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Origine : http://www.letemps.ch/livres/Critique.asp?Objet=2380
Pour le philosophe Dany-Robert Dufour, la marchandisation
du monde a pour conséquence que l'individu prétend
se définir en dehors de toute référence à
une instance transcendante
Titre: L'Art de réduire les têtes
Auteur: Dany-Robert Dufour
Editeur: Denoël
Autres informations: Sur la nouvelle servitude de l'homme libéré
à l'ère du capitalisme total, 254 p.
Il était une fois le sujet philosophique, et en particulier
la forme la plus lumineusement moderne de celui-ci, le sujet critique
inventé par Kant à la fin du XVIIIe siècle:
un sujet (théoriquement) capable d'organiser ses expériences
au moyen de son entendement et d'agir selon une morale universelle,
les deux choses étant rendues possibles par le principe unificateur
de la raison.
Il était une fois aussi, depuis un peu moins longtemps,
c'est-à-dire depuis Freud, le sujet psychique correspondant
à ce sujet philosophique critique: un sujet voué à
l'élaboration permanente de la contradiction entre les pulsions
de l'inconscient et la censure de la conscience, entre le désir
et la loi (du père, de la société etc.). Ces
deux sujets avaient en commun de s'en référer à
un tiers symbolique (la raison, la loi) qui médiatisait leur
relation au monde et à eux-mêmes, et qui leur offrait
la résistance nécessaire à tout travail d'émancipation.
Or, d'après Dany-Robert Dufour, le sujet moderne de type
kanto-freudien est désormais entré en agonie. A notre
époque postmoderne, l'individu prétend se définir
lui-même en dehors de toute référence à
une instance transcendante, ce qui le prive à la fois d'idéal
et de frontière à transgresser; la tendance est à
la «désymbolisation» du monde, un monde désormais
placé à l'enseigne du «capitalisme total».
C'est en effet l'hégémonie du paradigme marchand qui
est responsable de cette tragédie anthropologique, la «réduction
des têtes» autrefois pensantes mentionnée dans
le titre de l'ouvrage.
Le livre de Dany-Robert Dufour a deux défauts quelque peu
agaçants, un franco-centrisme invétéré
et un ton prophético-catastrophiste (très Monde diplomatique)
qui affaiblit plus qu'il ne sert la dénonciation au demeurant
très pertinente des méfaits philosophiques de la doxa
néolibérale et postmoderne, basée sur la circulation
anomique non seulement des biens mais aussi des idées et
des valeurs. Cela étant dit, son principal mérite
tient peut-être au fait qu'il nous incite à réfléchir
sur la flagrante inadéquation entre la réalité
contemporaine et une cartographie intellectuelle basée sur
les oppositions traditionnelles entre la droite et la gauche, le
conservatisme et le progressisme.
En effet, sur des questions telles que le rapport à l'autorité,
le déterminisme biologique ou les relations entre générations
et entre sexes, l'auteur prend des positions qui, superficiellement,
pourraient être considérées comme conservatrices
et «de droite»; alors même que ces positions découlent
directement d'un engagement «de gauche» contre la globalisation
capitaliste.
Au centre de l'ouvrage se situe l'interrogation, plus que jamais
lancinante à notre époque, sur la signification de
la notion de «liberté». La liberté, dit
en gros Dany-Robert Dufour, est un idéal progressiste quand
elle s'oppose à l'oppression et à l'injustice. Elle
est en revanche à l'origine de nouvelles servitudes quand
elle équivaut à la liquidation de toutes les structures
qui nous permettent de nous tenir debout et de grandir.
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