locales et, au 19e siècle, l’instruction publique, généralise le français sur l’ensemble du territoire [10]. La mise en place de l’échange généralisé des valeurs, y compris des valeurs sémiotiques (lexicales, phonétiques, sonores), n’est évidemment pas pour rien dans le développement élargi du capitalisme, entièrement coextensif à la transformation de toute valeur d’usage en valeur d’échange, c’est-à-dire en marchandise.

L’érection de la fiction centrale du grand Sujet ne fait pas que produire et entretenir des effets de soumission réels d’individus à individus. Par son éminence même, elle peut aussi permettre de « couvrir » (au sens « d’abriter sous son autorité ») des rapports d’oppression entre les hommes. N’est donc pas grand Sujet qui veut. Pour prétendre à l’élection à cette fonction centrale, toute instance doit pouvoir selon le cas organiser en son nom ou protéger la plus grande partie des rapports sociaux. S’il protège plus qu’il n’organise, le grand Sujet peut soutenir des rapports qu’il n’ordonne pas directement. Cette différence peut conduire à une véritable duplicité du grand Sujet : proclamer une chose d’un côté et en couvrir une différente de l’autre. Cette dualité du grand Sujet peut évidemment nourrir des analyses opposées, incompatibles entre elles et cependant toutes valides en fonction du point de référence qu’elles adoptent. L’opposition des thèses de Tocqueville et de Marx sur l’égalité en régime démocratique est ainsi encore très sensible aujourd’hui. Pour le premier, la démocratie conduit à une égalisation des conditions qui ne peut que s’accentuer du fait de la démocratisation des mœurs inhérente au développement de la civilisation industrielle. Pour le second, la loi d’accumulation du capital conduit à un écart croissant des niveaux de vie dans les sociétés industrielles et au développement d’une paupérisation (relative), c’est-à-dire de l’inégalité. En dépit des traditions qui opposent ces deux thèses, il n’y a pas de véritable contradiction entre elles : l’une vise le politique et l’autre l’économique. De sorte qu’il faut se faire à cette idée complexe : le développement des inégalités économiques, dans les sociétés démocratiques industrielles, n’empêche pas le développement de l’égalité symbolico-politique. À l’inverse, l’égalité politique n’empêche pas l’inégalité économique.

De la modernité à la postmodernité

Si la modernité est ancienne de cinq siècles, il a fallu attendre son plein établissement politique, au 19e siècle, pour prendre la mesure du bouleversement de civilisation qu’elle a provoqué. C’est Baudelaire, qui, vers 1850, invente le terme de « modernité ». C’est ainsi qu’il nomme le nouveau cours suivi par le navire sur lequel l’humanité s’est embarquée, et qu’il perçoit cette dérive de la civilisation, plus même, qu’il appréhende la civilisation comme fin du monopole absolu d’un grand Sujet : « Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité » [11]. On se doute, à lire cette définition, que ce « solitaire » peut toujours courir, il la cherchera, la modernité, sans jamais l’attraper puisqu’elle se définit comme son propre dépassement, comme la mise en question permanente de ses propres fondements.

La modernité est un espace où se trouvent des sujets comme tels soumis à plusieurs grands Sujets : aux esprits et aux dieux, au Dieu unique des monothéismes dans tous ses états, au Roi, à la République, au Peuple, au Prolétariat, à la Race. Il y a donc de l’Autre dans la modernité, et même beaucoup d’Autres ou du moins beaucoup de figures de l’Autre [12].

La modernité peut contenir toutes ces définitions et n’aime rien tant que muter de l’une à l’autre, créant ainsi un espace symbolique nouveau, mouvant et critique. Tel est le paradoxe de la modernité que d’avoir engendré des formes discursives radicalement opposées. Il en découle une nouvelle condition subjective, définie par deux éléments : la névrose, ainsi qu’on l’appelle depuis Freud, du côté de l’inconscient, et la critique, du côté des processus secondaires. Le sujet moderne est donc névrosé et critique.

Le propre de la modernité, par l’espace critique et crisique dans lequel elle se meut, est de s’attaquer à tout, y compris à elle-même. Ainsi, il a longtemps fallu, en Europe, des avant-gardes et des idéologies pour aiguillonner les certitudes et mener tambour battant le changement. Or, plusieurs philosophes européens l’ont noté, dont J.-F. Lyotard, [13], nous sommes entrés depuis quelque temps dans une époque postmoderne qui a vu la disparition des forces sur lesquelles s’appuyait la « modernité classique ». C’est la définition double du sujet moderne comme sujet névrosé et critique qui s’est effondrée lors du passage à la postmodernité. Pourquoi ? Parce que plus aucune figure de l’Autre ne vaut vraiment dans notre postmodernité. Quel grand Sujet se présenterait aujourd’hui aux jeunes générations ? Certes, il semble que les anciens, tous ceux de la modernité, soient encore possibles et disponibles, mais plus aucun ne dispose du prestige nécessaire pour s’imposer.

Au cours de l’histoire, la distance entre le grand Sujet et le sujet n’a cessé de se réduire non certes au rythme d’un progrès continu, mais avec des allers et retours, et des aberrations comme la Race. Entre la Physis et le Peuple, on peut scander les étapes clés de l’entrée de l’Être dans l’univers humain : c’est la distance immédiate et cependant infranchissable avec les multiples dieux de l’instant de la Physis ou les dieux du polythéisme, toujours prêts à se manifester dans le monde, à envahir chacun pour le « chevaucher » selon le vocable de la transe ; c’est aussi la distance infinie de la transcendance dans le monothéisme ; c’est encore la distance médiane du trône entre Ciel et Terre dans la monarchie (de droit divin) ; c’est enfin, la distance intramondaine entre l’individu et la collectivité dans la république. Cependant, tout en se réduisant, la distance du sujet à l’Autre s’est maintenue d’une occurrence à l’autre.

C’est pourquoi, après avoir décliné les figures du grand Sujet, je voudrais en constater le déclin. Si l’Être, autrefois, se déclinait, désormais il s’incline. Si les périodes précédentes définissaient des espaces marqués par la distance du sujet à ce qui le fonde, la postmodernité se définit comme un espace marqué par l’abolition de la distance entre le sujet et le grand Sujet. Dans la postmodernité, démocratique, on ne définit plus le sujet par sa dépendance et sa soumission au grand Sujet, mais par son autonomie juridique, par sa totale liberté économique, et l’on donne du sujet parlant une définition autoréférentielle. Seul un fin sémiologue pouvait percevoir cette mutation décisive. Ce fut Benveniste qui, après la seconde guerre mondiale, définit le sujet parlant par la formule : « est je qui dit je », décalquée de l’ancienne définition divine, tout à fait unaire, par laquelle Dieu, à travers Moïse, se présenta aux hommes : « Ehyeh ascher ehyeh » (« Je suis celui qui suis », Exode, III, 14) [14]. On a accordé au sujet la même définition autoréférentielle ou unaire qu’on accordait autrefois au grand Sujet. Tout le reste, que le néolibéralisme concède sans barguigner au sujet, l’autonomie juridique, la liberté marchande, est cohérent avec cette nouvelle définition. La postmodernité a opéré un transfert de définition du grand Sujet au sujet.

On pourrait se demander si le « Marché », résultant du cumul de l’autonomie juridique et de la liberté marchande totale accordées à chaque sujet, n’est pas en train de se constituer comme nouveau grand Sujet. Mais, si puissant soit-il, le « Marché » échoue sur un point capital : sa prétention à prendre en charge l’ensemble du lien personnel et du lien social. Loin de répondre à la question de l’origine, de l’élément premier, il ne peut qu’abandonner le sujet dans les affres de l’autofondation. L’économie de marché joue dans le registre libidinal en présentant à tout sujet un objet manufacturé supposé combler son désir, mais elle échoue à fonctionner comme économie symbolique dans la mesure où elle laisse le sujet face à lui-même pour l’essentiel : sa propre fondation.

On peut dire aussi que l’échec du « Marché » à se constituer comme nouveau grand Sujet se mesure aux progrès des troubles mentaux et sociaux de nos sociétés. Comme il ne fonctionne pas en tant que tiers, deux (sujets) ne peuvent échanger ensemble garantis par l’Autre, et si deux ne peuvent rester ensemble, alors l’un, le sujet, n’est même plus sûr d’y être. Cette mise en péril du fonctionnement trinitaire de la condition subjective produit des effets dévastateurs sur le sujet. C’est au moment où l’injonction est faite à tout sujet d’être soi que se rencontre la plus grande difficulté, voire l’impossibilité, d’être soi. Il est probable que l’exigence de la soumission à soi est encore plus lourde que la soumission à l’Autre, car qu’est-ce qu’un soi qui n’existe pas encore ?

Avec la postmodernité, la distance du sujet au grand Sujet est devenue distance de soi à soi et a modifié le diagnostic porté par Freud sur le sujet moderne, enclin à la névrose. C’est vers une condition subjective définie par un état limite entre névrose et psychose que se définit désormais le sujet postmoderne, pris de plus en plus entre mélancolie latente, impossibilité de parler à la première personne, illusion de toute-puissance et fuite en avant dans de faux self, dans des personnalités d’emprunt, voire multiples, offertes à profusion par le « Marché ».

Ce n’est plus la culpabilité névrotique, liée à la supposition d’un Autre dont je ne cesserais de décevoir l’attente, qui définit le sujet en postmodernité, c’est quelque chose comme le sentiment de toute-puissance quand on y arrive et de toute-impuissance quand on n’y arrive pas. La honte (vis-à-vis de soi) a en somme remplacé la culpabilité (à l’égard des autres), comme en témoigne une expression devenue très populaire chez les jeunes : « j’ai la honte », « il m’a collé la honte ». La honte ne relève plus d’un sentiment intérieur passager pouvant affecter le sujet et qui appelle une rémission rapide, mais relève plutôt d’une réalité extérieure contractée telle une maladie et qu’il faut expier. L’univers symbolique du sujet postmoderne n’est plus celui du sujet moderne : sans grand Sujet, c’est-à-dire sans repères où puissent se fonder une antériorité et une extériorité symboliques, le sujet ne parvient pas à se déployer dans une spatialité et une temporalité suffisamment amples. Il reste englué dans un présent où tout se joue. Le rapport aux autres devient problématique dans la mesure où sa survie personnelle se trouve toujours en cause. Si tout se joue dans l’instant, alors le projet, l’anticipation, le retour sur soi deviennent des opérations problématiques. C’est son univers critique dans sa totalité qui s’en trouve atteint.

À quoi tout cela fait-il référence, si ce n’est à une folie de structure, une folie unaire qui, fixée au grand Sujet, devenait salvatrice pour le sujet ? L’unaire produisait de la référence unitaire. Il avait supporté, lui, le grand Sujet, l’insupportable de l’autofondation. C’est pour s’être soumis à l’autoréférentiel qu’il pouvait produire pour ses sujets un référentiel, c’est-à-dire un point d’origine, un lieu, une date, un temps d’où faire partir les processions et où faire aboutir les pèlerinages. D’ailleurs, le Ehyeh ascher ehyeh de l’Exode (III, 14), devient, dès le début du chapitre 6, « Iahvé », (« Il est ») [15]. On peut montrer, de la même façon, que le Prolétariat est défini autoréférentiellement dans Le Manifeste communiste. Le Prolétariat est composé de ceux qui n’ont rien à perdre que leurs propres chaînes, ce qui veut dire qu’ils ne sont définis par rien d’autre que par eux-mêmes et plus précisément par le rien qu’ils sont eux-mêmes. Marx, en bon hégélien, a pris soin de définir le Prolétariat de façon absolue et non pas relative par rapport aux autres classes. Que le grand Sujet s’appelle Peuple, Roi ou Prolétariat change assez peu de choses quant au fond existentiel, si ce n’est le culte et la liturgie. Dans tous ces cas, il y a un Autre qui a assumé pour tous les autres l’erreur unaire. Il n’y a plus qu’à lui rendre grâce et à s’incliner devant sa folle toute-puissance. C’est là un effet de la structure trinitaire : le tiers, en tant qu’unaire, n’est pas tenu aux principes de la raison binaire. Il peut également affirmer vrais une proposition et son contraire.

Or c’est ce nouage essentiel entre le trinitaire et l’unaire qui se défait dans la postmodernité : la forme unaire fixée au tiers de la structure, au « il », vient se fixer au « je ». Le transport sur le grand Sujet ne vaut plus dès lors que le sujet prend sur lui la question référentielle. Les conséquences pour le lien social, l’être-ensemble, sont que l’action de chacun n’étant plus référée à ce qui la dépasse et la garantit, il n’y a plus de différence entre le droit à la liberté dont chacun dispose désormais inconditionnellement et l’abus du droit à la liberté hors norme. Le Faktum der Freiheit cher à Kant, le sens que l’homme donne à sa liberté, tombe alors en déshérence et plus rien ne s’oppose à ce que les pannes symboliques de l’autofondation se résolvent par des prouesses réelles. L’acting out, sous toutes ses formes (privé, public, spectaculaire, culturel, politique, bénin ou tragiquement criminel), constitue aujourd’hui une seconde caractéristique de l’espace politique postmoderne.

Pour obvier à ces surgissements impromptus, d’aucuns misent sur un retour de l’Autre, une forme nouvelle de grand Sujet qui pourrait redonner une raison universelle à ce monde éclaté de la postmodernité. Des forces politiques, sociales, philosophiques, très disparates, s’efforcent de faire resurgir une forme républicaine, souvent nommée « citoyenne », de grand Sujet, les nouvelles technologies servant de liens entre les individus, comme en a témoigné la contre-manifestation de Seattle de l’été 1999, organisée à l’occasion d’une conférence de l’Organisation mondiale du commerce.

D’autres semblent en passe de renoncer à tout grand Sujet. Ils estiment que si la postmodernité et le fading du grand Sujet entraînent des désordres psychiques et civiques dans l’être-soi et l’être-ensemble, la modernité, saturée de grands Sujets au 20e siècle, n’a cessé de subir des épreuves tragiques. La perte finale de toute grande idole, parée du sens ultime, constituerait plutôt, pour ce second courant, un motif de soulagement. La disparition de l’Autre n’occasionnerait rien de plus qu’un dessillement douloureux mais salvateur chez le sujet passant brutalement de la modernité à la postmodernité.

La limite de cette perspective est qu’elle tend à transformer en solution (en « positivités », selon la langue deleuzienne) les impasses de la subjectivité inhérentes au défaut de l’Autre. La mutation à laquelle nous assistons en ce moment est fille du mariage du jeune anarchisme des années 1960 et du vieux capitalisme [16].

L’advenue d’une nouvelle condition subjective, enfin libérée des grandes idoles, semble donc fort loin de se présenter systématiquement avec l’effondrement des grands Sujets. Elle ne pourrait être envisagée que dans un programme philosophique d’une extrême exigence qui ne semble guère à l’ordre du jour. Il n’est pas exclu que, dans quelques lieux, on y réfléchisse, d’autant qu’on peut désormais tout penser. De fait, jamais nous n’avons connu de sociétés si ouvertes à la création, aussi bien de soi, que d’objets artistiques, techniques et intellectuels. Pour ceux qui ne sont ni trop victimes de la liberté marchande sans borne exercée par d’autres à leurs dépens ni trop enfermés dans les affres de l’autofondation, cette période offre une occasion inédite. On peut tout chercher, tout dire, par toutes les voies possibles, de sorte qu’en l’absence de grand Sujet à exposer partout, le pire et le meilleur ont aujourd’hui également droit de représentation. Le besoin de création, y compris par une création de pure fuite en avant, ne créant rien, sauf l’idée qu’il peut et qu’il doit y avoir de la création, me semble, en tant qu’elle concerne tous les sujets de la postmodernité, l’autre caractéristique de l’espace politique postmoderne.

Ce ne sont plus le portrait du Roi, la représentation de Dieu ou la figuration, réaliste ou abstraite, du Prolétariat qui sont recherchés, mais quelque chose comme le portrait du sujet en néotène désassujetti. Des philosophes, des artistes et des philosophes artistes s’y emploient, mais pas seulement eux. D’autres sont au travail qui cherchent à refaire le portrait du néotène. À cette différence près qu’il ne s’agit pas de le sortir de son assujettissement symbolique, mais de sa condition biologique. Cette tendance politique imprègne la postmodernité : après ceux qui veulent refaire de l’Autre, ceux qui veulent faire sans l’Autre, voici ceux qui veulent refaire le sujet, non pas dans sa symbolicité, mais dans son organicité même. Ce n’est pas la moindre des forces : elle s’appuie sur la puissance de la pensée binaire.

Nous en sommes aujourd’hui au point où l’efficacité acquise dans la mise en place d’écritures artificielles binaires (cybernétique, intelligence artificielle, etc.) permet de rendre compte de l’écriture naturelle du vivant et où le développement de l’activité prothétique permet d’interfacer ces deux écritures pour intervenir sur le vivant [17]. Ce que le néotène a dû mettre en place pour rendre sa condition viable : la remédiation prothétique destinée à suppléer à son organicité défaillante et la mise au point de grammaires logiques binaires dans tous les domaines d’activité, a fini par faire retour sur l’organicité spécifique de la condition néoténique d’où tout, le langage, la condition historique et la soumission au grand Sujet, est parti. Le néotène est en passe de refaire le monde du vivant et de se refaire : ce corps fragile venu du fond des âges va probablement bientôt disparaître et un autre corps pourrait naître.

Comment définir cette intense création prothétique par rapport à la création esthétique ? Ressortit-elle encore de ce qu’on appelle en psychanalyse la sublimation qui permet de différer l’échéance fatale en versant au compte de causes réputées supérieures des pulsions qui, autrement, reviendraient hanter le sujet ? En ce sens, création esthétique et création prothétique participent l’une et l’autre du phénomène sublimatoire qui est le couronnement d’un processus où il a bien fallu que le sujet renonce à une toute-puissance imaginaire, qu’il accepte l’horizon de sa propre mort, en un mot qu’il se constitue ses propres limites jusqu’à ce que cette intégration prenne force de loi : nous sommes là au cœur de la fonction symbolique. Mais la création esthétique est un acte destiné à rester dans un domaine fictionnel, susceptible de captation par le grand Sujet, alors que la création prothétique fait retour aux lieux physiques, réels, où étaient posées les limites à la toute-puissance. Elle revient travailler matériellement aux endroits de cette acceptation pour en déplacer les limites.

C’est la première fois dans l’histoire du vivant qu’une créature en arrive à lire l’écriture dont elle est l’expression. Avec cette boucle, ce nouage, arrive l’instant où la créature va pouvoir faire retour dans la création pour se refaire, interférer dans sa création et se poser comme son propre créateur.

Lorsque ce jour, proche, arrivera, nous serons véritablement sortis du néoténat. Nous serons sortis de la suite historique, politique et esthétique des grands Sujets. Nous serons loin de la modernité critique et névrosée, avec sa concurrence de grands Sujets. Nous serons entrés, par-delà la postmodernité embarrassée dans l’effondrement des idoles, dans la posthistoire. Si nul ne peut dire ce que cela sera, nous savons ce que cela ne sera plus. Car nous instituer comme nos propres créateurs signifie au moins quatre choses : la fin de la commune humanité, la fin de la fatalité usuelle de la mort, la fin des formes communes de l’individuation, la fin de l’arrangement coutumier entre les sexes.

Dans nos démocraties postmodernes où l’on peut tout dire, où toute la place est donnée au sujet, y a-t-il une instance politique pour décider si nous voulons ou non de cette mutation ? Ce n’est pas sûr. ?


NOTES

[1] Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990.

[2] Lacan isole dans cette base « rivalitaire et concurrentielle » une paranoïa constitutive essentielle à l’avènement du sujet, pour autant qu’il en sorte. La menace d’annulation contenue dans ce rapport rivalitaire n’est jamais totalement résolue et perdure tant qu’il faut prendre la parole. Cette mémoire s’appelle l’inconscient. Voir Jacques Lacan, Les psychoses, Séminaire 3 (1955-1956), Paris, Le Seuil, 1981, « Qu’est-ce que la parole ? », p. 47-51.

[3] Alexandre Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981.

[4] J’évoque ici la thèse, adoptée par une grande partie de la recherche paléo-anthropologique, selon laquelle l’homme est un animal néoténique : non seulement il naît prématuré, mais son développement est caractérisé par un ralentissement notable par rapport à celui des singes supérieurs (d’où le terme de « néoténie », de néo-, « nouveau », et du rad. grec ten, de teinein « étendre, prolonger »). Voir D.-R. Dufour, Lettres sur la nature humaine, Paris, Calmann-Lévy, 1998.

[5] Le Totem fait remonter les filiations à une puissance de première nature, un faucon, un jaguar ou un autre « vrai » animal, de sorte que l’âme, l’anima (« souffle, vie ») du groupe rencontre l’Animal (« être vivant »).

[6] Sur la transsubstantiation d’un individu en monarque illimité par quoi se règle tout le jeu de la représentation, voir Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Minuit, 1978 et Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981.

[7] Pierre-Yves Asselin, Musique et tempérament, Paris, Costallat, 1985.


[8] En 1722, Bach, dans son Clavier bien tempéré, installe magistralement cette économie générale issue de la théorie de Werckmeister en écrivant deux préludes et deux fugues dans chacune des douze tonalités majeures et des douze tonalités mineures.


[9] Sur la longue histoire du contrôle par le pouvoir (théologique, puis royal) de la jouissance vocale, voir Michel Poizat, La voix du diable, Paris, A.-M. Métailié, 1991.


[10] Cf. Dominique Julia, Jacques Revel, Michel de Certeau, Henri Grégoire, Une politique de la langue : la Révolution française et les patois, Paris, Gallimard, 1975 (coll. « Bibliothèque des histoires »).

[11] Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, textes établis par Henri Lemaître, Paris, Bordas, 1990 (coll. « Classiques Garnier »), section 15, Le peintre de la vie moderne, chap. 4, « La modernité ».

[12] La psychanalyse lacanienne, qui a beaucoup apporté sur la question clé de l’accès à la symbolisation via l’Autre, est en revanche restée assez indifférente à la question de la variance de l’Autre, comme si, dans son désir, aiguillonné par le structuralisme alors dominant, de saisir le sujet, elle l’avait hypostasié en une forme valide une fois pour toutes. Il est temps d’historiciser l’Autre et de se rendre compte qu’il ne cesse de changer dans l’histoire.

[13] Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979 (coll. « Critique »).

[14] Je reprends l’indication de Frank Michaeli selon lequel les multiples traductions possibles de ce passage renvoient à « soit : je ne veux pas dire mon nom, qu’aucun homme ne peut connaître ; soit : je suis celui qui suis », cf. F. Michaeli, Le Livre de l’Exode, Neufchâtel, Delachaux et Niestlé, 1974 (coll. « Commentaire de l’Ancien Testament 2 »), p. 55. Ces deux possibilités sont complémentaires puisque ces formules où le je est défini par le je ou l’être par l’être (« je suis qui je suis », « je suis celui qui suis ») définissent un mode où la proposition se dissimule autant qu’elle se révèle. Cet effet est obtenu par l’usage dans la phrase d’un sujet et d’un prédicat identiques (c’est pourquoi j’ai nommé unaire ce mode). Ces formules, apparaissant comme défiant toute explication, ne vont pas sans dégager une certaine magie. Elles replient en effet l’un sur l’autre la cause et l’effet, l’avant et l’après (dans la temporalité), l’ici et le là (dans la spatialité). C’est ce même mode qui régit la formule moderne du je de l’énonciation : « Est je qui dit je », cf. D.-R. Dufour, Le bégaiement des maîtres. Lacan, Benveniste, Lévi-Strauss, Strasbourg, Éditions psychanalytiques Arcanes, 1998 ; Folie et démocratie. Essai sur la folie unaire, Paris, Gallimard, 1996.

[15] La Bible I, Paris, Gallimard, 1956, introduction, traduction et notes de Ed. Dhorme, p. XL.

[16] Cf. Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 (coll. « NRF Essais »).

[17] D.-R. Dufour, Lettres sur la nature humaine, op. cit., chap. 3. « Lettre sur les deux mains, l’écriture et la grammaire ».