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CRITIQUE DE LIVRE
Les méfaits du néolibéralisme
Titre: L'Art de réduire les têtes
Auteur: Dany-Robert Dufour
Silvia Ricci Lempen, Samedi 29 novembre 2003

Origine : http://www.letemps.ch/livres/Critique.asp?Objet=2380

CRITIQUE DE LIVRE
Les méfaits du néolibéralisme

Pour le philosophe Dany-Robert Dufour, la marchandisation du monde a pour conséquence que l'individu prétend se définir en dehors de toute référence à une instance transcendante

Titre: L'Art de réduire les têtes
Auteur: Dany-Robert Dufour
Editeur: Denoël
Autres informations: Sur la nouvelle servitude de l'homme libéré à l'ère du capitalisme total, 254 p.
Silvia Ricci Lempen, Samedi 29 novembre 2003

Il était une fois le sujet philosophique, et en particulier la forme la plus lumineusement moderne de celui-ci, le sujet critique inventé par Kant à la fin du XVIIIe siècle: un sujet (théoriquement) capable d'organiser ses expériences au moyen de son entendement et d'agir selon une morale universelle, les deux choses étant rendues possibles par le principe unificateur de la raison.

Il était une fois aussi, depuis un peu moins longtemps, c'est-à-dire depuis Freud, le sujet psychique correspondant à ce sujet philosophique critique: un sujet voué à l'élaboration permanente de la contradiction entre les pulsions de l'inconscient et la censure de la conscience, entre le désir et la loi (du père, de la société etc.). Ces deux sujets avaient en commun de s'en référer à un tiers symbolique (la raison, la loi) qui médiatisait leur relation au monde et à eux-mêmes, et qui leur offrait la résistance nécessaire à tout travail d'émancipation.

Or, d'après Dany-Robert Dufour, le sujet moderne de type kanto-freudien est désormais entré en agonie. A notre époque postmoderne, l'individu prétend se définir lui-même en dehors de toute référence à une instance transcendante, ce qui le prive à la fois d'idéal et de frontière à transgresser; la tendance est à la «désymbolisation» du monde, un monde désormais placé à l'enseigne du «capitalisme total». C'est en effet l'hégémonie du paradigme marchand qui est responsable de cette tragédie anthropologique, la «réduction des têtes» autrefois pensantes mentionnée dans le titre de l'ouvrage.

Le livre de Dany-Robert Dufour a deux défauts quelque peu agaçants, un franco-centrisme invétéré et un ton prophético-catastrophiste (très Monde diplomatique) qui affaiblit plus qu'il ne sert la dénonciation au demeurant très pertinente des méfaits philosophiques de la doxa néolibérale et postmoderne, basée sur la circulation anomique non seulement des biens mais aussi des idées et des valeurs. Cela étant dit, son principal mérite tient peut-être au fait qu'il nous incite à réfléchir sur la flagrante inadéquation entre la réalité contemporaine et une cartographie intellectuelle basée sur les oppositions traditionnelles entre la droite et la gauche, le conservatisme et le progressisme.

En effet, sur des questions telles que le rapport à l'autorité, le déterminisme biologique ou les relations entre générations et entre sexes, l'auteur prend des positions qui, superficiellement, pourraient être considérées comme conservatrices et «de droite»; alors même que ces positions découlent directement d'un engagement «de gauche» contre la globalisation capitaliste.

Au centre de l'ouvrage se situe l'interrogation, plus que jamais lancinante à notre époque, sur la signification de la notion de «liberté». La liberté, dit en gros Dany-Robert Dufour, est un idéal progressiste quand elle s'oppose à l'oppression et à l'injustice. Elle est en revanche à l'origine de nouvelles servitudes quand elle équivaut à la liquidation de toutes les structures qui nous permettent de nous tenir debout et de grandir.