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Origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/04/DUFOUR/12105
Autre site : http://www.styvoo.ch/article722.html
Un nouvel « homme nouveau », voilà ce que le
marché est en train de fabriquer sous nos yeux. En détruisant
toute forme de loi qui représenterait une contrainte sur
la marchandise, la dérégulation néolibérale
provoque des effets dans tous les domaines. Pas seulement dans le
champ économique. Le psychisme humain lui-même est
perturbé, bouleversé. Dépressions, troubles
de l’identité, suicides et perversions se multiplient.
Au point que le marché ne veut plus de l’être
humain tel qu’il est. A l’aide du clonage et de l’ingénierie
génétique, il exige désormais carrément
la transformation biologique de l’humanité.
Dans L’art de réduire les têtes (1), j’avais
tenté de mettre en évidence la profonde reconfiguration
des esprits opérée par le marché. La démonstration
était relativement simple : le marché récuse
toute considération (morale, traditionnelle, transcendante,
transcendentale, culturelle, environnementale...) qui pourrait faire
entrave à la libre circulation de la marchandise dans le
monde. C’est pourquoi le nouveau capitalisme cherche à
démanteler toute valeur symbolique au profit de la seule
valeur monétaire neutre de la marchandise. Puisqu’il
n’y a plus qu’un ensemble de produits qui s’échangent
à leur stricte valeur marchande, les hommes doivent se débarrasser
de toutes ces surcharges culturelles et symboliques qui garantissaient
naguère leurs échanges.
On peut voir un bon exemple de cette désymbolisation produite
par l’extension du règne de la marchandise en examinant
les billets de banque établis en euros. On remarquera que
ces billets ont perdu les effigies des grandes figures de la culture
qui, de Pasteur à Pascal et de Descartes à Delacroix,
indexaient hier encore les échanges monétaires sur
les valeurs culturelles patrimoniales des Etats-nations. Il n’y
a plus sur les euros que des ponts et des portes ou des fenêtres,
exaltant une fluidité déculturée. Les hommes
sont priés de se plier au jeu de la circulation infinie de
la marchandise. On peut donc dire que la loi du marché consiste
à détruire toute forme de loi représentant
une contrainte sur la marchandise.
En abolissant toute valeur commune, le marché est en train
de fabriquer un nouvel « homme nouveau », déchu
de sa faculté de juger (sans autre principe que celui du
gain maximal), poussé à jouir sans désirer
(le seul salut possible se trouve dans la marchandise), formé
à toutes les fluctuations identitaires (il n’y a plus
de sujet, seulement des subjectivations temporaires, précaires)
et ouvert à tous les branchements marchands. Nous sommes
là devant un aspect très particulier de la dérégulation
néolibérale qui, malheureusement, n’est pas
encore bien compris, mais qui produit d’ores et déjà
des effets considérables dans tous les domaines, et notamment
sur le psychisme humain. Un certain nombre de psychiatres et de
psychanalystes sont en train d’inventorier les nouveaux symptômes
dus à cette dérégulation, comme la dépression,
les addictions diverses, les troubles narcissiques, l’extension
de la perversion, etc.
Cette dérégulation d’un genre nouveau provoque
de grandes confusions dans les débats. Elle s’accompagne
d’un parfum libertaire, fondé sur la proclamation de
l’autonomie de chacun et sur une extension de la tolérance
dans tous les champs sociaux (dont celui des mœurs), qui tend
à faire croire que nous sommes en train de vivre une intense
période de libération. Parce que l’ancien patriarcat
oppressif est mis à mal, on veut croire qu’une révolution
sans précédent serait en route... en oubliant que
c’est le capitalisme lui-même qui a commandé
cette « révolution » visant à favoriser
la pénétration de la marchandise dans les domaines
où elle ne régnait pas encore – celui des mœurs
et de la culture.
Karl Marx ne se trompait pas sur ce côté « révolutionnaire
» du capitalisme : « La bourgeoisie, écrivait-il,
ne peut exister sans bouleverser constamment les instruments de
production, donc les rapports de production, donc l’ensemble
des conditions sociales. Au contraire, la première condition
d’existence de toutes les classes industrielles antérieures
était de conserver inchangé l’ancien mode de
production. Ce qui distingue l’époque bourgeoise de
toutes les précédentes, c’est le bouleversement
incessant de la production, l’ébranlement continuel
de toutes les institutions sociales, bref la permanence de l’instabilité
et du mouvement. Tous les rapports sociaux immobilisés dans
la rouille, avec leur cortège d’idées et d’opinions
admises et vénérées, se dissolvent ; ceux qui
les remplacent vieillissent avant même de se scléroser.
Tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise,
tout ce qui était sacré se trouve profané et,
à la fin, les hommes sont forcés de considérer
d’un œil détrompé la place qu’ils
tiennent dans la vie, et leurs rapports mutuels (2). » Cette
capacité de transformer les rapports sociaux a été
portée à son comble par ce nouvel état du capitalisme
qu’on appelle parfois, à juste titre, l’«
anarcho-capitalisme ».
Ce bouleversement a si bien fonctionné que certains ont
été tentés de ne retenir de cette nouvelle
forme que son côté « libertaire », «
jeune » et « branché » et se sont enthousiasmés
à bon compte pour la révolution des mœurs qu’elle
introduisait. La confusion est telle que se croient hautement révolutionnaires
ceux qui ne font que suivre cette dérégulation culturelle
et symbolique – je pense à cette partie de la gauche
branchée qui s’enthousiasme pour toutes les «
causes tendance ». Or c’est exactement ce que veut l’anarcho-capitalisme,
qui aime, sinon la « révolution », du moins toutes
les formes de dérégulation culturelles et symboliques.
Tous les spots publicitaires le montrent.
Il semble que les populations ne sont pas sans pressentir les considérables
dangers potentiels que la civilisation court devant une telle dérégulation
symbolique. Mais le marché peut tout récupérer
à son profit : déjà quantité de groupes
vantant et vendant des morales de pacotille sont sur la brèche.
Or ce serait une erreur cruciale que d’abandonner le débat
sur les valeurs aux conservateurs, qu’ils soient anciens ou
« néo ». En effet, si on néglige ce terrain,
il sera occupé par M. George W. Bush, les télévangélistes
et leurs suppôts puritains comme aux Etats-Unis, ou par les
populismes fascisants comme en Europe. Il est donc urgent de construire
une nouvelle réflexion sur les valeurs, sur le sens de la
vie en société et sur le bien commun à destination
des populations confusément alarmées par les dégâts
moraux dus à l’extension indéfinie du règne
de la marchandise. Il est clair que si ce terrain n’est pas
investi, ces populations seront tentées de tomber du côté
de ceux qui l’occupent aussi bruyamment qu’indûment.
Quand la créature interfère dans sa création
On serait cependant loin du compte si l’on restreignait le
débat à ces aspects culturels. Car il apparaît
que cette reconfiguration des esprits n’est que la première
phase d’un mécanisme de plus grande ampleur. Pour le
dire en quelques mots, la « réduction de têtes
» et la désymbolisation ne sont que le prélude
à une autre redéfinition en profondeur de l’homme
qui toucherait cette fois non plus seulement son esprit, mais aussi
son corps.
Cette désymbolisation du monde intervient à un moment
décisif dans l’aventure humaine : c’est la première
fois dans l’histoire du vivant qu’une créature
en arrive à lire l’écriture dont elle est l’expression.
Avec cette boucle, un incroyable événement est rendu
possible : l’instant où la créature va pouvoir
faire retour dans la création pour se refaire. L’instant
où la créature va interférer dans sa création
et se poser comme son propre créateur. Le moment inconcevable
arrive donc où une espèce va pouvoir intervenir dans
son propre devenir en se substituant aux lois naturelles de l’évolution.
Tout se passe comme si la recommandation humaniste lancée
à la Renaissance par un de ses grands penseurs, Pic de la
Mirandole, avait été entendue au-delà de toute
mesure. Pic voulait introduire, à l’encontre des anciennes
formes de domination absolue par le divin, une part de libre arbitre
humain. Il appelait ainsi l’homme à « sculpter
sa propre statue (3) ». L’appel a été
entendu par toute la philosophie ultérieure puisqu’on
peut considérer celle-ci comme un très long développement
sur le thème du libre arbitre humain, de la construction
du cogito cartésien au thème de la mort de Dieu de
Nietzsche, en passant par l’idéal critique des Lumières.
Or l’homme actuel est en train d’outrepasser cet idéal,
puisque, s’il est effectivement en train de « sculpter
sa propre statue », ce pourrait bien être une statue
vivante, appelée à se substituer à l’homme
lui-même. Remarquons au passage que ce ne serait rien de moins
que la fin de la philosophie qui serait impliquée par une
telle visée de redéfinition des bases matérielles
de l’humanité. Son accomplissement supposerait, en
effet, la transformation irrémédiable d’une
entreprise, sans cesse relancée depuis l’Antiquité,
de réforme de l’esprit (par l’ascèse,
par la recherche de l’autonomie, par la refondation de l’entendement)
en une visée purement techniciste de modification du corps.
Mais à quoi servirait-il de gagner un corps neuf si c’était
pour perdre l’esprit ?
La question vaut d’autant plus d’être posée
qu’il existe un programme diffus de fabrication d’une
« posthumanité ». Ce programme est dissimulé,
on ne lui donne guère de publicité. On ne doit pas
effrayer les hommes, il ne faut surtout pas qu’ils comprennent
qu’on les fait travailler à l’abolition de l’humanité
– c’est-à-dire à leur propre disparition.
Le monde du vivant a été tellement investi par le
capitalisme afin d’y développer de nouveaux espaces
pour la marchandise que certaines de ses conséquences possibles
sur l’humanité elle-même ont fini par percer
le mur du silence. C’est ainsi que Francis Fukuyama, le chantre
du néolibéralisme, qui avait proclamé, après
la chute du mur de Berlin, le début de la « fin de
l’histoire » avec l’avènement généralisé
des démocraties néolibérales, a dû se
reprendre et admettre que le triomphe du marché n’était
pas le dernier épisode de l’histoire humaine. Un autre
suivrait : la transformation biologique de l’humanité
(4). Mais ce dessillement ne lui fut que l’occasion de s’enferrer
dans une nouvelle erreur d’appréciation.
Francis Fukuyama veut croire que le néolibéralisme
saura nous préserver de cet engrenage fatal... alors qu’il
est ce qui nous y conduit tout droit ! Pour lui, en effet, la démocratie
de marché serait un état parfait s’il n’était
menacé par le développement de certaines techniques
: « Une technique assez puissante pour remodeler ce que nous
sommes risque bien d’avoir des conséquences potentiellement
mauvaises pour la démocratie libérale (5). »
Evidemment, il faut en convenir, s’il n’y a plus d’hommes,
la démocratie risque de tourner un peu à vide. Pour
éviter pareil péril, il suffirait, selon Fukuyama,
que « les pays régulent politiquement le développement
et l’utilisation de la technique ». Pieuse intention,
qui lui permet de passer sous silence l’essentiel : c’est
le marché qui entretient le développement sans fin
des technosciences, lesquelles, non régulées, entraînent
tout droit vers la sortie hors de l’humanité.
Ce lien est pourtant clair : puisque le marché implique
la fin de toute forme d’inhibition symbolique (c’est-à-dire
la fin de la référence à toute valeur transcendentale
ou morale au profit de la seule valeur marchande), rien, si l’on
reste dans cette logique, ne pourra empêcher que l’homme
s’affranchisse de toute idée prétendant le maintenir
à sa place et qu’il sorte de sa condition ancestrale
sitôt qu’il en aura les moyens. Ce n’est donc
pas la science seule, comme on le dit souvent, mais la science plus
l’effet délétère du marché sur
les valeurs transcendentales qui seraient en mesure de permettre
la réalisation de ce programme. Il faut donc se poser cette
question : existe-t-il, dans nos démocraties postmodernes
« où l’on peut tout dire », une instance
politique pour décider si nous voulons ou non de cette mutation
? Rien n’est moins sûr.
Or l’absence de ce lieu pèse lourd. On voit où
le programme de fabrication d’une posthumanité pourrait
mener : directement à l’entrée dans une ère
de production d’individus dits supérieurs ayant échappé
à l’engendrement. Et d’individus inférieurs
pour les tâches subalternes. L’existence, banalisée,
d’organismes génétiquement modifiés devrait
mettre la puce à l’oreille : on pourrait à court
terme entreprendre de fabriquer, par clonage et modification génétique,
de nouvelles variantes humaines. Il est même vraisemblable
que des expérimentations sont en cours ou ne sauraient tarder
à l’être.
Lorsque ce jour arrivera, nous serons passés de la postmodernité,
époque embarrassée dans l’effondrement des idoles,
à la posthistoire. Si nul ne peut prévoir ce que cela
sera, on peut cependant dire ce que cela ne sera plus. Car cela
signifie le dénouement de cinq grands topoï de l’humanité
: la fin de la commune humanité, la fin de la fatalité
usuelle de la mort, la fin de l’individuation, la fin de l’arrangement
(problématique) entre les sexes, et le bouleversement de
la succession générationnelle.
Le danger qui menace l’espèce humaine n’est
pas le seul danger eugénique. Ce qui est, à court
terme, en danger, c’est aussi et tout simplement la conservation
et la perpétuation de l’espèce elle-même.
Cette conservation ne procède pas d’elle-même,
elle passe par un cadre symbolique et culturel. Cela s’explique
par le fait, reconnu par une partie de la recherche paléoanthropologique,
que l’homme est concevable comme un être à naissance
prématurée, incapable d’atteindre son développement
germinal complet et cependant capable de se reproduire et de transmettre
ses caractères de juvénilité, normalement transitoires
chez les autres animaux. On parle à cet égard de la
néoténie de l’homme (6). Elle implique que cet
animal, non fini, à la différence des autres animaux,
doit se parachever ailleurs que dans la première nature,
c’est-à-dire dans une seconde nature, généralement
appelée culture.
On trouve beaucoup de choses dans cette seconde nature : des dieux,
des récits, des grammaires se rapportant à n’importe
quel objet du monde (les étoiles, les cailloux, les microbes,
la musique, le récit, le calcul, la subjectivité,
la socialité...), une intense activité prothétique
(tous les objets qui permettent à cet animal non fini d’habiter
le monde), des lois, des principes, des valeurs... Or, si ce cadre
est endommagé, si les lois et les principes qui le régissent
deviennent flous, on peut s’attendre non seulement à
des effets individuels et sociaux délétères,
mais aussi à des menaces sur l’espèce puisque
plus rien ne sera assez légitime pour s’opposer à
des manipulations visant à la transformer, dès lors
que cela est possible.
Déjà, certaines voix s’élèvent
jusque dans l’intelligentsia pour accueillir la supposée
bonne nouvelle de la prochaine mutation de l’homme. Tout spécialement
le philosophe allemand Peter Sloterdijk, qui s’était
déjà rendu célèbre pour avoir prononcé,
fin 1999 outre-Rhin, une conférence intitulée Règles
pour le parc humain (7), lors d’un colloque consacré
à Heidegger. Cette conférence avait suscité
une grande controverse, notamment avec Jürgen Habermas. Les
propos de ce « nietzschéen de gauche » semblent
très significatifs de la façon dont la dérégulation
symbolique actuelle peut brouiller les esprits.
Dans une autre conférence tenue au Centre Georges-Pompidou
en mars 2000 (8), Sloterdijk reprenait ainsi une thèse de
Heidegger, mais pour l’inverser. Il ne s’agissait plus
de dire que la technique était « oubli de l’Etre
», mais de proclamer qu’elle concourt à la «
domestication de l’Etre », étant l’attribut
majeur de l’homme néoténique, amené à
se produire lui-même. Comme si la technique était la
seule conquête de l’homme néoténique et
que le cadre symbolique fait de prescriptions et d’interdits
n’avait jamais existé ! Avec pareilles prémisses,
toutes les conséquences possibles de la technique sont justifiées
à l’avance. La délibération morale est
d’ailleurs si peu prise en considération que, dans
ce discours « désinhibé », c’est
la technique seule qui en vient à pouvoir déterminer
une éthique, et pas n’importe laquelle : une «
éthique de l’homme majeur », comme telle ouverte
aux « auto-manipulations biotechnologiques ».
Dans ce discours, l’éthique consiste donc à
éloigner toute forme d’examen moral. C’est ainsi
que l’homme, tiré hors de lui-même par l’Etre,
aurait à charge de changer sa condition biologique pour s’ouvrir
à la multiplicité biologique (9). L’homme étant
né insuffisant et étant le produit de la technique,
il ne lui reste plus qu’à mener cette dernière
à ses ultimes conséquences. C’est ainsi que
le vieil homme doit être rebaptisé « homme premier
» – où l’on peut entendre une claire euphémisation
de « primitif » (comme dans « musée des
arts premiers ») –, car cet homme n’est déjà
plus qu’un primitif devant les hommes supérieurs qui
doivent venir. Il ne fallait pas halluciner le retour de l’Etre
dans la sinistre farce historique du nazisme – ce n’était
là qu’une regrettable erreur de mon cher maître,
semble dire Sloterdijk. Non, c’est aujourd’hui que la
véritable extase se présente : l’homme supérieur,
le vrai, arrive et ses thuriféraires le chantent déjà
et font la police pour lui dégager la route.
Or cette route est encombrée d’« hommes premiers
» – voilà le problème. Pour notre prophète,
le vieil homme primitif est retors, il est constitutivement sourd
– je cite – au « potentiel généreux
» de la transformation « plurivalente ». Pis,
par son « égoïsme ancien », il serait tout
juste bon à « exercer le pouvoir sur les matières
premières » pour « en disposer » afin de
les soustraire aux changements promis – où l’on
comprend que ces « matières premières »
pourraient bien être le corps humain lui-même. Ce vieil
homme ne serait, bien sûr, que « l’homme du ressentiment
» prêt à faire « des rassemblements »
pour embrigader « des populations désinformées
» et les mener vers « de faux débats sur des
menaces non comprises, sous la férule d’éditorialistes
lascifs »... A bas donc les vieux « humanolâtres
» qui prétendent, mus par « une hystérie
antitechnologique », s’opposer à ce saut où
l’Etre nous appelle car, bien sûr, il n’y a «
rien de pervers » à vouloir « se transformer
par autotechnique »...
Ces propos de Sloterdijk – par leur outrance même –
sont de grande utilité : ils permettent de comprendre que
la désinhibition symbolique actuelle n’est pas seulement
une affaire de libération des mœurs et de sortie plus
ou moins douloureuse du patriarcat. En fait, la levée des
interdits révèle que perdure un véritable projet
postnazi de sacrification de l’humain. Il est porté
par l’anarcho-capitalisme, qui, en brisant toutes les régulations
symboliques, rend possible le fait que la technique avance toute
seule jusqu’à briser l’humanité.
Une civilisation du tout-consommable
« Le discours capitaliste, disait déjà le docteur
Lacan, c’est quelque chose de follement astucieux (...), ça
marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux.
Mais justement ça marche trop vite, ça se consomme.
Ça se consomme si bien que ça se consume (10). »
En somme, le vrai problème du capitalisme, c’est qu’il
fonctionne trop bien. Si bien qu’un jour il devrait finir
par tout consommer : les ressources, la nature, tout – jusque
et y compris les individus qui le servent.
Dans la logique capitaliste, précisait Lacan, a été
« substitué à l’esclave antique »
un homme réduit à l’état de « produit
» : « des produits (...) consommables tout autant que
les autres (11) ». Cette remarque permet de comprendre que
c’est exactement en ce sens très menaçant qu’il
faut entendre les expressions légèrement euphorisantes
qu’on trouve dans toute la littérature néolibérale
: le « matériel humain », le « capital
humain », la gestion éclairée des « ressources
humaines » et la « bonne gouvernance liée au
développement humain ».
L’anarcho-capitalisme a accrédité l’idée
que se donner des lois est cruel et ne confine qu’à
une sorte de masochisme insupportable. Et il renvoie cyniquement
ceux qui auraient besoin d’un supplément d’âme
au puritanisme obscurantiste. Il faut pourtant rappeler que les
philosophes des Lumières, comme Jean-Jacques Rousseau et
Emmanuel Kant, disaient que la liberté ne consiste en rien
d’autre qu’à obéir aux lois que l’on
s’est données. En fait, nous avons besoin de véritables
lois juridiques et morales, et non de ces succédanés
moralisants, pour rendre enfin la justice, pour sauvegarder le monde
avant qu’il ne soit trop tard, pour préserver l’espèce
humaine, menacée par une logique aveugle. Or nous sommes
en train d’abroger toutes les lois – sauf celle du plus
fort – et, si nous continuons dans cette funeste direction,
nous entrerons dans une cruauté bien plus vive que celle
d’avoir à se soumettre à des lois. Nous entrerons
dans une cruauté inconnue consistant à vouloir modifier
ce corps humain vieux de cent mille ans. Pour tenter d’en
bricoler un autre.
Dany-Robert Dufour.
Notes
(1) Dany-Robert Dufour, L’art de réduire les têtes.
Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré
à l’ère du capitalisme total, Denoël, Paris,
2003.
(2) Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste,
trad. Laura Lafargue, Editions sociales, Paris, 1976, p. 35.
(3) Pic de la Mirandole (1463-1494), Discours sur la dignité
de l’homme, cité par Jean Carpentier, Histoire de l’Europe,
Points Seuil, Paris, 1990, pp. 224-225.
(4) Dans « La fin de l’Histoire dix ans après
», Fukuyama répète son credo : « La démocratie
libérale et l’économie de marché sont
les seules possibilités viables pour nos sociétés
modernes. » Mais il reconnaît une insuffisance quant
à sa conception de la fin de l’histoire : « L’Histoire
ne peut s’achever aussi longtemps que les sciences de la nature
contemporaines ne sont pas à leur terme. Et nous sommes à
la veille de nouvelles découvertes scientifiques qui, par
leur essence même, aboliront l’humanité en tant
que telle. » Le Monde, 17 juin 1999.
(5) Cf. Francis Fukuyama, La Fin de l’homme : les conséquences
de la révolution biotechnique, La Table ronde, Paris, 2002.
(6) Voir les travaux du grand anthropologue américain Stephen
Jay Gould : Darwin et les grandes énigmes de la vie, Pygmalion,
Paris, 1979, et Le pouce du panda, Grasset, Paris, 1982.
(7) Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Mille
et une nuits, Paris, 2000.
(8) Conférence reprise dans un recueil intitulé La
Domestication de l’Etre, Mille et une nuits, Paris, 2000.
Toutes les citations qui suivent sont tirées de cet ouvrage.
(9) En fait, cette diversification est déjà en cours
: l’hebdomadaire américain Science, daté du
27 juillet 2001, relatait qu’une équipe américaine
a réussi à implanter des cellules-souches cérébrales
humaines au sein de cerveaux de fœtus de singes Macaca radiata
vers la douzième semaine de leur gestation, cette implantation
pouvant mener à la création de singes anthropoïdes
dont les cerveaux auraient été, de la sorte, mécaniquement
« humanisés ».
(10) Jacques Lacan, « Conférence à l’université
de Milan », 12 mai 1972, inédit.
(11) Jacques Lacan, L’Envers de la psychanalyse, Seuil, Paris,
1991, séance du 17 décembre 1969, p. 35.
LE MONDE DIPLOMATIQUE avril 2005
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/04/DUFOUR/12105
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