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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2003/10/DUFOUR/10605
Le Monde diplomatique Octobre 2003
Rejetant dans le flou Kant, Freud et Marx, la forme moderne du capitalisme
induit un remodelage en profondeur des esprits. Sous des airs avenants
et démocratiques, et dès lors qu’il s’agit de vendre ou d’acheter,
toute considération morale, traditionnelle ou transcendantale tend
à s’effacer. Comme les idéologies qui l’ont précédé au XXe siècle,
le néolibéralisme veut créer un « homme nouveau ».
Le capitalisme, qui produit beaucoup et dévore beaucoup, est « anthropophage » :
il « mange » aussi de l’homme. Mais que consomme-t-il
au juste ? Les corps ? Ils sont utilisés depuis longtemps
et la notion déjà ancienne de « corps productifs » en
témoigne (1). La grande nouveauté, c’est aujourd’hui la réduction
des esprits. Comme si le plein développement de la raison instrumentale
(la technique), inhérent au capitalisme, se soldait par un déficit
de la raison pure (la faculté de juger a priori de ce qui est vrai
ou faux, voire bien ou mal). C’est précisément ce trait qui me semble
caractériser le tournant dit « postmoderne » : le
moment où le capitalisme, après avoir tout soumis, s’est voué à
la « réduction des têtes ». (...) L’hypothèse est
en somme simple mais radicale : nous assistons à la destruction
du double sujet issu de la modernité, le sujet critique (kantien)
et le sujet névrotique (freudien) à quoi il faut ajouter le
sujet marxien et nous voyons se mettre en place un nouveau
sujet, un sujet « postmoderne », à définir.
1. LE PROCESSUS DE CASSE SIMULTANÉE du sujet
moderne et de fabrique probable d’un nouveau sujet agit extrêmement
rapidement. Le sujet critique kantien, né dans les parages des années
1800, et le sujet névrotique de Freud, né dans ceux des années 1900,
que leur âge respectable semblait devoir mettre à l’écart de toute
exécution sommaire, sont en train de disparaître sous nos yeux avec
une rapidité sidérante. On pensait ces sujets philosophiques à l’abri
des vicissitudes de l’histoire, bien installés dans une position
transcendantale et constituant d’increvables sujets de référence
pour penser notre être-au-monde et, de fait, bien des penseurs
continuent spontanément à réfléchir avec ces formes, comme si elles
étaient éternelles. Or, ces sujets perdent peu à peu de leur évidence.
La puissance de la forme philosophique qui les constituait semble
s’évanouir dans l’histoire. Ils deviennent flous. On a du mal à
croire que des formes aussi répertoriées, aussi élaborées, aussi
éprouvées puissent disparaître en si peu de temps. On ne devrait
cependant jamais oublier que des civilisations millénaires peuvent
s’éteindre en quelques lustres.
Pour s’en tenir à des événements récents, il faut se souvenir
qu’on a vu des tribus d’Indiens de la forêt amazonienne, qui avaient
traversé les siècles et les environnements les plus hostiles sous
l’auspice de pratiques symboliques solidement ancrées, périr en
quelques semaines, incapables de résister aux coups de boutoir d’une
autre forme d’échange, l’échange marchand (2).
2. CETTE MORT PROGRAMMÉE du sujet de la modernité
ne me semble pas étrangère à la mutation que l’on observe depuis
une bonne vingtaine d’années dans le capitalisme. Le néolibéralisme,
pour nommer par son nom ce nouvel état du capitalisme, est en train
de se défaire de toutes les formes d’échanges qui subsistaient par
référence à un garant absolu ou métasocial des échanges. Pour aller
vite et à l’essentiel, on pourrait dire qu’il fallait l’or comme
étalon pour garantir les échanges monétaires, comme il fallait un
garant symbolique (la Raison, par exemple) pour permettre les discours
philosophiques. Or, on cesse de se référer à toute valeur transcendantale
pour se livrer aux échanges. Les échanges ne valent plus en tant
que garantis par une puissance supérieure (transcendantale ou morale),
mais par ce qu’ils mettent directement en rapport en tant que marchandises.
En un mot, l’échange marchand aujourd’hui désymbolise le monde.(...)
Toute figure transcendante qui venait fonder la valeur est désormais
récusée, il n’y a plus que des marchandises qui s’échangent à leur
stricte valeur marchande. Les hommes sont aujourd’hui priés de se
débarrasser de toutes ces surcharges symboliques qui garantissaient
leurs échanges. La valeur symbolique est ainsi démantelée au profit
de la simple et neutre valeur monétaire de la marchandise de sorte
que plus rien d’autre, aucune autre considération (morale, traditionnelle,
transcendante...), ne puisse faire entrave à sa libre circulation.
Il en résulte une désymbolisation du monde. Les hommes ne doivent
plus s’accorder aux valeurs symboliques transcendantes, ils doivent
simplement se plier au jeu de la circulation infinie et élargie
de la marchandise. Si ce qu’avance Marcel Gauchet est exact
« la sphère d’application du modèle [de marché] est
destinée à s’élargir bien au-delà du domaine de l’échange marchand
(3) » , alors il y aura un prix à payer pour cette
extension : l’altération de la fonction symbolique. (...)
3. CE CHANGEMENT RADICAL dans le jeu des échanges
entraîne une mutation anthropologique. Dès lors que tout garant
symbolique des échanges entre les hommes est liquidé, c’est la condition
humaine elle-même qui change. Notre être-au-monde ne peut plus être
le même dès lors que l’enjeu d’une vie humaine ne tient plus à la
recherche de l’accord avec ces valeurs symboliques transcendantales
jouant le rôle de garants, mais est lié à la capacité de s’accorder
aux flux toujours mouvants de la circulation de la marchandise.
En un mot, ce n’est plus le même sujet qui est requis ici et là.
Nous commençons de la sorte à découvrir que le néolibéralisme,
comme toutes les idéologies précédentes qui se sont déchaînées au
cours du XXe siècle (le communisme, le nazisme...), ne veut rien
d’autre que la fabrication d’un homme nouveau. Mais la grande force
de cette nouvelle idéologie par rapport aux précédentes tient à
ce qu’elle n’a pas commencé par viser l’homme lui-même au moyen
de programmes de rééducation et de coercition. Elle s’est contentée
d’introduire un nouveau statut de l’objet, défini comme simple marchandise,
en attendant que le reste s’ensuive : que les hommes se transforment
lors de leur adaptation à la marchandise, promue dès lors comme
seul réel (4). Le nouveau dressage de l’individu s’effectue donc
au nom d’un « réel » à quoi il vaut mieux consentir que
s’opposer : il doit toujours paraître doux, voulu, désiré comme
s’il s’agissait d’entertainments (la télévision, la pub...).
On n’a pas encore bien examiné quelle formidable violence se dissimule
derrière ces nouvelles façades soft. (...)
4. A NOTER QUE, DANS « FABRIQUE D’UN NOUVEAU
SUJET », j’entends « sujet »
au sens philosophique du terme : je ne parle pas de l’individu
au sens sociologique, empirique ou mondain du terme, je parle de
la forme sujet idéale en train de se construire. Premièrement, je
fais référence à la forme sujet qui s’est construite aux parages
des années 1800 avec l’apparition du sujet critique kantien. L’empirisme
de Hume et son scepticisme à l’encontre de la rationalité et de
la métaphysique classique avaient, on le sait, ébranlé Kant au point
que celui-ci s’était brusquement « réveillé de [son
fameux] sommeil dogmatique » et s’était trouvé contraint
de refonder une nouvelle métaphysique, critique, établie dans les
limites de la simple raison, affranchie du dogmatisme de la transcendance
et ne cédant cependant rien au scepticisme empiriste. Ainsi naissait
la philosophie kantienne : appuyée sur les progrès de la physique
depuis Galilée et Newton, elle s’est établie sur une magistrale
synthèse de l’expérience et de l’entendement. Le tournant kantien
aura été nécessaire pour établir qu’il fallait à la pensée autant
l’intuition que le concept. Pour Kant, en effet, l’intuition sans
concept est aveugle cependant que le concept sans intuition est
vide. (...)
Que vaut encore ce sujet critique dès lors qu’il ne s’agit plus
que de vendre et d’acheter de la marchandise ? Pour Kant, tout
n’est pas monnayable : « Tout a ou bien un prix,
ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par
son équivalent ; en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc
pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité (5). »
On ne peut le dire plus clairement : la dignité ne peut être
remplacée, elle n’a « pas de prix » et « pas
d’équivalent », elle réfère seulement à l’autonomie de
la volonté et elle s’oppose à tout ce qui a un prix. C’est pourquoi
le sujet critique ne convient pas à l’échange marchand, c’est même
tout le contraire qui est requis dans le démarchage, le marketing
et la promotion (volontiers mensongère) de la marchandise. (...)
En ces temps néolibéraux, le sujet kantien va donc mal. Mais
ce n’est pas tout, l’autre sujet de la modernité, le sujet freudien,
n’est pas mieux loti. La névrose avec ses fixations compulsives
et ses tendances à la répétition n’est pas le meilleur gage de la
flexibilité nécessaire aux branchements multiples dans les flux
marchands. La figure du schizophrène mise au jour par Deleuze dans
les années 1970, avec les polarités multiples et inversibles de
ses machines désirantes, est à cet égard autrement plus performante
(6). (...) Tout se passe aujourd’hui comme si le nouveau
capitalisme avait entendu la leçon deleuzienne. Il faut en effet
que les flux circulent, et ils circuleront d’autant mieux que le
vieux sujet freudien, avec ses névroses et ses ratages dans les
identifications qui ne cessent de se cristalliser dans des formes
rigides antiproductives, sera remplacé par un être ouvert à tous
les branchements. Je fais en somme l’hypothèse que ce nouvel état
du capitalisme est le meilleur producteur du sujet « schizoïde »,
celui-ci de la postmodernité.
Dans la désymbolisation que nous vivons présentement, ce n’est
plus le sujet critique mettant en avant une délibération conduite
au nom de l’impératif moral de la liberté qui convient, ce n’est
plus non plus le sujet névrotique pris dans une culpabilité compulsive,
c’est un sujet précaire, a-critique et psychotisant, qui est désormais
requis, un sujet ouvert à tous les branchements marchands et à toutes
les fluctuations identitaires. Certes, tous les individus ne sont
pas pour autant devenus psychotiques. (...) En gros, partout
où il y a encore des institutions vivantes, c’est-à-dire là où tout
n’est pas encore complètement soit dérégulé, soit vidé de toute
substance, il y a résistance à cette forme dominante. Avancer qu’une
nouvelle forme sujet est en passe de s’imposer dans l’aventure humaine
ne revient donc pas à dire que tous les individus vont y succomber
sans coup férir. Je ne dis donc pas que tous les individus vont
tourner fous, je dis simplement que, en avançant cette forme sujet
idéale, on fait de gros efforts pour qu’ils le deviennent. Notamment
en les plongeant dans un « monde sans limite (7) »
qui favorise la multiplication des passages à l’acte psychotisants
et leur installation dans un état borderline.
Comme Foucault l’avait prophétisé, il y a vingt ans, le monde
est donc devenu deleuzien. (...) Deleuze voulait simplement
doubler le capitalisme en déterritorialisant plus vite que lui,
mais tout indique aujourd’hui qu’il avait sous-estimé la fabuleuse
vitesse d’absorption du capitalisme et sa fantastique capacité de
récupération de la critique la plus radicale (8). Ce qui met une
fois de plus à l’ordre du jour l’adage selon lequel les rêves politiques
du philosophe se réalisent souvent en cauchemars.
5. IL CONVIENT D’AJOUTER à cette mort programmée
du sujet critique kantien et du sujet névrotique freudien un troisième
avis de décès, le sujet marxien. Dans l’économie néolibérale, en
effet, le travail n’est plus ce sur quoi repose la production de
la valeur. Le capital n’est plus essentiellement constitué de la
plus-value (Mehrwert, chez Marx) issue du surproduit approprié
dans le procès d’exploitation du prolétaire. Le capital mise de
plus en plus sur des activités à haute valeur ajoutée (recherche,
génie génétique, Internet, information, média...) où la part du
travail salarié peu ou moyennement qualifié est parfois extrêmement
faible.
Mais, surtout, le capital fait désormais jouer à plein la gestion
des finances dans des mouvements spéculatifs de grande ampleur.
Ainsi, la part de l’économie « réelle » décroît à mesure
de la financiarisation de l’économie qui s’est considérablement
développée au cours des vingt-cinq dernières années à partir du
développement des nouveaux mécanismes financiers et outils de gestion
du capitalisme (...). Apparaît ainsi, comme un épiphénomène
conquérant venant se greffer sur l’économie réelle, une économie
virtuelle qui consiste essentiellement à créer beaucoup d’argent
avec presque rien, en vendant très cher ce qui n’existe pas encore,
n’existe plus ou n’existe pas du tout, au risque de créer des empires
de papier prompts à se déchirer brutalement (cf. les scandales
Enron, Tyco...). (...)
Sous des airs avenants et démocratiques, une nouvelle idéologie,
probablement aussi virulente que les terribles idéologies qui se
sont déchaînées en Occident au XXe siècle, est en train de se mettre
en place. Il n’est en effet pas impossible qu’après l’enfer du nazisme
et la terreur du communisme une nouvelle catastrophe historique
se profile. C’est à se demander si nous ne sommes pas sortis des
unes que pour mieux entrer dans l’autre. Car l’ultralibéralisme
veut, lui aussi, fabriquer un homme nouveau. (...)
Nous entrons dans un temps nouveau : celui du capitalisme
total qui ne s’intéresse plus seulement aux biens et à leur capitalisation,
ne se contente plus d’un contrôle social des corps, mais vise aussi,
sous couvert de liberté, à un remodelage en profondeur des esprits.
Tout doit rentrer dans l’orbe de la marchandise, toutes les régions
et toutes les activités du monde, y compris les mécanismes de subjectivation.
C’est pourquoi, devant ce danger absolu, l’heure est à la résistance,
à toutes les formes de résistance qui défendent la culture, dans
sa diversité, et la civilisation, dans ses acquis.
Par Dany-Robert Dufour
Philosophe, professeur à l’université Paris-VIII. Il publie, début
octobre, L’Art de réduire les têtes, chez Denoël, Paris,
d’où ce texte est extrait.
(1) La notion de « corps productif », en tant que corps
biologique intégré dans le processus de production, est déjà présente
chez Marx dans Le Capital in oeuvres complètes, Gallimard,
Paris, 1965.
(2) Voir par exemple, La Guerre de pacification en Amazonie,
90 minutes, documentaire d’Yves Billon, Les Films du village, 1973.
(3) Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Gallimard,
Paris, 2002.
(4) Lire Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, L’Homme sans
gravité, Jouir à tout prix (Denoël, Paris, 2002).
(5) Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs
[1785], Garnier-Flammarion, Paris, p.116.
(6) Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-?dipe, capitalisme
et schizophrénie, Minuit, Paris, 1972.
(7) Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite, Erès, Ramonville,
1997.
(8) Cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit
du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2003/10/DUFOUR/10605
Le Monde diplomatique Octobre 2003
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